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Novum Organum (trad. Lasalle)/Livre I/Chap V

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Novum Organum
Livre I - Chapitre V
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres4 (p. 319_Ch05-366_com_ch5).
CHAPITRE V.
Motifs d’encouragement et d’espérance, naissant de la découverte des erreurs et des préjugés.
XCI.

DE tous les obstacles qui empêchent les hommes de former dans les sciences de nouvelles entreprises et d’y prendre, pour ainsi dire, de nouveaux emplois, le plus puissant est cette facilité même avec laquelle ils désespèrent du succès, et supposent que toute grande découverte est impossible. Car c’est principalement en ce point que les hommes judicieux et sévères manquent de confiance et de courage ; considérant à toute heure les obscurités de la nature, la courte durée de la vie, les illusions des sens, la faiblesse du jugement humain, et cent autres semblables inconvéniens. Vains efforts, pensent-ils, dans les révolutions de ce monde et dans ses différens âges ! les sciences ont leur flux et leur reflux ; on les voit, tantôt croître et fleurir, tantôt décliner et se flétrir ; de manière cependant, qu’après être parvenues à un certain degré[1] suprême ou maximum elles ne vont jamais au-delà.

Aussi, lorsque vient à paroître quelque mortel, ayant le sentiment de sa force, qui ose promettre de plus grandes choses, ou les espère en silence, sa généreuse hardiesse est-elle taxée de présomption et imputée à défaut de maturité. Dans les entreprises de cette nature, dit-on alors, le commencement est flatteur ; le milieu, épineux ; la fin, humiliante. Et comme c’est dans l’esprit des hommes graves et judicieux que tombent le plus souvent ces pensées si décourageantes, il est trop vrai que nous devons être attentifs sur nous-mêmes, de peur que, séduits par un objet très beau sans doute, et très grand en lui-même, nous ne venions à relâcher de la sévérité de notre jugement. Voyons quelle espérance peut nous luire, et de quel côté se montre cette lumière. Rejetons toute fausse lueur d’espoir ; mais ce qui peut avoir en soi plus de solidité, tâchons de le bien discuter et de le bien peser. Il est même bon d’appeler à notre discussion, cette sorte de prudence par laquelle on se gouverne ordinairement dans les affaires ; science qui se fait une règle de la défiance, et dans les choses humaines, suppose toujours le pire. C’est donc de nos espérances que nous allons parler ; car nous ne sommes rien moins que de simples prometteurs, nous ne dressons point d’embûches aux esprits, nous n’en avons pas même le dessein ; mais nous conduisons les hommes de leur bon gré et comme par la main. Nous serons, il est vrai, plus à portée de remédier à ce découragement, qui fait obstacle aux progrès des sciences, quand nous en serons aux détails des expériences et des observations, sur-tout à nos tables d’invention, digérées et ordonnées avec le plus grand soin (tables qui appartiennent à la seconde, ou plutôt à la quatrième partie de notre restauration des sciences ; attendu que ces faits et cette méthode ne sont rien moins que de simples espérances mais, en quelque manière, la chose même) ; néanmoins, afin de ne rien précipiter, fidèles au plan que nous nous sommes faits, nous continuerons à préparer les esprits ; préparation dont ces motifs d’espérance que nous allons exposer, ne sont pas la moindre partie. Car, ces motifs ôtés, tout ce que nous pourrions dire sur ce sujet, serviroit plutôt à affliger les hommes à pure perte, c’est-à-dire, à les forcer de rabattre prodigieusement du prix excessif qu’ils attachent à ce qu’ils possèdent déjà, et à les en dégoûter, à leur faire apercevoir et sentir plus vivement le malheur trop réel de leur condition, qu’à ranimer leur courage et à aiguillonner leur industrie par rapport à l’expérience. Il est donc temps d’exposer ces conjectures et ces probabilités sur lesquelles nous fondons nos espérances. En quoi nous suivrons l’exemple de Christophe Colomb, qui avant d’entreprendre cette navigation fameuse dans l’océan atlantique, commença par proposer les raisons d’après lesquelles il se flattoit de découvrir de nouvelles terres et un nouveau continent ; raisons qui, ayant été d’abord rejetées, mais ensuite confirmées par l’expérience, furent ainsi le principe et la source des plus grandes choses.

XCII.

C’est dans l’Être suprême, c’est dans Dieu même que nous devons chercher notre premier et plus puissant motif d’espérance  ; il en doit être le principe comme il en est la fin : car, l’objet auquel nous aspirons n’étant pas moins que le plus grand des biens, il est clair qu’il ne faut le chercher qu’en Dieu seul, vrai principe de tout bien, et source de toute vraie lumière. Or, dans les opérations divines, les commencemens, quelque foibles qu’ils puissent paraître, ont néanmoins toujours un effet certain ; et ce qui a été dit des choses spirituelles : que le règne de Dieu arrive, sans qu’on s’en aperçoive, a également lieu dans toute grande opération de la divine providence ; tout y marche sans bruit, s’y fait sans qu’on le sente ; et l’œuvre est entièrement exécutée avant que les hommes se soient persuadés qu’elle se faisoit, ou qu’ils y aient fait attention. Il ne faut pas non plus oublier cette prophétie de Daniel, touchant les derniers temps de la durée du monde : grand nombre d’hommes passeront au-delà des régions connues, et la science se mulipliera ; prophétie dont le sens manifeste est qu’il est arrêté dans les destinées, c’est-à-dire dans les décrets de la divine providence, que cette découverte des régions inconnues, qui, par tant de navigations de long cours, est déjà totalement accomplie, ou s’accomplit actuellement même ; que cette découverte, dis-je, et les grands progrès dans les sciences, auront lieu à la même époque.

XCIII.

Vient ensuite ce puissant motif d’espérance, qui se tire de la connoissance des erreurs du temps passé et des tentatives inutiles faites jusqu’ici. Quelle plus sage exhortation que celle qu’adressoit à ses concitoyens certain politique[2] : ce qui est pour vous, ô Athéniens un sujet d’affliction et de désespoir, quand vous tournez vos regards vers le passé, deviendra, sitôt que vous les tournerez vers l’avenir, un motif de consolation et d’espérance : car si, ayant rempli tous vos devoirs et usé de toutes vos ressources, vous n’eussiez pu néanmoins réparer vos pertes multipliées, ce seroit alors seulement que, n’ayant plus même l’espoir d’un mieux, et que vos maux étant désormais sans remède, vous auriez tout lieu de perdre entièrement courage et de désespérer ainsi de la république : mais comme vous ne pouvez justement attribuer à la seule force des choses, et au seul ascendant irrésistible des circonstances, ces malheurs trop réels qui vous abattent, et ne devez les imputer qu’à vos propres fautes, cette considération même est ce qui doit vous remplir de confiance, et vous faire espérer qu’en évitant ces fautes, ou en les réparant, vous vous élèverez de nouveau à cet état de splendeur et de force dont vous êtes déchus. De même si, durant tant de siècles, les hommes ayant suivi constamment dans la culture des sciences, la vraie route de l’invention, n’y eussent fait aucun progrès, ce seroit alors présomption et témérité, que d’espérer pouvoir en reculer les limites. Mais les hommes s’étant mépris dans le choix de la route même, et ayant consumé toute leur activité dans les sujets qui devoient le moins les occuper, il s’ensuit que le fort de la difficulté n’est point dans les choses mêmes, et ne dépend point de causes sur lesquelles nous n’ayons aucune prise ; mais qu’elle est seulement dans l’esprit humain, dans l’usage et l’application qu’on en fait ordinairement ; inconvénient qui n’est rien moins que sans remède. Car autant il y a eu d’erreurs dans le passé, autant nous reste-t-il de motifs d’espérance. Or, ce sujet que nous allons traiter, nous l’avons déjà légèrement touché. Cependant nous croyons devoir le reprendre, mais en peu de mots, dans un style simple et sans art.

XCIV.

Les philosophes qui se sont mêlés de traiter les sciences, se partageoient en deux classes ; savoir les empyriques et les dogmatiques. L’empyrique semblable à la fourmi, se contente d’amasser et de consommer ensuite ses provisions. Le dogmatique (a), tel que l’araignée, ourdit des toiles dont la matière est extraite de sa propre substance : l’abeille garde le milieu, elle tire la matière première des fleurs des champs et des jardins ; puis, par un art qui lui est propre, elle la travaille et la digère. La vraie philosophie fait quelque chose de semblable : elle ne se repose pas uniquement ni même principalement sur les forces naturelles de l’esprit humain ; et cette matière qu’elle tire de l’histoire naturelle, elle ne la jette pas dans la mémoire telle qu’elle l’a puisée dans ces deux sources ; mais après l’avoir aussi travaillée et digérée, elle la met en magasin. Ainsi, notre plus grande ressource, et celle dont nous devons tout espérer, c’est l’étroite alliance de ces deux facultés, l’expérimentale et la rationnelle ; union qui n’a point encore été formée.

XCV.

On ne trouve nulle part d’histoire naturelle parfaitement pure ; toutes celles que nous avons sont infectées de préjugés et sophistiquées ; savoir : dans l’école d’Aristote, par la logique ; dans la première école de Platon, par la théologie naturelle ; dans la seconde école du même philosophe, dans celles de Proclus et de quelques autres, par les mathématiques ; science qui doit, non engendrer, commencer la philosophie naturelle, mais seulement la terminer (b). Cependant l’inutilité de leurs tentatives ne doit pas nous décourager ; car, en nous procurant une histoire naturelle pure et sans mélange, nous devons en attendre quelque chose de mieux.

XCVI.

Il n’a point encore paru de mortel d’un esprit assez ferme et assez constant pour s’imposer la loi d’effacer entièrement de sa mémoire toutes les théories et les notions communes, pour recommencer tout, et appliquer de nouveau aux faits particuliers son entendement bien aplani, et, pour ainsi dire, tout ras. Aussi cette philosophie, que nous tenons de la seule raison humaine, abandonnée à elle-même, n’est-elle qu’un amas, qu’un fatras, composé du produit de la crédulité, du hazard, et de ces notions que nous avons sucées avec le lait.

Mais s’il paroissoit un homme d’un âge mûr, qui, avec des sens bien constitués et un esprit purifié de toute prévention, appliquât de nouveau son entendement à l’expérience, ah ! ce seroit de cet homme-là qu’il faudroit tout espérer. Or, c’est en quoi nous osons nous-mêmes aspirer à la fortune d’Alexandre-le-Grand et qu’on n’aille pas pour cela nous taxer de vanité, avant d’avoir vu la fin d’un discours dont le but propre est de bannir toute vanité. Car c’étoit ainsi que s’exprimoit Eschine, en parlant du grand Alexandre et de ses exploits : certes, cette vie que nous vivons n’a rien de mortel, et nous sommes nés pour que la postérité raconte de nous des prodiges. Il semble que cet orateur regardoit les exploits d’Alexandre comme autant de miracles. Mais dans les siècles suivans parut Tite-Live, qui sut mieux expliquer et apprécier ce miracle prétendu, lorsqu’il dit, au sujet de ce conquérant, qu’au fond il n’eut d’autre mérite que celui d’avoir méprisé courageusement un vain épouvantail. Nous pressentons que la postérité portant de notre entreprise un semblable jugement, dira de nous, qu’au fond nous n’avons rien fait de vraiment grand mais que ce qui paroissoit tel aux autres, nous l’avons un peu moins estimé. Mais, comme nous l’avons dit tant de fois, notre unique espérance est dans la régénération des sciences ; c’est-à-dire, qu’il faut les recomposer et les tirer de l’expérience avec un ordre fixe et bien marqué. Or, que d’autres mortels aient exécuté une telle entreprise, ou y aient même pensé, c’est ce que personne je crois, n’oseroit assurer.

XCVII.

Quant à l’expérience, sujet dont il est temps de s’occuper sérieusement, elle est encore sans fondemens parmi nous, ou n’en a que de bien foibles. Ces expériences et ces observations qu’on a rassemblées jusqu’ici, ne répondent, ni pour le nombre, ni pour le choix, ni pour la certitude, à un dessein tel que celui de procurer à l’entendement de sûres et d’amples informations ; ces collections sont, à tous égards, insuffisantes. Les savans, classe d’hommes crédules et indolens, ont prêté l’oreille trop aisément à des contes populaires ; ont adopté trop aisément de simples oui-dire d’expérience, et n’ont pas craint d’employer de tels matériaux, soit pour établir, soit pour confirmer leur philosophie, donnant à ces relations si incertaines le poids d’un valide témoignage. Tels seroient des hommes d’état qui voudroient gouverner un empire, non sur des lettres et des relations d’ambassadeurs, ou autres députés dignes de foi ; mais sur des bruits de ville, de triviales anecdotes, et régleroient toutes leurs affairés sur de telles informations. Tel est aussi le genre d’administration qu’on a introduit en philosophie, par rapport à l’expérience. Cette histoire naturelle, sur laquelle on se fonde, je n’y vois rien d’observé avec la méthode convenable, rien de vérifié avec une sage défiance, rien de compté, de pesé, de mesuré. Or, quand l’observation est vague et sans ces déterminations, l’information n’est rien moins que sûre. Ces reproches pourront paraître étranges et ces plaintes, quelque peu injustes à tel qui, considérant qu’un aussi grand homme qu’Aristote, aidé de toute la puissance d’un prince tel qu’Alexandre[3], a composé une histoire des animaux fort exacte ; que d’autres depuis, avec plus d’exactitude encore, quoique avec moins de fracas, y ont beaucoup ajouté ; que d’autres, enfin, ont écrit des histoires et des relations fort détaillées sur les plantes, les métaux et les fossiles, se laisseroit éblouir par ces imposantes collections. Mais ce seroit perdre de vue notre but principal, et saisir assez mal notre pensée. Car autre est la méthode qui convient à une histoire naturelle composée pour elle-même[4] autre, la marche qu’on doit suivre dans celle dont le but est de procurer à l’entendement de suffisantes informations, et de donner une base à la philosophie. Ces deux sortes d’histoires déjà si différentes à une infinité d’autres égards, diffèrent encore en ce point, que la premières borne à une simple description des diverses espèces de corps qu’offre la nature, et ne dit rien de ce grand nombre d’expériences que fournissent les arts méchaniques. Dans les relations ordinaires d’homme à homme, la plus sûre méthode pour découvrir le naturel et les secrets sentimens de chaque individu, est de l’observer dans les momens de trouble et de vive émotion. Il en est de même des mystères de la nature ; elle laisse plus aisément échapper son secret lorsqu’elle est tourmentée et comme vexée par l’art, que lorsqu’on l’abandonne à son cours ordinaire, la laissant dans toute sa liberté. Quand l’histoire naturelle, qui est la base et le fondement de l’édifice, sera plus ample et d’un meilleur choix, ce sera alors seulement qu’on pourra espérer beaucoup de la philosophie naturelle ; sans une telle collection toute espérance seroit vaine.

XCVIII.

Dans cette collection de faits, qu’on a tirée des arts méchaniques et qui semble si riche, nous découvrons, nous, une grande pauvreté par rapport à cette sorte de faits qui peuvent procurer à l’entendement les meilleures informations. L’artisan ne se soucie guère de la recherche de la vérité ; il ne tend son esprit et n’étend la main que sur ce qui peut lui être de quelque service dans sa profession. Le seul temps où l’espérance de voir les sciences avancer à grands pas, pourra passer pour bien fondée, sera celui où l’on aura l’attention de joindre et d’agréger à l’histoire naturelle une infinité d’expériences qui, bien que n’étant par elles-mêmes d’aucun usage, ne laissent pas d’être nécessaires pour la découverte des causes et des axiomes ; expériences que nous qualifions ordinairement de lumineuses, pour les distinguer de celles que nous désignons pat le nom de fructueuses. Car une propriété admirable qui caractérise celles de la première espèce, c’est de ne jamais tromper l’attente, et de donner toujours infailliblement ce qu’on en vouloit tirer. En effet, comme ce n’est pas pour exécuter telle opération qu’on en fait usage, mais pour découvrir la cause naturelle de tel phénomène, le résultat, quel qu’il puisse être, mène toujours au but, puisqu’il satisfait à la question et la termine[5].

XCIX.

Or, ce n’est pas assez de rassembler un plus grand nombre d’expériences, et de les choisir avec plus de soin qu’on ne l’a fait jusqu’ici, il faut encore suivre une toute autre méthode, un tout autre ordre, une toute autre marche, pour continuer ces observations et les multiplier. Car l’expérience vague, et qui n’a d’autre guide qu’elle-même, n’est qu’un pur tâtonnement, et sert plutôt à étonner les hommes qu’à les éclairer : mais lorsqu’elle ne marchera plus qu’à la lumière d’une méthode sûre et fixe ; lorsqu’elle n’avancera que par degrés, et ira, pour ainsi dire, pas à pas, ce sera alors véritablement qu’on pourra espérer de faire d’utiles découvertes.

C.

Quand les matériaux d’une histoire naturelle, expérimentale, et telle (soit pour la quantité, soit pour le choix) que l’exige la fonction propre à l’entendement, ou, si l’on veut, au philosophe quand, dis-je, de tels matériaux auront été rassemblés et seront sous notre main, il ne faudra pas pour cela permettre à l’entendement de travailler sur cette matière, en vertu de son mouvement naturel et spontané, en un mot, de mémoire ; car il n’est pas plus en état de se suffire à lui-même dans ses opérations, qu’un homme doué de la plus heureuse mémoire ne pourroit apprendre par cœur et retenir exactement tous les nombres d’un livre d’éphémérides. Cependant jusqu’ici, dans l’invention, on a toujours fait jouer un plus grand rôle à la simple méditation qu’à l’écriture, et l’on n’a point encore appris à inventer la plume à la main. Mais la seule invention qui doive être approuvée, c’est l’invention par écrit (c) ; et cette dernière méthode une fois passée en usage, espérons tout de l’expérience enfin devenue lettrée (d).

CI.

De plus, comme les détails et les faits particuliers forment une multitude innombrable ; que ces faits épars et répandus sur un grand espace, partagent excessivement l’attention, causent à l’esprit une sorte de tiraillement en tout sens, et le jettent dans la confusion, on aura tout à craindre de ses écarts, de sa légèreté naturelle, et de sa disposition à voltiger ; à moins que, par le moyen de tables d’invention d’un bon choix, d’une judicieuse distribution, et comme vivantes, on ne sache assembler et coordonner tous les faits appartenans au sujet de la recherche dont on s’occupe, et qu’ensuite on n’applique l’esprit à ces tables ainsi préparées et digérées, qui sont destinées à lui prêter secours.

CII.

Mais quand la masse des faits aura été, en quelque manière, mise sous nos yeux avec l’ordre et la méthode convenables, gardons-nous encore de passer tout d’un coup à la recherche des causes ; ou, si nous le faisons, de nous trop reposer sur ce premier résultat. Nul doute à la vérité, que si les expériences tirées de tous les arts, puis rassemblées et rédigées comme nous venons de le dire, étoient mises sous les yeux même d’un homme seul, et soumises à son jugement, il ne pût, par la simple translation de ces expériences d’un art dans l’autre[6], faire, par ce moyen, une infinité de découvertes avantageuses et de présens utiles à la vie humaine, surtout à l’aide de cette méthode expérimentale que nous désignons par le nom d’expérience lettrée. Cependant on ne doit pas trop faire fonds sur cette ressource ; mais espérer beaucoup plus de cette lumière nouvelle qui jaillira des axiomes extraits des faits particuliers par la vraie méthode, et qui ensuite indiqueront de nouveaux faits ; car la route où l’on marche, guidé par cette méthode, n’est point un terrein uni, une sorte de plaine ; mais un terrein inégal, où l’on va tantôt en montant, tantôt en descendant : on monte des faits aux axiomes, puis on redescend des axiomes à la pratique.

CIII.

Cependant il faut se garder de permettre à l’entendement de sauter, de voler, pour ainsi dire, des faits particuliers aux axiomes qui en sont les plus éloignés, et que j’appellerois généralissimes, tels que sont ceux qu’on nomme ordinairement les principes des arts et de toutes choses ; de les regarder aussitôt comme autant de vérités immuables, et de s’en servir pour établir les axiomes moyens, ce qui seroit en effet très expéditif. Et c’est ce qu’on a fait jusqu’ici, l’entendement n’y étant que trop porté par son impétuosité naturelle, et étant d’ailleurs de longue main accoutumé, dressé à cela même par les démonstrations syllogistiques. Mais on pourra espérer beaucoup des sciences, lorsque, par la véritable échelle, c’est-à-dire par des degrés continus, sans interruption, sans vuide, on saura monter des faits particuliers aux axiomes du dernier ordre ; de ceux-ci, aux axiomes moyens, lesquels s’élèvent peu à peu les uns au-dessus des autres, pour arriver enfin aux plus généraux de tous. Car les axiomes du dernier ordre ne différent que bien peu de l’expérience toute pure ; mais ces axiomes suprêmes ou généralissimes (je parle ici des seuls que nous ayons), sont purement idéaux ; ce ne sont que de pures abstractions, n’ayant ni réalité, ni solidité. Les vrais axiomes, les axiomes solides et comme vivans, ce sont les axiomes moyens, sur lesquels reposent toutes les espérances et toute la fortune réelle du genre humain. C’est sur ceux-là que s’appuient aussi les axiomes généralissimes et par ce mot, nous n’entendons pas simplement des principes abstraits, mais des principes vraimentlimités par des principes moyens[7].

Ainsi, ce qu’il faut, pour ainsi dire, attacher à l’entendement, ce ne sont point des ailes ; mais au contraire du plomb, un poids, en un mot, qui le contienne et qui l’empêche de s’élancer ainsi de prime-saut aux principes les plus élevés. Mais c’est une précaution qu’on a jusqu’ici négligée ; et quand on l’aura prise, alors enfin l’on pourra se promettre des sciences quelque chose de grand et de solide.

CIV.

Lorsqu’il s’agit d’établir un axiome, il faut employer une forme d’induction toute autre que celle qui a été jusqu’ici en usage ; et cela non-seulement pour découvrir et démontrer ce qu’on nomme communément les principes, mais pour établir aussi les axiomes du dernier ordre et les axiomes moyens, tous, en un mot. Car cette sorte d’induction qui procède par voie de simple énumération, n’est qu’une méthode d’enfant, qui ne mène qu’à des conclusions précaires, et qui court les plus grands risques de la part du premier exemple contradictoire qui peut se présenter. En général elle prononce d’après un trop petit nombre de faits ; encore est-ce de cette sorte de faits qu’on rencontre à chaque instant. Mais la forme d’induction vraiment utile dans l’invention ou la démonstration des sciences, s’y prend tout autrement ; elle analyse les opérations de la nature ; elle fait un choix parmi les observations et les expériences ; dégageant de la masse, par des exclusions et des rejections convenables, les faits non concluans ; puis, après avoir établi un nombre suffisant de propositions, elle s’arrête enfin aux affirmatives, et s’en tient à ces dernières. Or c’est ce qui n’a point encore été fait ni même tenté si ce n’est peut-être par le seul Platon[8], qui pour analyser et vérifier les définitions et les idées, emploie, jusqu’à un certain point, cette méthode : mais pour qu’on tire de cette dernière forme d’induction tout le parti qu’on en peut tirer, nous serons obligés de recourir à beaucoup de moyens dont aucun mortel ne s’est encore avisé ; en sorte qu’elle exige encore plus de peine et de soins qu’on n’en a pris relativement au syllogisme. Or, cette même induction, ce n’est pas seulement pour découvrir ou démontrer les axiomes qu’il faut y avoir recours, mais encore pour déterminer les notions ; et c’est, à proprement parler, sur cette ressource que se fondent nos plus grandes espérances.

CV.

Dans la confection d’un axiome à l’aide de cette induction, il est une sorte d’examen, d’épreuve à laquelle il faut le soumettre ; il faut voir, dis-je, si cet axiome qu’on établit est bien ajusté à la mesure des faits dont il est tiré, s’il n’a pas plus d’ampleur et de latitude ; et an cas qu’il déborde en effet cette masse de faits, il faut voir s’il ne seroit pas en état de justifier cet excès d’étendue, en indiquant de nouveaux faits, qui seroient comme une garantie, une caution de ce surplus[9] ; et cela pour deux raisons : d’abord, pour ne pas rester uniquement attaché à des choses inutiles ; puis, de peur que, voulant saisir trop de choses à la fois, nous n’embrassions que des formes abstraites ; c’est-à-dire, que des ombres, et non des choses solides, réelles et déterminées ; lorsqu’on se sera suffisamment familiarisé avec cette méthode alors enfin un puissant motif de plus fondera nos espérances.

CVI.

Il est nécessaire de résumer et de rappeler aussi en ce lieu ce que nous avons dit plus haut sur la nécessité d’étendre la philosophie naturelle aux sciences particulières, et réciproquement de ramener ces dernières à la philosophie naturelle, afin que le corps des sciences ne soit point mutilé, et qu’il ne se forme entr’elles aucun schisme ; sans ces rapprochemens et cette liaison, il y a beaucoup moins de progrès à espérer.

CVII.

Telles étoient les indications que nous avions à donner sur les moyens de bannir le désespoir et de faire renaître l’espérance, en bannissant à jamais les erreurs du temps passé, ou en les corrigeant. Voyons actuellement s’il ne nous reste point encore quelqu’autre motif d’espérance. Le premier qui se présente, c’est celui-ci : si une infinité de choses utiles ont pu se présenter aux hommes, quoiqu’ils ne les cherchassent pas, qu’ils fussent occupés de toute autre chose, et qu’ils les aient rencontrées comme par hazard, qui peut douter que s’ils les cherchoient à dessein, qu’ils fussent tout à la chose, et que, dans cette recherche, ils procédassent avec méthode et une certaine suite, non par élans et par sauts, ils ne fissent beaucoup plus de découvertes. Car bien qu’il puisse arriver deux ou trois fois que tel rencontre enfin par hazard ce qui lui avoit échappé, lorsqu’il le cherchoit avec effort et de dessein prémédité ; cependant, à considérer la totalité des événemens, c’est le contraire qui doit arriver. Ainsi, veut-on faire des découvertes, et en plus grand nombre et plus utiles, et à de moindres intervalles de temps, c’est ce qu’on doit naturellement attendre plutôt de la raison, d’une industrieuse activité, d’une judicieuse méthode, que du hazard, de l’instinct des animaux, et d’autres causes semblables qui ont été jusqu’ici la source et le principe de la plupart des inventions.

CVIII.

Un autre motif qui pourroit faire naître encore quelque espérance, c’est que bien des choses déjà connues sont de telle nature, qu’avant qu’elles fussent découvertes, il étoit difficile d’en avoir même le simple soupçon : que dis-je ! on les eût regardées comme impossibles, méprisées comme telles, et l’on n’eût pas daigné s’en occuper. Car les hommes jugent ordinairement des choses nouvelles par comparaison avec les anciennes[10], auxquelles ils les assimilent, et d’après leur imagination qui en est toute remplie, toute imbue ; en un mot, ils veulent absolument deviner l’inconnu par le connu ; conjectures d’autant plus trompeuses, que la plupart de ces découvertes qui dérivent des sources mêmes des choses, n’en découlent point par les ruisseaux ordinaires et connus.

Par exemple, si quelqu’un, avant l’invention de la poudre à canon et de l’artillerie, eût parlé ainsi : on a inventé une machine par le moyen de laquelle on peut, de la plus grande distance, ébranler, renverser même les murs les plus épais, et ruiner quelque fortification que ce puisse être, on eût d’abord pensé à ces machines de guerre qui sont animées par des poids ou des ressorts[11] ; par exemple, à quelque nouvelle espèce de bélier, et l’on eût pris peine à imaginer une infinité de moyens pour en augmenter la force, et en rendre les coups plus fréquens. Mais cette espèce de vent ou de souffle ignée, cette substance qui se dilate et se débande avec tant de violence et de promptitude, on se fût d’autant moins avisé d’y penser, qu’on n’en connoissoit aucun exemple, qu’on n’avoit aucune analogie qui pût y conduire[12], si ce n’est peut-être les tremblemens de terre et la foudre ; deux phénomènes qu’on eût rejetés bien loin de sa pensée, les regardant comme deux grands secrets de la nature, et deux opérations aussi inimitables qu’impénétrables.

De même si, avant la découverte de la soie, quelqu’un eût tenu un tel discours : on a découvert une certaine espèce de fil dont on peut faire toutes sortes de meubles et de vêtemens ; fil beaucoup plus fin que tous ceux qu’on fait avec le lin ou la laine, et qui pour tant a beaucoup plus de force, de moëlleux et d’éclat. Mais d’imaginer qu’on chétif vermisseau puisse fabriquer un tel fil, et le fournir en si grande quantité ; enfin, que ce travail se renouvelle tous les ans, qui s’en fût jamais avisé ? Que si de plus la même personne eût hazardé quelques détails plus positifs sur ce ver même, on l’eût tournée en ridicule, et prétendu qu’elle vouloit parler de quelque nouvelle espèce d’araignée qui filoit ainsi, et à laquelle elle auroit rêvé.

De même si, avant l’invention de la boussole, quelqu’un eût dit qu’on avoit inventé un instrument à l’aide duquel on pouvoit distinguer et déterminer avec exactitude les pôles de la sphère céleste et les différentes situations des astres, on se seroit d’abord imaginé qu’il ne s’agissoit que de certains instrumens d’astronomie, construits avec plus d’exactitude et de précision. À force de tourmenter son imagination, on eût trouvé mille moyens pour arriver à ce but. Mais qu’il fût possible de découvrir une telle espèce de corps, dont le mouvement s’accordât si bien avec celui des corps célestes, et qui ne fût pas lui-même un corps céleste, mais seulement une substance pierreuse ou métallique, c’étoit ce qui eût semblé tout à fait incroyable. Ces découvertes pourtant avoient long-temps échappé aux hommes et ce n’est point à la philosophie ou aux sciences de raisonnement qu’on les doit, mais au hazard, à l’occasion et comme nous l’avons déjà dit, elles sont si hétérogènes[13] et si éloignées de tout ce qui étoit déja connu, qu’aucune espèce de prénotion et d’analogie ne pouvoit y conduire.

Il y a donc tout lieu d’espérer que la nature renferme encore dans son sein une infinité d’autres secrets qui n’ont aucune analogie avec les propriétés déjà connues, mais qui sont tout-à-fait hors des voies de l’imagination. Nul doute qu’elles ne se fassent jour à travers le labyrinthe des siècles, et que tôt ou tard elles ne se produisent à la lumière, comme celles qui les ont précédées ont paru dans leur temps ; mais par la route que nous traçons, on pourroit les rencontrer beaucoup plutôt, sur-le-champ même, les saisir toutes ensemble et avant le temps.

CIX.

Mais on aperçoit telles autres découvertes qui sont de nature à faire croire que le genre humain peut manquer les plus belles inventions, faute de voir ce qui est, pour ainsi dire, à ses pieds, et passer outre, sans le remarquer. Car après tout, ces inventions de la poudre à canon, de la boussole, de la soie, du sucre et du papier, avoient nécessairement des relations quelconques à certaines propriétés naturelles (f). Mais on ne peut disconvenir que l’art de l’imprimerie étoit quelque chose d’assez facile à imaginer, et presque sous la main. Néanmoins, faute d’avoir considéré que, si les caractères typographiques sont plus difficiles à arranger que les lettres à tracer par le seul mouvement de la main, il y a pourtant entre ces deux espèces de caractères, cette différence essentielle, qu’à l’aide des caractères typographiques une fois placés, on tire en fort peu de temps une infinité de copies ; au lieu que l’écriture à la main n’en fournit qu’une seule : faute aussi d’avoir compris qu’il est possible de donner à l’encre un tel degré de consistance, qu’en cessant d’être coulante, elle puisse encore teindre ; sans compter l’attention de tourner les caractères en haut, et d’imprimer en dessus ; c’est pourtant, dis-je, faute de ces considérations si simples, que tant de siècles ont été privés d’une invention si utile, et qui contribue si puissamment à la propagation des sciences.

L’esprit humain dans cette carrière des sciences, est presque toujours si gauche et si mal disposé qu’il commence par se défier de ses propres forces, et finit par mépriser ce qui l’avoit d’abord étonné. Avant que certaines choses aient été découvertes, la possibilité d’une telle invention lui semble incroyable mais sont-elles inventées, il lui semble au contraire incroyable qu’elles aient pu si long-temps échapper aux hommes. Or, c’est cette inconséquence même qui est pour nous une raison d’espérer qu’il reste encore une infinité de découvertes à faire, soit en saisissant certaines propriétés encore inconnues, soit en transportant d’un genre dans l’autre, et en appliquant, à l’aide de cette méthode expérimentale que nous désignons sous le nom d’expérience lettrée, les propriétés déjà connues.

CX.

Voici encore un autre motif d’espérance qu’il ne faut pas oublier ; que les hommes daignent songer à l’énorme dépense de génie, de temps, de facultés, de moyens de toute espèce, qu’ils ont faite jusqu’ici, le tout pour des études sans prix et sans utilité ; considérant de plus, que si de telles études eussent été mieux dirigées et tournées vers des objets plus solides, il n’est point de difficultés qu’ils n’eussent pu surmonter ainsi. Réflexion que nous ne pouvons nous dispenser d’ajouter ici, étant forcés d’avouer que le projet d’une histoire naturelle et expérimentale, ayant toutes les conditions nécessaires, et telle que nous l’embrassons dans notre pensée est une entreprise vraiment grande, pénible, dispendieuse, et presque royale.

CXI.

Cependant il ne faut pas se laisser trop effrayer par la multitude des faits, qui au fond seroit plutôt pour nous un nouveau motif d’espérance. Car les phénomènes particuliers de la nature et des arts, une fois éloignés des yeux du corps et détachés, par abstraction, de la masse des choses, ne se présentent plus aux yeux de l’esprit que comme une poignée. Enfin, cette route-ci a du moins un terme, et elle débouche dans un terrein découvert ; au lieu que l’autre est sans issue, et l’on s’y embarrasse de plus en plus. Les hommes n’ont encore fait dans l’expérience que de très courtes pauses ; ils n’ont fait que l’effleurer ; ils ont perdu un temps infini dans de simples méditations, et dans les pures opérations de leur esprit. Mais, s’il existoit parmi nous un seul homme qui fût en état de répondre avec justesse sur le fait de la nature, la découverte des causes et l’invention des axiomes seroient l’affaire d’un petit nombre d’années.

CXII.

Nous pensons qu’on pourroit encore trouver quelque motif d’espérance dans l’exemple que nous donnons nous-mêmes, et ce n’est pas par vanité que nous parlons ainsi ; mais ce que nous disons, il est utile de le dire. Si donc quelqu’un manque de confiance et de courage, qu’il jette les yeux sur moi, un des hommes de mon temps le plus occupé des affaires publiques, d’une santé quelquefois chancelante (ce qui entraîne avec soi une grande perte de temps), qui, dans cette entreprise, marche le premier, et ne suis les traces de qui que ce soit, qui ne communique à aucun mortel ces nouvelles idées, et qui pourtant, ayant eu le courage de soumettre mon esprit aux choses, et d’entrer dans la véritable route, n’ai pas laissé, je pense, d’y faire quelques pas ; que, toutes ces circonstances, dis-je, mûrement pesées, il considère ce que pourroient, dirigés par ces indications mêmes que nous venons de donner, un certain nombre d’hommes jouissant de tout le loisir nécessaire, et concertant leurs travaux ; sur tout le temps même, le temps seul, et dans une route qui n’est pas uniquement accessible pour tels on tels individus d’élite, comme cette méthode rationnelle dont nous avons parlé, mais qui l’est pour tous, et où tous les travaux, toutes les tâches, principalement celles dont l’objet est de rassembler des expériences, pourroient être d’abord sagement distribuées, puis réunies pour concourir à un même but. Quand les hommes, las enfin de faire tous précisément les mêmes choses, auront su partager entr’eux tout le travail, ce sera alors seulement qu’ils commenceront à connoître leurs forces, et ce que peuvent ces forces réunies.

CXIII.

Enfin, quoique nos espérances, par rapport à cette grande entreprise, soient encore bien foibles ; cependant notre sentiment est qu’il faut absolument en venir à l’essai sous peine de mériter le reproche de lâcheté. Car ici il y a moins de risque à échouer, qu’à ne pas essayer ; en n’essayant point, on est sûr de perdre le plus grand de tous les biens ; et en échouant, que perdroit-on au fond ? tout au plus un peu de peine et de temps. Au reste, d’après ce que nous avons dit et même ce que nous n’avons pas dit, il nous semble que les plus puissans motifs d’espérance se trouvent ici, je ne dis pas seulement pour un homme ardent et prompt à faire des tentatives, je dirai même pour un homme prudent circonspect et à qui il n’est pas facile d’en imposer.

CXIV.

Nous avons désormais exposé les différens motifs capables de mettre fin à ce découragement qui, de tous les obstacles aux progrès des sciences, est le plus puissant. Notre dessein n’est pas non plus de nous étendre davantage sur les signes et les causes des erreurs et de l’ignorance qui ont pris pied ; et nous devons d’autant plus nous borner à ce que nous avons dit sur ce sujet, que ces autres causes plus cachées, que le vulgaire n’aperçoit pas et dont il ne peut juger, doivent être rapportées à notre analyse des fantômes de l’esprit humain.

Ici se termine également la partie destructive de notre restauration, laquelle comprend trois sortes d’examens critiques ou de censures ; savoir : censure de la raison native de l’homme, censure des formes de démonstration, et censure des doctrines, théories ou philosophies recues. Cette triple censure a été telle qu’elle devoit être, nous y avons procédé par la seule voie des signes et de l’évidence des causes ; car n’étant d’accord avec les autres, ni sur les principes, ni sur les formes de démonstrations, nous ne pouvions employer aucun autre genre de réfutation.

Ainsi il est temps de passer à l’art même et à la vraie manière d’interpréter la nature ; cependant quelques observations préliminaires ne seront pas inutiles. Comme notre but, dans ce premier livre d’aphorismes, est de préparer les esprits non-seulement à bien entendre, mais même à adopter, à goûter ce qui doit suivre, l’entendement étant désormais débarrassé de préjugés, et devenu, pour ainsi dire une table rase, il reste à maintenir les esprits dans la bonne disposition où nous les avons mis, et dans une sorte d’aspect favorable à l’égard de ce que nous allons proposer. Car outre cette sorte de prévention, qui a pour cause un préjugé ancien et invétéré, ce qui pourroit encore fortifier cette prévention, ce seroit la fausse idée qu’on pourroit se faire de ce que nous avons en vue. Ainsi, nous tâcherons (dans le chapitre suivant) de donner une idée juste et précise de notre objet, mais seulement une idée provisoire qui pourra suffire jusqu’à ce qu’on ait une pleine connoissance de la chose même.




Commentaire du cinquième chapitre.

(a) LE dogmatique, tel que l’araignée, ourdit des toiles, etc. À ce mot, les rationnaux, que l’auteur emploie ici, je substitue l’un des deux suivans : les dogmatiques ou le dogmatique, pour rendre la diction plus uniforme. Ces quatre mots : les raisonneurs, les rationaux, les dogmatiques, les méthodistes, ne désignent, au fond, qu’une seule et même classe ; savoir : ceux qui, au lieu de ne faire usage du raisonnement que pour provoquer ou suppléer l’observation, ce qui est sa double destination, raisonnent beaucoup trop, se fiant excessivement à leurs principes et aux conséquences qu’ils en tirent. Et les différences qui les distinguent, ne sont tout au plus que des nuances qui se rapportent moins au fond de la méthode, qu’au ton, à la forme, ou à l’ordre matériel des expressions. L’empyrique est celui qui, pour appuyer ses spéculations ou ses opérations, préfère presque toujours aux principes et aux raisonnemens dont ils sont la base, les expériences et les observations directes, c’est-à-dire, qui préfère celles que lui ou d’autres ont faites ou peuvent faire sur le sujet même en question, où sur un petit nombre d’autres sujets qu’une forte analogie en rapproche beaucoup, à celles qui ont été faites sur une classe de sujets à laquelle il l’agrégeroit, et dont il lui attribueroit ensuite les propriétés ; ce qui est la marche des raisonneurs. Dans les routes battues, et dans les cas les plus ordinaires, la marche de l’empyrique est certainement la plus sûre. Mais, dans les cas extraordinaires, où aucun fait direct ne peut servir de guide, les principes et les raisonnemens sont absolument nécessaires, Or, il n’est point de cas qui n’ait, au moins, quelque peu d’extraordinaire, de propre et d’individuel, qui le distingue de ceux auxquels on le compare, et qui force à l’agréger à une classe plus étendue, c’est-à-dire, à raisonner. Ainsi, la marche des méthodiques est toujours un peu nécessaire, D’ailleurs, l’une de ces deux marches ne nuisant point à l’autre, rien n’empêche de les réunir pour assurer ses spéculations et ses opérations. D’où il suit que cette question, élevée depuis l’origine des sciences, entre ces deux classes opposées : laguelle faut-il préférer de la marche de l’empyrique, ou de celle du dogmatique ? revient à celle-ci : laquelle faut-il préférer de le main droite ou de la main gauche ? La vrais réponse alors est : toutes les deux ; et cette réponse, quoiqu’indirecte par rapport à la demande, est très directe par rapport au véritable état de la question : car, il ne s’agit pas d’opter entre deux méthodes également nécessaires ; mais, au contraire, de les réunir, afin qu’elles se prêtent un mutuel secours ; solution qui s’applique à toutes Les questions de même nature, c’est-à-dire, à presque toutes les questions possibles. Car, dans presque toutes, au lieu d’employer chaque main à aider l’autre, c’est-à-dire, de doubler tous Les préceptes ; pour éviter tout à la fois l'excès et le défaut, on veut employer l’une des deux mains à couper l’autre, et l’on met en opposition les préceptes qu’il faudroit réunir, Cette solution nous donne aussi le mot de cette enigme de Fontenelle : Tout le monde a raison. Mais il avoit lui-même un peu tort ; et il devoit dire : Chaque secte, faction ou parti, a tort et raison ; raison, de soutenir que le moyen ou le système qu’il a adopté, est utile en certains cas ; tort, de prétendre que celui du parti contraire ne l’est jamais : leur tort commun est de disputer au lieu de s’éclairer et de s’aider mutuellement ; et le seul qui ait toujours raison, c’est celui qui ne donne jamais tort à personne, mais qui sait se doubler et se compléter lui-même, en réunissant ce que les deux partis contraires veulent séparer. Au reste, ce n’est point, à proprement parler, sur l’expérience que s’appuie l’empyrique, mais seulement sur l’analogie, Car, avant de manger un morceau de pain, ou de foire usage d’un remède, il n’a point encore l’expérience de ce pain, ni de ce remède individuel, mais seulement de ceux dont il a fait l’épreuve ; et il ne fait usage de ceux-ci qu’en conséquence d’une conjecture appuyée sur ce syllogisme tacite : les corps très semblables extérieurement, sont aussi très analogues par leurs qualités intimes, Or, ce pain ou ce remède sont très semblables, extérieurement, à ceux dont j’ai fait usage : donc, etc. Le méthodiste procède ainsi : les sujets de telle classe très nombreuse, ont telle propriété ; ou, ce qui est la mème chose, les sujets qui se ressemblent par telles qualités distinctives, se ressemblent aussi par telles qualités affectives (car les qualités distinctives servent à classer les sujets ; et ces classifications, à deviner, avant l’expérience, leurs qualités affectives), Or, le sujet en question est de cette classe, puisqu’il a telles qualités distinctives qui la caractérisent : donc, etc. On voit ici que l’empyrique raisonne ainsi que le méthodiste ; et que le méthodiste s’appuie, ainsi que l’empyrique, sur l’expérience ; avec cette différence que l’empyrique se fonde sur des analogies plus fortes, mais prises dans un plus petit nombre de sujets ; au lieu que le méthodiste s’appuie sur des analogies tirées d’un plus grand nombre de sujets, mais plus foibles : chacune des deux méthodes, lorsqu’elles sont désunies, a un fort et un foible ; mais la méthode composée de toutes deux, est toute forte. Et il en est de même de toutes les autres combinaisons de deux méthodes contraires, physiques, morales, politiques, logiques où mathématiques, etc.

(b) Par les mathématiques, science qui doit non engendrer, commencer la philosophie, mais seulement la terminer. Elle la termine en déterminant les quantités, et en satisfaisant à la seconde de ces deux questions qu’on se fait toujours, ou qu’on doit toujours se faire : Que faut-il ? et combien en faut-il ? Pour pouvoir déterminer réellement des mesures avec précision, il faut avoir d’abord quelque chose à mesurer ; ce qu’oublient quelquefois certains mathématiciens auxquels s’adresse le conseil indirect renfermé dans ce passage. Car, au lieu de chercher d’abord, par l’expérience ou l’observation, des déterminations dans de réel, et de déterminer ensuite, par le calcul, les quantités auxquelles la mesure réelle ne peut être appliquée ; et dont ils connoissent ou peuvent connoître les rapports avec ces premières déterminations, comme le font ordinairement les astronomes qui, pour déterminer l’orbite d’une comète, déterminent d’abord, par l’observation, plusieurs points de son cours réel, puis achèvent l’ellipse, par le moyen de l’algèbre ; marche qu’on peut regarder comme le modèle de toute bonne théorie qui ne doit être que le résultat d’une opération commencée par l’observation, et achevée par le raisonnement ou le calcul ; au lieu, dis-je, de suivre cette judicieuse méthode, ces autres mathématiciens dont nous parlons, vont cherchant de tous côtés dans la physique, non des observations et des expériences auxquelles ils puissent donner de la précision à l’aide du précieux et puissant instrument qu’ils ont en main, mais seulement des prétextes pour faire valoir leur algèbre ; science qui a l’inconvénient d’attirer tout à elle, et de devenir, comme tous les autres jeux difficiles, une passion, une manie dans ceux qui y sont fort exercés. La tête vuide de connoissances réelles, et pleine de formules, ils ne calculent que d’après des hypothèses, c’est-à-dire, qu’ils mesurent très exactement la particule conditionnelle si. Au reste, une chose infiniment plus utile que la géométrie positive, c’est l’esprit géométrique. Car, on n’a pas toujours besoin de déterminer les quantités précises, surtout dans la morale, la politique, la médecine, etc. où, le plus souvent, cette minutieuse précision est aussi inutile qu’impossible, la nature ayant donné à la santé, au plaisir, et en général au bonheur de l’homme, une certaine latitude ; et l’ayant moins attaché à ces quantités précises, qu’à certaines espèces de sentimens dont l’instinct social et animal est la seule mesure que l’ambition et l’avarice ont remplacée par des mesures conventionnelles. Mais on a toujours besoin de spéculer et d'opérer avec un certain degré de justesse, pour s’épargner d’inutiles essais et de longs tâtonnemens ; de ne point se laisser abuser par les fausses lueurs, de raisonner conséquemment, de lier ses idées, de les généraliser, de tirer des conséquences d’un principe fécond, d’imaginer les êtres réels tels qu’ils sont, et les êtres possibles, tels qu’ils peuvent être ; de retrancher de ses discours toutes les expressions inutiles, et d’y simplifier toutes les expressions nécessaires : or, c’est ce qu’on apprend beaucoup moins par les préceptes directs et généraux de la logique, que par l’étude des mathématiques, sur-tout de la géométrie descriptive, qui, par cela même que ses méthodes sont moins générales et moins simplificatives que celles de l’algèbre, laissant plus à faire à l’esprit, le rend moins machinal ; et qui exerce plus également deux facultés également nécessaires ; savoir : celle de généraliser les idées, les principes ou les méthodes, et celle de se représenter nettement la figure des corps, leur situation absolue et respective, leurs textures, leurs mouvemens, etc. faculté non moins précieuse, et peut-être encore plus nécessaire que la première ; et que l’algèbre n’exerce pas assez, etc. etc.

(c) La seule invention qui doive étre approuvée, c’est l’invention par écrit. Le sens de ce passage n’est pas qu’il faut inventer sur cet écrit, mais qu’il faut tenir registre de ses observations, afin de retrouver, sur cet écrit, celles que la mémoire pourroit laisser échapper ; et les ranger dans des tables dont l’ordre puisse faciliter ces deux opérations de l’esprit. Car, il est une infinité de comparaisons, de combinaisons, et même d’observations, qu’on fait beaucoup mieux de mémoire, qu’en présence des objets, on sur des relations par écrit. Que de choses, par exemple, qui échappent dans la société, et qu’ensuite, rentré chez soi, on aperçoit aussi-tôt, en repensant aux mêmes personnes ! De même, veut-on traduire, on simplement examiner quelque passage d’un livre, on en jugera beaucoup plus aisément, et beaucoup mieux, en quittant le livre un instant, et même en fermant les yeux, qu’en les fixant sur ce passage : de plus, ce n’est pas immédiatement après avoir laissé le livre qu’on en peut le mieux juger, mais quelque temps après ; il semble que le principe commun de la vision et de la pensée ait besoin d’un certain temps pour se retirer à l’intérieur, et s’y concentrer. Ces différences dont nous parlions d’abord, paroissent dépendre de trois causes. En premier lieu, dans la lecture ou l’observation des objets présens, la force du principe vital est partagée entre la vision et la pensée. En second lieu, il est plus facile, dans la simple méditation d’analyser les idées, c’est-à-dire de les isoler, pour les considérer une à une ; condition toujours nécessaire pour concevoir, juger et inventer nettement et distinctement. Enfin, en présence des objets, on est trop acteur pour être bon spectateur ; on pense plus à soi, et moins a la chose. À ces explications, si elles ne paroissent pas suffisantes, on peut substituer cette raison générale qui semble un peu triviale, et qui n’en vaut que mieux : que l’esprit opère plus aisément et plus exactement, en ne faisant qu’une seule chose, qu’en en faisant deux à la fois. Ainsi je suis persuadé qu’il vaut mieux observer d’abord, écrire ensuite ses observations, puis les ranger dans les tables qu’on va voir ; lire ces tables deux ou trois fois ; enfin, méditer les faits qu’elles renferment, les relire les méditer encore, et ainsi de suite, qu’observer et inventer la plume à la main. En fait de sujets bien familiers, jamais ce qu’on écrit ne vaut ce qu’on dit ; jamais ce qu’on dit n’équivaut à ce qu’on pense ; et ce qu’on pense équivaut encore moins à ce qu’on voit. C’est sur-tout en prenant une plume qu’on prend des prétentions, et qu’on se hâte d’écrire avant que d’avoir achevé de penser.

(d) Quand l’expérience sera enfin devenue lettrée. Notre auteur semble ici attacher à cette dénomination, l’expérience lettrée ; une signification différente de celle qu’il lui donne dans l’aphorisme suivant, et dans le chapitre II du livre IV du premier ouvrage, Car, ici il vent dire, qu’au lieu de s’en fier à sa seule mémoire, il faut écrire toutes ses observations ou ses expériences à mesure qu’on les fait ; et faire, sur cet écrit, toutes les comparaisons nécessaires pour découvrir les causes ; parce que, sans cette précaution, l’esprit qui est naturellement inconstant, et ennemi de toute contrainte, se jettera bientôt à côté, et s’écartera ou de la méthode qui doit le diriger, ou du sujet même. Au lieu que, dans l’aphorisme suivant, et dans le passage cité du premier ouvrage, il fait entendre que, pour multiplier plus aisément et plus complètement les variations, extensions, translations, applications, etc. d’une expérience en observation déjà connue, il faut se pourvoir d’une espèce de table de lieux communs, tels que ceux-ci : variation de l’expérience, du sujet sur lequel elle a été faite, à un autre sujet ; d’une partie de l’un de ces sujets, à une autre partie du même sujet ; d’une quantité à une autre quantité plus grande ou plus petite, au minimum ou au maximum, etc. translation de cette même expérience, de la nature dans l’art humain ; d’un art à un autre art ; d’une partie d’un de ces arts à une autre partie du même art ; application de cette expérience aux usages de la vie humaine ; combinaison de cette expérience avec d’autres expériences, etc. il entend, dis-je, qu’à l’aide d’une pareille table, on fera beaucoup plus d’applications, de translations, de variations, de combinaisons, etc, de l’expérience ou de l’observation donnée, qu’on n’en pourroit faire à l’aide de la seule mémoire, à laquelle il échappe toujours quelque chose ; qu’elle fera trouver sans peine une infinité de rapports auxquels on n’eût pas même pensé ; en un mot, qu’elle donnera des idées. Or, empêcher l’esprit de s’écarter, et multiplier ses idées, sont deux buts fort différens. Ainsi ces deux significations, qu’il attache à la dénomination d’expérience lettrée, sont fort différentes ; cependant, pour concilier cette apparente contradiction, il peut dire : j’entends par expérience lettrée, l'expérience méthodique en général, laquelle a deux parties, dont l’une consiste à mettre par écrit toutes ses observations et ses expériences à mesure qu’on les fait ; et l’autre, à n’inventer, par la voie de l’analogie, qu’à l’aide d’une table de lieux communs semblable à celle qui est indiquée dans cette partie de mon premier ouvrage (l. iv. ch. ii.), et que j’appelle la chasse de Pan. Mais, quoique la précaution d’écrire tous les faits, et de faire sur cet écrit toutes les comparaisons, ne soit rien moins que le fonds de sa méthode, mais seulement un accessoire, un simple adminicule, et que cette dénomination d’expérience lettrée doive être prise ici dans le sens propre et physique ; cependant l’expérience lettrée elle-même nous a appris, à nous, que cet accessoire vaut mieux que le fonds : et le sens physique a une relation très étroite avec le sens moral. Car la différence la plus visible entre un lettré et un homme qui ne l’est pas, c’est que le premier écrit beaucoup, et que l’autre, écrivant fort peu, fait presque tout de mémoire ; ce qui à la longue met entre eux une différence infinie pour l’intelligence. Par la même raison que nous écrivons tout l’argent que nous donnons ou recevons, nous devons écrire aussi les faits, les idées, les principes ou les raisonnemens dont nous faisons l’acquisition, et qui sont la monnoie philosophique. L’homme de lettres qui n’aime point à tenir le plume, ruine bientôt son esprit et sa réputation, comme le négociant ou le banquier paresseux à écrire ruine en peu de temps son crédit et sa fortune. L’habitude d’écrire toutes ses pensées, aiguise et fortifie l’esprit, en le rendant plus attentif et ralentissant son mouvement, qui est presque toujours accéléré par quelque passion, où par le simple désir d’arriver à la fin du travail, c’est-à-dire, par la paresse. On conçoit beaucoup plus aisément et beaucoup mieux un raisonnement fort composé, en le transcrivant très lentement et très nettement une ou deux fois, qu’en le lisant cinq ou six fois. De tous les préceptes relatifs à l’éducation, le plus solide le plus utile, et par conséquent le plus grand, c’est le plus trivial ; c’est, dis-je, de transcrire avec soin tout ce qu’on étudie, et de lire toujours la plume à la main ; je dis de lire et d’étudier, non d’observer et d’inventer ; car cette plume est un aiguillon de paresse qui fait écrire trop tôt ; et toutes choses égales, le plus grand écrivain, c’est celui qui prend la plume le plus tard. Ce que nous disons ici des avantages de l’écriture fréquente, a pourtant ses exceptions ; tel écrit beaucoup de sottises et n’en est que plus sot ; et tel qui écrit peu n’en est pas moins sage, parce qu’il sait écrire en dedans, c’est-à-dire, penser, avec un esprit naturellement vif et fougueux, aussi lentement que s’il écrivoit, et ponctuer, pour ainsi dire, sa pensée. Cependant, quoique la seule écriture ne suffise pas pour redresser un esprit faux, c’est toujours un moyen de plus pour un esprit juste. Et il paroit que ce sentiment étoit celui de Bacon, s’il est vrai qu’il ait, comme on nous le dit, transcrit quatorze fois de sa propre main l’ouvrage que nous commentons.

(e) Si ce n’est par le seul Platon. Cette méthode définitive de Socrate, imitée par Platon, étoit composée de deux parties essentielles ; l’une étoit celle dont il parle, et qui est exposée dans le second livre ; nous tâcherons de donner ici une idée de l’autre, en l’éclaircissant par un exemple très familier, Un nez difforme choque beaucoup plus qu’un nez d’une belle forme ne peut plaire ; et la totale soustraction de cette partie choque infiniment plus que sa difformité. Or, ce que nous disons des objets de la vue, s’applique également aux objets intellectuels. Pour sentir plus aisément et concevoir plus vivement toutes les parties essentielles à un sujet, rien de mieux que de les lui ôter successivement par la pensée ; car alors plus on est choqué de ce qui y manque, mieux on sent ce qui devoit y être. Tel est l’esprit de la méthode négative de Socrate et de Platon. Vouloient-ils, par exemple, aider un de leurs disciples à définir le beau, ou à en concevoir la définition, ils faisoient passer en revue devant lui différens objets difformes ; puis ils lui demandoient successivement ce qui lui paroissoit manquer à chacun ; et par ce que chaque objet n’étoit pas, le disciple sentoit aussitôt ce qu’il auroit dû être, Enfin, après lui avoir fait, en quelque manière, ramasser un à un tous les élémens du beau, ils lui faisoient une dernière question, dont la réponse naturelle étoit une proposition composée, qui réunissoit tous ces élémens ; proposition qui étoit la définition complète, sinon du beau en général, du moins de celui dont l’homme peut avoir le sentiment et l’idée. Supposons encore qu’on nous demande une définition de la symétrie ; l’étymologie de ce mot qui répond, dans notre langue à celui de commensuration, que j’y forge exprès, ne peut nous donner entièrement cette définition ; elle n’indique qu’une de ces conditions dont la réunion constitue la symétrie ; savoirs : l’égalité de mesure ou de dimensions. Mais comme le corps humain est presque entièrement composé de parties assemblées deux à deux, et symétriquement, choisissons-en deux très apparentes, par exemple, les deux yeux. Cela posé, si l’un des deux yeux étoit plus grand ou plus petit, d’une autre forme, d’une autre couleur, dans une autre attitude (plus droit ou plus oblique, ou dans un autre plan, etc.), plus en avant ou plus en arrière, plus haut ou plus bas, plus voisin ou plus éloigné de la racine du nez, enfin du même côté, que l’autre œil, etc. chacun voit aisément qu’il n’y auroit plus de symétrie ; car il est plus aisé lorsqu’elle manque dans un sujet, de s’apercevoir qu’elle n’y est pas, que de dire, lorsqu’elle y est, en quoi précisément elle consiste. La symétrie consiste donc, en totalité où en partie, dans les huit conditions que je viens d’ôter successivement par supposition ; et pour les trouver toutes, il suffit de supposer successivement le contraire de chaque défaut qu’on a remarqué. Or, ces conditions se réduisent à trois chefs principaux ; savoir : la similitude de couleur, de figure, d’attitude, etc. l’égalité de dimensions et de distances ; enfin l’opposition de situations par rapport à un centre, réel ou fictif, soit point, soit ligne, surface ou solide. Ainsi nous voyons en gros que la symétrie consiste dans ces trois conditions. Je dis en gros, parce que je n’ai point la prétention de donner ici une définition juste et complète de la symétrie, ce qui exigeroit plus de temps ; mais seulement de donner une idée nette de la méthode définitive de Socrate, que j’ai démêlée dans les verbeux dialogues de son premier disciple.

(f) L’invention de la poudre à canon, de la boussole, etc. doit avoir des relations quelconques avec d’autres propriétés naturelles. Nous avons vu, dans une des notes précédentes, que l’invention de la poudre à canon n’étoit qu’une application d’une propriété connue long-temps avant cette invention ; savoir : celle que Le salpêtre et quelques autres sels, étant mis sur le feu, ont de décrépiter ou de détonner, et que cette découverte s’étoit réduite à imaginer des moyens pour mêler très exactement et lier très étroitement, avec une certaine quantité de salpêtre, une quantité plus grande de substances très combustibles qui, en s’enflammant subitement, pussent la faire décrépiter ou détonner toute à la fois. Mais ceci n’est encore qu’un exemple. Généralisons. Les élémens les plus simples de la matière se meuvent et se croisent sans cesse, selon toutes les directions possibles, dans le vaste océan de l’espace, où tous les passages leur sont ouverts, même à l’intérieur des composés divers ; les interstices (ou pores) que laissent entr’elles les parties solides de ces composés, formées par l’assemblage et la cohérence d’un certain nombre de ces élémens, étant nécessairement plus grands que ces élémens pris un à un. Ces élémens se meuvent ainsi jusqu’à ce que, venant à rencontrer d’autres élémens avec lesquels ils ont de l’affinité, ils s’unissent avec eux, etc. Donc ces élémens sont par-tout, et se trouvent combinés en différentes proportions, dans Les différens composés. Donc les qualités ou propriétés simples, primitives et radicales de la matière, inhérentes à ces élémens, éternelles et immuables comme eux, sont aussi par-tout et en différentes proportions dans les différens composés ; et les propriétés apparentes, sensibles, de ces composés, ne sont que des combinaisons de ces propriétés élémentaires. Donc toutes les propriétés apparentes et composées de tous les mixtes, tels que ceux dont il est ici question, ont des relations entr’elles, et elles ont toutes quelque chose de commun ; savoir : ces propriétés mêmes élémentaires et composantes. Donc toute propriété inconnue a non-seulement des relations quelconques, comme le dit Bacon, mais même des relations très étroites avec quelques propriétés connues.


  1. L’auteur dit : à un certain état, terme de médecine qui désigne le plus haut degré d’une maladie. Il est beaucoup de médecins qui en distinguent de deux espèces ; savoir celui de la maladie et de sa cause, et celui de la nature ou du principe vital. La mort, la guérison ou la rechute dépendent de leur proportion.
  2. Demosth. Philippiq. I.
  3. Alexandre lui donna huit cents talens pour l’aider à soutenir les frais de cette dispendieuse entreprise.
  4. C’est-à-dire, composée pour des gens qui, en la lisant, n’y cherchent que le seul plaisir que peut procurer la variété et l’éclat des objets. Car, cette science qui, pour un petit nombre d’hommes, est un moyen de se rendre utiles aux autres et à eux-mêmes, n’est, pour le plus grand nombre, qu’un spectacle, qu’une sorte de lanterne magique. Mais ce qui excuse un peu certains naturalistes, c’est la nécessité où ils sont de se prêter un peu aux goûts frivoles des hommes puissans, pour en obtenir des secours ; et de mêler dans cette vue des objets brillans parmi des objets utiles.
  5. Même lorsque ce résultat est diamétralement opposé à celui auquel on s’attendoit : car, alors, si l’on n’a pas la gloire d’avoir deviné juste, on a du moins l’avantage de savoir que la cause présumée ne produit pas l’effet proposé et que le moyen répondant à cette cause ne mène pas au but répondant à cet effet, ou réciproquement.
  6. Il manque, dans toutes les académies, une classe, ou, dans tous les états, une société uniquement destinée à transporter d’une science, d’un art, d’un métier, d’une profession dans l’autre, les moyens et en général les connoissances applicables à plusieurs, et cette société pourroit être appelée la société d’application. Telle étoit aussi la principale destination de l’encyclopédie ; mais l’objet a été mal rempli.
  7. Si, des faits particuliers, je m’élève tout d’un coup à un principe généralissime, il est probable que l’énoncé de ce dernier sera trop général ; ou, s’il ne l’est pas trop, je n’aurai aucun moyen pour m’en assurer, et les principes moyens que j’en voudrai déduire ne seront que des conséquences hazardées. Au lieu que si je ne m’élève des faits particuliers au principe le plus élevé, qu’après avoir passé successivement et graduellement par tous les principes moyens, bien vérifiés, dès-lors le principe généralissime n’étant que le résumé ou le sommaire des principes inférieurs ou moyens, et ceux-ci, par cela même, le limitant suffisamment, je suis assuré qu’il n’a que l’étendue nécessaire, et je puis sans risque en déduire comme conséquences d’autres principes moyens qui n’avoient pas été considérés dans la formation du principe généralissime, mais qui étoient compris dans l’étendue limitée par les principes moyens qui ont servi à le former.
  8. Et par les Stoïciens, qui pouvoient l’avoir tirée des académiciens. Zénon, leur chef, qui achetoit fort cher des argumens, avait peut-être aussi acheté cette méthode. Voyez la note (e).
  9. Les faits anciens et connus servent à prouver la vérité d’un principe ; et les faits nouveaux, son utilité. Ainsi les nouveaux faits ne pourraient servir à justifier ou vérifier l’excédant du principe ; ce qui seroit prouver l’inconnu par l’inconnu, à moins qu’on ne vérifiât, par l’observation ou l’expérience, les faits eux-mêmes et c’est, je crois ce qu’il faut ajouter ici.
  10. Tout jugement, et même tout énoncé de sensation est comparatif ; et renferme, soit explicitement, soit implicitement, une comparaison, et le plus souvent avec l’espèce on la quantité opposée à celle que l’on affirme : j’ai froid, signifie je voudrois avoir chaud, et en parlant ainsi, on pense à cette sensation de chaleur qu’on voudrait éprouver : j’existe, certainement l’intention de celui qui parle ainsi, est de dire : je ne suis pas dans le néant, ou je ne suis pas mort. Tout ce qu’on dit, on ne l’affirmeroit pas, si l’on ne pensoit À une chose opposée, ou seulement différente, ou moindre, ou plus grande, ou égale, ou semblable, etc. avec laquelle on le compare. Mais si la simple affirmation suppose toujours quelque comparaison, à plus forte raison l’invention, et le jugement porté sur l’invention d’autrui en supposent-ils. Or, si tout jugement renferme une comparaison, les hommes ne pouvant juger d’une chose nouvelle qu’en la comparant ; la comparer qu’avec ce qu’ils connoissent ; connoître que ce qui est déjà inventé, et qu’il désigne ici par cette expression, les choses anciennes, il s’ensuit que les home mes ne peuvent juger des choses nouvelles que par comparaison avec les anciennes.
  11. Ou des animaux ; devoit-il ajouter.
  12. On avoit pour exemple la décrépitation même du salpêtre ; ou du sel commun mis sur le feu ; phénomène dont l’explosion de la poudre à canon ne diffère point essentiellement, et qui pouvoit y mener par cette conjecture : supposons qu’on mêle avec une certaine quantité de salpêtre une grande quantité de quelques substances très combustibles, telles que le soufre et le charbon : qu’ayant pilé ensemble ces substances, on les détrempe un peu pour former une pâte ; qu’on fasse ensuite sécher cette pâte pour la réduire de nouveau en poudre ; qu’enfin on renferme une certaine quantité de cette poudre dans un tube de métal un peu fort, en plaçant devant une balle de calibre, n’est-il pas probable que ces substances combustibles, si on les touchoit ensuite avec un boute-feu, venant à s’enflammer tout-à-coup et à faire décrépiter en une seule fois tout le salpêtre, chasseroient la balle avec beaucoup de force ? Essayons. Puis, après différons essais, on aura trouvé le vrai procédé. En s’exerçant ainsi à réinventer les choses déjà connues, on apprend à inventer les choses inconnues.
  13. Il veut dire hétéroclites.