Nouvelles lettres intimes (Renan)/44

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MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Paris, 24 novembre 1848.

Quelle joie m’ont causée, chère amie, tes longues et fréquentes lettres ! De quel poids mon esprit est soulagé, en apprenant que définitivement ta santé est rétablie et que le fléau qui nous a causé tant d’alarmes s’éloigne enfin du pays que tu habites ! Oui certes, ma bonne Henriette, c’est la dernière fois que tu seras exposée à ses rigueurs dans cette contrée, et s’il revenait l’an prochain, ce serait un motif déterminant de retour. Si je voulais cette fois entrer dans une discussion approfondie de tout ce que tu me dis dans ta dernière lettre sur cette importante question, j’aurais bien à dire, et tout en convenant de bien des points, il y en aurait plusieurs autres, sur lesquels je ne serais pas entièrement d’accord avec toi. Mais au fond, ma chère amie, je crois toute discussion sur ce point frivole et oiseuse au moment où nous sommes. La question ne sera pas résolue par nos délibérations ; elle le sera plus brutalement, et cela bientôt peut-être. Le cas de guerre dans le pays qui nous sépare, serait, dis-tu, un motif péremptoire de retour. En vérité, je me demande si ce qui se passe en Prusse n’équivaut pas à cette condition suprême que tu nous poses. Quel temps que le nôtre, chère amie ! Ne crois pas, je l’on prie, que je me livre à un fol optimisme, parce que je cherche parfois à diminuer tes craintes. Je ne mets pas de bornes à mes espérances en ce qui concerne l’humanité et la France en particulier. Le passé m’apprend que toute catastrophe est pour elle la condition d’un perfectionnement ultérieur, et cet étal meilleur, qui sera a la société française durant les cinquante premières années de ce siècle ce que cette société elle-même était a l’ancien ordre de choses, j’ai confiance non seulement que notre génération le verra, mais qu’il ne tardera pas au delà de quelques années. Mais j’ai toujours dit que nous l’achèterions bien cher, et plus je vais, plus je conçois la possibilité de terribles catastrophes ; une vraie barbarie temporaire, une guerre de gladiateurs, une invasion de barbares, un despotisme militaire, des folies comme celles de Caligula, des imbécillités comme celles de Claude, tout cela est possible. Je conçois qu’à un certain âge une telle perspective doit faire mourir de tristesse. Mais nous autres, jeunes et rêvant un long avenir, nous nous consolons facilement en regardant au delà ; la pensée même que nous pourrions en être la victime, ne fait que nous intéresser au drame. Quand je dis victime, je le répète, excellente amie, ce que je t’ai mille fois déclaré, qu’à aucun prix ni dans aucune circonstance, je ne m’exposerai à des dangers matériels. Cela serait chez moi de très mauvais goût. J’ose croire que je saurais sacrifier ma vie à mon idéal, si l’occasion s’en présentait ; mais ce ne serait jamais dans une lutte brutale, avec une populace ameutée ou des soldats fanatisés. D’ailleurs pour m’exposer à un danger pour ma conviction, j’exigerais une certitude telle que ma cause est la vraie et la seule vraie, que j’attendrai vainement, je crois, toute ma vie qu’une telle occasion se présente. Toujours est-il que dans aucune des circonstances périlleuses que nous avons traversées, je n’ai vu la chose assez nette, pour que j’eusse voulu m’exposer à une égratignure. L’homme de parti, qui ne voit qu’une face des choses, se jette à corps perdu sans y regarder de si près ; l’homme critique et philosophe voit si bien en toute chose le pour et le contre, qu’il est toujours tenté de rester les bras croisés, ne trouvant pas la chose assez claire pour se faire tuer.

Il est souverainement désirable pour nous tous et pour moi en particulier, que Cavaignac soit élu. Tout mon entourage, surtout la Liberté de Pensée où je suis fort engagé, s’est attaché à lui de la façon la plus exclusive, la plus compromettante même, s’il n’est pas élu. Je suis presque fâché d’avoir inséré un article, tout scientifique du reste (sur le tome II du Cosmos de M. de Humboldt) dans le dernier numéro, qui d’un bout à l’autre n’est presque qu’un manifeste en sa faveur et une diatribe contre l’autre, et dont on s’est en effet emparé comme d’une manœuvre électorale, en en reproduisant à cinq cent mille exemplaires la partie politique. J’ai vu hier soir Jules Simon, qui est engagé à tel point que je ne voudrais pas pour mon honneur l’être autant. Aussi est'il dans des transes pour le résultat du grand duel qui doit se livrer demain. C’est un vrai fanatisme cavaignaquiste, que je ne partage pas, bien que je sois pleinement et complètement pour lui, puisqu’il n’y en a pas d’autre à opposer à l’idiot. Avouons toutefois que celui-ci a les plus grandes chances. Il a pour lui les paysans, les portiers, et, ce qui est plus capital, les orgues de Barbarie, qui le jouent sur tous les airs. Ces innocents instruments sont devenus les grands agents électoraux du nouveau système. Un homme qui a pour lui tous les chanteurs en plein vent d’un pays ne peut manquer d’être élu.

Rien du reste de nouveau dans mes affaires. Je n’ai pu encore revoir M. Cousin. Il a été gravement malade, et maintenant, quoique à peine rétabli, il préside le concours d’agrégation pour les facultés. Ce concours est bien faible, nous faisions aussi bien que cela. Aucun rapport sur les concours d’août ne sera publié cette année ; j’ignore absolument pourquoi.

Adieu, excellente amie ; conserve-moi cette précieuse affection qui fait le charme de ma vie, et m’est si nécessaire pour traverser ces jours pénibles. Compte à jamais sur la mienne.

Ton frère et meilleur ami,
E. RENAN.