Obermann/LXV

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Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 301-309).

LETTRE LXV.

Saint-Saphorin, 14 juillet, VIII.

Soyez assuré que votre manière de penser ne sera pas combattue : si j’avais assez de faiblesse pour qu’il me fût un jour nécessaire en ceci d’être ramené à la raison, je retrouverais votre lettre. J’aurais d’autant plus de honte de moi que j’aurais bien changé, car maintenant je pense absolument comme vous. Jusque-là, si elle est inutile sous ce rapport, elle ne m’en satisfait pas moins. Elle est pleine de cette sollicitude de la vraie amitié qui fait redouter par-dessus toutes choses, que l’homme en qui on a mis une partie de soi-même se laisse aller à cesser d’être homme de bien.

Non, je n’oublierai jamais que l’argent est un des plus grands moyens de l’homme, et que c’est par son usage qu’il se montre ce qu’il est. Le mieux possible nous est rarement permis : je veux dire que les convenances sont si opposées, qu’on ne peut presque jamais faire bien sous tous les rapports. Je crois que c’en est une essentielle de vivre avec une certaine décence, et d’établir dans sa maison des habitudes commodes, une manière réglée. Mais, passé cela, l’on ne saurait excuser un homme raisonnable d’employer à des superfluités ce qui permet de faire tant de choses meilleures.

Personne ne sait que je veux me fixer ici : cependant je fais faire à Lausanne et à Vevay quelques meubles et diverses autres choses. On a pensé apparemment que j’étais en état de sacrifier une somme un peu forte aux caprices d’un séjour momentané : on aura cru que j’allais prendre une maison pour passer l’été. Voilà comment on a trouvé que je faisais de la dépense, et comment j’ai obtenu beaucoup de respects, quoique j’eusse le malheur d’avoir la tête un peu dérangée.

Ceux qui ont à louer des maisons de quelque apparence ne m’abordent pas comme un homme ordinaire ; et moi je suis tenté de rendre ces mêmes hommages à mes louis quand je songe que voilà déjà un heureux. Hantz me donne de l’espérance ; si celui-là est satisfait sans que j’y aie pensé, d’autres le seront peut-être à présent que je puis quelque chose. Le dénûment, la gêne, l’incertitude lient les mains dans les choses mêmes que l’argent ne fait pas. On ne peut s’arranger en rien ; on ne peut avoir aucun projet suivi. On est au milieu d’hommes que la misère accable, on a quelque aisance extérieure, et cependant on ne peut rien faire pour eux : on ne peut même leur faire connaître cette impuissance, afin que du moins ils ne soient pas indignés. Où est celui qui songe à la fécondité de l’argent ? Les hommes le perdent comme ils dissipent leurs forces, leur santé, leurs ans. Il est si aisé de l’entasser ou de le prodiguer, si difficile de l’employer bien !

Je sais un curé, près de Fribourg, qui est mal vêtu, qui se nourrit mal, qui ne dépense pas un demi-batz sans nécessité ; mais il donne tout, et le donne avec intelligence. Un de ses paroissiens, je l’ai entendu, parlait de son avarice : mais cette avarice est bien belle !

Quand on s’arrête à l’importance du temps et à celle de l’argent, on ne peut voir qu’avec peine la perte d’une minute ou celle d’un batz. Cependant le train des choses nous entraîne ; une convenance arbitraire emporte vingt louis, tandis qu’un malheureux n’a pu obtenir un écu. Le hasard nous donne ou nous ôte beaucoup plus qu’il ne faudrait pour consoler l’infortuné. Un autre hasard condamne à l’inaction celui dont le génie aurait conservé l’état. Un boulet brise cette tête que l’on croyait destinée aux grandes choses, et que trente ans de soins avaient préparée. Dans cette incertitude, sous la loi de la nécessité, que deviennent nos calculs et l’exactitude des détails ?

Sans cette incertitude, on ne voudrait pas avoir des mouchoirs de batiste ; ceux de toile serviraient aussi bien, et l’on pourrait en donner à ce pauvre homme de journée qui se prive de tabac quand on l’emploie dans l’intérieur d’une maison, parce qu’il n’a pas de mouchoir dont il ose se servir devant le monde.

Ce serait une vie heureuse que celle qu’on passerait comme ce curé respectable. Si j’étais pasteur de village, je voudrais me hâter de faire ainsi, avant qu’une grande habitude me rendît nécessaire l’usage de ce qui compose une vie aisée. Mais il faut être célibataire, être seul, être indépendant de l’opinion ; sans quoi l’on peut perdre dans trop d’exactitude les occasions de sortir des bornes d’une utilité si restreinte. S’arranger de cette manière, c’est trop limiter son sort ; mais aussi, sortez de là, et vous voilà comme assujetti à tous ces besoins convenus dont il est difficile de marquer le terme, et qui entraînent si loin de l’ordre réel, qu’on voit des gens ayant cent mille livres de revenu craindre une dépense de vingt francs.

On ne s’arrête pas assez à ce qu’éprouve une femme qui se traîne sur une route avec son enfant, qui manque de pain pour elle et pour lui-même, et qui enfin trouve ou reçoit une pièce de six sous. Alors elle entre avec confiance dans une maison où elle aura de la paille pour tous deux ; avant de se coucher, elle lui fait une panade, et dès qu’il dort, elle s’endort contente, laissant à la Providence les besoins du lendemain.

Que de maux à prévenir, à réparer ! que de consolations à donner ! que de plaisirs à faire, qui sont là, en quelque sorte, dans une bourse d’or, comme des germes cachés et oubliés, et qui n’attendent pour produire des fruits admirables que l’industrie d’un bon cœur ! Toute une campagne est misérable et avilie : les besoins, l’inquiétude, le désordre ont flétri tous les cœurs ; tous souffrent et s’irritent. L’humeur, les divisions, les maladies, la mauvaise nourriture, l’éducation brutale, les habitudes malheureuses, tout peut être changé. L’union, l’ordre, la paix, la confiance peuvent être ramenés ; et l’espérance elle-même, et les mœurs heureuses ! Fécondité de l’argent !

Celui qui a pris un état, celui dont la vie peut être réglée, dont le revenu est toujours le même, qui est contenu dans cela, est borné là, comme un homme l’est par les lois de sa nature ; l’héritier d’un petit patrimoine, un ministre de campagne, un rentier tranquille peuvent calculer ce qu’ils ont, fixer leur dépense annuelle, réduire leurs besoins personnels aux besoins absolus, et compter alors tous les sous qui leur restent comme des jouissances qui ne périront point. Il ne doit pas sortir de leurs mains une seule monnaie qui ne ramène la joie ou le repos dans le cœur d’un malheureux.

J’entre avec affection dans cette cuisine patriarcale, sous un toit simple, dans l’angle de la vallée. J’y vois des légumes que l’on apprête avec un peu de lait, parce qu’ils sont moins coûteux ainsi qu’avec le beurre. On y fait une soupe avec des herbes, parce que le bouillon gras a été porté à une demi-lieue de là chez un malade. Les plus beaux fruits se vendent à la ville, et le produit sert à distribuer à chacune des femmes les moins aisées de l’endroit quelques bichets de farine de maïs qu’on ne leur donne pas comme une aumône, mais dont on leur montre à faire des gaudes et des galettes. Pour les fruits salubres et qui ne sont pas d’un grand prix, tels que les cerises, les groseilles, le raisin commun, on les consomme avec autant de plaisir que ces belles poires ou ces pêches qui ne rafraîchiraient pas mieux, et dont on a tiré un bien meilleur parti.

Dans la maison tout est propre, mais d’une simplicité rigoureuse. Si l’avarice ou la misère avaient fait cette loi, ce serait triste à voir, mais c’est l’économie de la bienfaisance. Ses privations raisonnées, sa sévérité volontaire, sont plus douces que toutes les recherches et l’abondance d’une vie voluptueuse ; celles-ci deviennent des besoins dont on ne supporterait pas d’être privé, mais auxquels on ne trouve point de plaisir ; les premières donnent des jouissances toujours répétées, et qui nous laissent notre indépendance. Des étoffes de ménage fortes et peu salissantes composent presque tout l’habillement des enfants et du père. Sa femme ne porte que des robes blanches de toile de coton ; et tous les ans, on trouve des prétextes pour répartir plus de deux cents aunes de toile entre ceux qui sans cela auraient à peine des chemises. Il n’y a d’autre porcelaine que deux tasses du Japon, qui servaient jadis dans la maison paternelle ; tout le reste est d’un bois très-dur, agréable à l’œil, et que l’on maintient dans une grande propreté. Il se casse difficilement, et on le renouvelle à peu de frais ; en sorte que l’on n’a pas besoin de craindre ou de gronder, et qu’on a de l’ordre sans humeur, de l’activité sans inquiétude. On n’a pas de domestiques : comme les soins du ménage sont peu considérables et bien réglés, on se sert soi-même afin d’être libre. De plus, on n’aime ni à surveiller ni à perdre : on se trouve plus heureux avec plus de peine, et plus de confiance. Seulement, une femme qui mendiait auparavant vient tous les jours pendant une heure, elle fait l’ouvrage le moins propre, et elle emporte chaque fois le salaire convenu. Avec cette manière d’être, on connaît au juste ce qu’on dépense. Là on sait le prix d’un œuf, et l’on sait aussi donner sans aucun regret un sac de blé au débiteur pauvre poursuivi par un riche créancier.

Il importe à l’ordre même qu’on le suive sans répugnance. Les besoins positifs sont faciles à contenir, par l’habitude, dans les bornes du simple nécessaire ; mais les besoins de l’ennui n’auraient point de bornes, et mèneraient d’ailleurs aux besoins d’opinion, illimités comme eux. On a tout prévu pour ne laisser aucun dégoût interrompre l’accord de l’ensemble. On ne fait pas usage des stimulants, ils rendent nos sensations trop irrégulières : ils donnent à la fois l’avidité et l’abattement. Le vin et le café sont interdits. Le thé seul est admis, mais aucun prétexte ne peut en rendre l’usage fréquent : on en prend régulièrement une fois tous les cinq jours. Aucune fête ne vient troubler l’imagination par ses plaisirs espérés, par son indifférence imprévue ou affectée, par les dégoûts et l’ennui qui succèdent également aux désirs trompés et aux désirs satisfaits. Tous les jours sont à peu près semblables, afin que tous soient heureux. Quand les uns sont pour le plaisir et les autres pour le travail, l’homme qui n’est pas contraint par une nécessité absolue devient bientôt mécontent de tous et curieux d’essayer une autre manière de vivre. Il faut à l’incertitude de nos cœurs, ou l’uniformité pour la fixer, ou une variété perpétuelle qui la suspende et la séduise toujours. Avec les amusements s’introduiraient les dépenses ; et l’on perdrait à s’ennuyer dans les plaisirs les moyens d’être contents et aimés au milieu d’une bourgade contente. Cependant il ne faut pas que toutes les heures de la vie soient insipides et sans joie. On se fait à l’uniformité de l’ennui ; mais le caractère en est altéré : l’humeur devient difficile ou chagrine, et au milieu de la paix des choses, on n’a plus la paix de l’âme et le calme du bonheur. Cet homme de bien l’a senti. Il a voulu que les services qu’il rend, que l’ordre qu’il a établi donnassent à sa famille la félicité d’une vie simple, et non pas l’amertume des privations et de la misère. Chaque jour a pour les enfants un moment de fête tel qu’on en peut avoir chaque jour. Il ne finit jamais sans qu’ils se soient réjouis, sans que leurs parents aient eu le plaisir des pères, celui de voir leurs enfants devenir toujours meilleurs en restant toujours aussi contents. Le repas du soir se fait de bonne heure ; il est composé de choses simples, mais qu’ils aiment, et que souvent on leur laisse disposer eux-mêmes. Après le souper, les jeux en commun chez soi, ou chez des voisins honnêtes, les courses, la promenade, la gaieté nécessaire à leur âge, et si bonne à tout âge, ne leur manquent jamais. Tant le maître de la maison est convaincu que le bonheur attache aux vertus, comme les vertus disposent au bonheur.

Voilà comme il faudrait vivre ; voilà comme j’aimerais à faire, surtout si j’avais un revenu considérable. Mais vous savez quelle chimère je nourris dans ma pensée. Je n’y crois pas, et pourtant je ne saurais m’y refuser. Le sort, qui ne m’a donné ni femme, ni enfants, ni patrie ; je ne sais quelle inquiétude qui m’a isolé, qui m’a toujours empêché de prendre un rôle sur la scène du monde, ainsi que font les autres hommes ; ma destinée enfin, semble me retenir, elle me laisse dans l’attente, et ne me permet pas d’en sortir : elle ne dispose point de moi, mais elle m’empêche d’en disposer moi-même. Il semble qu’il y ait une force qui me retienne et me prépare en secret, que mon existence ait une fin terrestre encore inconnue, et que je sois réservé pour une chose que je ne saurais soupçonner. C’est une illusion peut-être ; cependant je ne puis volontairement détruire ce que je crois pressentir, ce que le temps peut me réserver en effet.

A la vérité, je pourrais m’arranger ici à peu près de la manière dont je parle ; j’aurais un objet insuffisant, mais du moins certain ; et voyant à quoi je dois m’attacher, je m’efforcerais d’occuper à ces soins journaliers l’inquiétude qui me presse. En faisant dans un cercle étroit le bien de quelques hommes, je parviendrais à oublier combien je suis inutile aux hommes. Peut-être même prendrais-je ce parti, si je ne me trouvais pas dans un isolement qui ne m’y offrirait point de douceur intérieure ; si j’avais un enfant que je formerais, que je suivrais dans les détails ; si j’avais une femme qui aimât les soins d’un ménage bien conduit, à qui il fût naturel d’entrer dans mes vues, qui pût trouver des plaisirs dans l’intimité domestique et jouir comme moi de toutes ces choses qui n’ont de prix que celui d’une simplicité volontaire.

Bientôt il me suffirait de suivre l’ordre dans les choses de la vie privée. Le vallon ignoré serait pour moi la seule terre humaine. On n’y souffrirait plus, et je deviendrais content. Puisque dans quelques années je serai un peu de poussière que les vers auront abandonnée, j’en viendrais à ce point de regarder comme un monument assez grand la fontaine dont j’aurais amené les eaux intarissables, et ce serait assez, pour l’emploi de mes jours, que dix familles trouvassent mon existence utile.

Dans une terre convenable, je jouirais plus de cette simplicité des montagnes, que je ne jouirais dans une grande ville de toutes les habitudes de l’opulence. Mon parquet serait un plancher de sapin ; au lieu de boiseries vernies, j’aurais des murs de sapin ; mes meubles ne seraient point d’acajou, ils seraient de chêne ou de sapin. Je me plairais à voir arranger les châtaignes sous la cendre, au foyer de la cuisine, comme j’aime à être assis sur un meuble élégant à vingt pieds de distance d’un feu de salon, à la lumière de quarante bougies.

Mais je suis seul ; et, outre cette raison, j’en ai d’autres encore de faire différemment. Si je savais qui partagera ma manière de vivre, je saurais selon quels besoins et quels goûts il faut que je la dispose. Si je pouvais être assez utile dans ma vie domestique, je verrais à borner là toute considération de l’avenir ; mais, dans l’ignorance où je suis de ceux avec qui je vivrai et de ce que je deviendrai moi-même, je ne veux point rompre des rapports qui peuvent devenir nécessaires, et je ne puis adopter des habitudes trop particulières. Je vais donc m’arranger selon les lieux, mais d’une manière qui n’écarte de moi personne de ceux dont on peut dire : C’est un des nôtres.

Je ne possède pas un bien considérable ; et ce n’est point d’ailleurs dans un vallon des Alpes que j’irais introduire un luxe déplacé. Ces lieux-là permettent la simplicité que j’aime. Ce n’est pas que les excès y soient ignorés, non plus que les besoins d’opinion. L’on ne peut pas dire précisément que le pays soit simple, mais il convient à la simplicité. L’aisance y semble plus douce qu’ailleurs, et le luxe moins séduisant. Beaucoup de choses naturelles n’y sont pas encore ridicules. Il n’y faut pas aller vivre, si on est réduit à très-peu ; mais si on a seulement assez, on y sera mieux qu’ailleurs.

Je vais donc m’y arranger comme si j’étais à peu près sûr d’y passer ma vie entière. J’y vais établir en tout la manière de vivre que les circonstances m’indiquent. Après que je me serai pourvu des choses nécessaires, il ne me restera pas plus de huit mille livres d’un revenu clair ; mais ce sera suffisant, et j’y serai moins gêné avec cela qu’avec le double dans une campagne ordinaire, ou le quadruple dans une grande ville.