Obermann/XC

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Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 409-417).

SUPPLÉMENT[1]


 

LETTRE XC.

Imenstròm, 28 juin, X.

La sœur de Fonsalbe est ici. Elle est venue sans être attendue, et dans le dessein de rester seulement quelques jours avec son frère.

Vous la trouveriez à présent aussi aimable, aussi remarquable, et plus peut-être qu’elle ne le fut jamais. Cette apparition inopinée, le changement des temps, d’ineffaçables souvenirs, les lieux, la saison, tout semblait d’accord. Et il faut vous dire que, s’il peut être une beauté plus accomplie aux yeux d’un artiste, aucune ne réunirait davantage ce qui fait généralement pour moi le charme des femmes.

Nous ne pouvions ici la recevoir comme vous l’eussiez fait à Bordeaux ; mais, au pied de nos montagnes, il nous restait à nous arranger selon la circonstance. On devait faucher deux prés, le soir, jusqu’à une heure assez avancée, puis, de grand matin, pour éviter entièrement l’ardeur du jour. J’avais déjà eu le projet de donner, dans cette occasion, quelque encouragement à mes travailleurs : des musiciens furent appelés de Vevay. Une collation, ou, si on veut, un souper champêtre commençant à minuit, et assez varié pour être du goût des faucheurs même, fut destiné à remplir l’intervalle entre les travaux du soir et ceux du lendemain.

Il arriva qu’un peu avant la fin du jour je passai devant un escalier de six à sept marches. Elle était au-dessus ; elle prononça mon nom. C’était bien sa voix, mais avec quelque chose d’imprévu, d’inaccoutumé, de tout à fait inimitable. Je regardai sans répondre, sans savoir que je ne répondais pas. Un demi-jour fantastique, un voile aérien, un brouillard l’environnait. C’était une forme indécise qui faisait presque disparaître tout vêtement ; c’était un parfum de beauté idéale, une illusion voluptueuse, ayant un instant d’inconcevable vérité. Ainsi devait finir mon erreur enfin connue. Il est donc vrai, me disais-je deux pas plus loin, cet attachement tenait de la passion : le joug a existé. De cette faiblesse ont dépendu d’autres incertitudes. Ces années-là sont irrévocables ; mais aujourd’hui demeure libre, aujourd’hui est encore à moi.

Je m’absentai en prévenant Fonsalbe. Je m’avançai vers le haut de la vallée. Je marchais sans bruit dans ma préoccupation attentive. J’étais fortement averti ; mais le prestige me suivait, et la puissance du passé me paraissait invincible. Toutes ces idées d’aimer, et de n’être plus seul m’inondaient dans la tranquille obscurité d’un lieu désert. Il y eut un moment où j’aurais dit, comme ceux dont plus d’une fois j’ai condamné la mollesse : La posséder et mourir !

Cependant, se figurer dans le silence que demain tout peut finir sur la terre, c’est en même temps apprécier d’un regard plus ferme ce qu’on a fait et ce qu’on doit faire des dons de la vie. Ce que j’en ai fait ! jeune encore, je m’arrête au moment fatal. Elle et le désert, ce serait le triomphe du cœur. Non ; l’oubli du monde, et sans elle, voilà ma loi. L’austère travail et l’avenir !

Je me trouvais placé au détour de la vallée, entre les rocs d’où le torrent se précipite, et les chants que j’avais moi-même ordonnés ; ils commençaient au loin. Mais ces bruits de fête, le simple mouvement de l’air les dissipait par intervalles, et je savais l’instant où ils cesseraient. Le torrent au contraire subsistait dans sa force, s’écoulant, mais s’écoulant toujours, à la manière des siècles. La fuite de l’eau est comme la fuite de nos années. On l’a beaucoup redit, mais dans plus de mille ans on le redira : le cours de l’eau restera, pour nous, l’image la plus frappante de l’inexorable passage des heures. Voix du torrent au milieu des ombres, seule voix solennelle sous la paix des cieux, sois seule entendue.

Rien n’est sérieux, s’il ne peut être durable. Vues de haut, que sont les choses dont nous séparera notre dernier souffle ? Hésiterai-je entre une rencontre du hasard et les fins de ma destinée, entre une séduisante fantaisie, et le juste, le généreux emploi des forces de la pensée ? Je céderais à l’idée d’un lien imparfait, d’une affection sans but, d’un plaisir aveugle ! Ne sais-je pas les promesses qu’en devenant veuve elle a faites à sa famille ? Ainsi l’union entière se trouve interdite ; ainsi la question est simple, et ne doit plus m’arrêter. Qu’y aurait-il de digne de l’homme dans l’amusement trompeur d’un stérile amour ? Consacrer au seul plaisir les facultés de la vie, c’est se livrer soi-même à l’éternelle mort. Quelque fragiles que soient ces facultés, j’en suis responsable : il faut qu’elles portent leurs fruits. Ces bienfaits de l’existence, je les conserverai, je les honorerai ; je ne veux du moins m’affaiblir au dedans de moi qu’à l’instant inévitable. Profondeurs de l’espace, serait-ce en vain qu’il nous est donné de vous apercevoir ? La majesté de la nuit répète d’âge en âge : malheur à toute âme qui se complaît dans la servitude !

Sommes-nous faits pour jouir ici de l’entraînement des désirs ? Après cette attente, après les succès, que dirons-nous de la satisfaction de quelques journées ? Si la vie n’est que cela, elle n’est rien. Un an, dix ans de volupté, c’est un futile amusement, et une trop prompte amertume ! Que restera-t-il de ces désirs, quand les générations souffrantes ou follement distraites passeront sur nos cendres ? Comptons pour peu de chose ce qui se dissipe rapidement. Au milieu du grand jeu du monde, cherchons un autre partage : c’est de nos fortes résolutions que quelque effet subsistera peut-être. — L’homme est périssable. — Il se peut ; mais périssons en résistant, et, si le néant nous est réservé, ne faisons pas que ce soit une justice.

Vous le savez, je me décourageais, croyant que mes dispositions changeaient déjà. Trop facilement je m’étais persuadé que ma jeunesse n’était plus. Mais ces différences avaient eu pour cause, comme je crois vous l’avoir dit depuis, des erreurs de régime, et cela est en grande partie réparé. J’avais mal observé la mobilité qui me caractérise, et qui contribue à mes incertitudes. C’est constamment une grande inconstance, bien plus dans les impressions que dans les opinions, ou même dans les penchants. Elle ne tient pas au progrès des années ; elle redevient ce qu’elle était. L’habitude de me contenir et de réprimer d’abord tous mes mouvements intérieurs m’en avait laissé méconnaître souvent moi-même les oppositions. Mais, je le vois, à quarante ans de distance, je ne différerai pas plus que cent fois je n’ai différé d’un quart d’heure à l’autre. Ainsi est agitée, au milieu de l’air, la cime d’un arbre trop flexible ; et, si vous la regardez à une autre époque, vous la verrez céder encore, mais céder de même.

Chaque incident, chaque idée qui survient, les moindres détails opportuns ou incommodes, quelques souvenirs, de légères craintes, toutes ces émotions fortuites peuvent changer, à mes yeux, l’aspect du monde, l’appréciation de nos facultés et la valeur de nos jours. Tandis qu’on me parle de choses indifférentes, et que j’écoute avec tranquillité, avec indolence ; tandis que, me reprochant ma froideur dans ces conversations, je sais gré à ceux qui me la pardonnent, j’ai passé plusieurs fois du dégoût de cette existence si bornée, que tout embarrasse et tout inquiète, au sentiment non moins naturel de la curieuse variété des choses, ou de l’amusante sagacité qui nous appelle à en jouir quelque temps encore. Néanmoins ce qui me paraît si facilement offrir un autre aspect, c’est moins l’ensemble du grand phénomène que chaque conséquence relative à nous, et moins l’ordre général que ma propre aptitude. Cet ordre visible a deux faces ; l’une nous captive, et l’autre nous déconcerte, tout dépend d’une certaine confiance en nous-mêmes. Sans cesse elle me manque, et elle renaît sans cesse. Nous sommes si faibles, mais notre industrie a tant de dextérité ! Un hasard favorable, un vent plus doux, un rayon de lumière, le mouvement d’une herbe fleurie, les gouttes de la rosée me disent que je m’arrangerai de toute chose. Mais les nuages se rapprochent, le bouvreuil ne chante plus, une lettre se fait attendre, ou dans mes essais quelque pensée mal rendue restera inutile ; je ne vois plus alors que des obstacles, des lenteurs, de sourdes résistances, des desseins trompés, les déplaisirs des heureux, les souffrances de la multitude, et me voici le jouet de la force qui nous brisera tous.

Du moins cette mobilité n’est pas de nature à ébranler les principes de conduite. Il n’importe même que le but se présente seulement comme vraisemblable, s’il est unique. Affermis en un sens, n’attendons pas d’autres clartés ; nous pouvons marcher dans les sentiers peu connus. Ainsi tout se décide. Je suis ce que j’étais : si je le veux, je serai ce que je pouvais être. Certainement c’est peu de chose ; mais enfin ne descendons plus au-dessous de nous-mêmes.




30 juin.

Je vous écris longuement. Je dis en beaucoup de paroles ce que j’aurais pu vous apprendre en trois lignes ; mais c’était ma manière, et d’ailleurs j’ai du loisir. Rien ne m’occupe, rien ne m’attache ; je me sens encore suspendu dans le vide. Il me faut, je pense, un jour de plus, un seul. Cela finira, puisque je l’ai résolu ; mais à présent tout me semble attristé. Je ne suis pas indécis, mais ému jusqu’à une sorte de stupeur et de lassitude. Je continue ma lettre pour m’appuyer sur vous.



Je restai seul quelque temps encore. Déjà j’étais moins étranger à la tranquille harmonie de la nature. Je rentrai pendant le souper, avant que les chants cessassent.

Désormais n’attendez plus de moi ni une paresse inexcusable, ni l’ancienne irrésolution. La santé et l’aisance sont des facilités qu’on ne réunit pas toujours : je les possède, et j’en ferai usage. Que cette déclaration devienne ma règle. Si je parle aux hommes de leur faiblesse volontaire, ne convient-il pas que je ne m’en permette aucune ? Vous savez que jadis j’ai eu, dans mes vains projets, quelques velléités africaines. Mais, à cette époque, tout s’est accordé pour rendre impraticable un dessein que d’ailleurs il aurait fallu mûrir davantage, et maintenant il serait trop tard pour se livrer aux études qui en prépareraient l’exécution.

Que faire donc ? Je crois définitivement qu’il ne m’est donné que d’écrire. — Sur quels sujets ? — Déjà vous le savez à peu près. — D’après quel modèle ? — Assurément je n’imiterai personne, à moins que ce ne soit par une sorte de caprice, et dans un court passage. Je crois très-déplacé de prendre la manière d’un autre, si on peut en avoir une à soi. Quant à celui qui n’a pas la sienne, c’est-à-dire qui n’est jamais entraîné, jamais inspiré, à quoi lui sert d’écrire ? — Quel style enfin ? — Ni rigoureusement classique, ni inconsidérément libre. Pour mériter d’être lu, il faut observer les convenances réelles. — Mais qui en jugera ? — Moi, apparemment. N’ai-je pas lu les auteurs qui travaillèrent avec circonspection, comme ceux qui écrivirent avec plus d’indépendance ? C’est à moi de prendre, selon mes moyens, un milieu qui convienne, d’un côté à mon sujet ou à mon siècle, et de l’autre à mon caractère, sans manquer à dessein aux règles admises, mais sans les étudier expressément. — Quelles seront les garanties de succès ? — Les seules naturelles. S’il ne suffit pas de dire des choses vraies et de s’efforcer de les exposer d’une manière persuasive, je n’aurai point de succès : voilà tout. Je ne crois pas qu’il soit indispensable d’être approuvé de son vivant, à moins qu’on ne se voie condamné au malheur d’attendre de sa plume ses moyens de subsistance.

Passez les premiers, vous qui demandez de la gloire de salon. Passez, hommes de société, hommes considérables dans les pays où tout dépend de ces accointances, vous qui êtes féconds en idées du jour, en livres de parti, en expédients pour produire de l’effet, et qui, même après avoir tout adopté, tout quitté, tout repris, tout usé, trouvez encore à esquisser quelques pamphlets indécis, afin de faire dire : Le voilà avec ses mots expressifs et ingénieusement accolés, bien qu’un peu rebattus. Passez les premiers, hommes séduisants et séduits ; car enfin vous passerez vite, et il est bon que vous ayez votre temps. Montrez-vous donc aujourd’hui dans votre adresse et votre prospérité.

Ne serait-on pas à peu près sûr de rendre un ouvrage utile, sans le déshonorer par des intrigues, pour hâter la célébrité de l’auteur ? Restez-vous dans la retraite, ou même vivez-vous sans bruit dans une capitale ; enfin votre nom est-il inconnu, et votre livre ne s’écoule-t-il pas ? Qu’un certain nombre d’exemplaires en soient déposés dans les bibliothèques, ou envoyés, sans en demander compte, à des libraires dans les grandes villes ; tôt ou tard cet écrit sera mis à sa place avec autant de vraisemblance que si vous aviez mendié des suffrages.

Ainsi ma tâche est indiquée. Il ne me reste plus qu’à la remplir, si ce n’est avec bonheur, avec éclat, du moins avec quelque zèle et quelque dignité. Je renonce à diverses choses, me bornant presque à éviter la douleur. Serai-je à plaindre dans la retraite, ayant l’activité, l’espérance et l’amitié ? Etre occupé sans devenir trop laborieux, contribue essentiellement à la paix de l’âme, de tous les biens le moins illusoire. On n’a plus besoin de plaisirs, puisque les avantages les plus simples donnent des jouissances : c’est ainsi que tant d’hommes bien portants s’accommodent des aliments les moins recherchés. Qui ne voit que l’espérance est préférable aux souvenirs ? Dans notre vie, continuel passage, l’avenir importe seul. Ce qui est arrivé disparaît, et le présent même nous échappe s’il ne sert de moyen. D’agréables traces du passé ne me paraissent un grand avantage que pour les imaginations faibles, qui, après avoir été un peu vives, deviennent débiles. Ces hommes-là, s’étant figuré les choses autrement qu’elles ne doivent être, se sont passionnés. L’épreuve les a désabusés ; ne pouvant plus imaginer avec exagération, ils n’imaginent plus. Les fictions vraies, pour ainsi dire, leur étant interdites, ils auraient besoin de riants souvenirs ; sans cela nulle pensée ne les flatte. Mais celui dont l’imagination est puissante et juste peut toujours se faire une idée assez positive des divers biens, lorsque le sort lui laisse du calme ; il n’est pas au nombre de ceux qui ne connaissent en cela que ce qu’ils ont appris anciennement.

Il me restera pour la douceur journalière de la vie notre correspondance et Fonsalbe : ces deux liens me suffiront. Jusque dans nos lettres, cherchons le vrai sans pesantes dissertations comme sans systèmes opiniâtres : invoquons le vrai immuable. Quelle autre conception soutiendrait l’âme, fatiguée quelquefois de ces vagues espérances, mais bien plus étonnée d’elle-même, bien plus délaissée quand elle a perdu et les langueurs et les délices de cette active incertitude ? La justice du moins a son évidence. Généralement vous recevez en paix les lumières morales ; je les poursuis dans mon inquiétude : notre union subsistera.


  1. Ce qui le compose n’a été recueilli que vers l’année 1833, époque de la seconde édition, ou depuis.