Nouvelles soirées canadiennes/Juil-Août 1883/08

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CHRONIQUE.


Déjà la saison des eaux est terminée, déjà les vacances sont finies ! Il a passé comme un éclair cet été si désiré, et nous avons dû nous arracher à la nature enchanteresse où nous avions mis une si large part de notre âme. Adieu grève solitaire où le flot murmurant venait bercer nos rêveries ; adieu vastes horizons où le regard se perdait à suivre le vol incertain de l’oiseau voyageur, adieu fraîcheur des bois et parfum des prés, bruits agrestes et voix aériennes. Il faut encore une fois se déprendre de vos enivrantes délices pour retourner à la tâche habituelle, au labeur quotidien.

Que la campagne est belle aux jours d’été ! La vie s’y déploie de toutes parts avec une puissance et une expansion merveilleuses. Elle se manifeste dans l’épanouissement des fleurs, dans la germination et la fructification des semences et des arbres, dans les frêles éclosions des nids. La terre fermente, frémit et se dilate sous les chauds rayons qui la vivifient. Les milliers d’insectes ailés que chaque jour voit naître et mourir, remplissent les airs de leurs rumeurs indécises. Toute la création semble enveloppée de lumière et d’harmonie. Il se dégage de la nature vivante ou inanimée dont l’œuvre mystérieuse s’accomplit sous nos yeux, je ne sais quelle impression de calme majestueux. de sérénité glorieuse, et en même temps d’activité puissante. L’âme s’élève et s’emplit d’un sentiment de quiétude, de recueillement, d’admiration silencieuse dont rien ne saurait rendre le charme profond.

Hélas ! Et toutes ces beautés se flétrissent, toute cette lumière pâlit, toutes ces harmonies s’évanouissent, toute cette vie surabondante touche au terme fatal. Sans doute il y aura renaissance et renouvellement, car la nature est immortelle. Mais nos impressions ont-elles le même privilège  ? L’an prochain, la solitude des champs aura-t-elle pour nous les même attraits ? Les couchers de soleil nous plongeront-ils dans le même ravissement ? Les flots nous parleront-ils le même langage ? Ce jeu de lumière sur le flanc lointain des Laurentides, le reverrons-nous jamais comme nous l’avons vu un soir, et si nous le revoyons, produira-t-il en nous la même impression intime, nous donnera-t-il les mêmes émotions enthousiastes ? Qui peut se promettre de retrouver dans l’avenir ses joies et ses ivresses passées ; qui peut être assuré de revoir sous le même jour et dans le même éclat les objets et les lieux qui ont une fois remué l’âme et fait battre le cœur ? Ils sont bien profondément vrais ces vers de Victor Hugo.

Que peu de temps suffit pour changer toutes choses !
Nature au front serein, comme vous oubliez !
Et comme vous brisez dans vos métamorphoses
Les fils mystérieux où nos cœurs sont liés !

Dieu nous prête un moment les prés et les fontaines,
Les grands bois frissonnants, les rocs profonds et sourds,
Et les cieux azurés ; et les lacs et les plaines,
Pour y mettre nos cœurs, nos rêves, nos amours !

Puis il nous les retire. Il souffle notre flamme.
Il plonge dans la nuit l’antre où nous rayonnons,
Et dit à la vallée, où s’imprima notre âme,
D’effacer notre trace et d’oublier nos noms.

Mais je m’aperçois que je sors du genre chronique. Je disais donc que les vacances sont finies. Elles sont finies pour tout le monde, car maintenant tout le monde prend plus ou moins des vacances. Les élèves des couvents et des collèges achèvent d’essuyer leurs dernières larmes avant de se remettre sérieusement à l’œuvre. Les avocats secouent la poussière de leurs dossiers, et se préparent à dépenser dans l’atmosphère lourde du palais les trésors pulmonaires que le salin leur a donnés. Les hommes politiques convoquent des assemblées immenses pour se dire des choses aimables coram populo. Les journalistes, remis des fatigues de leur excursion triomphale, font gémir la presse avec une ardeur nouvelle, pour prouver qu’ils sont dignes des ovations qu’on leur a faites. La halte est terminée, la trêve est expirée. Partout c’est le travail et la lutte qui recommencent.

Après avoir fait dans leur monastère des travaux considérables pour satisfaire aux plus rigoureuses exigences de l’hygiène, les religieuses Ursulines de Québec ont obtenu de Mgr l’Archevêque la permission d’ouvrir les portes du cloître aux parents des élèves, et aux bienfaiteurs de la mission de Stanstead. Plusieurs centaines de personnes ont profité de cette occasion unique pour aller visiter l’une des plus anciennes institutions de notre pays. « Le cloitre des religieuses, » dit un correspondant de La Vérité, «leur a révélé les saintes austérités et les pures jouissances de la vie monastique, et les souvenirs de madame de la Peltrie, de la Vénérable Marie de l’Incarnation et de sa compagne Marie Savonnières de la Troche de Saint-Joseph, de Marie Magdeleine de Repentigny et de plusieurs personnages historiques, les ont vivement impressionnées.

« L’histoire du monastère des Ursulines est, en résumé, l’histoire de la colonie fondée sur les rives du St-Laurent par les rois très-chrétiens. Une visite même rapide du vieux monastère, de la chapelle, des oratoires, des cellules, des pensionnats, du demi-pensionnat, des jardins etc., etc. ne dure pas moins de 3 heures. On sort d’une pareille visite l’esprit reposé par de consolants souvenirs et le cœur plein des plus douces émotions. »

Dans le vieux monde, des catastrophes épouvantables ont signalé l’été qui s’achève. Le tremblement de terre d’Ischia qui a fait tant de ruines et englouti tant de victimes, est rejeté dans l’ombre par l’effroyable cataclysme de Java. Quinze volcans en éruption, des trombes formidables, une chaîne de montagne de 65 milles complètement disparue dans la mer, ici des îles submergées, là des îles nouvelles surgies comme par enchantement du sein de l’océan. 75.000 victimes, des nuages de cendre, de poussière, de pierres, des flots de lave brûlante tombant sur l’île comme la pluie de feu qui consuma les villes maudites, n’est-ce pas là un de ces désastres inouïs dont la seule pensée fait trembler.

Notre pauvre France n’a pas été visitée par ces terribles bouleversement de la nature, mais elle n’en est pas moins éprouvée. La république vient de porter la main sur l’inamovibilité de la magistrature, et Henri V est mort. Oui il est mort cet homme loyal et grand, qui aurait pu être roi de France et qui ne l’a pas voulu pour rester fidèle à son principe et à son honneur. Suivant les vues humaines, cette mort paraît être pour la malheureuse France, un suprême châtiment. Le comte de Chambord avait toutes les qualités et toutes les vertus royales : une vaste intelligence, une parole éloquente et sans détours, un cœur généreux, une âme religieuse et tendre, un caractère ferme et loyal. Il repose à Goritz, loin de la patrie qu’il aimait tant, à côté du vieux roi Charles X, son aïeul, mort aussi dans l’exil. Quels seront les suites et les résultats de ce grand événement ? Nul ne peut le prévoir, dans l’état actuel de la France. Le parti légitimiste devra se rallier autour du comte de Paris, héritier légitime de la couronne. Le comte de Chambord l’a désigné lui-même comme son successeur et l’a accueilli auprès de son lit de douleur avec les effusions d’une tendresse presque paternelle. Il ne doit plus y avoir dorénavant de légitimistes, ni d’orléanistes, il n’y a plus de place que pour le grand parti monarchiste, dévoué au relèvement du trône et de la France.

Le comte de Paris sera-t-il à la hauteur des circonstances ? Aura-t-il cette probité éclatante, cette sûreté de principes, cette fermeté de conduite, cette ardeur de foi chrétienne qu’on admirait chez Henri V. L’avenir le dira. Jusqu’ici, le nouveau chef de la maison de Bourbon a joué un rôle assez effacé. Il avait seulement fait acte d’honnête homme, en allant de lui-même à Froshdorf, en 1873, pour y reconnaître solennellement le comte de Chambord comme le roi légitime de la France. Cette démarche indiquait chez lui de la loyauté et de l’énergie.

Il paraîtra dur, sans doute, à certains légitimistes fidèles, de reconnaître pour leur roi l’arrière petit-fils de Philippe Égalité : Mais après tout, les fautes sont personnelles : la raison d’état doit suspendre la solidarité de la race, et l’on ne doit pas oublier que le petit-neveu de Louis XVI, en pressant sur son cœur l’arrière-petit-fils d’Égalité, a donné un exemple souverain de pardon et d’oubli.

Les lecteurs des Nouvelles Soirées aimeront peut-être à connaître la lignée du comte de Chambord et celle du comte de Paris, et à constater comment il se fait que l’un est héritier de l’autre. Voici un tableau généalogique sur lequel il suffit de jeter un coup d’œil pour se rendre compte du lien qui unissait ces deux Bourbons dont l’un représentait la branche aînée et l’autre la branche cadette. C’est Louis XIII qui est l’auteur commun.

Comme on le voit, le comte de Paris est petit-fils de Louis-Philippe. Sa mère fut la princesse Hélène de Mecklembourg-Schwerin, et non pas la reine Amélie, comme l’ont dit presque tous nos journaux. La reine Amélie, épouse de Louis-Philippe, était son aïeule.

Une édition complète des œuvres de Crémazie vient de paraître. Elle est publiée sous les auspices de l’Institut Canadien de Québec et contient une préface de M. l’abbé Casgrain. Je n’ai pas encore parcouru ce livre, mais je suis sûr que tous les amis des lettres dans notre pays l’accueilleront avec joie. La correspondance de Crémazie en exil, son journal durant le siège de Paris, doivent contenir des pages d’un vif et poignant intérêt. Pauvre Crémazie ! pauvre grand poète, coupable sans doute, mais aussi bien malheureux, quelle amère destinée que la sienne ! Loin de sa patrie, de ses amis, de sa famille, condamné à une vie obscure et misérable, comme il a dû souffrir dans son cœur, dans ce cœur ardent où prirent naissance tant de sublimes inspirations. Lui, le chantre de la patrie, il se voyait pour jamais éloigné de cette terre aimée dont il avait écrit :

Heureux qui la connaît, plus heureux qui l’habite,
Et, ne quittant jamais pour chercher d’autres cieux
Les rives du grand fleuve où le bonheur l’invite,
Sait vivre et sait mourir où vivaient ses aïeux.

Lui, l’un des pionniers de notre littérature, il

se trouvait arrêté dans son vol, condamné à l’impuissance, et voué à la stérilité. Lui à qui Fréchette avait dit,


Comme autrefois Reboul au divin Lamartine :
Mes chants naquirent de tes chants.


il pouvait croire à ses heures d’angoisses, que dis-je, il pouvait nourrir le triste espoir que son nom disparaîtrait de notre souvenir, et que le même oubli ensevelirait au moins sa faute avec sa gloire. Eh bien non ! l’épreuve courageusement supportée a racheté la faute, et la gloire apparaît aujourd’hui radieuse comme le soleil d’un jour orageux, dont les rayons vainqueurs dissipent les nuages passagers qui avaient obscurci son éclat.

Thomas Chapais.