Obermann/LXVI

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Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 310-311).

LETTRE LXVI.

19 juillet, VIII.

Quand on n’aime pas à changer de domestiques, on doit être satisfait d’en avoir un dont l’opinion permette de faire à peu près ce qu’on veut. Le mien s’arrange bonnement de ce qui me convient. Si son maître est mal nourri, il se contente de l’être un peu mieux que lui ; si, dans des lieux où il n’existe point de lits, je passe la nuit tout habillé sur le foin, il s’y place de même, sans me faire valoir trop cette condescendance. Je n’en abuse point, et je viens de faire monter ici un matelas pour lui.

Au reste, j’aime à avoir quelqu’un qui, rigoureusement parlant, n’ait pas besoin de moi. Les gens qui ne peuvent rien par eux-mêmes et qui sont réduits, naturellement et par inaptitude, à devoir tout à autrui, sont trop difficiles. N’ayant jamais rien acquis par leurs propres moyens, ils n’ont pas eu l’occasion de connaître la valeur des choses et de se soumettre à des privations volontaires ; en sorte que toutes leur sont odieuses. Ils ne distinguent point de la misère une économie raisonnable, ni de la lésinerie une gêne momentanée, que les circonstances prescrivent, et leurs prétentions ont d’autant moins de bornes, que sans vous ils ne pourraient prétendre à rien. Laissez-les à eux-mêmes, ils auront à peine du pain de seigle. Prenez-les chez vous, ils dédaignent les légumes, la viande de boucherie est bien commune, et leur santé ne saurait s’accommoder de l’eau.

Je suis enfin chez moi, et cela dans les Alpes. Il n’y a pas bien des années que c’eût été pour moi un grand bonheur ; maintenant j’y trouve le plaisir d’être occupé. J’ai des ouvriers de la Gruyère pour bâtir ma maison de bois, et pour y faire des poêles à la manière du pays. J’ai commencé par faire élever un grand toit couvert d’ancelles, qui joindra la grange et la maison, et sous lequel seront le bûcher, la fontaine, etc. C’est maintenant l’atelier général, et on y a pratiqué à la hâte quelques cases où l’on passe la nuit, pendant que la beauté de la saison le permet. De cette manière, les ouvriers ne sont point dérangés, l’ouvrage avancera beaucoup plus. Ils font aussi leur cuisine en commun, et me voilà à la tête d’un petit État très-laborieux et bien uni. Hantz, mon premier ministre, daigne quelquefois manger avec eux. Je suis parvenu à lui faire comprendre que, quoiqu’il eût l’intendance de mes bâtiments, s’il voulait se faire aimer de mon peuple, il ferait bien de ne point mépriser des hommes de condition libre, des paysans, des ouvriers à qui peut-être la philosophie du siècle donnerait l’impudence de l’appeler valet.

Si vous trouvez un moment, envoyez-moi vos idées sur tous les détails auxquels vous penserez, afin qu’en disposant les choses pour longtemps, et peut-être pour la vie, je ne fasse rien qu’il faille ensuite changer.

Adressez à Imenstrôm, par Vevay.