Obermann/LXXVI

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Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 342-343).

LETTRE LXXVI.

2 juillet, IX.

Hantz avait raison, il restera avec moi. Il a un frère qui était fontainier à six lieues d’ici.

J’avais beaucoup de tuyaux à poser, je l’ai fait venir. Il m’a plu ; c’est un homme discret et honnête. Il est simple, et il a une sorte d’assurance, telle que la doivent donner quelques moyens naturels, et la conscience d’une droiture inaltérable. Sans être très-robuste, il est bon travailleur ; il fait bien et avec exactitude. Il n’a été avec moi ni gêné ni empressé, ni bas ni familier. Alors j’allai moi-même dans son village pour savoir ce qu’on y pensait de lui ; j’y vis même sa femme. À mon retour, je lui fis établir une fontaine dans un endroit où il ne concevait guère que j’en pusse faire quelque usage. Ensuite, pendant qu’il achevait les autres travaux, on éleva auprès de cette fontaine une petite maison de paysan, à la manière du pays, contenant sous un même toit plusieurs chambres, la cuisine, la grange et l’étable : tout cela suffisant seulement pour un petit ménage, et pour hiverner deux vaches. Vous voyez que les voilà installés, lui et sa femme : il a le terrain nécessaire et quelques autres choses. À présent, les tuyaux peuvent manquer, j’ai un fontainier qui ne me manquera pas. En vingt jours sa maison a été prête : c’est un des avantages de ce genre de constructions ; quand on a les matériaux, dix hommes peuvent en élever une semblable en deux semaines, et l’on n’a pas besoin d’attendre que les plâtres soient ressuyés.

Le vingtième jour tout était prêt. Le soir était beau, je le fis avertir de quitter l’ouvrage un peu plus tôt, et, le menant là, je lui dis : Cette maison, cette provision de bois que vous renouvellerez chez moi tous les ans, ces deux vaches, et le pré jusqu’à cette haie, sont désormais consacrés à votre usage, et le seront toujours si vous vous conduisez bien, comme il m’est presque impossible d’en douter.

Je vais vous dire deux choses qui vous feront voir si cet homme ne méritait pas cela, et davantage. Sentant apparemment que l’étendue d’un service devait assez répondre de celle de la reconnaissance dans un cœur juste, il insista seulement sur ce que les choses étaient singulièrement semblables à ce qu’il avait imaginé comme devant remplir tous ses désirs, à ce que, depuis son mariage, il envisageait, sans espérance, comme le bien suprême, à ce qu’il eût demandé uniquement au ciel, s’il eût pu former un vœu qui dût être exaucé. Cela vous plaira ; mais ce qui va vous surprendre, le voici. Il est marié depuis huit ans : il n’a pas eu d’enfants ; la misère eût été leur seul patrimoine, car, chargé d’une dette laissée par son père, il trouvait difficilement dans son travail le nécessaire pour lui et sa femme. Maintenant elle est enceinte. Considérez le peu de facilités ou même d’occasions que laisse au développement de nos facultés un état habituel d’indigence, et jugez si l’on peut avoir, dans des sentiments sans ostentation ni intérieure ni extérieure, plus de noblesse naturelle et plus de justesse.

Je me trouve bien heureux d’avoir quelque chose sans être obligé de le devoir à un état qui me forcerait de vivre en riche, et de perdre à des sottises ce qui peut tant produire. Je conviens avec les moralistes que de grands biens sont un avantage souvent trompeur, et que nous rendons très-souvent funeste ; mais je ne leur accorderai jamais qu’une fortune indépendante ne soit pas un des grands moyens pour le bonheur, et même pour la sagesse.