a mort d’Henri V donne tort à de nombreuses prédictions et brise de chères espérances.
La France n’aura pas son Roi. Cela
prouve une fois de plus que les voies de Dieu ne
sont pas nos voies et que ses pensées ne sont pas
nos pensées. Pour l’exécution de ses mystérieux
desseins, il ne consulte pas les désirs des hommes ;
quand il a besoin d’un instrument de sa miséricorde
ou de sa justice il le choisit où il veut et
ne l’appelle que lorsqu’il veut. Toutes nos
prévisions, tous nos petits calculs sont trompeurs.
Voilà la vérité que nous tenons à proclamer tout d’abord. Mais, de grâce, quelles que soient vos opinions et vos préférences politiques, n’insultez pas aux espérances déçues. Ne blâmez pas ces milliers de cœurs français qui pleurent aujourd’hui sur la tombe du dernier représentant de la branche aînée des Bourbons, et laissez-nous, nous fils de France, partager leur douleur.
Oui, la France peut gémir, car dans le comte de Chambord elle a perdu un grand homme, un grand chrétien, un grand prince. L’Église a ressenti son malheur et s’est affligée en apprenant que le cœur du petit-fils de saint Louis avait cessé de battre :
Tous ceux qui, dans notre mère-patrie, sont restés fidèles aux traditions monarchiques regardent cette mort comme un châtiment ou une terrible épreuve. Ils soupiraient depuis si longtemps après le jour où le roi, revenant au milieu de son peuple, travaillerait à sa pacification et à son bonheur ! Ils attendaient de lui de si grandes choses ! Tant d’œuvres nationales naîtraient et grandiraient à l’ombre de son drapeau pour le bien du pays et pour l’honneur de Dieu ! Ce vieux drapeau avait-il toujours été sans tache ? Nous sommes loin de le prétendre, mais convenez-en, il portait dans ses plis des siècles de gloire et de vertus. Un canadien peut-il oublier qu’il fut le premier étendard planté sur notre sol à côté de la croix ?
Le Roi !… Vienne le Roi, tel était le cri de plusieurs millions de Français. Le peuple, le bon peuple priait, allant de pèlerinage en pèlérinage, et se disant que le ciel ne pouvait rester sourd à ses supplications ardentes. Chaque année, quand venait la fête de l’illustre proscrit, les royalistes réunis dans quelque ville de la Bretagne, ou du midi de la Vendée exprimaient hautement sous les yeux de la République leurs espérances et leurs vœux. Qui osera leur reprocher de s’être plaint au milieu de leurs souffrances et de leurs larmes ? Persécutés sans cesse dans leurs convictions, dans leurs croyances, dans tout ce qu’ils avaient de plus sacré et de plus cher, aurait-on voulu qu’ils se condamnassent à un perpétuel silence ? Un homme leur apparaissait comme le plus sûr salut de leur patrie : c’était le Roi : ils l’appelaient. Ils avaient foi en sa mission et reposaient en lui leur confiance. Qui pourrait leur en faire un crime ?
On connaît le testament politique de Berryer : « Ô Monseigneur, ô mon Roi ! On m’a dit que je touche à ma dernière heure. Je meurs avec la douleur de n’avoir pas vu le triomphe de vos droits héréditaires, consacrant l’établissement et le développement des libertés dont notre patrie a besoin. Je porte ces vœux au ciel pour Votre Majesté, pour Sa Majesté la Reine, pour notre chère France… Adieu, Sire, que Dieu vous protège et sauve la France ! »
Ces paroles étaient écrites en 1868. Depuis lors que d’événements néfastes ont justifié l’amour du peuple pour le comte de Chambord ! La défaite et l’humiliation de Sedan, les horreurs de la Commune, la guerre déclarée ouvertement, dans la presse et dans les lois, à la famille, à la magistrature, à la liberté de l’enseignement, au clergé, aux ordres religieux, au Christ lui-même dont on a enlevé l’image des écoles, n’en était-ce pas assez pour donner à la France le droit d’appeler un libérateur ?
Ah ! si, dans ces jours de tourments et d’angoisses, tous les partis politiques avaient imposé silence à leurs rancunes personnelles ; si, en présence de la patrie déchirée, renonçant à leurs prétentions ambitieuses, ils avaient tendu les bras à l’exilé de Frohsdorf, quel sublime et consolant spectacle aurait alors été donné à l’Europe et au monde ! Sur les autels de la vieille cathédrale de Reims où Clovis reçut le baptême, le Roi aurait juré à Dieu et à l’Église amour et fidélité. Son front, avant de ceindre la couronne aurait été consacré par l’huile sainte ; le cantique d’allégresse aurait retenti sous les voûtes du temple ; puis à l’heure de l’enthousiasme patriotique aurait succédé l’heure de l’action, et l’on aurait vu se fonder « un gouvernement vraiment national ayant le droit pour base, l’honnêteté pour moyen, la grandeur morale pour but ». Tout pour la France, par la France et avec la France disait Henri ! Voulez-vous connaître son programme ? Le voici : « Un pouvoir fondé sur l’hérédité monarchique, respecté dans son principe et dans son action, sans faiblesse comme sans arbitraire ; le gouvernement représentatif dans sa puissante vitalité ; les dépenses publiques sérieusement contrôlées ; le règne des lois ; le libre accès de chacun aux emplois et aux honneurs ; la liberté religieuse et les libertés civiles consacrées et hors d’atteinte ; l’administration intérieure dégagée des entraves d’une centralisation excessive : la propriété foncière rendue à la vie et à l’indépendance : par la diminution des charges qui pèsent sur elle : l’agriculture, le commerce et l’industrie constamment encouragés ; et au-dessus de tout cela, une grande chose : l’honnêteté ! l’honnêteté qui n’est pas moins une obligation dans la vie publique que dans la vie privée ! l’honnêteté qui fait la valeur morale des États comme des particuliers !
Dans l’éducation de l’enfance et de la jeunesse, le comte de Chambord voyait « l’un des plus sûrs moyens de remédier aux maux présents de la France et de lui préparer un meilleur avenir. » Aussi, voulait-il en faire l’objet incessant de sa sollicitude : « De nombreuses et graves atteintes, disait-il, ont été portées à la loi de 1850. Il faut protéger intrépidement ce qui en reste, revendiquer avec une persévérante énergie ce qui nous a été enlevé, et réclamer hautement l’exécution fidèle de la loi dans toutes ses dispositions. Surtout, préservons les classes populaires du joug tyrannique et de l’odieuse servitude de l’enseignement obligatoire qui achèverait de ruiner l’autorité paternelle et d’effacer les dernières traces du respect dans la famille et dans l’État. »
Touchant les rapports de l’Église et de la société civile, il avait des idées qu’on dirait être l’énonce fidèle d’une thèse de théologie ou de droit canon : « Pleine liberté de l’Église dans les choses spirituelles, indépendance souveraine de l’État dans les choses temporelles, parfait accord de l’un et de l’autre dans les questions mixtes, tels sont les principes qui, au sein des sociétés chrétiennes, doivent, aujourd’hui plus que jamais, régler les rapports des deux puissances pour le bien de la religion et le bonheur des peuples. »
Nous ne pouvons parcourir ici tous les points de la politique du prince défunt, mais le peu que nous en avons dit doit suffire, il nous semble, pour la faire admirer.
Quelle grandeur de vue ! quelle sûreté de doctrine ! quel esprit chrétien ! quel magnanime désintéressement ! Oui, certes, il était beau le rêve de la France catholique et royaliste. Il était trop beau et ne devait pas s’accomplir… le Roi est mort ! «
Il est mort loin de sa patrie, et reposera loin d’elle auprès de son noble aïeul Charles X.
Plus tard, la France entière — fasse le ciel que ce ne soit pas après des jours d’expiation et de deuil — élèvera sans doute un monument à l’illustre et infortuné fils de la Maison de Bourbon. Ce sera tout à la fois un monument d’admiration et de profond regret. Mais sous le marbre funéraire orné des fleurs de lys, il n’y aura rien de ce qui fut Henri V.
L’ange du Seigneur apparaissant un jour au prophète Daniel l’appela « homme de désirs », vir desideriorum. Ce mot nous paraît convenir parfaitement au comte de Chambord et résumer sa vie. Toujours, en effet, il a désiré ardemment se dévouer, se sacrifier, servir et faire triompher toutes les causes nobles et saintes. Ses désirs hélas ! il ne lui a pas été permis de les réaliser ici bas ; il les a emportés avec lui aux pieds de l’Éternel. Là-haut, nous en avons l’espoir, l’exilé de la France se fera son intercesseur.
Ah ! lorsque le 29 septembre 1820, le canon des Invalides annonçait à Paris la naissance du duc de Bordeaux ; lorsque Louis XVIII tenant son petit-neveu dans ses bras, disait à la foule immense qui se pressait devant les Tuileries : « Cet enfant sera un jour votre père, » qui eût pu prévoir les événements dont nous avons été les témoins ? « Jeune enfant, écrivait alors Chateaubriand dans le Journal des Débats, objet de tant d’amour et de vœux, vous nous apparaissez dans nos orages politiques, comme l’étoile apparaît en dernier signe d’espérance au matelot battu par la tempête. » Et la poésie tressaillant de bonheur, trouvait pour chanter le berceau de Dieudonné des accents inspirés comme le grand siècle de Louis XIV n’en avait pas entendu :
Il est né, l’enfant du miracle,
Héritier du sang d’un martyr !
Il est né d’un tardif oracle,
Il est né d’un dernier soupir !
Aux accents du bronze qui tonne
La France s’éveille, et s’étonne
Du fruit que la mort a porté !
Jeux du sort, merveilles divines !
Ainsi fleurit sur des ruines
Un lis que l’orage a planté.
Sacré berceau, frêle espérance
Qu’une mère tient dans ses bras.
Déjà tu rassures la France :
Les miracles ne trompent pas !
Confiante dans son délire,
À ce berceau déjà ma lyre
Ouvre un avenir triomphant,
Et comme ces rois de l’Aurore
Un instinct que mon âme ignore
Me fait adorer un enfant !
Et en même temps que Lamartine, Victor Hugo, écho de la nation entière entonnait l’hymne de l’allégresse et de l’action de grâces :
Ô joie ! ô triomphe ! ô mystère !
Il est né l’enfant glorieux,
L’ange que promit à la terre
Un martyr partant pour les cieux
L’avenir voilé se révèle.
Salut à la flamme nouvelle
Qui rallume l’ancien flambeau !
Honneur à ta première aurore,
Ô jeune lis qui vient d’éclore,
Tendre fleur qui sors d’un tombeau !
Ô toi, de ma pitié profonde
Reçois l’hommage solennel,
Humble objet des regards du monde
Privé du regard paternel !
Puisses-tu, né dans la souffrance,
Et de ta mère et de la France
Consoler la longue douleur.
Que le bras divin t’environne,
Et puisse, ô Bourbon, la couronne
Pour toi ne pas être un malheur !
Oui, souris, orphelin, aux larmes de ta mère. Écarte, en te jouant, ce crêpe funéraire Qui voile ton berceau des douleurs du cercueil ; Chasse le noir passé qui nous attriste encore, Sois à nos yeux comme une aurore ; Rends le jour et la joie à notre ciel en deuil !
Impénétrables vues de la Providence ! Le « lis » devait être de bonne heure tourmenté par l’orage, « l’enfant glorieux » ne devait jamais monter sur le trône de ses pères. Il n’avait pas dix ans lorsqu’il commença à connaître les tristesses de l’exil, de l’exil où il devait mourir !
Sa vie reste pour nous un mystère. Dans ce martyre continu d’un grand cœur impuissant à accomplir le bien qu’il rêvait, dans ce dévouement sublime resté inefficace, dans ces nobles sentiments incompris par un grand nombre, est un problème dont l’avenir nous donnera peut-être la solution. En attendant, il faut adorer sans les comprendre les décrets de Dieu.
Henri V n’a pas régné, mais il laisse une mémoire sans tache. Ses ennemis eux-mêmes lui rendront ce témoignage : son âme est restée grande toujours, elle n’a connu ni haine, ni bassesse. Il a pu mourir sans avoir à rétracter une seule parole, sans avoir à répudier un seul de ses actes. L’histoire le montrera aux générations futures le front brillant de la triple auréole de la vertu, de la majesté et du malheur. L’histoire dira que si la France n’a pas voulu de lui, lui n’a jamais cessé d’aimer la France. Recueillons ici quelques-unes de ses admirables paroles :
« Quoique forcé de vivre loin de ma patrie, je ne puis jamais rester étranger ou indifférent aux maux qu’elle endure.
« Tous ceux qui me connaissent savent qu’il n’y a dans mon cœur et qu’il n’est jamais sorti de ma bouche que des vœux pour le bonheur de la France.
« Ma plus grande consolation sur la terre étrangère est de m’occuper de tout ce qui peut contribuer au bonheur, à la gloire et à la prospérité de la France.
« Vous savez combien j’aime la France. Je ne me console de vivre loin d’elle que dans l’attente du jour qui me rouvrira ses portes et où je pourrai me consacrer tout entier à son bonheur.
« Mon vœu le plus ardent est de m’éclairer, afin d’être plus en état de travailler un jour efficacement, si la Providence m’y appelle au bonheur et à la gloire de la France.
« Je n’ai qu’une pensée, une intention, une volonté : c’est de servir la France et de me dévouer tout entier à son bonheur.
« Si, dans les épreuves que mon pays peut encore avoir à traverser, la Providence m’appelle un jour à le servir, n’en doutez pas, vous me verrez paraître résolument au milieu de vous pour nous sauver ou périr ensemble.
« Puisse-t-il venir ce jour si longtemps attendu où je pourrai enfin servir mon pays ! Dieu sait avec quel bonheur je donnerais m’a vie pour le sauver ! »[1]
On le voit, la France fut l’objet continuel des pensées et de la tendre affection du comte de Chambord. Elle le fut quand il était plein de force et d’espoir, elle le fut encore lorsque le mal le cloua sur un lit de douleur ; elle le fut jusqu’à son dernier soupir, car au moment suprême, le nom de la France est l’un de ceux que ses lèvres mourantes ont prononcées.
Et maintenant tout est-il donc fini ? Non, non : la France a perdu Henri V, mais le Christ lui reste, et le Christ aime toujours ses Francs ; il ne les laissera pas périr. En lisant hier les journaux catholiques de Paris, il nous semblait entendre la voix de tout un peuple en deuil et nous constations que l’espérance est toujours vivante au fond de son âme. Cette espérance ne sera pas confondue. Le tombeau du comte de Chambord est celui d’un grand prince, mais non le tombeau de la monarchie.
Il est aujourd’hui un autre roi, héritier légitime de la couronne : le comte de Paris. Henri expirant l’a pressé sur son cœur, tous les regards sont fixés sur lui : attendons.
Puisse-t-il, à son tour en se présentant à ses sujets, leur tenir le noble langage de celui dont il vient de recueillir l’héritage les droits et le drapeau :
« Pour que la France soit sauvée, il faut que Dieu y rentre en maître, pour que j’y puisse régner en Roi.
« J’ai la vieille épée de la France dans la main, et dans la poitrine, ce cœur de Roi et de Père qui n’a point de parti. Je ne suis point un parti, et je ne veux pas revenir pour régner par un parti. Je n’ai ni injure à venger, ni ennemis à écarter, ni fortune à refaire, sauf celle de la France, et je puis choisir partout les ouvriers qui voudront loyalement s’associer à ce grand ouvrage. »[2]
Quelles sont les destinées du comte de Paris ? Nul ne le peut dire, mais nous répéterons en terminant le mot sublime d’Henri V :
« La parole est à la France, et l’heure à Dieu. »