Novum Organum (trad. Lasalle)/Livre I/Chap IV

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Novum Organum
Livre I - Chapitre IV
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres4 (p. 252_Ch04-311_com_ch4).
CHAPITRE IV.
Causes des principales espèces d’erreurs et de préjugés.

LXXVIII.

Il est temps de montrer par quelles causes, non moins puissantes que multipliées, les nations se sont attachées, durant tant de siècles, à ces différentes espèces d’erreurs et de préjugés. Ces causes une fois bien connues, on cessera d’être étonné que les vues exposées dans cet ouvrage se soient présentées si tard à l’esprit de quelque mortel, ou qu’un homme, quel qu’il puisse être, ait pu s’aviser le premier de penser à tout cela. Aussi est-ce ce que nous regardons nous-mêmes plutôt comme l’effet d’un certain bonheur, que comme la preuve d’un talent supérieur : oui, c’est plutôt un fruit du temps, qu’une production du génie.

Or, en premier lieu, pour peu qu’on arrête son attention sur ce grand nombre de siècles qui en impose à la première vue, et qu’on se fasse une juste idée de cette durée, on la verra se réduire à bien peu d’années. En effet, de vingt-cinq siècles, espace de temps où la science et la mémoire des hommes se trouvent presque entièrement circonscrites, à peine en peut-on détacher et marquer six qui aient été vraiment productifs pour les sciences, et favorables à leur accroissement. Car le temps, ainsi que l’espace, a ses déserts et ses solitudes. À proprement parler, les sciences n’ont eu que trois révolutions ou périodes : la première, chez les Grecs ; la seconde, chez les Romains ; la troisième, chez nous ; je veux dire chez les Européens occidentaux, périodes à chacune desquelles on ne peut guère attribuer que deux siècles. Les temps intermédiaires ont été des saisons défavorables pour les sciences, et où elles n’ont eu qu’une bien mauvaise récolte, soit pour la quantité, soit pour la qualité. Car il est assez inutile de parler des Arabes et des Scholastiques, qui, par leurs innombrables et énormes volumes, sont plutôt parvenus à écraser les sciences qu’à en augmenter le poids. Ainsi, ces progrès si foibles et si lents qu’ont faits les sciences durant tant de siècles, ce n’est pas sans fondement que nous les attribuons à l’étroite mesure des temps qui leur ont été favorables.

LXXIX.

Au second rang se présente une cause, qui, dans tous les temps et dans tous les lieux, est d’une grande influence. Cette cause est que dans ces temps mêmes où les lettres et les talens de toute espèce ont fleuri le plus, ou ont été cultivés jusqu’à un certain point, la philosophie naturelle[1] n’a eu en partage que la moindre partie de l’attention et de l’industrie des hommes. Cette science si négligée doit pourtant être regardée comme la mère de toutes les autres. Car une fois que les sciences et les arts sont séparés de cette science primaire, qui est comme leur racine, on peut bien ensuite les polir et les façonner pour l’usage ; mais on a beau faire alors, ils ne croissent plus. Or, il est constant que depuis l’époque où le christianisme eut été adopté et fut, pour ainsi dire, parvenu à son point de maturité, le plus grand nombre des esprits distingués s’appliquèrent à la théologie. Aussi n’avoit-on pas manqué d’encourager ce genre d’études par les récompenses les plus magnifiques et par une infinité de secours de toute espèce. C’est donc cette étude de prédilection qui a occupé toute la troisième période, je veux parler de celle qui a eu lieu dans l’Europe occidentale ; genre d’étude qui devoit d’autant plus prévaloir, qu’à peu près vers le même temps, les lettres commencèrent à refleurir, et les controverses sur la religion, à se multiplier. Mais, à l’époque précédente, je veux dire durant cette période qui eut lieu chez les Romains, la morale, qui, parmi les Païens, tenoit lieu de théologie, étoit le principal sujet de méditation des philosophes ; toute leur attention, toute leur intelligence étoit concentrée et comme absorbée dans cette sorte de sujets. Ce n’est pas tout : les plus grands esprits de ce temps-là se jetoient dans les affaires et dans les professions actives, à cause de la vaste étendue de l’empire romain, dont l’administration exigeoit les travaux combinés d’un grand nombre d’hommes éclairés. Mais cet âge, où la philosophie naturelle paroit avoir fleuri chez les Grecs, se réduit à une période de très courte durée. Car ces sept philosophes, connus, dans des temps plus reculés, sous le nom de sages, s’appliquèrent tous, Thalès excepté, à la morale et à la politique. Dans les temps ultérieurs, lorsque Socrate eut, pour ainsi dire, obligé la philosophie d’abandonner les cieux et de descendre sur la terre, la morale prévalut encore davantage et détourna les esprits de l’étude de la philosophie naturelle[2].

Mais cette période même où l’on s’attachoit avec ardeur à l’étude de la nature, fut bientôt infectée de l’esprit de contradiction et de la fureur d’innover en matière d’opinion, qui la rendirent inutile au progrès de la véritable science. Ainsi la philosophie naturelle ayant été si négligée et arrêtée par de si grands obstacles, durant ces trois périodes, doit-on s’étonner que les hommes y aient fait si peu de progrès, eux qui étoient alors occupés de toute autre chose ?

LXXX.

À ces considérations, ajoutez que parmi ceux-là mêmes qui se sont appliqués à la philosophie naturelle, cette science a rarement trouvé un individu qui disposât de tout son temps ; en un mot, un homme tout entier. Tout au plus me citerez-vous les veilles de tel moine dans sa cellule, ou de tel gentilhomme dans son petit manoir[3]. Mais la philosophie n’étoit plus alors qu’une sorte de passage de pont pour aller à d’autres sciences.

En un mot, cette auguste mère de toutes les sciences, on l’a indignement rabaissée au vil office de servante : on en a fait une aide de la médecine et des mathématiques ; on l’a abandonnée à la jeunesse sans expérience, afin que ces esprits novices, d’abord pénétrés, et en quelque manière imbibés de cette science, comme d’une première teinture, en fussent mieux disposés pour en recevoir quelqu’autre. Cependant en vain se flatteroit-on de faire dans les sciences en général, et sur-tout dans leur partie pratique, des progrès sensibles, tant que la philosophie naturelle ne sera pas appliquée aux sciences particulières, et que les sciences particulières, à leur tour, ne seront pas ramenées à la philosophie naturelle. C’est faute de cette liaison et de ces rapprochemens que l’astronomie, l’optique, la musique, un grand nombre d’arts méchaniques, la médecine elle-même, et (ce qu’on n’auroit peut-être jamais cru) la morale, la politique et la logique n’ont presque point de profondeur ; qu’elles s’arrêtent à la superficie des choses, contentes du seul spectacle que leur offre la variété des objets, ou la diversité des idées. Car une fois que toutes ces sciences sont ainsi dispersées et établies chacune à part, la philosophie naturelle cesse de les nourrir. C’étoit pourtant cette seule science qui, en puisant aux vraies sources, savoir, dans l’exacte observation des mouvemens célestes, de la marche des rayons lumineux, des sons, de la texture et du méchanisme des corps, des affections de l’âme et des perceptions de l’entendement ; c’était elle seule, dis-je, qui pouvoit ainsi leur donner de la substance, les faire végéter plus vigoureusement, et croître plus rapidement. Il n’est donc nullement étonnant que la véritable science ait cessé de prendre de l’accroissement ; ce n’est plus qu’un arbre séparé de ses racines.

LXXXI.

Veut-on connoître une autre cause du peu de progrès des sciences ? la voici : il est impossible de marcher droit dans la carrière, tant que la borne sera mal posée et la fin mal déterminée. Quelle est donc la vraie borne des sciences et leur véritable fin ? Cette fin est d’enrichir la vie humaine de découvertes réelles ; c’est-à-dire, de nouveaux moyens. Mais le troupeau des gens d’étude pense à toute autre chose : il est tout mercenaire ce sont tous hommes de louage, tous gens occupés à faire leur montre. Si par hazard vous rencontrez quelque homme de lettres ou artiste d’un esprit plus pénétrant et avide de gloire, qui s’occupe sérieusement de quelque découverte, malheur à lui ! ce ne sera qu’aux dépens de sa fortune. Mais tant s’en faut que le plus grand nombre se propose vraiment pour but d’augmenter la masse des sciences et des arts, que de cette masse qui est déjà sous leur main, ils ne tirent tout au plus que ce qui peut être de quelque usage dans leur profession, ou qui peut servir à augmenter leur fortune, à étendre leur réputation, ou à leur procurer tout autre avantage de cette espèce. Si encore dans une si grande multitude, il s’en trouve un seul qui ait pour la science une affection sincère, et qui l’aime pour elle-même, vous le verrez plutôt occupé à varier le sujet de ses méditations, et à se promener, pour ainsi dire, dans les différentes sciences, que s’attacher constamment à la recherche de la vérité, en suivant une méthode sévère et rigoureuse. Si, enfin, vous en trouvez par hazard un seul qui soit capable de cette tenue et de cette sévérité, eh bien cet homme-là même cherchera tout au plus de ces vérités qui peuvent contenter l’esprit par l’indication des causes et l’explication d’effets déjà connus ; non de ces vérités qui enfantent des effets nouveaux et utiles, comme autant de garans de l’utilité des recherches ultérieures, et d’où jaillissent des principes dont la lumière inattendue éclaire en un instant tous les esprits. Ainsi, la borne des sciences étant mal posée, et leur fin mal déterminée, on n’a plus lieu d’être surpris que, dans les études subordonnées à cette fin, il ait résulté de cette méprise une si grande aberration.

LXXXII.

Que la fin des sciences soit mal déterminée et la borne mal posée, c’est ce dont on ne peut douter ; mais fût-elle mieux posée, on n’en seroit pas plus avancé ; la route qu’on a choisie pour aller au but, est absolument fausse et tout-à-fait inaccessible. Est-il rien de plus étrange pour tout homme capable de juger sainement des choses, que de voir qu’aucun mortel jusqu’ici n’ait pris soin, n’ait eu à cœur de tracer pour l’entendement une route qui partit des sens et de l’expérience, et qu’on ait abandonné le tout aux incertitudes et aux obscurités des traditions ; ou encore aux alternatives et au tournoiement de la dispute et de l’argumentation ; ou, enfin, aux fluctuations et aux détours sans fin d’une expérience fortuite, vague et confuse ? Que tout homme de sens, arrêtant son attention sur ce sujet, se demande quelle est la marche que suivent la plupart des hommes, lorsqu’ils entreprennent quelque recherche et veulent jouer le rôle d’inventeurs ; la première chose qui va se présenter à son esprit, c’est cette marche grossière destituée de toute méthode, qui leur est si familière. Or, voici comment s’y prend cet homme qui a la prétention de faire des découvertes : il va d’abord feuilletant toutes sortes de livres, et compilant tout ce qui a été écrit sur le sujet qui l’occupe, puis il ajoute à tout cela le produit de ses propres méditations ; enfin, il met sa cervelle à la torture, sollicite avec chaleur son propre esprit, et invoque, pour ainsi dire, son génie, afin qu’il rende des oracles : mais rien de moins solide et de plus hazardé que ces prétendues inventions qui n’ont pour base que de pures opinions.

Tel autre appelle à son secours la dialectique, qui, au nom près, n’a rien de commun avec ce que nous avons en vue. Car ces préceptes d’invention qu’elle donne n’ont nullement pour objet celle des principes et des axiomes principaux, qui sont comme la substance des arts ; mais seulement l’invention de ces autres principes, qui paroissent conformes à ces premiers. Aussi quand elle a affaire à ces hommes d’une curiosité importune qui la serrent de trop près, et l’interpellent en lui demandant une méthode pour établir ou inventer de vrais principes, c’est-à-dire, des axiomes du premier ordre, ne manque-t-elle pas de les payer d’une réponse fort connue, en les renvoyant à chaque art, avec injonction de lui prêter, pour ainsi dire, serment, et de lui faire hommage-lige[4].

Reste donc l’expérience pure qui, lorsqu’elle se présente d’elle-même, prend le nom de hazard ; et lorsqu’elle a été cherchée, retient le nom du genre (celui même d’expérience). Mais ce genre d’expériences dont Us font usage, n’est autre chose, comme on le dit communément, qu’une sorte de balai sans lien ; qu’un pur tâtonnement, semblable à celui d’un homme qui, s’étant égaré la nuit, va tâtonnant de tous côtés pour retrouver son chemin. Mieux eût valu attendre le jour, ou allumer un flambeau, et penser ensuite à se mettre en route. Or, c’est précisément ce que fait la vraie méthode, au lieu d’errer ainsi à l’aventure, et de vouloir tout faire avant le temps ; elle commence par allumer son flambeau, dont elle se sert ensuite pour montrer le chemin, en partant, non de l’expérience vague ou faite après coup, mais de l’expérience bien digérée, bien ordonnée ; puis elle en extrait les principes enfin de ces principes une fois solidement établis, elle déduit de nouvelles expériences, sachant assez que le Verbe divin lui-même, lorsqu’il travailla sur la masse immense des êtres, ne le fit pas sans ordre et sans méthode.

Si donc la science humaine a mal fourni sa carrière, que les hommes cessent de s’en étonner : eh ! en pouvoit-il être autrement ? elle s’étoit égarée en partant, et prodigieusement écartée de la vraie route ; elle avoit entièrement abandonné, déserté l’expérience ; ou elle ne faisoit qu’y tournoyer, que s’y embarrasser, comme dans un labyrinthe : au lieu que la véritable méthode conduit, à travers les forêts sombres de l’expérience, par un sentier bien droit et toujours le même, au pays découvert des axiomes.

LXXXIII.

Cette mauvaise habitude, que nous voulons détruire, s’est fortifiée par une opinion, ou plutôt par une manière d’apprécier les choses désormais invétérées ; mais où il n’entre pas moins d’orgueil que d’ignorance : eh ! n’est-ce pas, s’écrient-ils, rabaisser la majesté de l’esprit humain, que de vouloir le tenir si long-temps attaché à de grossières expériences, à tous ces détails minutieux, à ces objets soumis à l’empire des sens, et aussi limités que la matière dont ils sont composés ? Les vérités de cet ordre ajoutent-ils, exigent de pénibles recherches ; elles n’ont rien qui élève l’âme, quand on les médite ; elles donnent au discours je ne sais quoi de sec et de rustique elles sont d’un assez mince produit, ne rendant presque rien dans la pratique, leur multitude est infinie ; enfin, elles sont si déliées et si fines, qu’elles échappent à la vue la plus perçante ; voilà ce qu’ils disent ; et à la longue, tel a été l’effet de ces discours, qu’enfin la véritable route n’est pas seulement abandonnée, mais même interceptée, fermée ; et l’on ne se contente pas de négliger l’expérience, on fait pis, on la dédaigne.

LXXXIV.

Une autre cause qui a fait obstacle aux progrès que les hommes auroient pu faire dans les sciences, et qui les a, pour ainsi dire, cloués à la même place, comme s’ils étoient enchantés, c’est ce profond respect et cette aveugle déférence qu’ils ont d’abord pour l’antiquité (a) ; puis pour l’autorité de ces personnages qu’ils regardent comme de grands maîtres en philosophie ; enfin pour l’opinion publique ; mais ce dernier point a déjà été traité.

Quant à l’antiquité, l’opinion qu’ils s’en forment, faute d’y avoir suffisamment pensé, est tout-à-fait superficielle, et n’est guère conforme au sens naturel du mot auquel ils l’appliquent. C’est à la vieillesse du monde et à son âge mûr qu’il faut attacher ce nom d’antiquité. Or, la vieillesse du monde, c’est ce temps même où nous vivons, et non celui où vivoient les anciens, et qui étoit sa jeunesse. À la vérité, le temps où, ils ont vécu est le plus ancien par rapport à nous ; et à cet égard ils sont nos aînés ; mais, par rapport au monde, ce temps étoit nouveau ; et, sous ce rapport, les anciens étoient, en quelque manière, les cadets de l’univers. Or, de même que lorsqu’on a besoin de trouver, dans quelqu’individu, une grande connoissance des choses humaines, et une certaine maturité de jugement, on cherchera plutôt l’une et l’autre dans un vieillard que dans un jeune homme, connoissant assez l’avantage que donnent au premier sa longue expérience, le grand nombre et la diversité des choses qu’il a vues, ouï dire, ou pensées lui-même ; c’est ainsi, et par la même raison, que si notre siècle, connoissant mieux ses forces, avoit le courage de les éprouver, et la volonté de les augmenter en les exerçant, on auroit lieu d’en attendre de plus grandes choses que de l’antiquité où l’on cherche ses modèles ; car le monde étant plus âgé (b) la masse des expériences et des observations s’est accrue à l’infini.

Et ce qu’il faut encore compter pour quelque chose, c’est que, par le moyen des navigations et des voyages de long cours, qui se sont si fort multipliés de notre temps, on a découvert dans la nature et observé une infinité de choses qui peuvent répandre une nouvelle lumière sur la philosophie. De plus, ne seroit-ce pas une honte pour le genre humain, d’avoir fait de nos jours tant de découvertes dans le monde matériel, et de souffrir en même temps que les limites du monde intellectuel fussent resserrées dans le cercle étroit des découvertes de l’antiquité ?

Quant à ce qui regarde ces inventeurs ou ces maîtres en tout genre, quelle plus grande pusillanimité, que d’accorder à de tels auteurs une infinité de prérogatives, en frustrant de ses droits, le temps, auteur des auteurs mêmes, et à ce titre, la vraie source de toute autorité ; car ce n’est pas sans raison qu’on a dit : la vérité est fille du temps et non de l’autorité. Ainsi, l’esprit humain étant comme fasciné par cette excessive déférence pour l’antiquité, les grands maîtres et l’opinion publique, doit-on encore être étonné que les hommes liés par cet assujettissement, comme par une sorte de maléfice, soient devenus incapables de consulter la nature même et de se familiariser avec ses opérations ?

LXXXV.

Ce n’est pas seulement l’admiration et la déférence pour l’antiquité, l’autorité et l’opinion publique, qui a porté les hommes à se reposer ainsi sur les découvertes déjà faites ; c’est encore l’admiration pour les œuvres de la main humaine et à cet égard, le genre humain semble être dans l’abondance. En effet, si l’on se représente l’inépuisable variété et l’appareil pompeux de tous ces procédés que les arts méchaniques ont introduits et comme entassés pour multiplier à l’infini les douceurs et les commodités de la vie, frappé de ce spectacle, on sera plus disposé à admirer l’opulence humaine, qu’on n’aura le sentiment de l’indigence commune ; ne s’apercevant pas que ces premières observations des hommes, et ces primitives opérations de la nature, qui sont comme le premier mobile, comme l’âme de tout cela, ne sont pas en fort grand nombre ; que, pour faire de telles découvertes, il n’a pas fallu fouiller bien avant, et que tout le reste n’est que le fruit de la patience, et le produit d’une certaine subtilité ou régularité dans les mouvemens de la main ou des instrumens. Par exemple, s’il est un genre d’exécution qui exige de la précision, de l’exactitude et de l’adresse, c’est certainement la construction des horloges, qui par leurs rouages semblent imiter les mouvemens célestes ; et par leur mouvement alternatif et régulier, le pouls des animaux[5]. Eh bien ces machines si ingénieuses tiennent tout au plus à un ou deux principes puisés dans la nature. Que si l’on tourne son attention vers ce qu’il peut y avoir de plus ingénieux et de plus délié dans les arts libéraux, ou même dans ces procédés par le moyen desquels, dans les arts méchaniques, on fait prendre aux corps naturels mille formes différentes, si l’on examine bien toutes ces inventions, par exemple, quant aux arts de la première espèce : la découverte des mouvemens célestes, dans l’astronomie ; celle des accords, dans la musique ; et dans l’art grammatical, l’invention des lettres alphabétiques, qui ne sont pas encore en usage à la Chine[6] ; ou que, dans les arts méchaniques on considère les gestes[7] de Bacchus et de Cérès, c’est-à-dire la préparation du vin, de la cervoise et des différentes sortes de pain ou de pâtisserie, enfin toutes ces douceurs qu’ont pu nous procurer tous les raffinemens de l’art du cuisinier et du distillateur. Qu’après avoir bien considéré tout cela, on songe combien de temps on a consumé pour porter toutes ces inventions au degré de perfection où nous les voyons ; (je dis, de perfection, parce que tous les procédés de cette espèce, si l’on en excepte ceux des distillations, étoient connus des anciens) ; et, comme nous l’avons déjà remarqué par rapport aux horloges, combien peu d’observations et de principes pris dans la nature elles supposent : qu’on se dise combien toutes ces petites découvertes étoient aisées à faire, en profitant d’une infinité d’occasions fortuites qui s’offrent toujours, ou de toutes ces idées fugitives qui se présentent d’elles-mêmes à l’esprit ; qu’on pèse, dis-je, avec soin toutes ces considérations, et bientôt perdant cette admiration qu’a voient excitée, à la première vue, ces faciles découvertes, on ne pourra plus que déplorer la condition humaine, en voyant cette disette d’inventions utiles, et la stérilité de l’esprit humain durant tant de siècles. Or, observez que toutes ces inventions mêmes dont nous parlons ici, ont de beaucoup précédé la philosophie, et les arts qui ne se rapportent qu’à l’esprit. On peut dire même qu’à l’époque où sont nées ces sciences rationnelles et dogmatiques, l’invention des procédés utiles a pris fin.

Que si des ateliers on passe aux bibliothèques, on sera d’abord frappé d’admiration à la vue de cette immensité de livres de toute espèce qu’on y a entassés : puis venant à regarder ces livres de plus près, à bien examiner et les sujets qu’on y traite, et la manière dont ils sont traités, en un mot, tout leur contenu, on sera frappé d’étonnement en sens contraire, en s’assurant par soi-même que tous ces volumes se réduisent à d’éternelles répétitions des mêmes pensées ; et en voyant les hommes dire et redire, faire et refaire toujours les mêmes choses, de l’admiration qu’excitoit, au premier coup d’œil, cette apparente abondance, l’on passera à un étonnement plus grand encore, à la vue de l’indigence réelle qu’elle couvre, et l’on sentira enfin combien est pauvre et misérable cette prétendue science qui a jusqu’ici occupé les esprits, et s’en est comme emparée.

Que si, daignant abaisser son esprit à la considération de choses plus curieuses qu’importantes, on passe aux travaux des alchymistes, on ne saura trop s’ils doivent être un objet de compassion ou de risée. En effet, l’alchymiste se berce d’éternelles et chimériques espérances : lorsque ses premières tentatives ne sont point heureuses, il n’en accuse que ses propres erreurs et ne s’en prend qu’à lui-même ; c’est qu’il n’aura pas bien compris les termes de l’art ou les expressions particulières des auteurs. Puis il va écoutant tous les contes qu’on lui fait à ce sujet, et prêtant l’oreille à tous ces petits secrets qu’on lui promet. Ou bien ce sera peut-être que, dans les minutieux détails de ses manipulations, il se sera quelque peu écarté du vrai procédé ; un grain, ou une seconde de plus ou de moins, il tenoit tout ; et le voilà répétant mille et mille fois les mêmes essais, sans jamais se lasser. Si, chemin faisant, et parmi les hazards de l’expérience, il rencontre quelque fait dont la physionomie soit un peu nouvelle, et qui lui paroisse de quelque utilité, il s’en saisit aussi-tôt comme d’un gage et d’un garant de tout le reste. Son imagination se repaît de cette petite découverte ; il la vante, il l’exagère, en tous lieux il en fait un grand étalage, et ce léger succès lui faisant concevoir les plus hautes espérances l’encourage à continuer. Cependant l’on ne peut disconvenir que les alchymistes n’aient inventé bien des choses, et que nous ne leur devions même plus d’une découverte utile. Mais c’est à eux sur-tout que s’applique avec beaucoup de justesse la fable de ce vieillard, qui, en léguant à ses enfans un prétendu trésor enfoui dans sa vigne, ajouta qu’il ne se rappelloit pas bien l’endroit où il l’avoit caché ; mais qu’en cherchant avec un peu de constance, ils le trouveroient. Le père mort, les voilà fouillant par-tout dans la vigne et remuant la terre en mille endroits. À la vérité ils ne trouvèrent point d’or, mais en récompense, par l’effet naturel d’une meilleure culture, la vendange suivante fut très abondante[8].

Quant à ces hommes infatués de la magie naturelle, qui veulent tout expliquer par de prétendues sympathies et par d’oiseuses conjectures, ils ont imaginé une infinité de propriétés occultes et d’opérations merveilleuses ; et si par fois ils trouvent quelque procédé réel et ostensible, ce seront des choses qui pourront étonner par leur nouveauté, plutôt que des pratiques vraiment utiles.

Mais dans la magie superstitieuse (c), s’il est besoin de parler aussi de celle-là, il faut sur-tout observer qu’il est certains sujets d’un genre déterminé et limité, où les arts, enfans de la curiosité et de la superstition, ont pu quelque chose, ou su faire quelqu’illusion dans tous les temps, chez toutes les nations, et même dans toutes les religions. Ainsi, laissant de côté toutes les pratiques de cette espèce nous résumerons ainsi tout ce que nous venons de dire : si quelquefois une des plus puissantes causes d’indigence est l’idée même exagérée qu’on se forme de son opulence, ce phénomène tout-à-fait naturel n’a rien qui doive exciter l’étonnement.

LXXXVI.

Mais cette admiration si puérile et si peu fondée, dont on est frappé pour les sciences et les arts, s’est fort accrue par le manège et l’artifice de ceux qui se mêlent de les transmettre et de les enseigner. Dans ces traités-là, à la composition desquels préside presque toujours l’ambition et le désir de se faire valoir, on les figure, on les taille, et même on les déguise de manière que, lorsqu’ensuite on vient à les produire en public, il semble qu’il n’y manque plus rien et que l’auteur ait été jusqu’au bout. À en juger par leurs méthodes et leurs fastueuses divisions, on seroit porté à croire que l’auteur a en effet embrassé tout ce qui pouvoit faire partie du sujet, qu’il ne reste plus rien à dire après lui. Et quoique tous ces membres de division soient mal remplis et comme autant de bourses vuides ; néanmoins, au jugement des esprits vulgaires, le tout a la forme et le tour d’une science complète[9].

Ces premiers, ces plus anciens philosophes qui s’attachoient aussi à la recherche de la vérité, travailloient de meilleure foi et sous de plus heureux auspices. Ces connoissances qu’ils avoient acquises par leurs observations et leurs méditations sur la nature, et qu’ils avoient dessein de conserver pour en faire usage au besoin, ils les semoient sans prétention dans des aphorismes, c’est-à-dire qu’ils les résumoient sous la forme de sentences courtes, détachées, et tout-à-fait dégagées des liens de la méthode[10]. Ils ne se donnoient point l’air d’embrasser l’art en entier, et ne s’en piquoient nullement. Mais pour peu qu’on réfléchisse sur cette marche toute opposée que les auteurs suivent aujourd’hui, on cessera de s’étonner que les élèves ne pensent plus à faire de nouvelles recherches dans des sciences que ces maîtres, par le prestige de leurs méthodes, font regarder comme complètes et parvenues au plus haut point de perfection.

LXXXVII.

Cette haute réputation et cette autorité dont jouissent les productions des anciens, il faut, en partie, l’imputer à la vanité et au peu de consistance de ceux d’entre les modernes qui ont proposé quelques nouveautés, sur-tout dans la partie pratique de la philosophie naturelle. Car il n’a paru que trop de charlatans et de songes-creux, en partie dupes de leur propre enthousiasme, et en partie fripons, qui ont fait au genre humain de si magnifiques promesses, qu’ils l’en ont fatigué ; telles que prolongation de la vie humaine, retard de la vieillesse, prompte cessation de douleurs, moyens pour corriger les défauts naturels, illusions faites aux sens, secrets pour lier les affections, ou les exciter au besoin, exaltation de facultés intellectuelles, transmutations de substances, recette pour fortifier et multiplier à volonté les mouvemens, autre pour produire dans l’air des impressions et des altérations marquées, autres encore pour dériver à son gré les influences des corps célestes et les procurer à qui l’on veut, prédiction des choses futures, représentation des choses absentes et éloignées, révélation des choses cachées ; voilà ce qu’ils promettoient et cent autres merveilles de cette nature, faisant de ces promesses un étalage et un trafic. Mais ce seroit risquer peu de se tromper et apprécier assez bien ces grands prometteurs, que de dire qu’il y a aussi loin de leur charlatanisme à la véritable science, que des exploits d’Alexandre ou de Jules-César, à ceux d’Amadis de Gaule ou d’Arthur de Bretagne ; car nous voyons dans l’histoire de grands capitaines dont les exploits réels surpassent infiniment ceux qu’on attribue faussement à ces héros obscurs des romans ; toutes choses qu’ils ont exécutées par des moyens qui n’étoient rien moins que fabuleux ou miraculeux. Cependant, quoique la vérité de l’histoire soit souvent altérée par des fables, ce n’est pas une raison pour lui refuser la croyance qu’elle mérite, lorsqu’elle ne dit que la vérité. Mais en attendant, on ne doit plus être étonné que tous les imposteurs qui ont tenté des opérations de la nature de celles que nous venons de dénombrer, aient fait naître un violent préjugé contre toutes les nouveautés de ce genre ; et que le dégoût général qu’a inspiré leur charlatanisme et leur excessive vanité, intimide encore aujourd’hui tout mortel courageux qui seroit tenté d’entreprendre quelque chose de semblable.

LXXXVIII.

Mais ce qui a porté encore plus de préjudice aux sciences, c’est la pusillanimité de ceux qui les cultivent et l’étroite mesure, ou le peu d’utilité de la tâche qu’ils s’imposent à eux-mêmes. Et cette pusillanimité n’est pas entièrement exempte de morgue et d’arrogance. D’abord, une excuse que ne manquent pas de se ménager, dans chaque art, ceux qui le professent, c’est de tirer de sa foiblesse même un prétexte pour calomnier la nature ; et ce à quoi leur art ne peut atteindre, de le déclarer, d’après ses prétendues règles, absolument impossible. Or, cet art-là, selon toute apparence, ne perdra pas son procès, attendu qu’il est ici juge et partie. Et cette philosophie aussi sur laquelle nous nous reposons, fomente et caresse, pour ainsi dire, certaines opinions, dont le but, pour peu qu’on y regarde d’un peu près, paroît être de persuader qu’on ne doit attendre de l’art ou de l’industrie humaine, rien de grand, rien de vraiment puissant, rien, en un mot, qui signale l’empire de l’homme sur la nature. Tel est l’esprit de leurs assertions sur la différence essentielle qu’ils supposent entre la chaleur des astres et celle du feu artificiel, sur la mixtion, etc. comme nous l’avons déjà observé. Mais, pour peu que nous sachions pénétrer leurs vrais motifs, nous reconnoîtrons que tous ces discours de mauvaise foi tendent à circonscrire la puissance humaine ; que ce n’est qu’un artifice pour jeter les esprits dans le découragement, et non seulement pour les décourager, mais même pour trancher, d’un seul coup, tous les nerfs de l’industrie, et la porter à renoncer même à la foible ressource des heureux hazards de l’expérience machinale. Car au fond, quel peut être leur but, sinon de persuader qu’il ne manque plus rien à leur art, et qu’il est suffisamment perfectionné[11], donnant tout à la gloriole, et s’efforçant, avec une coupable adresse, de faire accroire que ce qui n’a point encore été trouvé ou compris, est introuvable[12] ou incompréhensible. Que si quelqu’un d’entre eux, s’évertuant un peu plus, a la noble ambition de s’illustrer par quelque découverte, vous le verrez presque toujours ne s’attacher qu’à un seul genre d’invention très borné, et ne rien chercher au-delà ; ce sera, par exemple, la nature de l’aimant, ou la cause du flux et reflux de la mer, ou le vrai système céleste, d’autres sujets de cette nature, qui leur paroissent avoir je ne sais quoi de mystérieux, et n’avoir pas encore été approfondi avec succès. Est-il rien, cependant, de moins judicieux que de rechercher la nature d’une chose dans cette chose même, quoiqu’il soit aisé de voir que telle nature, qui, dans certains sujets, paroit mystérieuse et enveloppée, se développe et se manifeste dans d’autres, où elle est très sensible et comme palpable ; qu’ici elle étonne, et là n’excite pas même l’attention. Telle est la nature de la consistance, qu’on ne daigne pas considérer dans le bois ou la pierre, et que, dans ces substances, on s’imagine expliquer par ce mot de solide ; au lieu de faire à ce sujet une recherche expresse sur la tendance de ces corps à éviter la séparation de leurs parties et la solution de leur continuité, mais qu’on remarque seulement dans les bulles qui se forment à la surface de l’eau, et où la cause plus cachée semble plus digne d’attirer les regards du génie ; bulles qui s’enveloppent de certaines pellicules ou vésicules, et qui affectent d’une manière assez curieuse, une figure hémisphérique en sorte qu’elles évitent ainsi un instant la solution de continuité.

Or, la nature de ces choses mêmes qui, dans certains corps, semblent cachées, devenant sensible dans d’autres, au point d’en paroître commune et triviale, il est clair que cette nature ne se laissera jamais apercevoir tant que l’on bornera ses expériences et ses méditations aux sujets de la première espèce. Généralement parlant, pour obtenir parmi nous le titre d’inventeur, c’est assez de décorer les choses inventées depuis long-temps, de leur donner une forme plus élégante et un certain tour ; ou encore, d’en faire une application plus commode aux usages de la vie, ou même de les exécuter dans des dimensions extraordinaires, soit plus grandes, soit plus petites. Ainsi cessons d’être étonnés qu’on ne voie point se produire au grand jour des inventions plus nobles et plus dignes du genre humain : eh ! en peut-il être autrement dans un temps où l’on voit les hommes s’attacher avec une ardeur puérile à je ne sais quelles entreprises petites et mesquines ; et ce qui est pis encore, s’imaginer, quand ils y réussissent, avoir poursuivi ou atteint quelque chose de vraiment grand ?

LXXXIX.

Mais ce qu’il ne faut pas non plus oublier, c’est que la philosophie naturelle, dans tous les temps, a eu en tête un adversaire fort tracassier et fort pointilleux. Cet ennemi, c’est la superstition, c’est le zèle aveugle et immodéré pour la religion. Car nous voyons d’abord que, chez les Grecs, ceux qui les premiers se hasardèrent à assigner les causes naturelles de la foudre et des tempêtes, furent, sous ce prétexte, accusés d’impiété et d’irrévérence envers les dieux. Et nous voyons aussi que les premiers pères de l’église ne firent pas un meilleur accueil à ceux qui, d’après des démonstrations très certaines et qu’aucun homme de sens n’oseroit combattre aujourd’hui, soutenoient que la terre est de figure sphérique et qu’en conséquence il doit y avoir des antipodes[13].

Nous pouvons même dire que, de nos jours, on s’expose plus que jamais, en avançant de telles assertions sur la nature. La faute en est aux Sommes[14] et aux méthodes des théologiens scholastiques qui ont assez bien rédigé la théologie (eu égard, du moins, à ce qu’ils pouvoient en ce genre), l’ayant réunie en un seul corps et réduit en art. D’où a résulté un autre inconvénient ; savoir que la philosophie contentieuse et épineuse d’Aristote s’est mêlée, beaucoup plus qu’il n’auroit fallu, au corps de la religion[15].

Il est un autre genre d’ouvrages tendant au même but, mais par une autre voie : ce sont les dissertations de ceux qui n’ont pas craint de déduire des principes et des autorités des philosophes, la vérité de la religion chrétienne, et qui ont prétendu, en l’appuyant sur une telle base, lui donner plus de solidité[16], célébrant avec autant de pompe et de solemnité, qu’un mariage légitime, l’union illicite de la foi et des sens ; chatouillant les esprits par l’agréable variété des matières ou des expressions, et alliant toutefois les choses divines avec les choses humaines, deux sortes de sujets peu faits pour se trouver ensemble dans un même ouvrage. Or, observez que, dans tous ces écrits où l’on mêle la théologie avec la philosophie, on ne fait entrer que ce qui appartient à la philosophie reçue depuis long-tems. Quant aux découvertes nouvelles et aux améliorations, non-seulement on les en exclut, mais même on les en bannit expressément.

Enfin, tout considéré, vous reconnoîtrez que l’impéritie de certains théologiens a presque entièrement fermé l’accès à toute philosophie, même corrigée. Les uns, d’assez bonne foi, craignent un peu que ces recherches si approfondies, ne passent les limites prescrites par la discrétion et la prudence ; et cette crainte vient de ce que, traduisant à leur manière, et tordant indignement les passages de l’écriture sainte, qui ont pour objet les divins mystères seulement, et ne s’adressant qu’à ceux qui veulent scruter les secrets de Dieu même, ils appliquent ces passages aux mystères de la nature qu’il n’est point défendu de vouloir pénétrer, et qui ne sont point sous l’interdit. D’autres, plus rusés et qui y pensent à plus d’une fois trouvent au bout de leurs calculs, que si les causes et les moyens restoient inconnus, il seroit plus aisé de tout mettre sous la main et sous la verge divine[17] ; disposition qui, selon eux, importe fort à la religion : mais tenir un tel langage, c’est vouloir gratifier Dieu par le mensonge. D’autres encore craindroient que, par la force de l’exemple, les mouvemens et les innovations qui pourroient avoir lieu dans la philosophie, ne se communiquassent à la religion, et ne finissent par y occasionner une révolution. D’autres enfin semblent craindre qu’au bout de toutes ces recherches sur la nature, on ne rencontre tôt ou tard quelque fait ou quelque principe qui vienne à renverser la religion, ou du moins à l’ébranler, sur-tout dans l’esprit des ignorans. Mais ces deux dernières craintes ont je ne sais quoi de stupide ; et c’est peu près ainsi que raisonneroient les animaux, s’ils se mêloient de philosopher. Il semble que ces gens-là, dans le plus secret de leurs pensées, doutent un peu de la vérité de la religion et de l’empire de la foi sur les sens ; qu’ils aient sur toutes ces choses certaine défiance ; et voilà sans doute pourquoi la recherche de ces vérités, qui ont pour objet les opérations de la nature, leur paroit si dangereuse. Mais aux yeux de tout homme qui a sur ce sujet des idées saines, la philosophie naturelle est, après la parole de Dieu, le préservatif le plus sûr contre la superstition, et l’aliment de la foi le mieux éprouvé. Ainsi, c’est avec raison qu’on la donne à la religion, comme la suivante la plus fidèle qu’elle puisse avoir l’une, manifestant la volonté de Dieu ; et l’autre, sa puissance[18]. Un personnage, sans doute, qui ne s’abusoit pas lui-même, c’est celui qui a dit : vous vous abusez, ignorant les écritures et la puissance d’un Dieu ; mariant ainsi, et unissant par un lien indissoluble, l’information sur la volonté de Dieu à la contemplation des effets de sa puissance. Au reste doit-on s’étonner de voir les progrès de la philosophie arrêtés, lorsqu’on voit la religion passer ainsi, et être comme entraînée du coté opposé, par l’imprudence et le zèle inconsidéré de certaines gens ?

Et ce n’est pas tout : dans les coutumes et les institutions des écoles, des académies, des collèges et autres établissemens de ce genre, destinés à la culture des sciences et où les savans vivent rassemblés, les leçons et les exercices sont disposés de manière que ce seroit un grand hazard, s’il venoit en tête à quelqu’un de méditer sur un sujet nouveau. Si tel d’entr’eux a le courage d’user sur ce point de toute la liberté de son jugement, ce fardeau qu’il s’imposera, il le portera seul, qu’il ne s’attende à aucun secours de la part de ceux avec qui il vit. Que s’il résiste au dégoût que doit naturellement lui inspirer un tel isolement, qu’il sache encore que cette activité et ce courage ne sera pas un léger obstacle à sa fortune dans cette sorte d’établissement ; toutes les études sont resserrées dans les écrits de certains auteurs, tous les esprits y sont comme emprisonnés et ces auteurs classiques, si quelqu’un ose s’écarter un peu de leurs opinions à l’instant tous s’élèvent contre lui ; c’est un homme turbulent, un novateur, un brouillon. Il est pourtant une différence infinie entre les arts et les affaires publiques. Une révolution politique et une lumière nouvelle ne font pas, à beaucoup près, courir les mêmes risques[19]. Car, si, dans l’état politique, un changement même en mieux ne laisse pas d’inquiéter, c’est il cause des troubles qu’il excite ordinairement, vu que le gouvernement roule principalement sur l’autorité, sur la plurarité des suffrages, sur la renommée, en un mot, sur l’opinion. Au lieu que, dans les sciences et les arts, ainsi que dans les mines d’où l’on tire les métaux, tout doit retentir du bruit que font les travailleurs et ceux qui veulent fouiller plus avant, en suivant les filons déjà connus, ou pour en découvrir de nouveaux. Du moins, ce seroit ainsi que les choses iroient, pour peu qu’on suivit les principes de la droite raison ; mais dans la réalité, il s’en faut de beaucoup qu’elles marchent ainsi : l’effet ordinaire de cette administration et de cette police des sciences, dont il est ici question, étant de les tenir tellement dans l’oppression, qu’elles sont dans l’impuissance d’avancer d’un seul pas.

XC.

Mais quand cette jalousie, qui arrête leurs progrès, viendrait à s’éteindre, n’est-ce pas encore assez que tout effort et toute industrie en ce genre demeurent sans récompense ? Car malheureusement, la faculté d’avancer les sciences, et le prix qui leur est dû, ne se trouvent pas dans les mêmes mains. Les talens nécessaires pour leur faire faire de rapides progrès, sont le lot des grands génies ; mais le prix et les émolumens sont au pouvoir du peuple ou des grands, c’est-à-dire de gens dont les lumières sont rarement au-dessus du médiocre. Non-seulement de tels progrès demeurent sans récompense ; mais même ceux qui les font ne sont rien moins qu’assurés de l’estime publique. Des vérités neuves et grandes sont au-dessus de l’intelligence du commun des hommes, et trop aisément renversées, éteintes par le vent des opinions vulgaires. Devons-nous donc être étonnés que ce qui est sans honneur, soit aussi sans succès ?




Commentaire du quatrième chapitre..

(a) C’est ce profond respect et cette aveugle déférence qu’ils ont pour l’antiquité. Tout sot, Grec ou Latin, sait que l’antiquité vaut toujours cent fois mieux que la postérité. Mais la plus grande différence des modernes aux anciens, Romains Coptes, Chinois, Scytes, Grecs, Indiens ; différence à mes yeux d’une haute importance ; c’est que les anciens sont venus les premiers, et les modernes, les derniers. Que ces premiers venus ont dit de choses neuves ! Et la plus forte de mes preuves, c’est que le monde alors, étant tout frais moulé, personne encore n’avoit parlé. Si j’avois, ainsi qu’eux, joui du droit d’aînesse, moi malheureux cadet, au lieu de répéter ces graves quolibets qu’ils surent débiter, j’aurois, aussi bien qu’eux, inventé la sagesse. Ils furent sobres, nous dit-on ; témoins les courts repas de l’austère Caton : de leur sobriété veut-on savoir la cause ? C’est que pour leur dîner ils n’avoient pas grand’chose. Car la misère et la nécessité mènent tout droit à la sobriété et le plus beau secret de la philosophie, le grand moyen qui simplifie, et dans le droit sentier vous mène jusqu’au bout, c’est, disoit Phavorin, de n’avoir rien du tout. Qu’ils étoient purs dans leurs mœurs et leur style ! mais cette pureté leur étoit bien facile : occupés tout le jour à chercher leur dîner, ils n’avoient ni le temps, ni l’art de raffiner. Mais nous, leurs héritiers, au soin de l’abondance, qui, faisant deux fois moins, avons double pitance, et rêvons la vertu sur deux bons matelats, au lieu de prendre ainsi les choses à la lettre, mieux pourvus de chiffons, nous avons bien su mettre notre morale en falbalas ; nous habiller de mots, et par mille artifices mettre nos préjugés d’accord avec nos vices. Mais, eussions-nous gâté ce gothique dépôt, tout notre tort à nous, en brodant la morale, et parant les vertus que notre siècle étale, seroit de n’être pas venus un peu plutôt. Autres siècles, autres systèmes : ce qu’en nous aujourd’hui blâment les mécontens, ces graves anciens, ils l’eussent fait eux-mêmes, s’ils eussent avec nous, vécu de notre temps. N’en condamnons aucun : tout siècle, quoi qu’il fasse, en cherchant ou fuyant un noble ou vil objet, fait en cela ce qu’à sa place, sans avoir tort ni droit, tout autre siècle eut fait. Tout bien considéré, les anciens avoient plus de bon sens que nous ; mais nous avons plus d’esprit qu’eux ; et nous avons même tant d’esprit, que nous n’avons pas le sens commun ; ce qui fait compensation. Car, le sens commun est la faculté qui applique les moyens communs à l’utilité commune : mais nous, à force de chercher le rare, nous rencontrons le pire ; et ce genre d’esprit dont nous nous piquons, n’est qu’un instrument bon pour faire fortune dans un commerce de paroles et d’apparences ; c’est une fausse monnoie dont nous payons de faux monnoyeurs. Mais le véritable esprit, c’est celui qui mène au but : or, celui-là nous ne l’avons pas ; nous avons tant de prétentions que nous n’avons point de buts et ce déficit a, comme tous les autres, sa raison suffisante. Vivant beaucoup plus que les anciens avec l’autre sexe, et lui ressemblant davantage, nous attachons plus d’importance aux petites choses ; nous les saisissons plus promptement, et nous les exprimons avec plus de grâce, de finesse, de légèreté et d’enjouement. Ce goût pour la parure et l’étalage, cet esprit tracassier et chifonnier qui décèle notre vrai sexe moral, se manifeste dans nos vêtemens ; nos entretiens, nos livres, nos assemblées publiques, nos constitutions éphémères et même dans nos sciences, qui, comme tout le reste, ne sont que des modes. Quand je considère ces vernis et ces dorures éclatantes de toutes parts dans un de nos cabinets de physique, je me dis : Voici la toilette du docteur : nous n’avons point de physicien, mais seulement des physiciennes. Tous nos arts, toutes nos sciences, et notre physique même sont tombés en quenouille : les anciens étoient les mâles, nous sommes les femelles. Depuis cent ans, la France s’est efféminée, et l’Europe entière s’est francisée. Depuis dix, nous nous efforçons de changer de sexe : des torrens de sang n’ont pu opérer cette inutile transformation ; il n’est que des siècles de misère et de nécessité qui le puissent : voilà deux millions d’hommes sur le carreau ; et, revenus au point d’où nous étions partis, nous sommes encore à peu près ce que nous étions. Eh bien restons ce que nous sommes : notre délicatesse est destinée à plaire, et non à effrayer. Tout parallèle fait, nous valons bien les anciens et nos légers défauts sont compensés par deux avantages, d’autant plus précieux que nous eu faisons part à tous les siècles : nous sommes tout à la fois cette judicieuse postérité, à laquelle en appeloient les Garasse ou les Cottin de l’antiquité ; et cette vénérable antiquité que prendront pour modèles les Boileaux de la postérité, sans oublier que nous sommes le présent ; ce qu’il faut pourtant compter aussi pour quelque chose : car, il ne s’agit pas de qualifier son siècle mais de le bonifier, en commençant par se bonifier soi-même. C’est, à peu près, ainsi qu’on peut terminer cette question fameuse agitée sur la fin du dix-septième siècle, et au commencement du dix-huitième, par des hommes bien dignes de s’occuper d’autre chose, et qui ne mérite pas d’être sérieusement discutée. Combattre gravement un sentiment ridicule, seroit le devenir soi-même. Et lorsque telle nation, toute moderne, veut endosser l’habit de Thémistocle ou de Caton d’Utique, si elle n’aperçoit pas assez le ridicule qu’elle se donne, il est nécessaire de le lui faire sentir. Autre temps, autres hommes, autres besoins, autres moyens, autres possibilités ; 1000, 750, 9, 5, 3 et 1.

(b) Car le monde étant plus âgé, etc. Voyez ce qui précède et ce qui suit. Tout ce raisonnement nous paroit un peu foible. Si, à l’époque où les arts, les lettres et les sciences commencèrent à décliner citez les anciens, ils étoient plus avancés que nous dans ces différens genres, sur-tout dans les plus utiles, ils étoient, sans contredit, nos ainés dans le sens même de Bacon ; et nous ne sommes que leurs cadets : dans la supposition contraire, c’est nous qui sommes les ainés. Son assertion ici suppose que toutes les découvertes des anciens nous auroient été fidèlement transmises, et que nous aurions toujours su en profiter. Car, si la totalité ou la plus grande partie de leurs connoissances est perdue pour nous, (comme elle l’est en effet), obligés de recommencer nous-mêmes comme ils commencèrent, et de refaire toutes les études comme s’ils n’en eussent fait aucune, nous n’avons pas beaucoup gagné à naître plus tard ; et, pour être venus après eux, nous n’en sommes pas beaucoup plus avancés. Nous le sommes si peu, que ni le grand Hippocrate, ni Galien, ne sont encore bien entendus ; et que Champagne est peut-être le premier qui ait bien compris Platon et Aristote. Mais, d’ailleurs, grâces à l’art typographique, qui multiplie à l’infini l’expression des verités utiles et à ces autres moyens de communication qui les dispersent en tous lieux, ni les tyrans moraux, ni les tyrans physiques, ne pourront plus effacer la science acquise ; et désormais subsistant jusque la fin des siècles, elle ira toujours en croissant ; compensation bien nécessaire pour alléger les maux auxquels seront exposés nos infortunés descendans, par le refroidissement successif de cette planète, que semblent démontrer les trois faits suivans : 1°. Le résultat des observations météorologiques que j’ai recueillies dans différons auteurs, est, qu’en Europe, le froid et l’humidité vont toujours en augmentant depuis 1740, comme l’a avancé Toaldo, météorologiste de Padoue ; 2°. les glaces flottantes dans la mer du nord gagnent de plus en plus vers le midi 3°. les glaciers de la Suisse croissent aussi d’années en années, et dans toutes les directions. Le lecteur attentif doit sentir la force de la preuve tirée de ces trois faits réunis. Le premier fait n’est rien par lui-même ; mais joint aux deux autres, qui seuls pourroient suffire, il acquiert une nouvelle force probante qu’il leur communique. Il n’y a ici ni hazard, ni cause locale ; c’est une cause générale et continue qui agit et M. de Buffon a raison. Ainsi le monde ira en vieillissant de plus en plus et par trois causes ; savoir : 1°. La cause qui, en éternisant toutes les connoissances acquises, tend à grossir, sans interruption, le trésor de l’expérience et de la raison humaine. 2°. Le rapprochement successif de toutes les petites parties solides de ce globe ; rapprochement qui est l’effet de l’attraction qu’elles exercent continuellement les unes sur les autres et qui surmonte de plus en plus la force contraire et tendante à les écarter ; ce qui racornit de plus en plus la substance de notre globe, comme l’âge racornit celle du corps humain à mesure que l’homme vieillit. 3°. Le refroidissement successif et continu dont nous venons de parler soit qu’il ait pour cause la diminution de la chaleur propre et initiale du soleil ; ou celle des causes ou conditions inhérentes à notre planète, et tendantes à conserver ou à augmenter l’intensité de cette chaleur ; ou encore celle du feu central (quant à sa quantité de matière, où à son activité), dont l’existence ne peut plus être douteuse, depuis qu’on a observé en tant de lieux, que dans le sein de la terre, jusqu’à une certaine profondeur, règne une température uniforme et toujours la même (celle de dix degrés à peu près), et qu’au-delà la chaleur va toujours en augmentant, à mesure qu’on avance vers le centre ; ou enfin, la simple dissipation de la chaleur du globe, opérée par le temps, et quelle que soit la cause de cette chaleur. Ce monde vieillit comme ses habitans et le tout s’use comme ses parties.

(c) Mais dans la magie superstitieuse. Il paroît désigner ici avec une obscurité et une timidité en partie justifiées par les circonstances, cette classe d’hommes, esclaves des riches, tyrans des pauvres, et plantés, enracinés en tous lieux qui, dès l’origine des sociétés pour livrer à jamais la majorité laborieuse du genre humain à la minorité fainéante, éteignirent le flambeau de la raison, et le soufflent sans cesse, à mesure que la philosophie le rallume.


  1. Dans l’idiome maternel de l’auteur, ces deux mots natural philosopher (philosopheur naturel), désignent ordinairement un physicien ; et le mat physician, qui semble répondre à notre mot physicien, désigne un médecin. Mais les deux premiers mots sont pris ici dans un sens beaucoup plus étendu, et signifient toute science qui a pour base l’observation, l’expérience et le raisonnement ou l’analogie : c’est ce dont on verra la preuve dans l’aphorisme suivant.
  2. En quoi il rendit aux hommes un assez mauvais service : en apprenant de lui à définir la vertu, ils n’en devinrent pas meilleurs, et ils perdirent une infinité de connoissances utiles, qu’ils eussent acquises en continuant d’étudier la physique. Il semble que ce grand homme n’eût pas aperçu le préjugé diviseur et destructeur sur lequel sont fondées toutes les sociétés humaines dont l’édifice porte à faux ; et ôtant toujours du problème cette difficulté insurmontable, il le résout à son aise et sans utilité pour ses disciples. Mais cette cause continue travaillent contre lui tandis qu’il parloit, et il perdit son temps comme nous perdons le nôtre. Il paroi aussi qu’il ne sut pas vivre avec ses concitoyens, puisque ses concitoyens ne voulurent pas qu’il vécut avec eux, et que, pour prix de ses ironies, ils l’empoisonnèrent.

    Qu’était-ce donc que cette morale qui produisit un tel fruit ? Une science incomplète, un instrument d’orgueil que l’orgueil brisa. La vraie morale ressemble fort à la physique, parce que les hommes ressemblent fort à des machines. Il faut bien leur parler des corps, puisqu’ils en ont un, qui fait au moins la moitié de leur individu.

  3. Il semble désigner ici Roger Bacon son compatriote, et René Descartes son contemporain, dont il put avoir quelque connoissance ; car, dans une lettre placée en tête du traité des passions, un ami du philosophe français lui adresse cette obligeante observation : je trouve que les idées du chancelier Bacon ont beaucoup d’analogie avec les vôtres ; ce qui signifioit amicalement : vos idées ont beaucoup d’analogie avec celles du chancelier Bacon ; vous entreprenez, d’après lui, une totale restauration des sciences ; pour ne pas paroitre le copier, tout en le plagiant, vous prenez le problème par la queue, et vous élevez autel contre autel : lui, il veut tirer de l’expérience même tous les principes ; et vous, vous prétendes pouvoir tirer l’expérience de vos principes innés ; mais vous le contredirez tant, qu’à la fin vous lui ressemblerez, mon cher ami. Car c’est à peu près ainsi que les chers amis parlent aux grands hommes ; et tels sont ordinairement les présens que leur fait l’amitié, cette orgueilleuse fille de l’égalité.
  4. Tout l’essentiel du syllogisme consiste dans un principe et son application à un sujet plus particulier que celui de ce même principe. Or, si le sujet auquel on applique le principe doit être plus particulier que celui du principe appliqué, on ne peut donc déduire d’un principe que des propositions moins générales et par conséquent on ne peut établir, par le moyen du syllogisme, les principes les plus élevés ; puisqu’alors, par la supposition même, il n’en est point de plus élevés et de plus généraux dont on puisse les déduire. De plus, lorsqu’on déduit une proposition par voie de comparaison ou d’analogie c’est-à-dire, lorsque de l’analogie du sujet B avec le sujet A, on conclut que la propriété ou l’attribut qui convient à A, convient aussi à B, il est évident qu’on ne peut encore par cette voie, déduire qu’une proposition particulière. Or, il n’existe que trois méthodes pour déduire affirmativement une proposition ; savoir : la méthode à priori, ou synthétique, ou syllogistique ; la méthode à latere, ou l’analogie ; enfin la méthode à posteriori, ou inductive, ou analytique, qui, lorsqu’on ne suppose rien, part nécessairement de l’expérience. Mais nous avons fait voir qu’à l’aide des deux premières méthodes, on ne peut établir une proposition généralissime, ou principe du premier plan : reste donc, pour l’établir, la seule voie de l’expérience, comme il va le dire ; mais sa conclusion étoit fausse, parce qu’il avoit oublié d’exclure la voie d’analogie ; actuellement elle est vraie.
  5. Cette similitude de mouvemens n’est pas fort étonnante ; elle est nécessitée, puisqu’il ne peut y avoir que deux espèces de mouvemens continus ; savoir : le mouvement de circulation, le mouvement alternatif, et leurs combinaisons. Encore le mouvement de circulation peut-il être ramené au mouvement alternatif, et être regardé comme une combinaison de deux mouvemens de cette dernière espèce ayant lieu dans deux plans qui se croisent à angles droits. Car si lorsqu’un pendule fait ses vibrations, on donne à la balle ou lentille un petit coup selon une direction perpendiculaire au plan dans lequel elle se meut, et tendant à lui faire faire d’autres vibrations dans un plan perpendiculaire aussi au premier, vous verrez cette balle décrire une ligne circulaire, ou elliptique. Ainsi, puisqu’il y a, dans le corps humain dans les horloges et dans les cieux, des mouvemens continus, ces mouvemens doivent nécessairement se ressem » bler. C’était cette même raison qui m’avoit fait avancer dans la balance naturelle, que le mouvement projectile ou tangentiel des planètes, gratuitement supposé par Newton, pouvoit avoir pour cause l’attraction latérale d’un ou de plusieurs autres soleils ; et ce qui me portoit encore à le penser, étoit que le pôle de notre planète n’est pas tourné vers l’astre central qui l’attire, comme le seroit celui d’un aimant vers un morceau de fer, ou un autre aimant qui l’attireroit mais vers la région du ciel où est le plus grand nombre d’étoiles de la seconde grandeur ; savoir : vers la région septentrionale où se trouvent, au centre, l’étoile du nord ; d’un coté, les sept du grand chariot ; et de l’autre, les cinq de Cassiopée. Si cette cause ou toute autre cause semblable ne ranimoit continuellement le mouvement que doivent perdre les planètes, par la résistance du fluide où elles nagent et qu’elles refoulent sans cesse, ce mouvement se ralentiroit de plus en plus, elles s’approcheroient sensiblement du soleil, dans un espace de temps aussi long que celui qui s’est écoulé depuis les premiers astronomes connus jusqu’à nous, et la période de six cents ans, découverte par ce peuple, plus ancien que les Égyptiens, les Indiens et les Chinois, qui a disparu depuis plus de quatre mille ans, et dont M. Bailly a si bien démontré l’existence ; cette période, dis-je, ne seroit pas aussi exactement conforme qu’elle l’est à nos propres calculs et à nos propres observations.
  6. Voici quel est le principe fondamental de cette sublime invention : de même que dans l’univers, la diversité des composés corporels est le produit de la diversité de combinaison et de situation d’un certain nombre d’élémens matériels ; de même aussi, dans nos langues destinées à représenter nos idées les plus exactes qui représentent les différentes parties du monde réel, la diversité des mots composés, à prononcer ou à tracer, peut être le résultat de la diversité de combinaison et de situation d’un certain nombre de sons élémentaires qui peuvent être eux-mêmes représentés par un égal nombre de caractères élémentaires aussi.
  7. Il faut attacher à ce mot le sens qu’on y attachoit autrefois dans les titres de cette espèce : les gestes de Louis-le-Grand ; les gestes de Mgr. le connétable du Guesclin, etc. c’est-à-dire, les actions mémorables.
  8. Le vrai secret, pour inventer des choses utiles, c’est de chercher beaucoup de choses inutiles, et, pour tout dire, de chercher beaucoup. Toute invention suppose dans l’esprit un certain mouvement ; mais rarement la seule idée d’un objet réel donne à l’esprit humain l’activité nécessaire pour le saisir. Il faut, pour nous mettre en train, un objet fantastique et placé au-delà du but qui nous attire fortement ; et c’est presque toujours on courant après des chimères, qu’on rencontre les objets réels. Souvent cet objet réel que nous saisissons, ne vaut pas mieux que le fantôme que nous poursuivions ; mais du moins ces chimères nous meuvent, et en éveillant toutes nos facultés actives, elles nous mettent en état d’engendrer des réalités : le mouvement même fait presque toujours partie du but ; et le plus souvent peu importe où l’on va, pourvu qu’on aille. Il ne paroit pas que la nature ait fait l’homme pour la vérité, puisque, le mouvement nous étant si nécessaire, l’erreur est également nécessaire pour nous mettre en mouvement. La manie ruineuse de l’alchymiste a sans doute de très grands inconvéniens ; mais quant à lui, ces inconvéniens valent encore mieux que l’ennui. Et d’ailleurs la sagesse n’invente rien ; c’est la folie qui invente toutes les choses utiles, dont les fous ne savent pas profiter, mais dont les sages profitent.
  9. À cet inconvénient, qui nous paroît assez léger, il est facile de remédier, en mettant à la fin de chaque livre, chapitre, article, paragraphe, période même, le plus philosophique de tous les signes, celui-ci, etc. Comme nous n’avons jamais une connoissance complète d’aucun des sujets que nous traitons, il est clair que toutes les analyses que nous publions étant incomplètes, pour peu que nous soyons de bonne foi avec le lecteur, nous devons l’avertir de ce déficit par ce signe, etc. et le placer à la fin de chaque partie du livre, petite ou grande, etc. De plus, un auteur qui trompe ses lecteurs, en leur donnant pour complet ce qui n’est rien moins que tel, n’abuse ainsi que ceux qui veulent bien être trompés. Car, pour ne pas l’être, il suffit, lorsqu’il divise en leurs espèces et sous-espèces les genres dont l’expression forme le titre de l’ouvrage pour avoir ceux des différens chapitres ; ou les genres dont l’expression forme le titre de chacun de ces chapitres, pour avoir ceux de ses différons articles, et ainsi de suite, il suffit de considérer attentivement ces genres, et de chercher soi-même leurs espèces et sous-espèces, afin de voir s’il n’en a point laissé échapper quelqu’une, et si son énumération est vraiment complète, etc.
  10. Si tous ces aphorismes appartiennent réellement au sujet qu’on traite sous cette forme, ils doivent avoir tous quelque rapport avec la fin ou le but du traité ainsi morcelé. S’ils ont tous quelque rapport avec cette fin, ils ont donc tous aussi quelque rapport entre eux ; car deux choses ne peuvent avoir des rapports avec une troisième, sans en avoir aussi entre elles ; et il en est de même d’un plus grand nombre de choses prises ainsi deux à deux. Eh bien ! exprimez par des phrases de transition, d’un aphorisme à l’autre tous ces rapports qu’ils ont entre eux ; rangez tous ces aphorismes sous un titre général exprimant leur rapport commun avec la fin de l’ouvrage ; et chaque aphorisme (ou masse d’aphorismes tendans à une même fin), sous un titre particulier qui indique ses rapports propres et spécifiques avec cette fin et voilà votre livre organisé. Ainsi notre auteur ne fait ici que fournir assez inutilement un prétexte à la paresse des auteurs indolens, ou à l’orgueil de ces autres écrivains qui attachant trop d’importance à leurs étroites pensées, débitent sentencieusement de graves sottises une à une, et les donnent par compte, pour les faire valoir, en les faisant attendre. La marche la plus honnête et la plus sûre pour un écrivain, est de tâcher d’abord d’inventer des choses assez utiles et assez intéressantes par elles-mêmes, pour qu’il n’ait pas besoin de les faire valoir par ces petits moyens, et de les exposer ensuite avec assez de clarté, de modestie et de méthode, pour les faire aisément concevoir, adopter et rappeler. Il est pourtant un avantage très réel attaché à cette forme aphorismatique, mais bien différent de celui que Bacon a en vue : voici en quoi il consiste. L’auteur, en séparant physiquement l’expression de ses idées, aide ainsi le lecteur à les séparer mentalement, à les considérer une à une, à les concevoir clairement et distinctement, à les rappeler fidèlement, à les comparer avec exactitude, à saisir leurs vrais rapports, à les combiner avec justesse, à les exprimer avec précision, enfin à concevoir ou à organiser plus parfaitement le tout ensemble ; mais il est ici un milieu, c’est de réunir ces deux avantages ; savoir : celui de rendre toutes les parties plus distinctes, et celui de donner au tout plus de cohérence et d’unité, en laissant subsister les séparations physiques, et en liant tous ces aphorismes par des titres qui expriment leurs rapports entre eux et avec leur fin commune, à peu près comme nous l’avons fait pour ce traité.
  11. Si l’art que j’exerce est perfectionné par tout autre que par moi, non-seulement je ne dois plus prétendre à cette haute réputation dont je ne suis pas digne, mais même je perdrai cette mesure d’estime que je mérite ; car la présence de tout homme d’un génie transcendant anéantit tout ce qui l’environne, et ses productions servent à humilier tous ses émules ; je dois donc, pour sauver ma réputation, tâcher de persuader aux jeunes élèves que l’art ne peut plus faire de progrès, décourager, par de tels discours, le talent naissant dont l’apparition me menace de ma ruine, et mordre la pierre qu’on me jette. Ainsi se parle un homme médiocre, à la vue d’un talent supérieur qui l’offusque mais tandis qu’il s’arrête pour se parler ainsi, l’homme de génie avance à grands pas, et le laisse encore plus loin derrière lui.
  12. Ce mot est barbare mais un autre mot équivalent est introuvable dans notre langue.
  13. Rien n’a fuit plus de tort à l’église catholique, que la démonstration de certaines vérités qu’elle avoit long-temps niées avec opiniâtreté, et même punies en la personne du ceux qui les défendoient ; car le premier corollaire d’une telle démonstration est que ceux qui la nient sont des fripons s’ils l’entendent, et des sots s’ils ne l’entendent pas. Voilà pourquoi elle éloignoit tant qu’elle pouvoit cette impertinente démonstration. Si l’église catholique avoit eu la sagesse de ne point se mêler des sujets scientifiques et philosophiques, ou de ne brûler que l’argument, en laissant vivre le logicien, elle eût prévenu, ou du moins beaucoup éloigné l’horrible réaction dont nous avons été témoins ; mais elle a suivi d’autres maximes ; et en persécutant nos philosophes, nos prêtres n’ont fait qu’enraciner la philosophie ; comme les philosophes païens en persécutant les premiers prêtres chrétiens, n’avoient fait que planter plus profondément le christianisme. La persécution que les catholiques ont fait essuyer au grand Galilée, relativement à son assertion sur le mouvement de la terre, n’a eu d’autre effet que d’exciter un plus grand nombre de personnes à en lire la démonstration, et n’a pas plus arrête le progrès de cette vérité, que le sot argument qu’ils tiroient de la fable de Josué, n’a empêché la terre de rouler autour du soleil, ou cet astre de luire et d’être visible pour ceux qui le regardent.
  14. Entre autres, la somme de Thomas d’Aquin ; vaste recueil de sottises religieuses et scholastiques, digérées par un grand homme, noyé dans la poussière de l’école : que de génie perdu !
  15. Le vrai christianisme est la philosophie du cœur, et il est tout compris dans ce seul mot : aime. La philosophie d’Aristote n’est qu’un jeu d’esprit, une sorte de jeu d’échecs, qui dessèche l’homme et n’engraisse que son orgueil.
  16. S’il est vrai que tout l’essentiel du christianisme consiste dans le double amour de Dieu et du prochain, comme le prétend le législateur même, qui apparemment y entendoit quelque chose, et que l’homme ne puisse être heureux qu’en aimant ceux avec qui il vit, le christianisme est donc fondé sur la nature même de l’homme ; dès-lors il n’est pas bien difficile de le déduire des principes philosophiques ; il suffit pour cela d’un raisonnement fort simple, et il n’est pas besoin de le chercher bien loin, puisque le voilà. De plus, si l’on pouvoit persuader aux hommes qu’outre la récompense naturelle attachée à une conduite fondée sur ce double amour, ils doivent en espérer une infiniment plus grande dans la vie future, une telle opinion qui auroit l’avantage de consolider la morale, ne feroit d’ailleurs obstacle ni aux opérations politiques, ni aux expériences de physique. Comme la science acquise par la voie ordinaire a l’inconvénient de nourrir l’orgueil humain et tous les vices qui en dérivent, il est nécessaire de ramener de temps en temps les jeunes physiciens à la science qui apprend à faire un bon usage de toutes les autres. S’il y a une moralité dans l’univers, comme on n’en peut douter, dès-lors les causes morales y étant mêlées par-tout avec les causes physiques, et par conséquent en partie causes de ces mouvemens mêmes qui sont l’objet de la physique, pourquoi ne pas entrelacer, dans nos livres, ces deux espèces de causes, comme elles le sont dans l’univers, dont ces livres doivent être le tableau ? Quelle différence, ô lecteurs aussi sensibles que judicieux ! de cette physique sèche et toute tissue de faits au fond assez indifférens, ou de bizarres formules, à cette autre physique qui, en déployant à nos yeux le vaste et magnifique spectacle de l’univers, y met ou plutôt y laisse un Dieu qui donne à ce grand tout l’unité, l’âme et la vie, comme l’ont fait Niewenttyt, Pluche et Bernardin, qui, à la vérité, donne quelquefois un peu dans l’excès, mais dans un excès infiniment moins dangereux que l’opposé. Sans ce correctif, cette physique n’est que l’occupation d’un vil joueur de gobelets ; et ces mathématiques ne sont qu’un frivole jeu d’échecs, bon pour former des statues, non des hommes.
  17. C’est-à-dire, sous la verge du prêtre ; car, lorsque le prêtre fait parler Dieu, il le fait presque toujours parler en homme et pour l’intérêt de l’homme qui lui sert d’interprète.
  18. Si l’auteur des choses, en formant l’univers a pu ce qu’il a voulu, sa volonté doit être écrite dans les effets mêmes de sa puissance, et sa loi, gravée dans ses œuvres. Or, j’ai fait voir dans la note précédente que ce qui doit être à cet égard, est un effet ; et qu’il suffit, pour connoître les devoirs de l’homme, de considérer en quoi consiste son bonheur. Dieu a fait à l’homme une loi d’aimer son semblable, puisqu’il lui en a fait un besoin, et qu’en attachant le bonheur à ce sentiment, il a, par cela seul, attaché le prix de l’observation de la loi, d cette observation même.
  19. Cette révolution et cette lumière ne diffèrent que comme l’effet et sa cause. Une lumière nouvelle, en éclairant les esprits, détruit les vieux préjugés et fait naître de nouvelles opinions, lesquelles enfantent de nouvelles actions qui occasionnent une révolution, ou qui sont elles-mêmes cette révolution. Une lumière nouvelle fait révolution et parmi les hiboux qui la fuient, et parmi les aigles qui la cherchent. Les voleurs, a dit Duclos, n’aiment point les lanternes, et tâchent de les briser.