Obermann/LXXV

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Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 338-341).

LETTRE LXXV.

Im., 28 juin, IX.

Je n’attendrai plus des jours meilleurs. Les mois changent, les années se succèdent : tout se renouvelle en vain ; je reste le même. Au milieu de ce que j’ai désiré, tout me manque ; je n’ai rien obtenu, je ne possède rien : l’ennui consume ma durée dans un long silence. Soit que les vaines sollicitudes de la vie me fassent oublier les choses naturelles, soit que l’inutile besoin de jouir me ramène à leur ombre, le vide m’environne tous les jours, et chaque saison semble l’étendre davantage autour de moi. Nulle intimité n’a consolé mes ennuis dans les longues brumes de l’hiver. Le printemps vint pour la nature, il ne vint pas pour moi. Les jours de vie réveillèrent tous les êtres : leur feu indomptable me fatigua sans me ranimer ; je devins étranger dans le monde heureux. Et maintenant les fleurs sont tombées, le lis a passé lui-même ; la chaleur augmente, les jours sont plus longs, les nuits sont plus belles. Saison heureuse ! Les beaux jours me sont inutiles, les douces nuits me sont amères. Paix des ombrages ! brisement des vagues ! silence ! lune ! oiseaux qui chantiez dans la nuit ! sentiments des jeunes années, qu’êtes-vous devenus ?

Les fantômes sont restés : ils paraissent devant moi : ils passent, repassent, s’éloignent, comme une nuée mobile sous cent formes pâles et gigantesques. Vainement je cherche à commencer avec tranquillité la nuit du tombeau ; mes yeux ne se ferment point. Ces fantômes de la vie se montrent sans relâche, en se jouant silencieusement ; ils approchent et fuient, s’abîment et reparaissent : je les vois tous, et je n’entends rien ; c’est une fumée ; je les cherche, ils ne sont plus. J’écoute, j’appelle, je n’entends pas ma voix elle-même, et je reste dans un vide intolérable, seul, perdu, incertain, pressé d’inquiétude et d’étonnement, au milieu des ombres errantes, dans l’espace impalpable et muet. Nature impénétrable ! ta splendeur m’accable, et tes bienfaits me consument. Que sont pour moi ces longs jours ? Leur lumière commence trop tôt ; leur brûlant midi m’épuise ; et la navrante harmonie de leurs soirées célestes fatigue les cendres de mon cœur : le génie qui s’endormait sous ses ruines a frémi du mouvement de la vie.

Les neiges fondent sur les sommets ; les nuées orageuses roulent dans la vallée : malheureux que je suis ! les cieux s’embrasent, la terre mûrit, le stérile hiver est resté dans moi. Douces lueurs du couchant qui s’éteint ! grandes ombres des neiges durables ! et l’homme n’aurait que d’amères voluptés quand le torrent roule au loin dans le silence universel, quand les chalets se ferment pour la paix de la nuit, quand la lune monte au-dessus du Velan !

Dès que je sortis de cette enfance que l’on regrette, j’imaginai, je sentis une vie réelle ; mais je n’ai trouvé que des sensations fantastiques : je voyais des êtres, il n’y a que des ombres ; je voulais de l’harmonie, je ne trouvai que des contraires. Alors je devins sombre ; le vide creusa mon cœur ; des besoins sans bornes me consumèrent dans le silence, et l’ennui de la vie fut mon seul sentiment dans l’âge où l’on commence à vivre. Tout me montrait cette félicité pleine, universelle, dont l’image idéale est pourtant dans le cœur de l’homme, et dont les moyens si naturels semblent effacés de la nature. Je n’essayais encore que des douleurs inconnues ; mais quand je vis les Alpes, les rives des lacs, le silence des chalets, la permanence, l’égalité des temps et des choses, je reconnus des traits isolés de cette nature pressentie. Je vis les reflets de la lune sur le schiste des roches et sur les toits de bois ; je vis des hommes sans désirs ; je marchai sur l’herbe courte des montagnes ; j’entendis des sons d’un autre monde.

Je redescendis sur la terre ; là s’évanouit cette foi aveugle à l’existence absolue des êtres, cette chimère de rapports réguliers, de perfections, de jouissances positives ; brillante supposition dont s’amuse un cœur neuf, et dont sourit douloureusement celui que plus de profondeur a refroidi, ou qu’un plus long temps a mûri.

Mutations sans terme, action sans but, impénétrabilité universelle : voilà ce qui nous est connu de ce monde où nous régnons.

Une destinée indomptable efface nos songes ; et que met-elle dans cet espace qu’encore il faut remplir ? Le pouvoir fatigue ; le plaisir échappe ; la gloire est pour nos cendres ; la religion est un système du malheureux ; l’amour avait les couleurs de la vie, l’ombre vient, la rose pâlit, elle tombe, et voici l’éternelle nuit.

Cependant notre âme était grande ; elle voulait, elle devait : qu’a-t-elle fait ? J’ai vu sans peine, étendue sur la terre et frappée de mort, la tige antique fécondée par deux cents printemps. Elle a nourri l’être animé, elle l’a reçu dans ses asiles ; elle a bu les eaux de l’air, et elle subsistait malgré les vents orageux : elle meurt au milieu des arbres nés de son fruit. Sa destinée est accomplie ; elle a reçu ce qui lui fut promis : elle n’est plus, elle a été.

Mais le sapin placé par les hasards sur le bord du marais ! il s’élevait sauvage, fort et superbe, comme l’arbre des forêts profondes : énergie trop vaine ! Les racines s’abreuvent dans une eau fétide, elles plongent dans la vase impure ; la tige s’affaiblit et se fatigue : la cime, penchée par les vents humides, se courbe avec découragement ; les fruits, rares et faibles, tombent dans la bourbe et s’y perdent inutiles. Languissant, informe, jauni, vieilli avant le temps et déjà incliné sur le marais, il semble demander l’orage qui doit l’y renverser : sa vie a cessé longtemps avant sa chute.