Obermann/LXXXIX

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Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 401-408).

LETTRE LXXXIX.

Im., 6 décembre, IX.

J’ai voulu vous annoncer dès le jour même ce moment, jadis si désiré, qui pourrait faire époque dans ma vie, si j’étais entièrement revenu de mes songes, ou peut-être si je n’avais rien perdu de mes erreurs. Je suis tout à fait chez moi ; les travaux sont finis. C’est enfin l’instant de prendre un train de vie qui emploie de certaines heures, et qui fasse oublier les autres : je puis faire ce que je veux ; mais le malheur est que je ne vois pas bien ce que je dois faire.

C’est cependant une douce chose que l’aisance ; on peut tout arranger, suivre les convenances, choisir et régler. Avec de l’aisance, la raison peut éviter le malheur dans la vie ordinaire. Les riches seraient heureux s’ils avaient de l’aisance ; mais les riches aiment mieux se faire pauvres. Je plains celui que des circonstances impérieuses réduisent à monter sa maison au niveau de ce qu’il possède. Il n’y a point de bonheur domestique sans une certaine surabondance nécessaire à la sécurité. Si on trouve plus de paix et de bonne humeur dans les cabanes que dans les palais, c’est que l’aisance est plus rare dans les palais que dans les cabanes. Les malheureux, au milieu de l’or, ne savent comment vivre ! S’ils avaient su borner leurs prétentions et celles de leurs familles, ils auraient tout ; car l’or fait tout : mais dans leurs mains inconsidérées l’or ne fait rien. Ils le veulent ainsi : que leurs goûts soient satisfaits ! Mais, dans notre médiocrité, donnons du moins d’autres exemples.

Pour n’être pas vraiment malheureux, il ne faut qu’un bien ; on le nomme raison, sagesse ou vertu. Pour être satisfait, je crois qu’il en faut quatre : beaucoup de raison, de la santé, quelque fortune, et un peu de ce bonheur qui consiste à avoir le sort pour soi. A la vérité, chacun de ces trois autres biens n’est rien sans la raison, et la raison est beaucoup sans eux. Elle peut les donner enfin, ou consoler de leur perte ; mais eux ne la donnent pas, et ce qu’ils donnent sans elle n’a qu’un éclat extérieur, une apparence dont le cœur n’est pas longtemps abusé. Avouons que l’on est bien sur la terre quand on peut et qu’on sait. Pouvoir sans savoir est fort dangereux ; savoir sans pouvoir est inutile et triste.

Pour moi, qui ne prétends pas vivre, mais seulement regarder la vie, je ferai bien de me mettre à imaginer du moins le rôle d’un homme. Je veux passer tous les jours quatre heures dans mon cabinet. J’appellerai cela du travail ; ce n’en est pas un pourtant, car il n’est pas permis de poser une serrure ou d’ourler un mouchoir le jour du repos, mais on est très-libre de faire un chapitre du Monde primitif. Puisque j’ai résolu d’écrire, je ne serais pas excusable si je ne le faisais pas maintenant[1]. J’ai tout ce qu’il me faut : loisir, tranquillité, bibliothèque bornée, mais suffisante ; et au lieu de secrétaire, un ami qui me fera continuer, et qui soutient qu’en écrivant on peut faire quelque bien tôt ou tard.

Avant de m’occuper des faiblesses des hommes, il faut que je vous parle de la mienne pour la dernière fois. Fonsalbe, avec qui je n’aurais pas d’autres secrets, mais qui ne soupçonne rien de ceci, me fait sentir tous les jours, et par sa présence, et par nos entretiens où le nom de sa sœur revient si souvent, combien j’étais éloigné de cet oubli devenu mon seul asile.

Il a parlé de moi dans ses lettres à madame Del***, et il a paru le faire de ma part. Je ne savais comment prévenir cela, ne pouvant en donner à Fonsalbe aucune raison ; mais j’en suis d’autant plus fâché, qu’elle aura dû juger contradictoire que je ne suivisse pas ce que moi-même j’avais dit.

Ne trouvez point bizarre l’amertume que je cherche dans ces souvenirs, et les soins inutiles que je prends pour les éloigner, comme si je n’étais pas sûr de moi. Je ne suis ni fanatique, ni incertain dans ma droiture. Mes intentions me resteront soumises, mais ma pensée ne l’est pas ; et si j’ai toute l’assurance de l’homme qui veut ce qu’il doit, j’ai toute la faiblesse de celui que rien n’a fixé. Cependant je n’aime point ; je suis trop malheureux pour cela. Comment donc se fait-il... ? Vous ne sauriez m’entendre, quand je ne m’entends pas moi-même.

Il y a bien des années que je la vis, mais comme j’étais destiné à n’avoir que le songe de mon existence, il en résulta seulement que son souvenir restait attaché au sentiment de continuité de mon être. Voilà pour ces temps dont tout est perdu.

Le besoin d’aimer était devenu l’existence elle-même, et, le sentiment des choses n’était que l’attente et le pressentiment de cette heure qui commence la lumière de la vie. Mais si dans le cours insipide de mes jours, il s’en trouvait un qui parût offrir le seul bien que la nature contînt alors pour mon cœur, ce souvenir était dans moi comme pour m’en éloigner. Sans avoir aimé, je me voyais dans une sorte d’impuissance d’aimer désormais, ainsi que ces hommes en qui une passion profonde a détruit le pouvoir de sentir une affection nouvelle. Ce souvenir n’était pas l’amour, puisque je n’y trouvais point de consolation, point d’aliment : il me laissait dans le vide, et il semblait m’y retenir ; il ne me donnait rien, et il semblait s’opposer à ce qu’il me fût donné quelque chose. Je restais ainsi sans posséder ni l’ivresse heureuse que l’amour soutient, ni cette mélancolie amère et voluptueuse dont aiment à se consumer nos cœurs encore remplis d’un amour malheureux.

Je ne veux point vous faire la fatigante histoire de mes ennuis. J’ai caché dans mes déserts ma fortune sinistre ; elle entraînerait ce qui m’environne, elle a manqué vous envelopper vous-même. Vous avez voulu tout quitter pour devenir triste et inutile comme moi, mais je vous ai forcé de reprendre vos distractions. Vous avez cru même que j’en avais aussi trouvé ; j’ai entretenu doucement votre erreur. Vous avez su que mon calme ressemblait au sourire du désespoir, j’aurais voulu que vous y fussiez plus longtemps trompé. Je prenais pour vous écrire le moment où je riais.... où je ris de pitié sur moi-même, sur ma destinée, sur tant de choses dont je vois les hommes gémir en répétant qu’elles vont cesser.

Je vous en dis trop ; mais le sentiment de ma destinée m’élève et m’accable. Je ne puis chercher quelque chose en moi, sans y trouver le fantôme de ce qui ne me sera jamais donné.

C’est une nécessité qu’en vous parlant d’elle je sois tout à fait moi. Je n’entends pas bien quelle réserve je devais m’imposer en cela. Elle sentait comme moi, une même langue nous était commune : sont-ils si nombreux ceux qui s’entendent ? Cependant je ne me livrais pas à tant d’illusions. Je vous le répète, je ne veux point vous arrêter sur ces temps que l’oubli doit effacer, et qui sont déjà dans l’abîme : le songe du bonheur a passé avec leurs ombres dans la mort de l’homme et des siècles. Pourquoi ces souvenirs exhalés d’un long trépas ? ils viennent étendre sur les restes vivants de l’homme l’amertume du sépulcre universel où il descendra. Je ne cherche point à justifier ce cœur brisé qui vous est trop bien connu, et qui ne conserve dans ses ruines que l’inquiétude de la vie. Vous savez, vous seul, ses espérances éteintes, ses désirs inexplicables, ses besoins démesurés. Ne l’excusez pas, soutenez-le, relevez ses débris ; rendez-lui, si vous en avez les moyens, et le feu de la vie, et le calme de la raison, tout le mouvement du génie, et toute l’impassibilité du sage : je ne veux point vous porter à plaindre ses folies profondes.

Enfin le hasard le plus inattendu me fit la rencontrer près de la Saône, dans un jour de tristesse. Cet événement si simple m’étonna pourtant. Je trouvai de la douceur à la voir quelquefois. Une âme ardente, et tranquille, fatiguée, désabusée, immense, devait fixer l’inquiétude et le perpétuel supplice de mon cœur. Cette grâce de tout son être, ce fini inexprimable dans le mouvement, dans la voix !... Je n’aime point, souvenez-vous-en, et dites-vous bien tout mon malheur.

Mais ma tristesse devenait plus constante et plus amère. Si madame Del*** eût été libre, j’y eusse trouvé le plaisir d’être enfin malheureux à ma manière ; mais elle ne l’était point, et je me retirai, avant qu’il me devînt impossible de supporter ailleurs le poids du temps. Tout m’ennuyait alors, mais actuellement tout m’est indifférent. Il arrive même que quelque chose m’amuse ; je pouvais donc vous parler de tout ceci. Je ne suis plus fait pour aimer, je suis éteint. Peut-être serais-je bon mari ; j’aurais beaucoup d’attachement. Je commence à songer aux plaisirs de l’amour, je ne suis plus digne d’une amante. L’amour lui-même ne me donnerait plus qu’une femme, et un ami. Comme nos affections changent ! comme le cœur se détruit ! comme la vie passe, avant de finir !

Je vous disais donc combien j’aimais à être ennuyé avec elle de tout ce qui fait les délices de la vie ; j’aimais bien plus les soirées tranquilles. Cela ne pouvait pas durer.

Il m’est arrivé rarement, mais quelquefois, d’oublier que je suis sur la terre comme une ombre qui s’y promène, qui voit et ne peut rien saisir. C’est là ma loi ; quand j’ai voulu m’y soustraire, j’en ai été puni. Quand une illusion commence, mes misères s’aggravent. Je me suis senti à côté du bonheur, j’en ai été épouvanté. Peut-être ces cendres que je crois éteintes se seraient-elles ranimées ? Il fallut partir.

Maintenant je suis dans un vallon perdu. Je m’attache à oublier de vivre. J’ai cherché le thé pour m’affaiblir, et jusqu’au vin pour m’égarer. Je bâtis, je cultive, je me joue avec tout cela. J’ai trouvé quelques bonnes gens, et je compte aller au cabaret[2] pour découvrir des hommes. Je me lève tard ; je me couche tard ; je suis lent à manger ; je m’occupe de tout, j’essaye de toutes les attitudes, j’aime la nuit et je presse le temps : je dévore mes heures froides, et suis avide de les voir dans le passé.

Fonsalbe est son frère. Nous parlons d’elle ; je ne puis l’en empêcher, il l’aime beaucoup. Fonsalbe sera mon ami : je le veux, il est isolé. Je le veux aussi pour moi ; sans lui, que deviendrais-je ? Mais il ne saura pas combien l’idée de sa sœur est présente dans ces solitudes. Ces gorges sombres ! ces eaux romantiques ! elles étaient muettes, elles le seront toujours ! Cette idée n’y met point la paix de l’oubli du monde, mais l’abandon des déserts. Un soir nous étions sous les pins ; leurs cimes agitées étaient remplies des sons de la montagne, nous parlions, il la pleurait ! Mais un frère a des larmes.

Je ne fais point de serments, je ne fais point de vœux ; je méprise ces protestations si vaines, cette éternité que l’homme croit ajouter à ses passions d’un jour. Je ne promets rien, je ne sais rien : tout passe, tout homme change ; mais je me trompe bien moi-même, ou il ne m’arrivera pas d’aimer. Quand le dévot a rêvé sa béatitude, il n’en cherche plus dans le monde terrestre ; et s’il vient à perdre ses ravissantes illusions, il ne trouve aucun charme dans les choses trop inférieures aux premiers songes.

Et elle traînera la chaîne de ses jours avec cette force désabusée, avec ce calme de la douleur qui lui va si bien. Plusieurs de nous seraient peut-être moins à leur place s’ils étaient moins éloignés d’être heureux. Cette vie passée dans l’indifférence au milieu de tous les agréments de la vie, et dans l’ennui avec une santé inaltérable ; ces chagrins sans humeur, cette tristesse sans amertume, ce sourire des peines cachées, cette simplicité qui abandonne tout quand on pourrait prétendre à tout, ces regrets sans plainte, cet abandon sans effort, ce découragement dont on dédaigne l’affliction ; tant de biens négligés, tant de pertes oubliées, tant de facultés dont on ne veut plus rien faire : tout cela est plein d’harmonie, et n’appartient qu’à elle. Contente, heureuse, possédant tout ce qui semblait lui être dû, peut-être eût-elle moins été elle-même. L’adversité est bonne à qui la porte ainsi ; et je suppose que le bonheur vînt maintenant, qu’en ferait-elle ? il n’est plus temps.

Que lui reste-t-il ? Que nous restera-t-il dans cet abandon de la vie, seule destinée qui nous soit commune ? Quand tout échappe jusqu’aux rêves de nos désirs ; quand le songe de l’aimable et de l’honnête vieillit lui-même dans notre pensée incertaine ; quand l’harmonie, dans sa grâce idéale, descend des lieux célestes, s’approche de la terre, et se trouve enveloppée de brumes, de ténèbres ; quand rien ne subsiste de nos besoins, de nos affections, de nos espérances ; quand nous passons nous-mêmes avec la fuite invariable des choses, et dans l’inévitable instabilité du monde ! mes amis, mes seuls amis, elle que j’ai perdue, vous qui vivez loin de moi, vous qui seuls me donnez encore le sentiment de la vie ! que nous restera-t-il, et que sommes-nous (N) ?


  1. Des jours pleins de tristesse, l’habitude rêveuse d’une âme comprimée, les longs ennuis qui perpétuent le sentiment du néant de la vie, peuvent exciter ou entretenir le besoin de dire sa pensée ; ils furent souvent favorables à des écrits dont la poésie exprime les profondeurs du sentiment, et les conceptions vastes de l’âme humaine que ses douleurs ont rendue impénétrable et comme infinie. Mais un ouvrage important par son objet, par son ensemble et son étendue, un ouvrage que l’on consacre aux hommes, et qu’on destine à rester, ne s’entreprend que lorsqu’on a une manière de vivre à peu près fixe, et qu’on est sans inquiétude sur le sort des siens. Pour Obermann, il vivait seul, et je ne vois pas que la situation favorable où il se trouve maintenant lui fût indispensable.
  2. Ce qui est impraticable en France est encore faisable dans presque toute la Suisse. Il y est reçu de s’y rencontrer vers le soir dans des maisons qui ne sont autre chose que des cabarets choisis. Ni l’âge, ni la noblesse, ni les premières magistratures ne font une loi du contraire.