Obermann/Texte entier 2

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Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 231-432).

LETTRE L.

Lyon, 22 juin. Septième année.

Depuis que la mode n’a plus cette uniformité locale qui en faisait aux yeux de tant de gens une manière d’être nécessaire, et à peu près une loi de la nature, chaque femme pouvant choisir la mise qu’elle veut adopter, chaque homme veut aussi décider celle qui convient.

Les gens qui entrent dans l’âge où l’on aime à blâmer ce qui n’est pas comme autrefois, trouvent de très-mauvais goût que l’on n’ait plus les cheveux dressés au-dessus du front, le chignon relevé et empâté, la partie inférieure du corps tout à nu sous une voûte d’un noble diamètre, et les talons juchés sur de hautes pointes. Ces usages vénérables maintenaient une grande pureté de mœurs ; mais depuis les femmes ont perverti leur goût au point d’imiter les seuls peuples qui aient eu du goût : elles ont cessé d’être plus larges que hautes, et, ayant quitté par degrés les corps ferrés et baleinés, elles outragent la nature jusqu’à pouvoir respirer et manger quoique habillées.

Je conçois qu’une mise perfectionnée choque ceux à qui plaisait la roideur ancienne, la manière des Goths ; mais je ne puis les excuser de mettre une si risible importance à ces changements qui étaient inévitables.

Dites-moi si vous avez trouvé de nouvelles raisons de ce que nous avons déjà remarqué ensemble sur ces ennemis déclarés des mœurs actuelles. Ce sont presque infailliblement des hommes sans mœurs. Les autres, s’ils les blâment, n’y mettent du moins pas cette chaleur qui m’est suspecte.

Personne ne sera surpris que les hommes qui se sont joués des mœurs parlent ensuite de bonnes mœurs avec exclamation ; qu’ils en exigent si sévèrement des femmes, après avoir passé leur vie à tâcher de les leur ôter ; et qu’ils les méprisent toutes, parce que plusieurs d’elles ont eu le malheur de ne pas les mépriser eux-mêmes. C’est une petite hypocrisie dont je crois même qu’ils ne s’aperçoivent pas. C’est davantage encore, et bien plus communément, un effet de la dépravation de leurs goûts, des excès de leurs habitudes et du désir secret de trouver une résistance sérieuse pour avoir la vanité de la vaincre ; c’est une suite de l’idée que d’autres ont probablement joui des mêmes faiblesses, et de la crainte qu’on leur manque à eux-mêmes, comme ils sont parvenus à faire manquer à d’autres en leur faveur.

Lorsque les années font qu’ils n’ont plus d’intérêt à introduire le mépris de tous les droits, l’intérêt de leurs passions, qui fut toujours leur seule loi, commence à les avertir qu’on violera ces mêmes droits à leur égard. Ils ont contribué à faire perdre les mœurs sévères qui les gênaient, ils déclament maintenant contre les mœurs libres qui les inquiètent. Ils prêchent bien vainement : des choses bonnes recommandées par de tels hommes tombent dans le mépris, au lieu d’en recevoir une nouvelle autorité.

Aussi vainement quelques-uns disent que s’ils s’élèvent contre des mœurs licencieuses, c’est qu’ils en ont reconnu les dangers. Cette cause, quelquefois réelle, n’est pas celle à laquelle on croit, parce qu’on sait bien qu’ordinairement l’homme qui a été injuste, quand cela lui était commode pendant l’âge des passions, ne devient juste ensuite que par des motifs personnels. Sa justice, plus honteuse que sa licence même, est encore plus méprisée, parce qu’elle est moins franche.

Mais que des jeunes gens soient choqués subitement et avant la réflexion par des choses dont la nature est de plaire à leurs sens, et qu’ils ne pourraient improuver naturellement qu’après y avoir pensé, voilà, à mon avis, la plus grande preuve d’une dépravation réelle. Je suis surpris que des gens sensés regardent cela comme une dernière voix de la nature qui se révolte, et qui rappelle au fond des cœurs ses lois méconnues. La corruption, disent-ils, ne peut franchir de certaines bornes ; cela les rassure et les console.

Pour moi, je crois voir le contraire. Je voudrais savoir ce que vous en penserez, et si je serai seul à voir ainsi. Je n’assure point que ce soit la vérité, je conviens même que beaucoup d’apparences sont contre moi.

Ma manière de penser là-dessus ne pouvait guère résulter que de ce que j’éprouve personnellement ; je n’étudie pas, je ne fais pas d’observations systématiques, et j’en serais assez peu capable. Je réfléchis par occasion ; je me rappelle ce que j’ai senti. Quand cela me conduit à examiner ce que je ne sais pas moi-même, c’est du moins en cherchant mes données dans ce qui m’est connu avec plus de certitude, c’est-à-dire dans moi : ces données n’ayant rien de supposé ou de paradoxal servent à me découvrir plusieurs choses dans ce qui leur est analogue ou opposé.

Je sais qu’avec le vulgaire des hommes il y a des inconvénients à ce que gâte la bêtise de leurs idées, la brutalité de leurs sensations, et une fade suffisance abusant de tout ce qui n’avertit pas que l’on sera réprimé. Je ne dis point que les femmes dont la mise paraît trop libre soient tout à fait exemptes de blâme : celles d’entre elles qui n’en méritent pas un autre oublient du moins qu’on vit parmi la foule, et cet oubli est une imprudence. Mais ce n’est point d’elles qu’il s’agit ; je parle de la sensation que la légèreté de leurs vêtements peut faire sur des hommes de différents caractères.

Je cherche pourquoi des hommes qui se permettent tout, et qui, loin de respecter ce qu’ils appellent pudeur, montrent jusque dans leurs discours qu’ils ne connaissent pas même les lois du goût, pourquoi des hommes qui ne raisonnent point leur conduite, et qui s’abandonnent aux fantaisies de l’instant présent, s’avisent de trouver de l’indécence à des choses où je n’en sens pas, et où la réflexion même ne blâmerait que l’inconvenance du moment. Comment en trouvent-ils à des choses qui par elles-mêmes, et lorsqu’elles ne sont point déplacées, paraissent toutes simples à d’autres, et qui plairaient même à ceux qui aiment une pudeur réelle, et non l’hypocrisie ou la superstition de la pudeur.

C’est une erreur funeste de mettre aux mots et à la partie extérieure des choses une importance si grande : il suffira d’être familiarisé avec ces fantômes par quelque habitude, même légitime, pour cesser d’en mettre aux choses elles-mêmes.

Lorsqu’une dévote qui ne pouvait à seize ans souffrir qu’on l’embrassât dans des jeux de société, qui, mariée à vingt-deux, n’envisageait qu’avec horreur la première nuit, reçoit à vingt-quatre son directeur dans ses bras, je ne crois pas que ce soit tout à fait hypocrisie de sa part. J’y vois beaucoup plus la sottise des préceptes qui lui furent donnés. Il peut y avoir chez elle de la mauvaise foi, d’autant plus qu’une morale fausse altère toujours la candeur de l’âme, et qu’une longue contrainte inspire le déguisement et la duplicité. Mais s’il y en a dans son cœur, il y a bien plus encore d’ineptie dans sa tête. On lui a rendu l’esprit faux, on l’a retenue sans cesse dans la terreur des devoirs chimériques ; on ne lui a pas donné le moindre sentiment des devoirs réels. Au lieu de lui montrer la véritable fin des choses, on l’a habituée à tout rapporter à une fin imaginaire. Les rapports ne sont plus sensibles ; les proportions deviennent arbitraires ; les causes, les effets sont comptés pour rien ; les convenances des choses sont impossibles à découvrir. Elle n’imagine pas même qu’il puisse exister une raison du mal et du bien, hors de la règle qu’on lui a imposée, et dans d’autres rapports que les relations obscures entre ses habitudes les plus secrètes, et la volonté impénétrable des intelligences qui veulent toujours autrement que l’homme.

On lui a dit : Fermez les yeux, puis marchez droit devant vous, c’est le chemin du bonheur et de la gloire ; c’est le seul ; la perte, l’horreur, les abîmes, l’éternelle damnation, remplissent tout le reste de l’espace. Elle va donc aveuglément, et elle s’égare en suivant une ligne oblique. Cela devait arriver. Si vous marchiez les yeux fermés dans un espace ouvert de toutes parts, vous ne retrouveriez point votre première direction, lorsqu’une fois vous l’auriez perdue, et souvent même vous ne sauriez pas que vous la perdez. Si donc elle ne s’aperçoit point de son erreur, elle se détourne toujours davantage, elle se perd avec confiance. Si elle s’en aperçoit, elle se trouble et s’abandonne : elle ne connaît pas de proportions dans le mal ; elle croit n’avoir plus rien à perdre dès qu’elle a perdu cette première innocence, qu’elle estimait seule et qu’elle ne saurait retrouver.

On a vu des filles simples se maintenir avec ignorance dans la sagesse la plus sévère, et avoir horreur d’un baiser comme d’un sacrilège ; mais s’il est obtenu, elles pensent qu’il n’y a plus rien à conserver, et se livrent uniquement parce qu’elles se croient déjà livrées. On ne leur avait jamais dit les conséquences plus ou moins grandes des diverses choses. On avait voulu les préserver seulement contre le premier pas, comme si on eût eu la certitude que ce premier pas ne serait jamais franchi, ou que l’on serait toujours là pour les retenir ensuite.

La dévote dont je parlais n’évitait pas des imprudences, mais elle redoutait un fantôme. Il s’ensuivra naturellement que lorsqu’on lui aura dit à l’autel de coucher avec son mari, elle l’égratignera les premiers jours, et quelque temps après couchera avec un autre qui lui parlera du salut et des mortifications de la chair. Elle était effrayée quand on lui baisait la main, mais c’était par instinct ; elle s’y fait, et ne l’est plus quand on jouit d’elle. C’était son ambition d’être placée au ciel parmi les vierges ; mais elle n’est plus vierge ; cela est irremédiable, que lui importe le reste ? Elle devait tout à un époux céleste, et à l’exemple que la Vierge donna. Maintenant elle n’est plus la suivante de la Vierge, elle n’est plus épouse céleste ; un homme l’a possédée ; si un autre homme la possède aussi, quel grand changement cela fera-t-il ? Les droits d’un mari font très-peu d’impression sur elle ; elle n’a jamais réfléchi à des choses si mondaines ; il est très-possible même qu’elle les ignore, et il est très-certain du moins qu’elle n’en est pas frappée, parce qu’elle n’en sent pas la raison.

A la vérité, elle a reçu l’ordre d’être fidèle ; mais c’est un mot dont l’impression a passé, parce qu’il appartenait à un ordre de choses sur lequel elle n’arrête pas ses idées, sur lequel elle rougirait de s’entretenir avec elle-même. Dès qu’elle a couché avec un homme, ce qui l’embarrassait le plus est fait ; et s’il arrive qu’en l’absence de son mari, un homme plus saint que lui ait l’adresse de répondre à ses scrupules dans un moment de désirs ou de besoins, elle cédera comme elle a cédé en se mariant ; elle jouira avec moins de terreur que lors de ses premières jouissances, parce que c’est une chose qui n’est plus nouvelle, et qui fait un moins grand changement dans son état. Comme elle ne s’inquiète point d’une prudence terrestre, comme elle aurait horreur de porter de précautions dans le péché, de l’attention et de la réflexion dans un acte qu’elle permet à ses sens, mais dont son âme écarte la souillure, il arrivera encore qu’elle sera enceinte, et que souvent elle ignorera ou doutera si son mari est le père de l’enfant dont elle le charge. Si même elle le sait, elle aimera mieux le laisser dans l’erreur, pourvu qu’elle ne prononce pas un mensonge, que de l’exposer à se mettre dans une colère qui offenserait le ciel, que de s’exposer elle-même à médire du prochain en nommant son séducteur.

Il est très-vrai que la religion, mieux entendue, ne lui permettrait pas une pareille conduite, et je ne parle ici contre aucune religion. La morale, bien conçue par tous, ferait les hommes très-justes, et dès lors très-bons et très-heureux. La religion, qui est la morale moins raisonnée, moins prouvée, moins persuadée par les raisons directes des choses, mais soutenue par ce qui étonne, mais affermie, mais nécessitée par une sanction divine ; la religion, bien entendue, ferait les hommes parfaitement purs. Si je parle d’une dévote, c’est parce que l’erreur morale n’est nulle part plus grande et plus éloignée des vrais besoins du cœur humain que dans les erreurs des dévots. J’admire la religion telle qu’elle devait être ; je l’admire comme un grand ouvrage. Je n’aime point qu’en s’élevant contre les religions on nie leur beauté, et l’on méconnaisse ou désavoue le bien qu’elles étaient destinées à faire. Ces hommes ont tort : le bien qui est fait en est-il moins un bien, pour être fait d’une manière contraire à leur pensée ? Que l’on cherche des moyens de faire mieux avec moins ; mais que l’on convienne du bien qui s’est fait, car enfin il s’en est fait beaucoup. Voilà quelques mots de ma profession de foi[1] : nous nous sommes crus, je pense, trop éloignés l’un de l’autre en ceci.

Si vous voulez absolument que je revienne à mon premier objet par une transition selon les règles, vous me mettrez dans un grand embarras. Mais quoique mes lettres ressemblent beaucoup trop à des traités, et que je vous écrive en solitaire qui parle avec son ami comme il rêve en lui-même, je vous avertis que j’y veux conserver toute la liberté épistolaire quand cela m’arrange.

Ces hommes dont les jouissances inconsidérées, ou mal choisies, ont perverti les affections et abruti les sens, ne voient plus, je crois, dans l’amour physique que les grossièretés de leurs habitudes : ils ont perdu le délicieux pressentiment du plaisir. Une nudité les choque, parce qu’il n’y a plus chez eux d’intervalle entre la sensation qu’ils en reçoivent et l’appétit brut auquel se réduit toute leur volupté. Ce besoin, réveillé dans eux, leur plairait encore en rappelant du moins ces plaisirs informes que cherchent des sens plus lascifs qu’embrasés ; mais comme ils n’ont pas conservé la véritable pudeur, ils ont laissé les dégoûts se mêler dans les plaisirs. Comme ils n’ont pas su distinguer ce qui convenait d’avec ce qui ne convenait pas, même dans l’abandon des sens, ils ont cherché de ces femmes qui corrompent les mœurs, en perdant les manières, et qui sont méprisables, non pas précisément parce qu’elles donnent le plaisir, mais parce qu’elles le dénaturent, parce qu’elles le détruisent en mettant la licence à la place de la liberté. Comme en se permettant ce qui répugne à des sens délicats, et en confondant des choses d’un ordre très-différent, ils ont laissé s’échapper les séduisantes illusions ; comme leurs imprudences ont été punies par des suites funestes et rebutantes, ils ont perdu la candeur de la volupté avec les incertitudes du désir. Leur imagination n’est plus allumée que par l’habitude ; leurs sensations plus indécentes qu’avides, leurs idées plus grossières que voluptueuses, leur mépris pour les femmes, preuve assez claire du mépris qu’ils ont eux-mêmes mérité, tout leur rappelle ce que l’amour a d’odieux et peut-être ce qu’il a de dangereux. Son charme primitif, sa grâce si puissante sur les âmes pures, tout ce qu’il a d’aimable et d’heureux n’est plus pour eux. Ils sont parvenus à ce point qu’il ne leur faut que des filles pour s’amuser sans retenue et avec leur dédain habituel, ou des femmes très-modestes qui puissent leur imposer encore quand aucune délicatesse ne les contient plus, et qui, n’étant pas des femmes à leur égard, ne leur donnent point le sentiment importun de ce qu’ils ont perdu.

N’est-il pas visible que si une mise un peu libre leur déplaît, c’est que leur imagination dégradée et leurs sens affaiblis ne peuvent plus être émus que par une sorte de surprise ? Ce qui fait leur humeur chagrine, c’est le dépit de ne plus pouvoir sentir dans des occasions ordinaires et faciles. Ils n’ont la faculté de voir que les choses qui ont été cachées et qui sont découvertes subitement : comme un homme presque aveugle n’est averti de la présence de la lumière qu’en passant brusquement des ténèbres à une grande clarté.

Quiconque entend quelque chose aux mœurs trouvera que la femme méprisable est celle qui, scrupuleuse et sévère dans ses habitudes visibles, prépare, pendant plusieurs jours de réflexions, le moyen d’en imposer à un mari qui met son honneur ou sa satisfaction à la posséder seul. Elle rit avec son amant ; elle plaisante son mari trompé : je mets au-dessus d’elle une courtisane qui conserve quelque dignité, quelque choix, et surtout quelque loyauté dans ses mœurs trop libres.

Si les hommes étaient seulement sincères, malgré leurs intérêts personnels, leurs oppositions et leurs vices, la terre serait encore belle.

Si la morale qu’on leur prêche était vraie, conséquente, jamais exagérée ; si elle leur montrait la raison des devoirs en conservant de justes proportions ; si elle ne tendait qu’à leur fin réelle, il ne resterait dans chaque nation autre chose à faire que de contenir une poignée d’hommes, dont la tête mal organisée ne pourrait reconnaître la justice.

On pourrait mettre ces esprits de travers avec les imbéciles et les maniaques : le nombre des premiers ne serait pas grand. Il est peu d’hommes qui ne soient pas susceptibles de raison ; mais, beaucoup ne savent où trouver la vérité parmi ces erreurs publiques qui affectent d’en porter le nom : si même ils la rencontrent, ils ne savent comment la reconnaître à cause de la manière gauche, rebutante et fausse dont on la présente.

Le bien inutile, le mal imaginaire, les vertus chimériques, l’incertitude, absorbent notre temps, et nos facultés, et nos volontés ; comme tant de travaux et de soins superflus ou contradictoires empêchent, dans un pays florissant, de faire ceux qui seraient utiles et ceux qui auraient un but invariable.

Quand il n’y a plus de principes dans le cœur, on est bien scrupuleux sur les apparences publiques et sur les devoirs d’opinion : cette sévérité déplacée est un témoignage peu suspect des reproches intérieurs. « En réfléchissant, dit Jean-Jacques, à la folie de nos maximes, qui sacrifient toujours à la décence la véritable honnêteté, je comprends pourquoi le langage est d’autant plus chaste que les cœurs sont plus corrompus, et pourquoi les procédés sont d’autant plus exacts que ceux qui les ont sont plus malhonnêtes. »

Peut-être est-ce un avantage d’avoir peu joui : il est bien difficile que des plaisirs tant répétés le soient toujours sans mélange et sans satiété. Ainsi altérés ou seulement affaiblis par l’habitude qui dissipe les illusions, ils ne donnent plus cette surprise qui avertit d’un bonheur auquel on ne croyait pas, ou qu’on n’attendait pas ; ils ne portent plus l’imagination de l’homme au delà de ce qu’il concevait ; ils ne l’élèvent plus par une progression dont le dernier terme est devenu trop connu : l’espérance rebutée l’abandonne à ce sentiment pénible d’une volupté qui s’échappe, à ce sentiment du retour qui souvent est venu la refroidir. On se souvient trop qu’il n’y a rien au delà, et ce bonheur jadis tant imaginé, tant espéré, tant possédé, n’est plus qu’un amusement d’une heure et le passe-temps de l’indifférence. Des sens épuisés, ou du moins satisfaits, ne s’embrasent plus à une première émotion ; la présence d’une femme ne les étonne plus ; ses beautés dévoilées ne les agitent plus d’un frémissement universel ; la séduisante expression de ses désirs ne donne plus à l’homme qu’elle aime une félicité inattendue. Il sait quelle est la jouissance qu’il obtient ; il peut imaginer qu’elle finira ; sa volupté n’a plus rien de surnaturel : celle qu’il possède n’est plus qu’une femme, et lui-même a tout perdu, il ne sait plus aimer qu’avec les facultés d’un homme.




Il est bien l’heure de finir ; le jour commence. Si vous êtes revenu hier à Chessel, vous allez en ce moment visiter vos fruits. Pour moi qui n’ai rien de semblable à faire, et qui suis très-peu touché d’un beau matin depuis que je ne sais pas employer le jour, je vais me coucher. Je ne suis point fâché quand le jour parait, d’avoir encore ma nuit tout entière à passer, afin d’arriver sans peine à l’après-midi, dont je me soucie peu.

LETTRE LI.

Paris, 2 septembre, VII.

Un nommé Saint-Félix, qui fut ermite à Franchart[2], a, dit-on, sa sépulture auprès de ce monastère sous la roche qui pleure. C’est un grès dont le cube peut avoir les dimensions d’une chambre de grandeur ordinaire. Selon les saisons, il en suinte, ou il en coule goutte à goutte, de l’eau qui tombe sur une pierre plate un peu concave ; et comme les siècles l’ont creusée par l’effet insensible et continu de l’eau, cette eau a des vertus particulières. Prise pendant neuf jours, elle guérit les yeux des petits enfants. On y apporte ceux qui ont mal aux yeux, ou qui pourraient y avoir mal un jour ; au bout de la neuvaine, plusieurs sont en bon état.

Je ne sais trop à quel propos je vous parle aujourd’hui d’un endroit auquel je n’ai point songé depuis longtemps. Je me sens triste et j’écris. Quand je suis d’une humeur plus heureuse, je parviens à me passer de vous ; mais dans les moments sombres, je vous cherche. Je sais bien des gens qui prendraient cela fort mal ; c’est leur affaire : assurément ils n’auront pas à se plaindre de moi, ce n’est pas eux que je chercherai dans ma tristesse. Au reste, j’ai laissé ma fenêtre ouverte toute la nuit, et la matinée est tranquille, douce et nébuleuse : je conçois que j’aie pensé à ce monument d’une religion mélancolique dans les bruyères et les sables de la forêt. Le cœur de l’homme, si mobile, si périssable, trouve une sorte de perpétuité dans cette communication des sentiments populaires qui les propage, les accroît et semble les éterniser. Un ermite grossier, sale, stupide, fourbe peut-être, et inutile au monde, appelle sur son tombeau toutes les générations. En affectant de se vouer au néant sur la terre, il y trouve une vénération immortelle. Il dit aux hommes : Je renonce à tout ce que prétendent vos désirs, je ne suis pas digne d’être l’un de vous ; et cette abnégation le place sur l’autel, entre le pouvoir suprême et toutes les espérances des hommes.

Les hommes veulent qu’on aille à la gloire avec fracas, ou avec un détour hypocrite ; en les massacrant, ou en les trompant ; en insultant à leur malheur ou à leur crédulité. Celui qui les écrase est auguste, celui qui les abrutit est vénérable. Tout cela m’est fort égal, quant à moi. Je me sens très-disposé à mettre l’opinion des sages avant celle du peuple. Posséder l’estime de mes amis, et la bienveillance publique, serait un besoin pour moi ; une grande réputation ne serait qu’un amusement ; je n’aurais point de passion pour elle, j’aurais tout au plus un caprice. Que peut faire au bonheur de mes jours une renommée qui, pendant que je vis, n’est presque rien encore, et qui s’agrandira quand je ne serai plus ? C’est l’orgueil des vivants qui prononce avec tant de respect les grands noms des morts. Je ne vois pas un avantage bien solide à servir dans mille ans aux passions des divers partis et aux caprices de l’opinion. Il me suffit que l’homme vrai ne puisse pas accuser ma mémoire ; le reste est vanité. Le hasard en décide trop souvent, et les moyens m’en déplaisent plus souvent encore : je ne voudrais être ni un Charles XII, ni un Pacôme. Chercher la gloire sans y atteindre est trop humiliant ; la mériter et la perdre est triste peut-être, et l’obtenir n’est pas la première fin de l’homme.

Dites-moi si les plus grands noms sont ceux des hommes justes. Quand nous pouvons faire des choses bonnes, faisons-les pour elles-mêmes, et si notre sort nous éloigne des grandes choses, n’abandonnons pas du moins ce que la gloire ne récompensera point : laissons les incertitudes, et soyons bons dans l’obscurité. Assez d’hommes, cherchant la renommée pour elle-même, donneront une impulsion peut-être nécessaire dans les grands États ; pour nous, cherchons seulement à faire ce qui devrait donner la gloire, et soyons indifférents sur ces fantaisies du destin, qui l’accordent souvent au bonheur, la refusent quelquefois à l’héroïsme, et la donnent si rarement à la pureté des intentions.

Je me sens depuis quelques jours un grand regret des choses simples. Je m’ennuie déjà à Paris : ce n’est pas que la ville me déplaise absolument, mais je ne saurais jamais me plaire dans les lieux où je ne suis qu’en passant. Et puis voici cette saison qui me rappelle toujours quelle douceur on pourrait trouver à la vie domestique, si deux amis, à la tête de deux familles peu nombreuses et bien unies, possédaient deux foyers voisins au fond des prés, entre des bois, près d’une ville, et loin pourtant de son influence. On consacre le matin aux occupations sérieuses ; et la soirée est pour ces petites choses, qui intéressent autant que les grandes, quand celles-ci n’agitent pas trop. Je ne désirerais pas maintenant une vie tout à fait obscure et oubliée dans les montagnes. Je ne veux plus des choses si simples ; puisque je n’ai pu avoir très-peu, je veux avoir davantage. Les refus obstinés de mon sort ont accru mes besoins ; je cherchais cette simplicité où repose le cœur de l’homme, et je ne désire maintenant que celle où son esprit peut aussi jouer un rôle. Je veux jouir de la paix, et avoir le plaisir d’arranger cette paix. Là où elle règne universellement, elle serait trop facile ; trouvant tout ce qu’il faudrait aux désirs du sage, je ne trouverais pas de quoi remplir les heures d’un esprit inquiet. Je commence à projeter, à porter les yeux sur l’avenir, à penser à un autre âge : j’aurais aussi la manie de vivre !

Je ne sais si vous faites assez d’attention à ces riens qui rapprochent, qui lient tous les individus de la maison, et les amis qui viennent s’y joindre ; à ces minuties qui cessent d’en être, puisqu’on s’y attache, qu’on s’empresse pour elles, et qu’on se hâte d’y courir ensemble. Lorsqu’aux premiers jours secs, après l’hiver, le soleil échauffe l’herbe où l’on est tous assis ; ou lorsque les femmes chantent dans une pièce sans lumière, tandis que la lune luit derrière les chênes ; n’est-on pas aussi bien que rangés en cercle pour dire avec effort des phrases insipides, ou encaissés dans une loge à l’Opéra, où l’haleine de deux mille corps d’une propreté et d’une santé plus ou moins suspectes vous met tout en sueur. Et ces soins amusants et répétés d’une vie libre ! Si, en avançant en âge, nous ne les cherchons plus, nous les partageons du moins ; nous voyons nos femmes les aimer, et nos enfants en faire leurs délices. Violettes que l’on trouve avec tant de jouissance, que l’on cherche avec tant d’intérêt ! fraises, mûrons[3], noisettes ; récolte des poires sauvages, des châtaignes abattues ; pommes de sapin pour le foyer d’automne ! douces habitudes d’une vie plus naturelle ! Bonheur des hommes simples, simplicité des terres heureuses !..... Je vous vois, vous me glacez. Vous dites : J’attendais une exclamation pastorale. Vaut-il mieux en faire sur les roulades d’une cantatrice ?

Vous avez tort : vous êtes trop raisonnable ; quel plaisir y avez-vous gagné ? Cependant j’ai bien peur de devenir assez tôt raisonnable comme vous.

Il est arrivé. Qui ? Lui. Il mérite bien de n’être pas nommé : je crois qu’il sera des nôtres un jour, il a une forme de tête..... Vous rirez peut-être aussi de cela ; mais vraiment la direction du nez forme avec la ligne du front un angle si peu sensible ! Comme vous voudrez ; laissons cela. Mais si je vous accorde que Lavater est un enthousiaste, vous m’accorderez qu’il n’est pas un radoteur. Je soutiens que de trouver le caractère, et surtout les facultés des hommes dans leurs traits, c’est une conception du génie, et non pas un écart de l’imagination. Examinez la tête d’un des hommes les plus étonnants des siècles modernes. Vous le savez ; en voyant son buste, j’ai deviné que c’était lui. Je n’avais nul autre indice que le rapport de ce qu’il avait fait avec ce que je voyais. Heureusement, je n’étais pas seul, et ce fait prouve en ma faveur. Au reste, nulles recherches peut-être ne sont moins susceptibles de la certitude des sciences exactes. Après des siècles, on pourra connaître assez bien le caractère, les inclinations, les moyens naturels ; mais on sera toujours exposé à l’erreur pour cette partie du caractère que les causes accidentelles modifient, sans avoir le temps ou le pouvoir d’altérer sensiblement les traits. De tous les ouvrages sur ce sujet difficile, les fragments de Lavater forment, je crois, le plus curieux : je vous le porterai. Nous l’avons parcouru trop superficiellement à Méterville, il faut que nous le lisions de nouveau. Je n’en veux rien dire de plus aujourd’hui, parce que je prévois que nous aurons le plaisir de beaucoup le disputer.

LETTRE LII.

Paris, 9 octobre, VII.

Je suis très-content de votre jeune ami. Je pense qu’il sera aimable homme, et je me crois sûr qu’il ne sera pas un aimable. Il part demain pour Lyon. Vous lui rappellerez qu’il laisse ici deux personnes dont il ne sera pas oublié. Vous devinez bien la seconde : elle est digne de l’aimer en mère ; mais elle est trop aimable pour n’être pas aimée d’une autre manière, et il est trop jeune pour prévenir et éviter ce charme qui se glisserait dans un attachement d’ailleurs si légitime. Je ne suis point fâché qu’il parte : vous êtes prévenu, vous lui parlerez avec prudence.

Il me parait justifier tout l’intérêt que vous prenez à lui : s’il était votre fils, je vous féliciterais. Le vôtre serait précisément de cet âge ; et lui, il n’a plus de père ! Votre fils et sa mère devaient périr avant l’âge. Je n’évite point de vous en parler. Les anciennes douleurs nous attristent sans nous déchirer : cette amertume profonde, mais adoucie par le temps et rendue tolérable, nous devient comme nécessaire ; elle nous ramène à nos longues habitudes ; elle plaît à nos cœurs avides d’émotions, et qui cherchent l’infini jusque dans leurs regrets. Votre fille vous reste ; bonne, aimable, intéressante comme eux qui ne sont plus, elle peut les remplacer pour vous. Quelque grandes que soient vos pertes, votre malheur n’est pas celui de l’infortuné, mais seulement celui de l’homme. Si ceux que vous n’avez plus vous étaient restés, votre bonheur eût passé la mesure accordée aux heureux. Donnons à leur mémoire ces souvenirs qu’elle mérite si bien, sans trop nous arrêter au sentiment des peines irremédiables. Conservez la paix, la modération que rien ne doit ôter entièrement à l’homme, et plaignez-moi de rester loin de vous en cela.

Je reviens à celui que vous appelez mon protégé. Je pourrais dire que c’est plutôt le vôtre ; mais en effet vous êtes plus que son protecteur, et je ne vois pas ce que son père eût pu faire de mieux pour lui. Il me paraît le bien sentir, et je le crois d’autant plus qu’il n’y met aucune affectation. Quoique dans notre course à la campagne nous ayons parlé de vous à chaque coin de bois, à chaque bout de prairie, il ne m’a presque rien dit des obligations qu’il vous a : il n’avait pas besoin de m’en parler, je vous connais trop ; il ne devait pas m’en parler, je ne suis pas un de vos amis. Cependant je sais ce qu’il en a dit à madame T*** avec qui, je le répète, il se plaisait beaucoup, et qui vous est elle-même très-attachée.

Je vous avais écrit que nous irions voir incessamment les environs de Paris : il faut vous rendre compte de cette course, afin qu’avant mon départ pour Lyon vous ayez une longue lettre de moi, et que vous ne puissiez plus me dire que cette année-ci je n’écris que trois lignes[4] comme un homme répandu dans le monde.

Il n’a pas tardé à s’ennuyer à Paris. Si son âge est curieux, ce n’est guère de cette curiosité qu’une grande ville peut longtemps alimenter. Il est moins curieux d’une médaille que d’un château ruiné dans les bois : quoiqu’il ait des manières agréables, il laissera le cercle le mieux composé pour une forêt bien giboyeuse ; et malgré son goût naissant pour les arts, il quittera volontiers un soleil levant de Vernet pour une belle matinée, et le paysage le plus vrai de Hue pour les vallons de Bièvre ou de Montmorency.

Vous êtes pressé de savoir où nous avons été, ce qui nous est arrivé. D’abord il ne nous est rien arrivé : pour le reste, vous le verrez, mais pas encore ; j’aime les écarts. Savez-vous qu’il serait très-possible qu’un jour il aimât Paris, quoique maintenant il ne puisse en convenir ? C’est possible, dites-vous assez froidement, et vous voulez poursuivre ; mais je vous arrête, je veux que vous en soyez convaincu.

Il n’est pas naturel à un jeune homme qui sent beaucoup d’aimer une capitale, attendu qu’une capitale n’est pas absolument naturelle à l’homme. Il lui faut un air pur, un beau ciel, une vaste campagne offerte aux courses, aux découvertes, à la chasse, à la liberté. La paix laborieuse des fermes et des bois lui plaît mieux que la turbulente mollesse de nos prisons. Les peuples chasseurs ne conçoivent pas qu’un homme libre puisse se courber au travail de la terre : pour lui, il ne voit pas comment un homme peut s’enfermer dans une ville, et encore moins comment il aimera lui-même un jour ce qui le choque maintenant. Le temps viendra néanmoins où la plus belle campagne, quoique toujours belle à ses yeux, lui sera comme étrangère. Un nouvel ordre d’idées absorbera son attention ; d’autres sensations se mettront naturellement à la place de celles qui lui étaient seules naturelles. Quand le sentiment des choses factices lui sera aussi familier que celui des choses simples, celui-ci s’effacera insensiblement dans son cœur : ce n’est pas parce que le premier lui plaira plus, mais parce qu’il l’agitera davantage. Les relations de l’homme à l’homme excitent toutes nos passions ; elles sont accompagnées de tant de trouble, elles nous maintiennent dans une agitation si contenue, que le repos après elles nous accable, comme le silence de ces déserts nus où il n’y a ni variété ni mouvement, rien à chercher, rien à espérer. Les soins et le sentiment de la vie rustique animent l’âme sans l’inquiéter ; ils la rendent heureuse : les sollicitudes de la vie sociale l’agitent, l’entraînent, l’exaltent, la pressent de toutes parts ; ils l’asservissent. Ainsi le gros jeu retient l’homme en le fatiguant ; sa funeste habitude lui rend nécessaires ces alternatives d’espoir et de crainte qui le passionnent et le consument.

Il faut que je revienne à ce que je dois vous dire : cependant comptez que je ne manquerai pas de m’interrompre encore ; j’ai d’excellentes dispositions à raisonner mal à propos.

Nous résolûmes d’aller à pied : cette manière lui convint fort, mais heureusement elle ne fut point du goût de son domestique. Alors, pour n’avoir pas avec nous un mécontent qui eût suivi de mauvaise grâce nos arrangements très-simples, je trouvai quelques commissions à lui donner à Paris, et nous l’y laissâmes, ce qui ne lui plut pas davantage.

Je suis bien aise de m’arrêter à vous dire que les valets aiment la dépense. Ils en partagent les commodités et les avantages, ils n’en ont pas les inquiétudes : ils n’en jouissent pas non plus assez directement pour en être comme rassasiés, et pour n’y plus mettre de prix. Comment donc ne l’aimeraient-ils point ? ils ont trouvé le secret de la faire servir à leur vanité. Quand la voiture du maître est la plus belle de la ville, il est clair que le laquais est un être d’une certaine importance : s’il a l’humeur modeste, au moins ne peut-il se refuser au plaisir d’être le premier laquais du quartier. J’en sais un qui a été entendu disant : Un domestique peut tirer vanité de servir un maître riche, puisqu’un noble met son honneur à servir un grand roi, puisqu’il dit avec orgueil, le roi mon maître. Cet homme aura lu dans l’antichambre, et il se perdra.

J’ai pris tout simplement, dans les commissionnaires, un homme dont on me répondit. Il porta le peu de linge et d’effets nécessaires ; il nous fut commode en beaucoup de choses, et ne nous gêna pour aucune. Il parut très-content de se promener sans fatigue à la suite de gens qui le nourrissaient bien, et le traitaient encore mieux : et nous ne fûmes pas fâchés, dans une course de ce genre, d’avoir à notre disposition un homme avec qui on pouvait quitter, sans se compromettre, le ton des maîtres. C’était un compagnon de voyage fort serviable, fort discret ; mais qui enfin osait quelquefois marcher à côté de nous, et même nous parler de sa curiosité et de ses remarques, sans que nous fussions obligés de le contenir dans le silence, et de le renvoyer derrière avec un demi-regard d’une certaine dignité.

Nous partîmes le 14 septembre ; il faisait un beau temps d’automne, et nous l’eûmes avec peu d’interruption pendant toute notre course. Ciel calme, soleil faible et souvent caché, matinées de brouillards, belles soirées, terre humide et chemins propres ; le temps enfin le plus favorable, et partout beaucoup de fruits. Nous étions bien portants, d’assez bonne humeur : lui, avide de voir et tout prêt à admirer ; moi, assez content de prendre de l’exercice, et surtout d’aller au hasard. Quant à l’argent, beaucoup de personnages de roman n’en ont pas besoin ; ils vont toujours leur train, ils font leurs affaires, ils vivent partout sans qu’on sache comment ils en ont, et souvent quoiqu’on voie qu’ils n’en doivent pas avoir : ce privilège est beau ; mais il se trouve des aubergistes qui ne sont pas au fait, et nous crûmes à propos d’en emporter. Ainsi il ne manqua rien, à l’un pour s’amuser beaucoup, à l’autre pour faire avec lui une tournée agréable ; et plusieurs pauvres furent justement surpris de ce que des gens qui dépensaient un peu d’or pour leur plaisir trouvaient quelques sous pour les besoins du misérable.

Suivez-nous sur un plan des environs de Paris. Imaginez un cercle dont le centre soit le beau pont de Neuilly près de Paris, vers le couchant d’été. Ce cercle est coupé deux fois par la Seine et une fois par la Marne. Laissez la portion comprise entre la Marne et la petite rivière de Bièvre : prenez seulement le grand contour qui commence à la Marne, qui coupe la Seine au-dessous de Paris, et qui finit à Antony sur la Bièvre : vous aurez à peu près la trace que nous avons suivie pour visiter, sans nous éloigner beaucoup, les sites les plus boisés, les plus jolis ou les plus passables d’une contrée qui n’est point belle, mais qui est assez agréable et assez variée.

Voilà vingt jours bien passés, et qui n’ont coûté qu’à peu près onze louis. Si nous eussions fait cette course d’une manière en apparence plus commode, nous eussions été assujettis et souvent contrariés ; nous eussions dépensé beaucoup plus, et certainement elle nous eût donné moins d’amusement et de bonne humeur.

Un inconvénient encore plus grand dans des choses de ce genre, ce serait d’y porter une économie trop contrainte. S’il faut craindre à chaque auberge le moment où la carte paraîtra, et s’arranger, en demandant à dîner, de manière à demander le moins possible, il vaut beaucoup mieux ne pas sortir de chez soi. Tout plaisir où l’on ne porte pas quelque aisance et une certaine liberté cesse d’en être un. Il ne devient pas seulement indifférent, mais désagréable ; il donnait un espoir qu’il n’a pu remplir ; il n’est pas ce qu’il devait être ; et quelque peu de soins ou d’argent qu’il ait coûté, c’est au moins un sacrifice en pure perte.

Dans le peu que je connais en France, Chessel et Fontainebleau sont les seuls endroits où je consentirais volontiers à me fixer, et Chessel le seul où je désirerais vivre. Vous m’y verrez bientôt.

Je vous avais déjà dit que les trembles et les bouleaux de Chessel n’étaient pas comme d’autres trembles et d’autres bouleaux : les châtaigniers et les étangs et le bateau n’y sont pas comme ailleurs. Le ciel d’automne est là comme le ciel de la patrie. Ce raisin muscat, ces reines-marguerites d’une couleur pâle que vous n’aimiez point, et que maintenant nous aimons ensemble, et l’odeur du foin de Chessel, dans cette belle grange où nous sautions quand j’étais enfant ! Quel foin ! quels fromages à la crème ! les belles génisses ! Comme les marrons, en sortant du sac, roulent agréablement sur le plancher au-dessus de mon cabinet ! Il semble que ce soit un bruit de la jeunesse. Mais soyez-y.

Mon ami, il n’y a plus de bonheur. Vous avez des affaires ; vous avez un état : votre raison mûrit ; votre cœur ne change pas, mais le mien se serre. Vous n’avez plus le temps de mettre les marrons sous la cendre, il faut qu’on vous les prépare ; qu’avez-vous fait de nos plaisirs ? J’y serai dans six jours : cela est décidé.

LETTRE LIII.

Fribourg[5], 11 mars, VIII.

Je ne vois pas comment j’aurais pu faire si cet héritage ne fût point venu : je ne l’attendais assurément pas, et cependant j’étais plus fatigué du présent que je n’étais inquiet de l’avenir. Dans l’ennui d’être seul, je trouvais du moins l’avantage de la sécurité. Je ne songeais guère à la crainte de manquer du nécessaire ; et maintenant que je n’ai cette crainte d’aucune manière, je sens quel vide c’est pour un cœur sans passions que de n’avoir point d’heureux à faire, et de ne vivre qu’avec des étrangers, quand on à enfin ce qu’il faut pour une vie aisée.

Il était temps que je partisse, j’étais bien à la fois et fort mal. J’avais l’usage de ces biens que tant de gens cherchent sans les connaître, et que plusieurs condamnent par dépit, dont la privation serait pénible dans la société, mais dont la possession donne peu de jouissances. Je ne suis point de ceux qui comptent l’opulence pour rien. Sans être chez moi, sans rien gérer, sans dépendance comme sans embarras, j’avais ce qui me convenait assez dans une ville comme Lyon, un logement décent, des chevaux, et une table où je pouvais recevoir des... des amis. Une autre manière de vivre m’eût ennuyé davantage dans une grande ville, mais celle-là ne me satisfaisait pas. Elle pourrait tromper si on en partageait la jouissance avec quelqu’un qui y trouvât du plaisir ; mais je suis destiné à être toujours comme si je n’étais pas.

Nous le disions souvent : un homme raisonnable n’est pas ordinairement malheureux, lorsqu’il est libre et qu’il a un peu de ce pouvoir que donne l’argent. Cependant me voici dans la Suisse, sans plaisir, rempli d’ennui et ne sachant quelle résolution prendre. Je n’ai point de famille ; je ne tiens à rien ici ; vous n’y viendrez pas, je suis bien isolé. J’ai quelque espoir confus que cela ne subsistera pas ainsi. Puisque je peux me fixer enfin, il faut songer à le faire : le reste viendra peut-être.

Il tombe encore de la neige ; j’attendrai à Fribourg que la saison soit plus avancée. Vous savez que le domestique que j’ai emmené est d’ici. Sa mère est très-malade, et n’a pas d’autre enfant que lui : c’est à Fribourg qu’elle demeure ; elle aura la consolation de l’avoir auprès d’elle ; et, pour un mois environ, je suis aussi bien ici qu’ailleurs.

LETTRE LIV.

Fribourg, 25 mars, huitième année.

Vous trouvez que ce n’était pas la peine de quitter sitôt Lyon pour m’arrêter dans une ville : je vous envoie pour réponse une vue de Fribourg. Quoiqu’elle ne soit pas exacte, et que l’artiste ait jugé à propos de composer au lieu de copier fidèlement, vous y verrez du moins que je suis au milieu des rocs : être à Fribourg, c’est aussi être à la campagne. La ville est dans les rochers, et sur les rochers. Presque toutes ses rues ont une pente rapide ; mais, malgré cette situation incommode, elle est mieux bâtie que la plupart des petites villes de France. Dans les environs, et aux portes mêmes de la ville, il y a plusieurs sites pittoresques et un peu sauvages.

L’ermitage dit la Madeleine ne mérite pas sa célébrité. Il est occupé par une espèce de fou qui est devenu à moitié saint, ne trouvant plus d’autre sottise à faire. Cet homme n’a jamais eu l’esprit de son état ; dans le gouvernement il ne fut pas magistrat, et dans l’ermitage il ne fut pas ermite ; il portait le cilice sous l’habit d’officier, et le pantalon de hussard sous la robe du désert.

Le roc a été bien choisi par le fondateur. Il est sec et dans une bonne exposition ; la persévérance des deux hommes qui l’ont percé seuls est sûrement très-remarquable. Mais cet ermitage, que tous les curieux visitent, est du nombre des choses qu’il est inutile d’aller voir, et dont on a une idée suffisante quand on en sait les dimensions.

Je n’ai rien à vous dire des habitants, parce que je n’ai pas le talent de connaître un peuple pour avoir parlé quelques moments à deux ou trois personnes : la nature ne m’a point fait voyageur. J’aperçois seulement quelque chose d’antique dans les habitudes ; le vieux caractère ne s’y perd qu’avec lenteur. Les hommes et les lieux ont encore la physionomie helvétique. Les voyageurs y viennent peu : il n’y a point de lacs ou de glaciers considérables, point de monuments. Cependant ceux qui ne vont que dans la partie occidentale de la Suisse devraient au moins traverser le canton de Fribourg au pied de ses montagnes ; les terres basses de Genève, de Morges, d’Yverdun, de Nidau, d’Anet, ne sont point suisses ; elles ressemblent à celles des autres peuples.

LETTRE LV.

Fribourg, 30 mars, VIII.

Je juge comme autrefois de la beauté d’un site pittoresque ; mais je la sens moins, ou la manière dont je la sens ne me suffit plus. Je pourrais dire : Je me souviens que cela est beau. Autrefois aussi je quittais les beaux lieux ; c’était l’impatience du désir, l’inquiétude que donne la jouissance qu’on a seul, et qu’on pourrait posséder davantage. Je les quitte aujourd’hui, c’est l’ennui de leur silence. Ils ne parlent pas assez haut pour moi : je n’y entends pas, je n’y vois pas ce que je voudrais voir, ce que je voudrais entendre, et je sens qu’à force de ne plus me trouver dans les choses, j’en viens à ce point, de ne plus me trouver dans moi-même.

Je commence à voir les beautés physiques comme les illusions morales : tout se décolore insensiblement, et cela devait être. Le sentiment des convenances visibles n’est que la perception indirecte d’une harmonie intellectuelle. Comment trouverais-je dans les choses ces mouvements qui ne sont plus dans mon cœur, cette éloquence des passions que je n’ai pas, et ces sons silencieux, ces élans de l’espérance, ces voix de l’être qui jouit, prestige d’un monde déjà quitté[6] ?

LETTRE LVI.

Thun, 2 mai, VIII.

Il faut que tout s’éteigne ; c’est lentement et par degrés que l’homme étend son être, et c’est ainsi qu’il doit le perdre.

Je ne sens plus que ce qui est extraordinaire. Il me faut des sons romantiques pour que je commence à entendre, et des lieux nouveaux pour que je me rappelle ce que j’aimais dans un autre âge.

LETTRE LVII.

Des bains du Schwartz-sée, 6 mai matin, VIII.

La neige a quitté de bonne heure les parties basses des montagnes. Je fais des courses pour me choisir une demeure. Je comptais m’arrêter ici deux jours : le vallon est uni, les montagnes escarpées depuis leur base ; il n’y a que des pâturages, des sapins et de l’eau ; c’est une solitude comme je les aime, et le temps est bon, mais les heures sont longues.

Nous en avons passé d’agréables sur votre étang de Chessel. Vous le trouviez trop petit ; mais ici que le lac est bien encadré, et d’une étendue très-commode, vous seriez indigné contre celui qui tient les bains. Il y reçoit dans l’été plusieurs malades à qui l’exercice et un moyen de passer le temps seraient nécessaire, et il n’a pas un bateau, quoique le lac soit poissonneux.

LETTRE LVIII.

6, soir.

Il y a ici comme ailleurs, et peut-être un peu plus qu’ailleurs, des pères de famille intimement persuadés qu’une femme, pour avoir des mœurs, doit à peine savoir lire, attendu que celles qui s’avisent de savoir écrire écrivent tout de suite à des amants, et que celles qui écrivent très-mal n’ont jamais d’amants. Il y a plus : pour que leurs filles deviennent de bonnes ménagères, il convient qu’elles ne sachent que faire la soupe et compter le linge de cuisine.

Cependant un mari dont la femme n’a d’autre talent que de faire cuire le bouilli frais et le bouilli salé s’ennuie, se lasse d’être chez lui, et prend l’habitude de n’y être pas. Il s’en éloigne davantage lorsque sa femme, ainsi délaissée et abandonnée aux embarras de la maison, devient d’une humeur difficile : il finit par n’y être jamais dès qu’elle a trente ans, et par employer au dehors, parmi tant d’occasions de dépenses, l’argent qu’il faut pour échapper à son ennui, l’argent qui eût mis de l’aisance dans la maison. La gêne s’y introduit ; l’humeur y augmente ; les enfants, toujours seuls avec leur mère mécontente, n’attendent que l’âge d’échapper, comme leur père, aux dégoûts de cette vie domestique ; tandis que les fils et les parents eussent pu s’y attacher, si l’amabilité d’une femme y eût établi, dés sa jeunesse, des habitudes heureuses.

Ces pères de famille avouent ces petits inconvénients-là ; mais quelles sont les choses où l’on n’en trouve pas ? D’ailleurs, il faut aussi être juste avec eux ; il y a compensation, les marmites, sont très-bien lavées.

Ces bonnes ménagères savent avec exactitude le nombre des mailles que leurs filles doivent tricoter en une heure, et combien de chandelle on peut brûler après souper dans une maison réglée : elles sont assez ce qu’il faut à de certains hommes, qui passent les deux tiers de leurs jours à boire et à fumer. Le grand point pour eux est de ne consacrer à leur maison et à leurs enfants qu’autant de batz[7] qu’ils donnent d’écus au cabaret[8] ; et dès lors ils se marient pour avoir une excellente servante.

Dans les lieux où ces principes dominent, l’on voit peu de mariages rompus, parce qu’on ne quitte pas volontiers une servante qui fait bien son état, à laquelle on ne donne pas de gages, et qui a apporté du bien ; mais l’on y voit aussi rarement cette union qui fait le bonheur de la vie, qui suffit à l’homme, qui le dispense de chercher ailleurs des plaisirs moins vrais avec des inconvénients certains.

Les partisans de ces principes sont capables d’objecter le peu d’intimité des mariages à Paris, ou dans d’autres lieux à peu près semblables : comme si les raisons qui empêchent de penser à l’intimité dans les capitales, où il ne s’agit pas d’union conjugale, pouvaient se trouver dans des mœurs très-différentes, et dans des lieux où l’intimité ferait le bonheur. C’est une chose pénible à y voir que la manière dont les deux sexes s’isolent. Rien n’est si triste, surtout pour les femmes, qui n’en sont point dédommagées, et pour lesquelles il n’y a pas d’heures agréables, pas de lieux de délassements. Rebutées, aigries et réduites à une économie sévère ou au désordre, elles se mettent à suivre l’ordre avec chagrin et par dépit, se réunissent très-peu entre elles, ne s’aiment point du tout, et se font dévotes, parce qu’elles ne connaissent que l’église où elles puissent aller.

LETTRE LIX.

Du château de Chupru, 22 mai, VIII.

A deux heures, nous étions déjà dans le bois à la recherche des fraises. Elles couvraient les pentes méridionales : plusieurs étaient à peine formées, mais un grand nombre avaient déjà les couleurs et le parfum de la maturité. La fraise est une des plus aimables productions naturelles : elle est abondante et salubre jusque sous les climats polaires ; elle me paraît dans les fruits ce qu’est la violette parmi les fleurs, suave, belle et simple. Son odeur se répand avec le léger souffle des airs, lorsqu’il s’introduit, par intervalles, sous la voûte des bois pour agiter doucement les buissons épineux et les lianes qui se soutiennent sur les troncs élevés. Elle est entraînée dans les ombrages les plus épais avec la chaude haleine du sol plus découvert où la fraise mûrit ; elle vient s’y mêler à la fraîcheur humide, et semble s’exhaler des mousses et des ronces. Harmonies sauvages ! vous êtes formées de ces contrastes.

Tandis que nous sentions à peine le mouvement de l’air dans la solitude fraîche et sombre, un vent orageux passait librement sur la cime des sapins ; leurs branches frémissaient d’un ton pittoresque en se courbant contre les branches qui les heurtaient. Quelquefois les hautes tiges se séparaient dans leur balancement, et l’on voyait alors leurs têtes pyramidales éclairées de toute la lumière du jour et brûlées de ses feux, au-dessus des ombres de cette terre silencieuse où s’abreuvaient leurs racines.

Quand nos corbeilles furent remplies, nous quittâmes le bois, les uns gais, les autres contents. Nous allâmes par des sentiers étroits, à travers des prés fermés de haies, le long desquelles sont plantés des merisiers élevés et de grands poiriers sauvages. Terre encore patriarcale quand les hommes ne le sont plus ! J’étais bien, sans avoir eu précisément du plaisir. Je me disais que les plaisirs purs sont, en quelque sorte, des plaisirs qu’on ne fait qu’essayer ; que l’économie dans les jouissances est l’industrie du bonheur ; qu’il ne suffit pas qu’un plaisir soit sans remords, ni même qu’il soit sans mélange, pour être un plaisir pur ; qu’il faut encore qu’on n’en ait accepté que ce qui était nécessaire pour en percevoir le sentiment, pour en nourrir l’espoir, et que l’on sache réserver pour d’autres temps ses plus séduisantes promesses. C’est une bien douce volupté de prolonger la jouissance en éludant le désir, de ne point précipiter sa joie, de ne point user sa vie. L’on ne jouit bien du présent que lorsqu’on attend un avenir au moins égal, et on perd tout bonheur si l’on veut être absolument heureux. C’est cette loi de la nature qui fait le charme inexprimable d’un premier amour. Il faut à nos jouissances un peu de lenteur, de la continuité dans leurs progressions et quelque incertitude dans leur terme. Il nous faudrait une volupté habituelle et non des émotions extrêmes et passagères : il nous faudrait la tranquille possession qui se suffit à elle-même dans sa paix domestique, et non cette fièvre de plaisir dont l’ivresse consumante anéantit dans la satiété nos cœurs ennuyés de ses retours, de ses dégoûts, de la vanité de son espoir, de la fatigue de ses regrets. Mais notre raison elle-même doit-elle songer, dans la société inquiète, à cet état de bonheur sans plaisirs, à cette quiétude si méconnue, à ce bien-être constant et simple où l’on ne pense pas à jouir, où l’on n’a plus besoin de désirer ?

Tel devait être le cœur de l’homme : mais l’homme a changé sa vie ; il a dénaturé son cœur, et les ombres colossales sont venues fatiguer ses désirs, parce que les proportions naturelles des êtres vrais ont paru trop exactes à sa folle grandeur. Les vanités sociales me rappellent souvent cette fastueuse puérilité d’un prince qui se crut grand lorsqu’il fit dessiner en lampions le chiffre de l’autocratrice sur la pente d’une montagne de plusieurs lieues.

Nous avons aussi taillé les montagnes, mais nos travaux ont été moins gigantesques. Ils furent faits de nos mains, et non de celles des esclaves ; nous, nous n’avions pas des maîtres à recevoir, mais des amis à placer.

Un ravin profond borde les bois du château ; il est creusé dans des rocs très-escarpés et très-sauvages. Au haut de ces rocs, au fond du bois, il paraît que l’on a autrefois coupé des pierres : les angles que ce travail a laissés ont été arrondis par le temps ; mais il en résulte une sorte d’enceinte formant à peu près la moitié d’un hexagone, et dont la capacité est très-propre à recevoir commodément six ou huit personnes. Après avoir un peu nivelé le fond de pierres et avoir achevé le gradin destiné à servir de buffet, nous fîmes un siège circulaire avec de grosses branches recouvertes de feuilles. La table fut une planche posée sur des éclats de bois laissés par les ouvriers qui venaient de couper près de là quelques arpents de hêtres.

Tout cela fut préparé le matin. Le secret fut gardé, et nous conduisîmes nos hôtes, chargés de fraises, dans ce réduit sauvage qu’ils ne connaissaient pas. Les femmes parurent flattées de trouver les agréments d’une simplicité délicate au milieu d’une scène de terreur. Des branches de pin étaient allumées dans un angle du roc suspendu sur un précipice que les branches avancées des hêtres rendaient moins effrayant. Des cuillers de buis faites à la manière du Koukisberg[9], des tasses d’une porcelaine élégante, des corbeilles de merises, étaient placées sans ordre le long du gradin de pierre avec des assiettées de la crème épaisse des montagnes, et des jattes remplies de cette seconde crème qui peut seule servir pour le café, et dont le goût d’amande, très-légèrement parfumé, n’est guère connu, dit-on, que vers les Alpes. Des carafons contenaient une eau chargée de sucre préparée pour les fraises.

Le café n’était ni moulu ni grillé. Il faut laisser aux femmes ces sortes de soins, qu’elles aiment ordinairement à prendre elles-mêmes : elles sentent si bien qu’il faut préparer sa jouissance, et, du moins en partie, devoir à soi ce que l’on veut posséder ! Un plaisir qui s’offre sans être un peu cherché par le désir perd souvent de sa grâce, comme un bien trop attendu a laissé passer l’instant qui lui donnait du mérite.

Tout était préparé, tout paraissait prévu, mais, quand on voulut faire le café, il se trouva que la chose la plus facile était celle qui nous manquait : il n’y avait pas d’eau. On se mit à réunir des cordes qui semblaient n’avoir eu d’autre destination que de lier les branches apportées pour nos sièges, et de courber celles qui nous donnaient de l’ombre : et non sans avoir cassé quelques carafes, on en remplit enfin deux de l’eau glaciale du torrent, trois cents pieds au-dessous de nous.

La réunion fut intime, et le rire sincère. Le temps était beau ; le vent mugissait dans cette longue enceinte d’une sombre profondeur où le torrent, tout blanc d’écume, roulait entre ces rochers anguleux. Le k-hou-hou chantait dans les bois, et les bois plus élevés multipliaient tous ces sons austères : on entendait à une grande distance les grosses cloches des vaches qui montaient au Kousin-berg. L’odeur sauvage du sapin brûlé s’unissait à ces bruits montagnards, et au milieu des fruits simples, dans un asile désert, le café fumait sur une table d’amis.

Cependant les seuls d’entre nous qui jouirent de cet instant furent ceux qui n’en sentaient pas l’harmonie morale. Triste faculté de penser à ce qui n’est point présent !..... Mais il n’était pas parmi nous deux cœurs semblables. La mystérieuse nature n’a point placé dans chaque homme le but de sa vie. Le vide et l’accablante vérité sont dans le cœur qui se cherche lui-même : l’illusion entraînante ne peut venir que de celui qu’on aime. On ne sent pas la vanité des biens possédés par un autre ; et, chacun se trompant ainsi, des cœurs amis deviennent vraiment heureux au milieu du néant de tous les biens directs.

Pour moi, je me mis à rêver au lieu d’avoir du plaisir. Cependant il me faut peu de chose ; mais j’ai besoin que ce peu soit d’accord : les biens les plus séduisants ne sauraient m’attacher si j’y découvre de la discordance, et la plus faible jouissance que rien ne flétrit suffit à tous mes désirs. C’est ce qui me rend la simplicité nécessaire ; elle seule est harmonique. Aujourd’hui le site était trop beau. Notre salle pittoresque, notre foyer rustique, un goûter de fruits et de crème, notre intimité momentanée, le chant de quelques oiseaux, et le vent qui à tout moment jetait dans nos tasses des feuilles de sapin, c’était assez ; mais le torrent dans l’ombre, et les bruits éloignés de la montagne, c’était beaucoup trop : j’étais le seul qui entendît.

LETTRE LX.

Villeneuve, 16 juin, VIII.

Je viens de parcourir presque toutes les vallées habitables qui sont entre Charmey, Thun, Sion, Saint-Maurice et Vevay. Je n’ai pas été avec espérance, pour admirer ou pour jouir. J’ai revu les montagnes que j’avais vues il y a près de sept années. Je n’y ai point porté ce sentiment d’un âge qui cherchait avidement leurs sauvages beautés. C’étaient les noms anciens, mais moi aussi je porte le même nom ! Je me suis assis auprès de Chillon sur la grève. J’entendais les vagues, et je cherchais encore à les entendre. Là où j’ai été jadis, cette grève si belle dans mes souvenirs, ces ondes que la France n’a point, et les hautes cimes, et Chillon, et le Léman, ne m’ont pas surpris, ne m’ont pas satisfait. J’étais là, comme j’eusse été ailleurs. J’ai retrouvé les lieux ; je ne puis ramener les temps.

Quel homme suis-je maintenant ? Si je ne sentais l’ordre, si je n’aimais encore à être la cause de quelque bien, je croirais que le sentiment des choses est déjà éteint, et que la partie de mon être qui se lie à la nature ordonnée à cessé sa vie.

Vous n’attendez de moi ni des narrations historiques, ni des descriptions comme en doit faire celui qui voyage pour observer, pour s’instruire lui-même, ou pour faire connaître au public des lieux nouveaux. Un solitaire ne vous parlera point des hommes que vous fréquentez plus que lui. Il n’aura pas d’aventures, il ne vous fera pas le roman de sa vie. Mais nous sommes convenus que je continuerais à vous dire ce que j’éprouve, parce que c’est moi que vous avez accoutumé, et non pas ce qui m’environne. Quand nous nous entretenons l’un avec l’autre, c’est de nous-mêmes : rien n’est plus près de nous. Il m’arrive souvent d’être surpris que nous ne vivions pas ensemble : cela me paraît contradictoire et comme impossible. Il faut que ce soit une destinée secrète qui m’ait entraîné à chercher je ne sais quoi loin de vous, tandis que je pouvais rester où vous êtes, ne pouvant vous emmener où je suis.

Je ne saurais dire quel besoin m’a rappelé dans une terre peu ordinaire dont je ne retrouve plus les beautés, et où je ne me retrouve pas moi-même. Mon premier besoin n’était-il pas dans cette habitude de penser, de sentir ensemble ? N’était-ce pas une nécessité de rêver nous seuls sur cette agitation qui, dans un cœur périssable, creuse un abîme d’avidité qui semble ne pouvoir être rempli que par des choses impérissables ? Nous nous mettions à sourire de ce mouvement toujours ardent et toujours trompé ; nous applaudissions à l’adresse qui en a tiré parti pour nous faire immortels ; nous cherchions avec empressement quelques exemples des illusions les plus grossières et les plus puissantes, afin de nous figurer aussi que la mort elle-même et toutes choses visibles n’étaient que des fantômes, et que l’intelligence subsisterait pour un rêve meilleur. Nous nous abandonnions avec une sorte d’indifférence et d’impassibilité à l’oubli des choses de la terre ; et, dans l’accord de nos âmes, nous imaginions l’harmonie d’un monde divin caché sous la représentation du monde visible. Mais maintenant je suis seul, je n’ai plus rien qui me soutienne. Il y a quatre jours, j’ai réveillé un homme qui mourait dans la neige sur le Sanetz. Sa femme, ses deux enfants, qui vivent par lui, et dont il paraît être pleinement le mari et le père, comme l’étaient les patriarches, comme on l’est encore aux montagnes et dans les déserts ; tous trois faibles et demi-morts de crainte et de froid, l’appelaient dans les rochers et au bord du glacier. Nous les avons rencontrés. Imaginez une femme et deux enfants heureux. Et tout le reste du jour, je respirais en homme libre, je marchais avec plus d’activité. Mais depuis, le même silence est autour de moi, et il ne se passe rien qui me fasse sentir mon existence.

J’ai donc cherché dans toutes les vallées pour acquérir un pâturage isolé, mais facilement accessible, d’une température un peu douce, bien situé, traversé par un ruisseau, et d’où l’on entende ou la chute d’un torrent, ou les vagues d’un lac. Je veux maintenant une possession non pas importante, mais étendue, et d’un genre tel que la vallée du Rhône n’en offre pas. Je veux aussi bâtir en bois, ce qui sera plus facile ici que dans le Bas-Valais. Dès que je serai fixé, j’irai à Saint-Maurice et à Charrières. Je ne me suis pas soucié d’y passer à présent, de crainte que ma paresse naturelle, et l’attachement que je prends si facilement pour les lieux dont j’ai quelque habitude, ne me fissent rester à Charrières. Je préfère choisir un lieu commode et y bâtir à ma manière comme il convient, à présent que je puis me fixer pour du temps, et peut-être pour toujours.

Hantz, qui parle le roman, et qui sait aussi un peu l’allemand de l’Oberland, suivait les vallées et les chemins, et s’informait dans les villages. Pour moi, j’allais de chalets en chalets à travers les montagnes, et dans les lieux où il n’eût pas osé passer, quoiqu’il soit plus robuste que moi et plus habitué dans les Alpes, et où je n’aurais point passé moi-même si je n’eusse été seul.

J’ai trouvé un domaine qui me conviendrait beaucoup, mais je ne sais pas si je pourrai l’avoir. Il y a trois propriétaires : deux sont de la Gruyère, le troisième est à Vevay. Celui-ci, dit-on, n’a pas l’intention de vendre ; cependant il me faut le tout.

Si vous avez connaissance de quelque carte nouvelle de la Suisse, ou d’une carte topographique de quelques-unes de ses parties, envoyez-les-moi. Toutes celles que j’ai pu trouver sont pleines de fautes ; quoique dans les modernes il y en ait de bien soignées pour l’exécution, et qui marquent avec beaucoup d’exactitude la position de plusieurs lieux. Il faut avouer qu’il y a peu de pays dont le plan soit aussi difficile à faire.

Je pensais à essayer celui du peu d’espace compris entre Vevay, Saint-Gingouph, Aigle, Sepey, Etivaz, Montbovon et Sempsales, dans la supposition toutefois que j’aurai le pâturage dont je vous parle, près de la dent de Jamant, dont j’aurais fait le sommet de mes principaux triangles. Je me promettais de passer dans cette fatigue la saison inquiète de la chaleur et des beaux jours. Je l’aurais entrepris l’année prochaine, mais j’y ai renoncé. Lorsque toutes les gorges, tous les revers, tous les aspects me seraient connus avec exactitude, il ne me resterait plus rien à trouver. Il vaut mieux conserver le seul moyen d’échapper aux moments d’ennui intolérables en m’égarant dans des lieux nouveaux, en cherchant avec impatience ce qui ne m’intéresse point, en grimpant avec ardeur aux dents les plus difficiles pour vérifier un angle, pour m’assurer d’une ligne que j’oublierai ensuite, afin de retourner l’observer comme si j’avais un but.

LETTRE LXI.

Saint-Saphorin, 26 juin, VIII.

Je ne me repens pas d’avoir emmené Hantz. Dites à madame T*** que je la remercie de me l’avoir donné. Il me paraît franc et susceptible d’attachement. Il est intelligent, et d’ailleurs il donne du cor avec plus de goût que je ne l’aurais espéré.

Le soir, dès que la lune est levée, je prends deux bateaux. Je n’ai dans le mien qu’un seul rameur ; et, quand nous sommes avancés sur le lac, il a une bouteille de vin à boire pour rester assis et ne dire mot. Hantz est dans l’autre bateau, dont les rameurs frappent les ondes en passant et repassant un peu au loin devant le mien, qui reste immobile, ou doucement entraîné par de faibles vagues. Il a avec lui son cor, et deux femmes allemandes chantent à l’unisson.

C’est un bien bon homme, et il faudra que je le fixe auprès de moi, puisqu’il y trouve son sort assez doux. Il me dit qu’il n’a plus d’inquiétude, et qu’il espère que je le garderai toujours. Je crois qu’il a raison : irais-je m’ôter le seul bien que j’aie, un homme qui est content ?

J’avais sacrifié pour des connaissances assez intimes les seules ressources qui me restassent alors. Pour laisser ensemble ceux qui paraissaient devoir trouver ensemble quelque bonheur, j’ai abandonné le seul espoir qui pût me flatter. Ces sacrifices et d’autres encore n’ont produit aucun bien ; mais voilà un valet qui est heureux, et je n’ai rien fait pour lui, si ce n’est de le traiter en homme. Je l’estime parce qu’il n’en est pas surpris : puisqu’il trouve cela tout simple, il n’en abusera point. Il n’est pas vrai d’ailleurs que ce soit la bonté qui produise ordinairement l’insolence ; c’est la faiblesse. Hantz voit bien que je lui parle avec une certaine confiance ; mais il sent fort bien aussi que je saurais parler en maître.

Vous ne soupçonneriez pas qu’il s’est mis à lire la Julie de Jean-Jacques. Hier, il disait, en dirigeant son bateau vers le rivage de Savoie : C’est donc là Meillerie ! Mais que ceci ne vous inquiète pas ; rappelez-vous qu’il est sans prétentions. Il ne serait pas avec moi s’il avait de l’esprit d’antichambre.

C’est surtout la mélodie[10] des sons qui, réunissant l’étendue sans limites précises à un mouvement sensible mais vague, donne à l’âme ce sentiment de l’infini qu’elle croit posséder en durée et en étendue.

J’avoue qu’il est naturel à l’homme de se croire moins borné, moins fini, de se croire plus grand que sa vie présente, lorsqu’il arrive qu’une perception subite lui montre les contrastes et l’équilibre, le lien, l’organisation de l’univers. Ce sentiment lui paraît comme une découverte d’un monde à connaître, comme un premier aperçu de ce qui pourrait lui être dévoilé un jour.

J’aime les chants dont je ne comprends point les paroles. Elles nuisent toujours pour moi à la beauté de l’air, ou du moins à son effet. Il est presque impossible que les idées qu’elles expriment soient entièrement d’accord avec celles que me donnent les sons. D’ailleurs l’accent allemand a quelque chose de plus romantique. Les syllabes sourdes et indéterminées ne me plaisent point dans la musique. Notre e muet est désagréable quand le chant force à le faire sentir ; et on prononce presque toujours d’une manière fausse et rebutante la syllabe inutile des rimes féminines, parce qu’en effet on ne saurait guère la prononcer autrement.

J’aime beaucoup l’unisson de deux ou de plusieurs voix ; il laisse à la mélodie tout son pouvoir et toute sa simpli cité. Pour la savante harmonie, ses beautés me sont étrangères ; ne sachant pas la musique, je ne jouis pas de ce qui n’est qu’art ou difficultés.

Le lac est bien beau, lorsque la lune blanchit nos deux voiles ; lorsque les échos de Chillon répètent les sons du cor, et que le mur immense de Meillerie oppose ses ténèbres à la douce clarté du ciel, aux lumières mobiles des eaux ; quand les vagues se brisent contre nos bateaux arrêtés ; quand elles font entendre au loin leur roulement sur les cailloux innombrables que la Vevayse a fait descendre des montagnes.

Vous, qui savez jouir, que n’êtes-vous là pour entendre deux voix de femme, sur les eaux, dans la nuit ! Mais moi je devrais tout laisser. Cependant j’aime à être averti de mes pertes, quand l’austère beauté des lieux peut me faire oublier combien tout est vain dans l’homme, jusqu’à ses regrets.

Étang de Chessel ! Là, nos promenades étaient moins belles, et plus heureuses. La nature accable le cœur de l’homme, mais l’intimité le satisfait : on s’appuie mutuellement, on parle et tout s’oublie.

J’aurai le lieu en question ; mais il faut attendre quelques jours avant d’obtenir les certitudes nécessaires pour terminer. Je ferai aussitôt commencer les travaux : la saison s’avance.

LETTRE LXII.

Juillet, VIII.

J’oublie toujours de vous demander une copie du Manuel de Pseusophane : je ne sais comment j’ai perdu celle que j’avais gardée. Je n’y verrai rien dont je dusse avoir besoin d’être averti ; mais, si je le lis les matins, il me rappellera d’une manière plus présente combien je devrais avoir honte de tant de faiblesses.

J’ai l’intention d’y joindre une note sur certains règlements d’hygiène, sur ces choses d’une habitude individuelle et locale auxquelles je crois qu’on ne met pas assez d’importance. Aristippe ne pouvait guère les prescrire à son disciple imaginaire, ou à ses disciples réels ; mais cette note sera plus utile encore que des considérations générales pour maintenir en moi ce bien-être, cette aptitude physique qui soutient notre âme si physique elle-même.

J’ai deux grands malheurs : un seul me détruirait peut-être ; mais je vis entre deux parce qu’ils sont contraires. Sans cette habitude triste, ce découragement, cet abandon, sans cette humeur tranquille contre tout ce qu’on pourrait désirer, l’activité qui me presse et m’agite me consumerait plus tôt, et aussi vainement ; mon ennui sert du moins à l’affaiblir. La raison la calmerait ; mais, entre ces deux grandes forces, ma raison est bien faible : tout ce qu’elle peut faire, c’est d’appeler l’une à son secours quand l’autre prend le dessus. On végète ainsi ; quelquefois même on s’endort.

LETTRE LXIII.

Juillet, VIII.

Il était minuit : la lune avait passé ; le lac[11] semblait agité ; les cieux étaient transparents, la nuit profonde et belle. Il y avait de l’incertitude sur la terre. On entendit frémir les bouleaux, et des feuilles de peuplier tombèrent : les pins rendirent des murmures sauvages ; des sons romantiques descendaient de la montagne ; de grosses vagues roulaient sur la grève. Alors l’orfraie se mit à gémir sous les roches caverneuses ; et, quand elle cessa, les vagues étaient affaiblies, le silence fut austère.

Le rossignol plaça de loin en loin, dans la paix inquiète, cet accent solitaire, unique et répété, ce chant des nuits heureuses, sublime expression d’une mélodie primitive ; indicible élan d’amour et de douleur ; voluptueux comme le besoin qui me consume ; simple, mystérieux, immense comme le cœur qui aime.

Abandonné dans une sorte de repos funèbre au balancement mesuré de ces ondes pâles, muettes, à jamais mobiles, je me pénétrai de leur mouvement toujours lent et toujours le même, de cette paix durable, de ces sons isolés dans le long silence. La nature me sembla trop belle ; et les eaux, et la terre, et la nuit trop faciles, trop heureuses : la paisible harmonie des choses fut sévère à mon cœur agité. Je songeai au printemps du monde périssable et au printemps de ma vie. Je vis ces années qui passent, tristes et stériles, de l’éternité future dans l’éternité perdue. Je vis ce présent toujours vain et jamais possédé, détacher du vague avenir sa chaîne indéfinie ; approcher ma mort enfin visible, traîner dans la nuit les fantômes de mes jours, les atténuer, les dissiper ; atteindre la dernière ombre, dévorer aussi froidement ce jour après lequel il n’en sera plus, et fermer l’abîme muet.

Comme si tous les hommes n’avaient point passé, et tous passé en vain ! Comme si la vie était réelle, et existante essentiellement ! comme si la perception de l’univers était l’idée d’un être positif, et le moi de l’homme quelque autre chose que l’expression accidentelle d’un alliage éphémère ! Que veux-je ? que suis-je ? que demander à la nature ? Est-il un système universel, des convenances, des droits selon nos besoins ? L’intelligence conduit-elle les résultats que mon intelligence voudrait attendre ? Toute cause est invisible, toute fin trompeuse ; toute forme change, toute durée s’épuise : et le tourment du cœur insatiable est le mouvement aveugle d’un météore errant dans le vide où il doit se perdre. Rien n’est possédé comme il est conçu : rien n’est connu comme il existe. Nous voyons les rapports, et non les essences : nous n’usons pas des choses, mais de leurs images. Cette nature cherchée au dehors et impénétrable dans nous est partout ténébreuse. Je sens est le seul mot de l’homme qui ne veut que des vérités. Et ce qui fait la certitude de mon être en est aussi le supplice. Je sens, j’existe pour me consumer en désirs indomptables, pour m’abreuver de la séduction d’un monde fantastique, pour rester atterré de sa voluptueuse erreur.

Le bonheur ne serait pas la première loi de la nature humaine ! Le plaisir ne serait pas le premier moteur du monde sensible ! Si nous ne cherchons pas le plaisir, quel sera notre but ? Si vivre n’est qu’exister, qu’avons-nous besoin de vivre ? Nous ne saurions découvrir ni la première cause ni le vrai motif d’aucun être : le pourquoi de l’univers reste inaccessible à l’intelligence individuelle. La fin de notre existence nous est inconnue ; tous les actes de la vie restent sans but : nos désirs, nos sollicitudes, nos affections, deviennent ridicules, si ces actes ne tendent pas au plaisir, si ces affections ne se le proposent pas.

L’homme s’aime lui-même, il aime l’homme, il aime tout ce qui est animé. Cet amour paraît nécessaire à l’être organisé ; c’est le mobile des forces qui le conservent. L’homme s’aime lui-même : sans ce principe actif comment agirait-il, et comment subsisterait-il ? L’homme aime les hommes parce qu’il sent comme eux, parce qu’il est près d’eux dans l’ordre du monde : sans ce rapport, quelle serait sa vie ?

L’homme aime tous les êtres animés. S’il cessait de souffrir en voyant souffrir, s’il cessait de sentir avec tout ce qui a des sensations analogues aux siennes, il ne s’intéresserait plus à ce qui ne serait pas lui, il cesserait peut-être de s’aimer lui-même : sans doute il n’est point d’affection bornée à l’individu, puisqu’il n’est point d’être essentiellement isolé.

Si l’homme sent dans tout ce qui est animé, les biens et les maux de ce qui l’environne sont aussi réels pour lui que ses affections personnelles ; il faut à son bonheur le bonheur de ce qu’il connaît ; il est lié à tout ce qui sent, il vit dans le monde organisé.

L’enchaînement de rapports dont il est le centre, et qui ne peuvent finir entièrement qu’aux bornes du monde, le constitue partie de cet univers, unité numérique dans le nombre de la nature. Le lien que forment ces liens personnels est l’ordre du monde, et la force qui perpétue son harmonie est la loi naturelle. Cet instinct nécessaire qui conduit l’être animé, passif lorsqu’il veut, actif lorsqu’il fait vouloir, est un assujettissement aux lois générales. Obéir à l’esprit de ces lois serait la science de l’être qui voudrait librement. Si l’homme est libre en délibérant, c’est la science de la vie humaine : ce qu’il veut lorsqu’il est assujetti lui indique comment il doit vouloir là où il est indépendant.

Un être isolé n’est jamais parfait : son existence est incomplète ; il n’est ni vraiment heureux ni vraiment bon. Le complément de chaque chose fut placé hors d’elle, mais il est réciproque. Il y a une sorte de fin pour les êtres naturels : ils la trouvent dans ce qui fait que deux corps rapprochés sont productifs, que deux sensations mutuellement partagées deviennent plus heureuses. C’est dans cette harmonie que tout ce qui existe s’achève, que tout ce qui est animé se repose et jouit. Ce complément de l’individu est principalement dans l’espèce. Pour l’homme, ce complément a deux modes dissemblables et analogues : voilà ce qui lui fut donné ; il a deux manières de sentir sa vie ; le reste est douleur ou fumée.

Toute possession que l’on ne partage point exaspère nos désirs sans remplir nos cœurs : elle ne les nourrit point, elle les creuse et les épuise.

Pour que l’union soit harmonique, celui qui jouit avec nous doit être semblable et différent. Cette convenance dans la même espèce se trouve ou dans la différence des individus, ou dans l’opposition des sexes. Le premier accord produit l’harmonie qui résulte de deux êtres semblables et différents avec le moindre degré d’opposition et le plus grand de similitude. Le second donne un résultat harmonique produit par la plus grande différence possible entre des semblables[12]. Tout choix, toute affection, toute union, tout bonheur est dans ces deux modes. Ce qui s’en écarte peut nous séduire, mais nous trompe et nous lasse ; ce qui leur est contraire nous égare et nous rend vicieux ou malheureux.

Nous n’avons plus de législateurs. Quelques anciens avaient entrepris de conduire l’homme par son cœur : nous les blâmons ne pouvant les suivre. Le soin des lois financières et pénales fait oublier les institutions. Nul génie n’a su trouver toutes les lois de la société, tous les devoirs de la vie dans le besoin qui unit les hommes, dans celui qui unit les sexes.

L’unité de l’espèce est divisée. Des êtres semblables sont pourtant assez différents pour que leurs oppositions mêmes les portent à s’aimer : séparés par leurs goûts, mais nécessaires l’un à l’autre, ils s’éloignent dans leurs habitudes, et sont ramenés par un besoin mutuel. Ceux qui naissent de leur union, formés également de tous deux, perpétueront pourtant ces différences. Cet effet essentiel de l’énergie donnée à l’animal, ce résultat suprême de son organisation sera le moment de la plénitude de sa vie, le dernier degré de ses affections, et en quelque sorte l’expression harmonique de ses facultés. Là est le pouvoir de l’homme physique ; là est la grandeur de l’homme moral ; là est l’âme tout entière ; et qui n’a pas pleinement aimé n’a pas possédé sa vie.

Des affections abstraites, des passions spéculatives, ont obtenu l’encens des individus et des peuples. Les affections heureuses ont été réprimées ou avilies : l’industrie sociale a opposé les hommes que l’impulsion primitive aurait conciliés[13].

L’amour doit gouverner la terre que l’ambition fatigue. L’amour est ce feu paisible et fécond, cette chaleur des cieux qui anime et renouvelle, qui fait naître et fleurir, qui donne les couleurs, la grâce, l’espérance et la vie. L’ambition est le feu stérile qui brûle sous les glaces, qui consume sans rien animer, qui creuse d’immenses cavernes, qui ébranle sourdement, éclate en ouvrant des abîmes, et laisse un siècle de désolation sur la contrée qu’étonna cette lumière d’une heure.

Lorsqu’une agitation nouvelle étend les rapports de l’homme qui essaye sa vie, il se livre avidement, il demande à toute la nature, il s’abandonne, il s’exalte lui-même ; il place son existence dans l’amour, et dans tout il ne voit que l’amour seul. Tout autre sentiment se perd dans ce sentiment profond, toute pensée y ramène, tout espoir y repose. Tout est douleur, vide, abandon, si l’amour s’éloigne : s’il s’approche, tout est joie, espoir, félicité. Une voix lointaine, un son dans les airs, l’agitation des branches, le frémissement des eaux, tout l’annonce, tout l’exprime, tout imite ses accents et augmente les désirs. La grâce de la nature est dans le mouvement d’un bras ; la loi du monde est dans l’expression d’un regard. C’est pour l’amour que la lumière du matin vient éveiller les êtres et colorer les cieux ; pour lui les feux de midi font fermenter la terre humide sous la mousse des forêts ; c’est à lui que le soir destine l’aimable mélancolie de ses lueurs mystérieuses. Cette fontaine est celle de Vaucluse, ces rochers ceux de Meillerie, cette avenue celle des Pamplemousses. Le silence protège les rêves de l’amour ; le mouvement des eaux pénètre de sa douce agitation ; la fureur des vagues inspire ses efforts orageux, et tout commandera ses plaisirs quand la nuit sera douce, quand la lune embellira la nuit, quand la volupté sera dans les ombres et la lumière, dans la solitude, dans les airs et les eaux et la nuit.

Heureux délire ! seul moment resté à l’homme. Cette fleur rare, isolée, passagère sous le ciel nébuleux, sans abri, battue des vents, fatiguée par les orages, languit et meurt sans s’épanouir : le froid de l’air, une vapeur, un souffle, font avorter l’espoir dans son bouton flétri. On passe au delà, on espère encore, on se hâte ; plus loin, sur un sol aussi stérile, on en voit qui seront précaires, douteuses, instantanées comme elle, et qui comme elle périront inutiles. Heureux celui qui possède ce que l’homme doit chercher, et qui jouit de tout ce que l’homme doit sentir ! Heureux encore, dit-on, celui qui ne cherche rien, ne sent rien, n’a besoin de rien, et pour qui exister, c’est vivre !

Ce n’est pas seulement une erreur triste et farouche, mais une erreur très-funeste, de condamner ce plaisir vrai, nécessaire, qui, toujours attendu, toujours renaissant, indépendant des saisons et prolongé sur la plus belle partie de nos jours, forme le lien le plus énergique et le plus séduisant des sociétés humaines. C’est une sagesse bien singulière qu’une sagesse contraire à l’ordre naturel. Toute faculté, toute énergie est une perfection[14]. Il est beau d’être plus fort que ses passions ; mais c’est stupidité d’applaudir au silence des sens et du cœur ; c’est se croire plus parfait, par cela même que l’on est moins capable de l’être.

Celui qui est homme sait aimer l’amour sans oublier que l’amour n’est qu’un accident de la vie : et, quand il aura ces illusions, il en jouira, il les possédera, mais sans oublier que les vérités les plus sévères sont encore avant les illusions les plus heureuses. Celui qui est homme sait choisir ou attendre avec prudence, aimer avec continuité, se donner sans faiblesse comme sans réserve. L’activité d’une passion profonde est pour lui l’ardeur du bien, le feu du génie : il trouve dans l’amour l’énergie voluptueuse, la mâle jouissance du cœur juste, sensible et grand ; il rencontre le bonheur, et sait s’en nourrir.

L’amour ridicule ou coupable est une faiblesse avilissante ; l’amour juste est le charme de la vie : la démence n’est que dans la gauche austérité qui confond un sentiment noble avec un sentiment vil, et qui condamne indistinctement l’amour, parce que, n’imaginant que des hommes abrutis, elle ne peut imaginer que des passions misérables.

Ce plaisir reçu, ce plaisir donné ; cette progression cherchée et obtenue ; ce bonheur que l’on offre et que l’on espère ; cette confiance voluptueuse, qui nous fait tout attendre du cœur aimé ; cette volupté plus grande encore de rendre heureux ce qu’on aime, de se suffire mutuellement, d’être nécessaire l’un à l’autre ; cette plénitude de sentiment et d’espoir agrandit l’âme, et la presse de vivre. Indicible abandon ! L’homme qui l’a pu connaître n’en a jamais rougi ; et celui qui n’est pas fait pour le sentir n’est pas né pour juger l’amour.

Je ne condamnerai point celui qui n’a pas aimé, mais celui qui ne peut pas aimer. Les circonstances déterminent nos affections ; mais les sentiments expansifs sont naturels à l’homme dont l’organisation morale est parfaite : celui qui est incapable d’aimer est nécessairement incapable d’un sentiment magnanime, d’une affection sublime. Il peut être probe, bon, industrieux, prudent ; il peut avoir des qualités douces, et même des vertus par réflexion ; mais il n’est pas homme, il n’a ni âme ni génie : je veux bien le connaître, il aura ma confiance et jusqu’à mon estime, mais il ne sera pas mon ami. Cœurs vraiment sensibles ! qu’une destinée sinistre a comprimés dès le printemps, qui vous blâmera de n’avoir pas aimé ? Tout sentiment généreux vous était naturel, et tout le feu des passions était dans votre mâle intelligence. L’amour lui était nécessaire, il devait l’alimenter, il eût achevé de la former pour de grandes choses ; mais rien ne vous a été donné : le silence de l’amour a commencé le néant où s’éteint votre vie.

Le sentiment de l’honnête et du juste, le besoin de l’ordre et des convenances morales conduit nécessairement au besoin d’aimer. Le beau est l’objet de l’amour ; l’harmonie est son principe et son but : toute perfection, tout mérite semble lui appartenir, les grâces aimables l’appellent, et une moralité expansive et vertueuse le fixe. L’amour n’existe pas, à la vérité, sans le prestige de la beauté corporelle ; mais il semble tenir plus encore à l’harmonie intellectuelle, aux grâces de la pensée, aux profondeurs du sentiment.

L’union, l’espérance, l’admiration, les prestiges, vont toujours croissant jusqu’à l’intimité parfaite ; elle remplit l’âme que cette progression agrandissait. Là s’arrête et rétrograde l’homme ardent sans être sensible, et n’ayant d’autre besoin que celui du plaisir. Mais l’homme aimant ne change pas ainsi ; plus il obtient, plus il est lié ; plus il est aimé, plus il aime ; plus il possède ce qu’il a désiré, plus il chérit ce qu’il possède. Ayant tout reçu, il croit tout devoir : celle qui se donne à lui devient nécessaire à son être ; des années de jouissance n’ont pas changé ses désirs, elles ont ajouté à son amour la confiance d’une habitude heureuse et les délices d’une libre mais délicate intimité.

On prétend condamner l’amour comme une affection tout à fait sensuelle, et n’ayant d’autre principe qu’un besoin qu’on appelle grossier. Mais je ne vois rien dans nos désirs les plus compliqués dont la véritable fin ne soit un des premiers besoins physiques ; le sentiment n’est que leur expression indirecte, et l’homme purement intellectuel ne fut jamais qu’un fantôme. Nos besoins éveillent en nous la perception de leur objet positif, et les perceptions innombrables des objets qui leur sont analogues. Les moyens directs ne rempliraient pas seuls la vie ; mais ces impulsions accessoires l’occupent tout entière, parce qu’elles n’ont point de bornes. Celui qui ne saurait vivre sans espérer de soumettre la terre, n’y eût pas songé s’il n’eût pas eu faim. Nos besoins réunissent deux modifications d’un même principe, l’appétit et le sentiment ; la prépondérance de l’une sur l’autre dépendra de l’organisation individuelle et des circonstances déterminantes. Tout but d’un désir naturel est légitime ; tous les moyens qu’il inspire sont bons s’ils n’attaquent les droits de personne, et s’ils ne produisent dans nous-mêmes aucun désordre réel qui compense son utilité.

Vous avez trop étendu les devoirs. Vous avez dit : Demandons plus, afin d’obtenir assez. Vous vous êtes trompé ; si vous exigez trop des hommes, ils se rebuteront[15] ; si vous voulez qu’ils montrent des vertus chimériques, ils les montreront : ils disent que cela coûte peu. Mais parce que cette vertu n’est pas dans leur nature, ils auront une conduite cachée tout à fait contraire ; et parce que cette conduite sera cachée, vous ne pourrez en arrêter les excès. Il ne vous restera que ces moyens dangereux dont la vaine tentative augmentera le mal, en augmentant la contrainte et l’opposition entre le devoir et les penchants. Vous croirez d’abord que vos lois seront mieux suivies, parce que l’infraction en sera mieux masquée ; mais un jugement faux, un goût dépravé, une dissimulation habituelle, et des ruses hypocrites, en seront les véritables résultats.

Les plaisirs de l’amour contiennent de grandes oppositions physiques : ses désirs agitent l’imagination, ses besoins changent les organes ; c’est donc l’objet sur lequel la manière de sentir et de voir devait varier davantage. Il fallait prévenir les suites de cette trop grande différence, et non pas y joindre des lois morales qui fussent propres à l’accroître encore. Mais les vieillards ont fait ces lois ; et les vieillards, n’ayant plus le sentiment de l’amour, ne sauraient avoir ni la véritable pudeur ni la délicatesse du goût. Ils ont très-mal entendu ce que leur âge ne devait plus entendre. Ils auraient entièrement proscrit l’amour, s’ils avaient pu trouver d’autres moyens de reproduction. Leurs sensations surannées ont flétri ce qu’il fallait contenir dans les grâces du désir ; et, pour éviter quelques écarts odieux à leur impuissance, ils imaginèrent des entraves si gauches, que la société est troublée tous les jours par de véritables crimes que ne se reproche même point l’honnête homme qui n’a pas réfléchi[16].

C’est dans l’amour qu’il fallait permettre tout ce qui n’est pas vraiment nuisible. C’est par l’amour que l’homme se perfectionne ou s’avilit ; c’est en cela surtout qu’il fallait retenir son imagination dans les bornes d’une juste liberté, qu’il fallait mettre son bonheur dans les limites de ses devoirs, qu’il fallait régler son jugement par le sentiment précis de la raison des lois. C’était le plus puissant moyen naturel de lui donner la perception de toutes les délicatesses du goût et de leur vraie base, d’ennoblir et de réprimer ses affections, d’imprimer à toutes ses sensations une sorte de volupté sincère et droite, d’inspirer à l’homme mal organisé quelque chose de la sensibilité de l’homme supérieur, de les réunir, de les concilier, de former une patrie réelle, et d’instituer une véritable société.

Laissez-nous des plaisirs légitimes ; c’est notre droit, c’est votre devoir. J’imagine que vous avez cru faire quelque chose par l’établissement du mariage[17]. Mais l’union dans laquelle les résultats de vos institutions nous forcent de suivre les convenances du hasard, ou de chercher celles de la fortune à la place des convenances réelles ; l’union qu’un moment peut flétrir pour toujours, et que tant de dégoûts altèrent nécessairement ; une telle union ne nous suffit pas. Je vous demande un prestige qui puisse se perpétuer ; vous me donnez un lien dans lequel je vois à nu le fer d’un esclavage sans terme, sous ces fleurs d’un jour dont vous l’aviez maladroitement couvert, et que vous-même avez déjà fanées. Je vous demande un prestige qui puisse déguiser ou rajeunir ma vie ; la nature me l’avait donné. Vous osez me parler des ressources qui me restent. Vous souffririez que, vil contempteur d’un engagement où la promesse doit être observée religieusement, puisqu’elle est donnée, j’aille persuader à une femme d’être méprisable afin que je l’aime[18] ? Moins directement coupable, mais non moins inconsidéré, m’efforcerai-je de troubler ma famille, de désoler des parents, de déshonorer celle à qui ce genre d’honneur est si nécessaire dans la société ? Ou bien, pour n’attaquer aucun droit, pour n’exposer personne, irai-je, dans des lieux méprisés, chercher celles qui peuvent être à moi, non par une douce liberté de mœurs, non par un désir naturel, mais parce que leur métier les donne à tous ? N’étant plus à elles-mêmes, elles ne sont plus des femmes, mais je ne sais quoi d’analogue. L’oubli de toute délicatesse, l’inaptitude aux sentiments généreux, et le joug de la misère, les livrent aux caprices les plus brutes de l’homme en qui une telle habitude dépravera aussi les sensations et les désirs. Il reste des circonstances possibles, j’en conviens ; mais elles sont très-rares, et quelquefois elles ne se rencontrent point dans une vie entière. Les uns, retenus par la raison[19], consument leurs jours dans des privations nécessaires et injustes ; les autres, en nombre bien plus grand, se jouent du devoir qui les contrarie.

Ce devoir a cessé d’en être un dans l’opinion, parce que son observation est contraire à l’ordre naturel des choses. Le mépris qu’on en fait mène pourtant à l’habitude de n’obéir qu’à l’usage, de se faire à soi-même une règle selon ses penchants, et de mépriser toute obligation dont l’infraction ne conduit pas positivement aux peines légales ou à la honte dans la société. C’est la suite inévitable des bassesses réelles dont on s’amuse tous les jours. Quelle moralité voulez-vous attendre d’une femme qui trompe celui par qui elle vit, ou pour qui elle devrait vivre ; qui est sa première amie, et se joue de sa confiance ; qui détruit son repos, ou rit de lui, s’il le conserve, et qui s’impose la nécessité de le trahir jusqu’au dernier jour, en laissant à ses affections l’enfant qui ne lui appartient pas ? De tous les engagements, le mariage n’est-il pas celui dans lequel la confiance et la bonne foi importent le plus à la sécurité de la vie ? Quelle misérable probité que celle qui paye scrupuleusement un écu, et compte pour un vain mot la promesse la plus sacrée qui soit entre les hommes ! Quelle moralité voulez-vous attendre de l’être qui s’attachait à persuader une femme en ce moquant d’elle, qui la méprise parce qu’elle a été telle qu’il la voulait, la déshonore parce qu’elle l’a aimé, la quitte parce qu’il en a joui, et l’abandonne quand elle a le malheur visible d’avoir partagé ses plaisirs[20] ? Quelle moralité, quelle équité voulez-vous attendre de cet homme, au moins inconséquent, qui exige de sa femme des sacrifices qu’il ne paye point, et qui la veut sage et inaccessible, tandis qu’il va perdre, dans des habitudes secrètes, l’attachement dont il l’assure, et qu’elle a droit de prétendre, pour que sa fidélité ne soit pas un injuste esclavage ?

Des plaisirs sans choix dégradent l’homme, des plaisirs coupables le corrompent ; mais l’amour sans passion ne l’avilit point. Il y a un âge pour aimer et jouir, il y en a un pour jouir sans amour. Le cœur n’est pas toujours jeune, et même, s’il l’est encore, il ne rencontre pas toujours ce qu’il peut vraiment aimer.

Toute jouissance est un bien lorsqu’elle est exempte et d’injustice et d’excès, lorsqu’elle est amenée par les convenances naturelles, et possédée selon les désirs d’une organisation délicate.

L’hypocrisie de l’amour est un des fléaux de la société. Pourquoi l’amour sortirait-il de la loi commune ? pourquoi n’être pas en cela, comme dans tout le reste, juste et sincère ? Celui-là seul est certainement éloigné de tout mal, qui cherche avec naïveté ce qui peut le faire jouir sans remords. Toute vertu imaginaire ou accidentelle m’est suspecte ; quand je la vois sortir orgueilleusement de sa base erronée, je cherche, et je découvre une laideur interne sous le costume des préjugés, sous le masque fragile de la dissimulation.

Permettez, autorisez des plaisirs, afin que l’on ait des vertus ; montrez la raison des lois, afin qu’on les vénère ; invitez à jouir, afin d’être écouté quand vous commandez de souffrir. Élevez l’âme par le sentiment des voluptés naturelles ; vous la rendrez forte et grande, elle respectera les privations légitimes ; elle en jouira même dans la conviction de leur utilité sociale. Je veux que l’homme use librement de ses facultés, quand elles n’attaquent point d’autres droits. Je veux qu’il jouisse, afin d’être bon ; qu’il soit animé par le plaisir, mais dirigé par l’équité visible ; que sa vie soit juste, heureuse et même voluptueuse. J’aime que celui qui pense raisonne ses devoirs ; je fais peu de cas d’une femme qui n’est retenue dans les siens que par une sorte de terreur superstitieuse pour tout ce qui appartient à des jouissances dont elle n’oserait s’avouer le désir.

J’aime qu’on se dise : Ceci est-il mal, et pourquoi l’est-il ? S’il l’est, on se l’interdit ; s’il ne l’est point, on en jouit avec un choix sévère, avec la prudence qui est l’art d’y trouver une volupté plus grande ; mais sans autre réserve, sans honte, sans déguisement[21].

La vraie pudeur doit seule contenir la volupté. La pudeur est une perception exquise, une partie de la sensibilité parfaite ; c’est la grâce des sens, et le charme de l’amour. Elle évite tout ce que nos organes repoussent ; elle permet ce qu’ils désirent ; elle sépare ce que la nature a laissé à notre intelligence le soin de séparer ; et c’est principalement l’oubli de cette réserve voluptueuse qui éteint l’amour dans l’indiscrète liberté du mariage[22].

LETTRE LXIV.

Saint-Saphorin, 10 juillet, VIII.

Il n’y a pas l’ombre de sens dans la manière dont je vis ici. Je sais que j’y fais des sottises, et je les continue sans pourtant tenir beaucoup à les continuer. Mais si je ne fais pas plus sagement, c’est que je ne puis parvenir à y mettre de l’importance. Je passe sur le lac la moitié du jour et la moitié de la nuit ; et quand je m’en éloignerai, je serai tellement habitué au balancement des vagues, au bruit des eaux, que je me déplairai sur un sol immobile et dans le silence des prés.

Les uns me prennent pour un homme dont quelque amour a un peu dérangé la tête, d’autres soutiennent que je suis un Anglais qui a le spleen ; les bateliers ont appris à Hantz que j’étais l’amant d’une belle femme étrangère qui vient de partir subitement de Lausanne. Il faudra que je cesse mes courses nocturnes, car les plus sensés me plaignent, et les meilleurs me prennent pour un fou. On lui a dit à Vevay : N’êtes-vous pas au service de cet Anglais dont on parle tant ? Le mal gagne ; et pour les gens de la côte, je crois qu’ils se moqueraient de moi si je n’avais pas d’argent : heureusement je passe pour fort riche. L’aubergiste veut absolument me dire, Milord ; et je suis très-respecté. Riche étranger, ou Milord, sont synonymes.

De plus, en revenant du lac, je me mets ordinairement à écrire, en sorte que je me couche quand il fait grand jour. Une fois les gens de l’auberge entendant quelque bruit dans ma chambre, et surpris que je me fusse levé sitôt, montèrent me demander si je ne prendrais rien le matin. Je leur répondis que je ne soupais point, et que j’allais me coucher. Je ne me lève donc qu’à midi, ou même à une heure ; je prends du thé, j’écris ; puis, au lieu de dîner, je prends encore du thé, je ne mange autre chose que du pain et du beurre, et aussitôt je vais au lac. La première fois que j’allai seul dans un petit bateau que j’avais fait chercher exprès pour cela, ils remarquèrent que Hantz restait au rivage, et que je partais à la fin du jour : il y eut assemblée au cabaret, et ils décidèrent que pour cette fois le spleen avait pris le dessus, et que je fournirais un beau suicide aux annales du village.

Je suis fâché de n’avoir pas pensé d’avance à l’effet que ces singularités pourraient produire. Je n’aime pas à être remarqué : mais je ne l’ai su que quand tout cela était une habitude déjà prise ; et on ne parlerait pas moins si j’allais en changer pour le peu de jours que je dois encore passer ici. Comme si je n’y savais que faire, j’ai cherché à consumer les heures. Quand je suis actif, je n’ai pas d’autres besoins ; mais si je m’ennuie, j’aime du moins à m’ennuyer avec mollesse.

Le thé est d’un grand secours pour s’ennuyer d’une manière calme. Entre les poisons un peu lents qui font les délices de l’homme, je crois que c’est un de ceux qui conviennent le mieux à ses ennuis. Il donne une émotion faible et soutenue : comme elle est exempte des dégoûts du retour, elle dégénère en une habitude de paix et d’indifférence, en une faiblesse qui tranquillise le cœur que ses besoins fatigueraient, et nous débarrasse de notre force malheureuse. J’en ai pris l’usage à Paris, puis à Lyon : mais ici, j’ai eu l’imprudence de le porter jusqu’à l’excès. Ce qui me rassure, c’est que je vais avoir un domaine et des ouvriers, cela m’occupera et me retiendra. Je me fais beaucoup de mal maintenant ; mais comptez sur moi, je vais devenir sage par nécessité.

Je m’aperçois, ou je crois m’apercevoir que le changement qui s’est fait en moi a été beaucoup avancé par l’usage journalier du thé et du vin. Je pense que, toutes choses d’ailleurs égales, les buveurs d’eau conservent bien plus longtemps la délicatesse des sensations, et, en quelque sorte, leur première candeur. L’usage des stimulants vieillit nos organes. Ces émotions outrées, et qui ne sont pas dans l’ordre des convenances naturelles entre nous et les choses, effacent les émotions simples, et détruisent cette proportion pleine d’harmonie qui nous rendait sensibles à tous les rapports extérieurs, quand nous n’avions, pour ainsi dire, de sentiments que par eux.

Tel est le cœur humain ; le principe le plus essentiel des lois pénales n’a pas d’autre fondement. Si on ôte la proportion entre les peines et les délits, si on veut trop presser le ressort de la crainte, on perd sa souplesse ; et si on va encore plus loin, il arrive enfin qu’on le brise : on donne aux âmes le courage du crime ; on éteint toute énergie dans celles qui ont de la faiblesse, et l’on entraîne les autres à des vertus atroces. Si l’on porte au delà des limites naturelles l’émotion des organes, on les rend insensibles à des impressions plus modérées. En employant trop souvent, en excitant mal à propos leurs facultés extrêmes, on émousse leurs forces habituelles ; on les réduit à ne pouvoir que trop, ou rien ; on détruit cette proportion ordonnée pour les circonstances diverses, qui nous unissait même aux choses muettes, et nous y attachait par des convenances intimes. Elle nous laissait dans l’attente ou l’espoir, en nous montrant partout des occasions de sentir ; elle nous laissait ignorer la borne du possible ; elle nous laissait croire que nos cœurs avaient des moyens immenses, puisque ces moyens étaient indéfinis, et puisque, toujours relatifs aux choses du dehors, ils pouvaient toujours devenir plus grands dans des situations inconnues.

Il existe encore une différence essentielle entre l’habitude d’être émus par l’impression des autres objets, ou celle de l’être par l’impulsion interne d’un excitatif donné par notre caprice ou par un incident fortuit, et non par l’occurrence des temps. Nous ne suivions plus le cours du monde ; nous sommes animés lorsqu’il nous abandonnerait au repos, et souvent, c’est lorsqu’il nous animerait, que nous nous trouvons dans l’abattement que nos excès produisent. Cette fatigue, cette indifférence nous rend inaccessibles aux impressions des choses, à ces mobiles extérieurs qui, devenus étrangers à nos habitudes, se trouvent en discordance ou en opposition avec nos besoins.

Ainsi l’homme a tout fait pour se séparer du reste de la nature, pour se rendre indépendant du cours des choses. Mais cette liberté, qui n’est point selon sa propre nature, n’est pas une vraie liberté : elle est comme la licence d’un peuple qui a brisé le joug des lois et des mœurs nationales, elle ôte bien plus qu’elle ne donne, elle met l’impuissance du désordre à la place d’une dépendance légitime qui s’accorderait avec nos besoins. Cette indépendance illusoire, qui détruit nos facultés pour y substituer nos caprices, nous rend semblables à cet homme qui, malgré l’autorité du magistrat, voulait absolument élever dans la place publique le monument d’un culte étranger, au lieu de se borner à en dresser chez lui les autels. Il se fit exiler dans un désert de sable mouvant, où personne ne s’opposa à sa volonté, mais où sa volonté ne put rien produire ; il y mourut libre, mais sans autels domestiques aussi bien que sans temples, sans aliments comme sans lois, sans amis comme sans maîtres[23].

Je conviens qu’il serait plus à propos de raisonner moins sur l’usage du thé, et d’en cesser l’excès ; mais dès qu’on a quelque habitude de ces sortes de choses, on ne sait plus où s’arrêter. S’il est difficile de quitter une telle habitude, il ne l’est pas moins peut-être de la régler, à moins que l’on ne puisse également régler toute sa manière de vivre. Je ne sais comment avoir beaucoup d’ordre dans une chose, quand il m’est interdit d’en avoir dans le reste ; comment mettre de la suite dans ma conduite, quand je n’ai aucun espoir d’en avoir une qui soit constante, et qui s’accorde avec mes autres habitudes ? C’est encore ainsi que je ne sais rien faire sans moyens : plusieurs hommes ont cet art de créer des moyens, ou de faire beaucoup avec très-peu. Pour moi, je saurais peut-être employer mes moyens avec ordre et utilité ; mais le premier pas demande un autre art, et cet art, je ne l’ai point. Je crois que ce défaut vient de ce qu’il m’est impossible de voir les choses autrement que dans toute leur étendue, celle du moins que je puis saisir. Je veux donc que leurs principales convenances soient toutes observées ; et le sentiment de l’ordre, poussé peut-être trop loin, ou du moins trop exclusif, ne me permet de rien faire, de rien conduire dans le désordre. J’aime mieux m’abandonner que de faire ce que je ne saurais bien faire. Il y a des hommes qui, sans rien avoir, établissent leur ménage ; ils empruntent, ils font valoir, ils s’intriguent, ils payeront quand ils pourront : en attendant, ils vivent et dorment tranquilles, quelquefois même ils réussissent. Je n’aurais pu me résoudre à une vie si précaire ; et quand j’aurais voulu m’y hasarder, je n’aurais pas eu les talents nécessaires. Cependant celui qui, avec cette industrie, réussit à faire subsister sa famille, sans s’avilir et sans manquer à ses engagements, est sans doute un homme louable. Pour moi, je ne serais guère capable que de me résoudre à manquer de tout, comme si c’était une loi de la nécessité. Je chercherai toujours à employer le mieux possible des moyens suffisants, ou à rendre tels, par mes privations personnelles, ceux qui ne le seraient pas sans cela. Je ferais jour et nuit des choses convenables, réglées et assurées, pour donner le nécessaire à un ami, à un enfant ; mais entreprendre dans l’incertitude, mais rendre suffisants, à force d’industrie hasardée, des moyens très-insuffisants par eux-mêmes, c’est ce que je ne saurais espérer de moi.

Il résulte d’une telle disposition ce grand inconvénient, que je ne puis vivre bien, sagement, et dans l’ordre, ni même suivre mes goûts, ou songer à mes besoins, qu’avec des facultés à peu près certaines ; et que si je suis peut-être au nombre des hommes capables d’user bien de ce qu’on appelle une grande fortune, ou même d’une médiocrité facile, je suis aussi du nombre de ceux qui, dans le dénûment, se trouvent sans ressources et ne savent faire autre chose que d’éviter la misère, le ridicule ou la bassesse, quand le sort ne les place pas lui-même au-dessus du besoin.

La prospérité est plus difficile à soutenir que l’adversité, dit-on généralement. Mais c’est le contraire pour l’homme qui n’est pas soumis à des passions positives, qui aime à faire bien ce qu’il fait, qui a pour premier besoin celui de l’ordre, et qui considère plutôt l’ensemble des choses que leurs détails.

L’adversité convient à un homme ferme et un peu enthousiaste, dont l’âme s’attache à une vertu austère, et dont heureusement l’esprit n’en voit pas l’incertitude[24]. Mais l’adversité est bien triste, bien décourageante pour celui qui n’y trouve rien à son usage, parce qu’il voudrait faire bien, et que pour faire il faut pouvoir, parce qu’il voudrait être utile, et que le malheureux trouve peu d’occasions de l’être. N’étant pas soutenu par le noble fanatisme d’Épictète, il sait bien résister au malheur, mais mal à une vie malheureuse, dont il se rebute enfin, sentant qu’il y perd tout son être.

L’homme religieux, et surtout celui qui est certain d’un Dieu rémunérateur, a un grand avantage : il est bien facile de supporter le mal quand le mal est le plus grand bien que l’on puisse éprouver. J’avoue que je ne saurais voir ce qu’il y a d’étonnant dans la vertu d’un homme qui lutte sous l’œil de son Dieu, et qui sacrifie des caprices d’une heure à une félicité sans bornes et sans terme. Un homme tout à fait persuadé ne peut faire autrement, à moins qu’il ne soit en délire. Il me parait démontré que celui qui succombe à la vue de l’or, à la vue d’une belle femme ou des autres objets des passions terrestres, n’a pas la foi. Il est évident qu’il ne voit bien que la terre : s’il voyait avec la même certitude ce ciel et cet enfer qu’il se rappelle quelquefois, s’ils étaient là, comme les choses de la terre, présents dans sa pensée, il serait impossible qu’il succombât jamais. Où est le sujet qui, jouissant de sa raison, ne sera pas dans l’impuissance de contrevenir à l’ordre de son prince, s’il lui a dit : Vous voilà dans mon harem, au milieu de toutes mes femmes ; pendant cinq minutes n’approchez d’aucune : j’ai l’œil sur vous ; si vous êtes fidèle pendant ce peu de temps, tous ces plaisirs et d’autres vous seront permis ensuite pendant trente années d’une prospérité constante ? Qui ne voit que cet homme, quelque ardent qu’on le suppose, n’a pas même besoin de force pour résister pendant un temps si court ? il n’a besoin que de croire à la parole de son prince. Assurément les tentations du chrétien ne sont pas plus fortes, et la vie de l’homme est bien moins devant l’éternité que cinq minutes comparées à trente années : il y a l’infini de distance entre le bonheur promis au chrétien, et les plaisirs offerts au sujet dont je parle ; enfin la parole du prince peut laisser quelque incertitude, celle de Dieu n’en peut laisser aucune. Si donc il n’est pas démontré que sur cent mille de ceux qu’on appelle vrais chrétiens, il y en a tout au plus un qui ait presque la foi, il me l’est à moi que rien au monde ne peut être démontré.

Pour les conséquences de ceci, vous les trouverez très-simples ; et je veux revenir aux besoins que donne l’habitude des fermentés. Il faut vous rassurer et achever de vous dire comment vous pouvez m’en croire, quoique je promette de me réformer précisément dans le temps que je me contiens le moins, et que je donne à l’habitude une force plus grande.

Il y a encore un aveu à vous faire auparavant, c’est que je commence à perdre enfin le sommeil. Quand le thé m’a trop fatigué, je n’y connais d’autre remède que le vin, je ne dors que par ce moyen, et voilà encore un excès : il faut bien en prendre autant qu’il se puisse sans que la tête en soit affectée visiblement. Je ne sais rien de plus ridicule qu’un homme qui prostitue sa pensée devant des étrangers, et dont on dit : Il a bu, en voyant ce qu’il fait, ce qu’il dit. Mais pour soi-même, rien n’est plus doux à la raison que de la déconcerter un peu quelquefois. Je prétends encore qu’un demi-désordre serait autant à sa place dans l’intimité, qu’un véritable excès devient honteux devant les hommes et avilissant dans le secret même.

Plusieurs des vins de Lavaux que l’on recueille ici près, entre Lausanne et Vevay, passent pour dangereux. Mais, quand je suis seul, je ne fais usage que du courtailloux : c’est un vin de Neuchâtel, que l’on estime autant que le petit bourgogne : Tissot le regarde comme aussi salubre.

Dès que je serai propriétaire, je ne manquerai point de moyens de passer les heures, et d’occuper aux soins d’arranger, de bâtir, d’approvisionner, cette activité intérieure dont les besoins ne me laissent aucun repos dans l’inaction. Pendant le temps que dureront ces embarras, je diminuerai graduellement l’usage du vin ; et quant au thé, j’en quitterai tout à fait l’habitude : je veux à l’avenir n’en prendre que rarement. Lorsque tout sera arrangé, et que je pourrai commencer à suivre la manière de vivre que depuis si longtemps j’aurais voulu prendre, je me trouverai ainsi préparé à m’y conformer sans éprouver les inconvénients d’un changement trop subit et trop grand.

Pour les besoins de l’ennui, j’espère ne les plus connaître dès que je pourrai assujettir toutes mes habitudes à un plan général ; j’occuperai facilement les heures ; je mettrai à la place des désirs et des jouissances l’intérêt que l’on prend à faire ce qu’on a cru bon, et le plaisir de céder à ses propres lois.

Ce n’est pas que je me figure un bonheur qui ne m’est pas destiné, ou qui du moins est encore bien loin de moi. J’imagine seulement que je ne sentirai guère le poids du temps ; je pourrai prévenir l’ennui, ou bien je ne m’ennuierai plus qu’à ma manière.

Je ne veux pas m’assujettir à une règle monastique. Je me réserverai des ressources pour les instants où le vide sera plus accablant, mais la plupart seront prises dans le mouvement et dans l’activité. Les autres ressources auront leurs limites assez étroites, et l’extraordinaire lui-même sera réglé. Jusqu’à ce que ma vie soit remplie, j’ai besoin d’une règle fixe. Autrement, il me faudrait des excès sans autre terme que celui de mes forces, et encore comment rempliraient-ils un vide sans bornes ? J’ai vu quelque part que l’homme qui sent n’a pas besoin de vin. Cela peut-être vrai pour celui qui n’en a point l’habitude. Lorsque j’ai été quelques jours sobre et occupé, ma tête s’agite excessivement, le sommeil se perd. J’ai besoin d’un excès qui me tire de mon apathie inquiète, et qui dérange un peu cette raison divine dont la vérité gêne notre imagination, et ne remplit pas nos cœurs.

Il y a une chose qui me surprend. Je vois des gens qui paraissent boire uniquement pour le plaisir de la bouche, pour le goût, et prendre un verre de vin comme ils prendraient une bavaroise. Cela n’est pas pourtant, mais ils le croient ; et si vous le leur demandez, ils seront même surpris de votre question.

Je vais m’interdire ces moyens de tromper les besoins du plaisir et l’inutilité des heures. Je ne sais pas si ce que je mettrai à la place ne sera pas moindre encore ; mais enfin je me dirai : Voici un ordre établi, il faut le suivre. Afin de le suivre constamment, j’aurai soin qu’il ne soit ni d’une exactitude scrupuleuse, ni d’une trop grande uniformité ; il se trouverait des prétextes, et même des motifs, de manquer à la règle, et si une fois on y manque, il n’y a plus de raison pour qu’on ne la secoue pas tout à fait.

Il est bon que ce qui plaît soit limité par une loi antérieure. Au moment où on l’éprouve, il en coûte de le soumettre à une règle qui le borne. Ceux même qui en ont la force ont encore eu tort de n’avoir pas décidé, dans le temps propre à la réflexion, ce que la réflexion doit décider, et d’avoir attendu le moment où ses raisonnements altèrent les affections agréables qu’ils sont forcés de combattre. En pensant aux raisons de ne pas jouir davantage, on réduit à bien peu de chose la jouissance qu’on se permet : il est de la nature du plaisir qu’il soit possédé avec une sorte d’abandon et de plénitude. Il se dissipe lorsqu’on veut le borner autrement que par la nécessité ; et puisqu’il faut pourtant que la raison le borne, le seul moyen de concilier ces deux choses, qui sans cela seraient contraires, c’est d’imposer d’avance au plaisir la retenue d’une loi générale.

Quelque faible que soit une impression, le moment où elle agit sur nous est celui d’une sorte de passion. La chose actuelle est difficilement estimée à sa juste valeur : ainsi dans les objets de la vue, la proximité, la présence, agrandissent les dimensions. C’est avant les désirs qu’il faut se faire des principes contre eux. Dans le moment de la passion, le souvenir de cette règle n’est plus la voix importune de la froide réflexion, mais la loi de la nécessité, et cette loi n’attriste pas un homme sage.

Il est donc essentiel que la loi soit générale ; celle des cas particuliers est trop suspecte. Cependant abandonnons quelque chose aux circonstances : c’est une liberté que l’on conserve, parce qu’on n’a pu tout prévoir, et parce qu’il faut se soumettre à ses propres lois seulement de la même manière que notre nature nous a soumis à celles de la nécessité. Nos affections doivent avoir de l’indépendance, mais une indépendance contenue dans des limites qu’elle ne puisse passer. Elles sont semblables aux mouvements du corps, qui n’ont point de grâce s’ils sont gênés, contraints et trop uniformes, mais qui manquent de décence comme d’utilité, s’ils sont brusques, irréguliers, ou involontaires.

C’est un excès dans l’ordre même que de prétendre nuancer parfaitement, modérer, régler ses jouissances, et les ménager avec la plus sévère économie, pour les rendre durables et même perpétuelles. Cette régularité absolue est trop rarement possible : le plaisir nous séduit, il nous emporte, comme la tristesse nous retient et nous enchaîne. Nous vivons au milieu des songes ; et de tous nos songes, l’ordre parfait pourrait bien être le moins naturel.

Ce que j’ai peine à me figurer, c’est comment on cherche l’ivresse des boissons quand on a celle des choses. N’est-ce pas le besoin d’être ému qui fait nos passions ? Quand nous sommes agités par elles, que pouvons-nous trouver dans le vin, si ce n’est un repos qui suspende leur action immodérée ?

Apparemment, l’homme chargé de grandes choses cherche aussi dans le vin l’oubli, le calme, et non pas l’énergie. C’est ainsi que le café, en m’agitant, rend quelquefois le sommeil à ma tête fatiguée d’une autre agitation. Ce n’est pas ordinairement le besoin des impressions énergiques qui entraîne les âmes fortes aux excès de vins ou de liqueurs. Une âme forte, occupée de grandes choses, trouve dans leur habitude une activité plus digne d’elle en les gouvernant selon l’ordre. Le vin ne peut que la reposer. Autrement, pourquoi tant de héros de l’histoire, pourquoi tant de gouvernants, pourquoi des maîtres du monde auraient-ils bu ? C’était chez plusieurs peuples un honneur de boire beaucoup ; mais des hommes extraordinaires ont fait de même dans des temps où l’on ne mettait à cela aucune gloire. Je laisse donc tous ceux que l’opinion entraîna et tous ceux des gouvernants qui furent des hommes très-ordinaires. Il reste quelques hommes forts et occupés de choses utiles ; ceux-là n’ont pu chercher dans le vin que le repos d’une tête surchargée de ces soins dont l’habitude atténue l’importance, mais sans la détruire, puisqu’il n’y a rien au-dessus.

LETTRE LXV.

Saint-Saphorin, 14 juillet, VIII.

Soyez assuré que votre manière de penser ne sera pas combattue : si j’avais assez de faiblesse pour qu’il me fût un jour nécessaire en ceci d’être ramené à la raison, je retrouverais votre lettre. J’aurais d’autant plus de honte de moi que j’aurais bien changé, car maintenant je pense absolument comme vous. Jusque-là, si elle est inutile sous ce rapport, elle ne m’en satisfait pas moins. Elle est pleine de cette sollicitude de la vraie amitié qui fait redouter par-dessus toutes choses, que l’homme en qui on a mis une partie de soi-même se laisse aller à cesser d’être homme de bien.

Non, je n’oublierai jamais que l’argent est un des plus grands moyens de l’homme, et que c’est par son usage qu’il se montre ce qu’il est. Le mieux possible nous est rarement permis : je veux dire que les convenances sont si opposées, qu’on ne peut presque jamais faire bien sous tous les rapports. Je crois que c’en est une essentielle de vivre avec une certaine décence, et d’établir dans sa maison des habitudes commodes, une manière réglée. Mais, passé cela, l’on ne saurait excuser un homme raisonnable d’employer à des superfluités ce qui permet de faire tant de choses meilleures.

Personne ne sait que je veux me fixer ici : cependant je fais faire à Lausanne et à Vevay quelques meubles et diverses autres choses. On a pensé apparemment que j’étais en état de sacrifier une somme un peu forte aux caprices d’un séjour momentané : on aura cru que j’allais prendre une maison pour passer l’été. Voilà comment on a trouvé que je faisais de la dépense, et comment j’ai obtenu beaucoup de respects, quoique j’eusse le malheur d’avoir la tête un peu dérangée.

Ceux qui ont à louer des maisons de quelque apparence ne m’abordent pas comme un homme ordinaire ; et moi je suis tenté de rendre ces mêmes hommages à mes louis quand je songe que voilà déjà un heureux. Hantz me donne de l’espérance ; si celui-là est satisfait sans que j’y aie pensé, d’autres le seront peut-être à présent que je puis quelque chose. Le dénûment, la gêne, l’incertitude lient les mains dans les choses mêmes que l’argent ne fait pas. On ne peut s’arranger en rien ; on ne peut avoir aucun projet suivi. On est au milieu d’hommes que la misère accable, on a quelque aisance extérieure, et cependant on ne peut rien faire pour eux : on ne peut même leur faire connaître cette impuissance, afin que du moins ils ne soient pas indignés. Où est celui qui songe à la fécondité de l’argent ? Les hommes le perdent comme ils dissipent leurs forces, leur santé, leurs ans. Il est si aisé de l’entasser ou de le prodiguer, si difficile de l’employer bien !

Je sais un curé, près de Fribourg, qui est mal vêtu, qui se nourrit mal, qui ne dépense pas un demi-batz sans nécessité ; mais il donne tout, et le donne avec intelligence. Un de ses paroissiens, je l’ai entendu, parlait de son avarice : mais cette avarice est bien belle !

Quand on s’arrête à l’importance du temps et à celle de l’argent, on ne peut voir qu’avec peine la perte d’une minute ou celle d’un batz. Cependant le train des choses nous entraîne ; une convenance arbitraire emporte vingt louis, tandis qu’un malheureux n’a pu obtenir un écu. Le hasard nous donne ou nous ôte beaucoup plus qu’il ne faudrait pour consoler l’infortuné. Un autre hasard condamne à l’inaction celui dont le génie aurait conservé l’état. Un boulet brise cette tête que l’on croyait destinée aux grandes choses, et que trente ans de soins avaient préparée. Dans cette incertitude, sous la loi de la nécessité, que deviennent nos calculs et l’exactitude des détails ?

Sans cette incertitude, on ne voudrait pas avoir des mouchoirs de batiste ; ceux de toile serviraient aussi bien, et l’on pourrait en donner à ce pauvre homme de journée qui se prive de tabac quand on l’emploie dans l’intérieur d’une maison, parce qu’il n’a pas de mouchoir dont il ose se servir devant le monde.

Ce serait une vie heureuse que celle qu’on passerait comme ce curé respectable. Si j’étais pasteur de village, je voudrais me hâter de faire ainsi, avant qu’une grande habitude me rendît nécessaire l’usage de ce qui compose une vie aisée. Mais il faut être célibataire, être seul, être indépendant de l’opinion ; sans quoi l’on peut perdre dans trop d’exactitude les occasions de sortir des bornes d’une utilité si restreinte. S’arranger de cette manière, c’est trop limiter son sort ; mais aussi, sortez de là, et vous voilà comme assujetti à tous ces besoins convenus dont il est difficile de marquer le terme, et qui entraînent si loin de l’ordre réel, qu’on voit des gens ayant cent mille livres de revenu craindre une dépense de vingt francs.

On ne s’arrête pas assez à ce qu’éprouve une femme qui se traîne sur une route avec son enfant, qui manque de pain pour elle et pour lui-même, et qui enfin trouve ou reçoit une pièce de six sous. Alors elle entre avec confiance dans une maison où elle aura de la paille pour tous deux ; avant de se coucher, elle lui fait une panade, et dès qu’il dort, elle s’endort contente, laissant à la Providence les besoins du lendemain.

Que de maux à prévenir, à réparer ! que de consolations à donner ! que de plaisirs à faire, qui sont là, en quelque sorte, dans une bourse d’or, comme des germes cachés et oubliés, et qui n’attendent pour produire des fruits admirables que l’industrie d’un bon cœur ! Toute une campagne est misérable et avilie : les besoins, l’inquiétude, le désordre ont flétri tous les cœurs ; tous souffrent et s’irritent. L’humeur, les divisions, les maladies, la mauvaise nourriture, l’éducation brutale, les habitudes malheureuses, tout peut être changé. L’union, l’ordre, la paix, la confiance peuvent être ramenés ; et l’espérance elle-même, et les mœurs heureuses ! Fécondité de l’argent !

Celui qui a pris un état, celui dont la vie peut être réglée, dont le revenu est toujours le même, qui est contenu dans cela, est borné là, comme un homme l’est par les lois de sa nature ; l’héritier d’un petit patrimoine, un ministre de campagne, un rentier tranquille peuvent calculer ce qu’ils ont, fixer leur dépense annuelle, réduire leurs besoins personnels aux besoins absolus, et compter alors tous les sous qui leur restent comme des jouissances qui ne périront point. Il ne doit pas sortir de leurs mains une seule monnaie qui ne ramène la joie ou le repos dans le cœur d’un malheureux.

J’entre avec affection dans cette cuisine patriarcale, sous un toit simple, dans l’angle de la vallée. J’y vois des légumes que l’on apprête avec un peu de lait, parce qu’ils sont moins coûteux ainsi qu’avec le beurre. On y fait une soupe avec des herbes, parce que le bouillon gras a été porté à une demi-lieue de là chez un malade. Les plus beaux fruits se vendent à la ville, et le produit sert à distribuer à chacune des femmes les moins aisées de l’endroit quelques bichets de farine de maïs qu’on ne leur donne pas comme une aumône, mais dont on leur montre à faire des gaudes et des galettes. Pour les fruits salubres et qui ne sont pas d’un grand prix, tels que les cerises, les groseilles, le raisin commun, on les consomme avec autant de plaisir que ces belles poires ou ces pêches qui ne rafraîchiraient pas mieux, et dont on a tiré un bien meilleur parti.

Dans la maison tout est propre, mais d’une simplicité rigoureuse. Si l’avarice ou la misère avaient fait cette loi, ce serait triste à voir, mais c’est l’économie de la bienfaisance. Ses privations raisonnées, sa sévérité volontaire, sont plus douces que toutes les recherches et l’abondance d’une vie voluptueuse ; celles-ci deviennent des besoins dont on ne supporterait pas d’être privé, mais auxquels on ne trouve point de plaisir ; les premières donnent des jouissances toujours répétées, et qui nous laissent notre indépendance. Des étoffes de ménage fortes et peu salissantes composent presque tout l’habillement des enfants et du père. Sa femme ne porte que des robes blanches de toile de coton ; et tous les ans, on trouve des prétextes pour répartir plus de deux cents aunes de toile entre ceux qui sans cela auraient à peine des chemises. Il n’y a d’autre porcelaine que deux tasses du Japon, qui servaient jadis dans la maison paternelle ; tout le reste est d’un bois très-dur, agréable à l’œil, et que l’on maintient dans une grande propreté. Il se casse difficilement, et on le renouvelle à peu de frais ; en sorte que l’on n’a pas besoin de craindre ou de gronder, et qu’on a de l’ordre sans humeur, de l’activité sans inquiétude. On n’a pas de domestiques : comme les soins du ménage sont peu considérables et bien réglés, on se sert soi-même afin d’être libre. De plus, on n’aime ni à surveiller ni à perdre : on se trouve plus heureux avec plus de peine, et plus de confiance. Seulement, une femme qui mendiait auparavant vient tous les jours pendant une heure, elle fait l’ouvrage le moins propre, et elle emporte chaque fois le salaire convenu. Avec cette manière d’être, on connaît au juste ce qu’on dépense. Là on sait le prix d’un œuf, et l’on sait aussi donner sans aucun regret un sac de blé au débiteur pauvre poursuivi par un riche créancier.

Il importe à l’ordre même qu’on le suive sans répugnance. Les besoins positifs sont faciles à contenir, par l’habitude, dans les bornes du simple nécessaire ; mais les besoins de l’ennui n’auraient point de bornes, et mèneraient d’ailleurs aux besoins d’opinion, illimités comme eux. On a tout prévu pour ne laisser aucun dégoût interrompre l’accord de l’ensemble. On ne fait pas usage des stimulants, ils rendent nos sensations trop irrégulières : ils donnent à la fois l’avidité et l’abattement. Le vin et le café sont interdits. Le thé seul est admis, mais aucun prétexte ne peut en rendre l’usage fréquent : on en prend régulièrement une fois tous les cinq jours. Aucune fête ne vient troubler l’imagination par ses plaisirs espérés, par son indifférence imprévue ou affectée, par les dégoûts et l’ennui qui succèdent également aux désirs trompés et aux désirs satisfaits. Tous les jours sont à peu près semblables, afin que tous soient heureux. Quand les uns sont pour le plaisir et les autres pour le travail, l’homme qui n’est pas contraint par une nécessité absolue devient bientôt mécontent de tous et curieux d’essayer une autre manière de vivre. Il faut à l’incertitude de nos cœurs, ou l’uniformité pour la fixer, ou une variété perpétuelle qui la suspende et la séduise toujours. Avec les amusements s’introduiraient les dépenses ; et l’on perdrait à s’ennuyer dans les plaisirs les moyens d’être contents et aimés au milieu d’une bourgade contente. Cependant il ne faut pas que toutes les heures de la vie soient insipides et sans joie. On se fait à l’uniformité de l’ennui ; mais le caractère en est altéré : l’humeur devient difficile ou chagrine, et au milieu de la paix des choses, on n’a plus la paix de l’âme et le calme du bonheur. Cet homme de bien l’a senti. Il a voulu que les services qu’il rend, que l’ordre qu’il a établi donnassent à sa famille la félicité d’une vie simple, et non pas l’amertume des privations et de la misère. Chaque jour a pour les enfants un moment de fête tel qu’on en peut avoir chaque jour. Il ne finit jamais sans qu’ils se soient réjouis, sans que leurs parents aient eu le plaisir des pères, celui de voir leurs enfants devenir toujours meilleurs en restant toujours aussi contents. Le repas du soir se fait de bonne heure ; il est composé de choses simples, mais qu’ils aiment, et que souvent on leur laisse disposer eux-mêmes. Après le souper, les jeux en commun chez soi, ou chez des voisins honnêtes, les courses, la promenade, la gaieté nécessaire à leur âge, et si bonne à tout âge, ne leur manquent jamais. Tant le maître de la maison est convaincu que le bonheur attache aux vertus, comme les vertus disposent au bonheur.

Voilà comme il faudrait vivre ; voilà comme j’aimerais à faire, surtout si j’avais un revenu considérable. Mais vous savez quelle chimère je nourris dans ma pensée. Je n’y crois pas, et pourtant je ne saurais m’y refuser. Le sort, qui ne m’a donné ni femme, ni enfants, ni patrie ; je ne sais quelle inquiétude qui m’a isolé, qui m’a toujours empêché de prendre un rôle sur la scène du monde, ainsi que font les autres hommes ; ma destinée enfin, semble me retenir, elle me laisse dans l’attente, et ne me permet pas d’en sortir : elle ne dispose point de moi, mais elle m’empêche d’en disposer moi-même. Il semble qu’il y ait une force qui me retienne et me prépare en secret, que mon existence ait une fin terrestre encore inconnue, et que je sois réservé pour une chose que je ne saurais soupçonner. C’est une illusion peut-être ; cependant je ne puis volontairement détruire ce que je crois pressentir, ce que le temps peut me réserver en effet.

A la vérité, je pourrais m’arranger ici à peu près de la manière dont je parle ; j’aurais un objet insuffisant, mais du moins certain ; et voyant à quoi je dois m’attacher, je m’efforcerais d’occuper à ces soins journaliers l’inquiétude qui me presse. En faisant dans un cercle étroit le bien de quelques hommes, je parviendrais à oublier combien je suis inutile aux hommes. Peut-être même prendrais-je ce parti, si je ne me trouvais pas dans un isolement qui ne m’y offrirait point de douceur intérieure ; si j’avais un enfant que je formerais, que je suivrais dans les détails ; si j’avais une femme qui aimât les soins d’un ménage bien conduit, à qui il fût naturel d’entrer dans mes vues, qui pût trouver des plaisirs dans l’intimité domestique et jouir comme moi de toutes ces choses qui n’ont de prix que celui d’une simplicité volontaire.

Bientôt il me suffirait de suivre l’ordre dans les choses de la vie privée. Le vallon ignoré serait pour moi la seule terre humaine. On n’y souffrirait plus, et je deviendrais content. Puisque dans quelques années je serai un peu de poussière que les vers auront abandonnée, j’en viendrais à ce point de regarder comme un monument assez grand la fontaine dont j’aurais amené les eaux intarissables, et ce serait assez, pour l’emploi de mes jours, que dix familles trouvassent mon existence utile.

Dans une terre convenable, je jouirais plus de cette simplicité des montagnes, que je ne jouirais dans une grande ville de toutes les habitudes de l’opulence. Mon parquet serait un plancher de sapin ; au lieu de boiseries vernies, j’aurais des murs de sapin ; mes meubles ne seraient point d’acajou, ils seraient de chêne ou de sapin. Je me plairais à voir arranger les châtaignes sous la cendre, au foyer de la cuisine, comme j’aime à être assis sur un meuble élégant à vingt pieds de distance d’un feu de salon, à la lumière de quarante bougies.

Mais je suis seul ; et, outre cette raison, j’en ai d’autres encore de faire différemment. Si je savais qui partagera ma manière de vivre, je saurais selon quels besoins et quels goûts il faut que je la dispose. Si je pouvais être assez utile dans ma vie domestique, je verrais à borner là toute considération de l’avenir ; mais, dans l’ignorance où je suis de ceux avec qui je vivrai et de ce que je deviendrai moi-même, je ne veux point rompre des rapports qui peuvent devenir nécessaires, et je ne puis adopter des habitudes trop particulières. Je vais donc m’arranger selon les lieux, mais d’une manière qui n’écarte de moi personne de ceux dont on peut dire : C’est un des nôtres.

Je ne possède pas un bien considérable ; et ce n’est point d’ailleurs dans un vallon des Alpes que j’irais introduire un luxe déplacé. Ces lieux-là permettent la simplicité que j’aime. Ce n’est pas que les excès y soient ignorés, non plus que les besoins d’opinion. L’on ne peut pas dire précisément que le pays soit simple, mais il convient à la simplicité. L’aisance y semble plus douce qu’ailleurs, et le luxe moins séduisant. Beaucoup de choses naturelles n’y sont pas encore ridicules. Il n’y faut pas aller vivre, si on est réduit à très-peu ; mais si on a seulement assez, on y sera mieux qu’ailleurs.

Je vais donc m’y arranger comme si j’étais à peu près sûr d’y passer ma vie entière. J’y vais établir en tout la manière de vivre que les circonstances m’indiquent. Après que je me serai pourvu des choses nécessaires, il ne me restera pas plus de huit mille livres d’un revenu clair ; mais ce sera suffisant, et j’y serai moins gêné avec cela qu’avec le double dans une campagne ordinaire, ou le quadruple dans une grande ville.

LETTRE LXVI.

19 juillet, VIII.

Quand on n’aime pas à changer de domestiques, on doit être satisfait d’en avoir un dont l’opinion permette de faire à peu près ce qu’on veut. Le mien s’arrange bonnement de ce qui me convient. Si son maître est mal nourri, il se contente de l’être un peu mieux que lui ; si, dans des lieux où il n’existe point de lits, je passe la nuit tout habillé sur le foin, il s’y place de même, sans me faire valoir trop cette condescendance. Je n’en abuse point, et je viens de faire monter ici un matelas pour lui.

Au reste, j’aime à avoir quelqu’un qui, rigoureusement parlant, n’ait pas besoin de moi. Les gens qui ne peuvent rien par eux-mêmes et qui sont réduits, naturellement et par inaptitude, à devoir tout à autrui, sont trop difficiles. N’ayant jamais rien acquis par leurs propres moyens, ils n’ont pas eu l’occasion de connaître la valeur des choses et de se soumettre à des privations volontaires ; en sorte que toutes leur sont odieuses. Ils ne distinguent point de la misère une économie raisonnable, ni de la lésinerie une gêne momentanée, que les circonstances prescrivent, et leurs prétentions ont d’autant moins de bornes, que sans vous ils ne pourraient prétendre à rien. Laissez-les à eux-mêmes, ils auront à peine du pain de seigle. Prenez-les chez vous, ils dédaignent les légumes, la viande de boucherie est bien commune, et leur santé ne saurait s’accommoder de l’eau.

Je suis enfin chez moi, et cela dans les Alpes. Il n’y a pas bien des années que c’eût été pour moi un grand bonheur ; maintenant j’y trouve le plaisir d’être occupé. J’ai des ouvriers de la Gruyère pour bâtir ma maison de bois, et pour y faire des poêles à la manière du pays. J’ai commencé par faire élever un grand toit couvert d’ancelles, qui joindra la grange et la maison, et sous lequel seront le bûcher, la fontaine, etc. C’est maintenant l’atelier général, et on y a pratiqué à la hâte quelques cases où l’on passe la nuit, pendant que la beauté de la saison le permet. De cette manière, les ouvriers ne sont point dérangés, l’ouvrage avancera beaucoup plus. Ils font aussi leur cuisine en commun, et me voilà à la tête d’un petit État très-laborieux et bien uni. Hantz, mon premier ministre, daigne quelquefois manger avec eux. Je suis parvenu à lui faire comprendre que, quoiqu’il eût l’intendance de mes bâtiments, s’il voulait se faire aimer de mon peuple, il ferait bien de ne point mépriser des hommes de condition libre, des paysans, des ouvriers à qui peut-être la philosophie du siècle donnerait l’impudence de l’appeler valet.

Si vous trouvez un moment, envoyez-moi vos idées sur tous les détails auxquels vous penserez, afin qu’en disposant les choses pour longtemps, et peut-être pour la vie, je ne fasse rien qu’il faille ensuite changer.

Adressez à Imenstrôm, par Vevay.

LETTRE LXVII.

Imenstrôm, 21 juillet, VIII.

Ma chartreuse n’est éclairée par l’aurore en aucune saison, et ce n’est presque que dans l’hiver qu’elle voit le coucher du soleil. Vers le solstice d’été, on ne le voit pas le soir, et on ne l’aperçoit le matin que trois heures après le moment où il a passé l’horizon. Il sort alors entre les tiges droites des sapins, près d’un sommet nu, qu’il éclaire plus haut que lui dans les cieux ; il paraît porté sur l’eau du torrent, au-dessus de sa chute ; ses rayons divergent avec le plus grand éclat à travers le bois noir ; le disque lumineux repose sur la montagne boisée et sauvage dont la pente reste encore dans l’ombre ; c’est l’œil étincelant d’un colosse ténébreux.

Mais c’est aux approches de l’équinoxe que les soirées seront admirables et vraiment dignes d’une tête plus jeune. La gorge d’Imenstrôm s’abaisse et s’ouvre vers le couchant d’hiver : la pente méridionale sera dans l’ombre ; celle que j’occupe et qui regarde le midi, toute éclairée de la splendeur du couchant, verra le soleil s’éteindre dans le lac immense embrasé de ses feux. Et ma vallée profonde sera comme un asile d’une douce température, entre la plaine ardente fatiguée de lumière, et la froide neige des cimes qui la ferment à l’orient.

J’ai soixante-dix arpents de prés plus ou moins bons ; vingt de bois assez beaux, et à peu près trente-cinq dont la surface est toute en rocs, en fondrières trop humides, ou toujours dans l’ombre, et en bois ou très-faibles, ou à peu près inaccessibles. Ceci ne donnera presque aucun produit ; c’est un espace stérile, dont on ne tire d’autre avantage que le plaisir de l’enfermer chez soi et de pouvoir, si l’on veut, le disposer pour l’agrément.

Ce qui me plaît dans cette propriété, outre la situation, c’est que toutes les parties en sont contiguës et peuvent être réunies par une clôture commune ; de plus, elle ne contient ni champs, ni vignes. La vigne y pourrait réussir d’après l’exposition ; il y en avait même autrefois : on a mis des châtaigniers à la place, et je les préfère de beaucoup.

Le froment y réussit mal ; le seigle y serait très-beau, dit-on, mais il ne me servirait que comme moyen d’échange : les fromages peuvent le faire plus commodément. Je veux simplifier tous les travaux et les soins de la maison, afin d’avoir de l’ordre et peu d’embarras.

Je ne veux point de vignes, parce qu’elles exigent un travail pénible et que j’aime à voir l’homme occupé, mais non surchargé ; parce que leur produit est trop incertain, trop irrégulier, et que j’aime à savoir ce que j’ai, ce que je puis. Je n’aime point les champs, parce que le travail qu’ils demandent est trop inégal, parce qu’une grêle et ici les gelées du mois de mai peuvent trop facilement enlever leur récolte ; parce que leur aspect est presque continuellement ou désagréable, ou du moins fort indifférent pour moi.

De l’herbe, du bois et du fruit, voilà tout ce que je veux, surtout dans ce pays-ci. Malheureusement le fruit manque à Imenstrôm. C’est un grand inconvénient ; il faut attendre beaucoup pour jouir des arbres que l’on plante, et moi qui aime à être en sécurité pour l’avenir, mais qui ne compte que sur le présent, je n’aime pas à attendre. Comme il n’y avait point ici de maison, on n’y a mis aucun arbre fruitier, à l’exception des châtaigniers et de quelques pruniers très-vieux, qui apparemment appartiennent au temps où il y avait de la vigne et sans doute des habitations ; car ceci paraît avoir été partagé entre divers propriétaires. Depuis la réunion de ces différentes possessions, ce n’était plus qu’un pâturage où les vaches s’arrêtaient lorsqu’elles commençaient à monter au printemps et lorsqu’elles redescendaient pour l’hiver.

Cet automne et le printemps prochain, je planterai beaucoup de pommiers et de merisiers, quelques poiriers et quelques pruniers. Pour les autres fruits, qui viendraient difficilement ici, je préfère m’en passer. Quand on a dans un lieu ce qu’il peut naturellement produire, je trouve que l’on est assez bien. Les soins que l’on se donnerait pour y avoir ce que le climat n’accorde qu’avec peine, coûteraient plus que la chose ne vaudrait.

Par une raison semblable, je ne prétendrai pas avoir chez moi toutes les choses qui me seront nécessaires ou dont je ferai usage. Il en est beaucoup qu’il vaut mieux se procurer par échange. Je ne désapprouve point que, dans un grand domaine, on fasse tout chez soi, sa toile, son pain, son vin ; qu’on ait dans sa basse-cour porcs, dindes, paons, pintades, lapins, et tout ce qui peut, étant bien administré, donner quelque avantage. Mais j’ai vu avec surprise ces ménages mesquins et embarrassés, où, pour une économie toujours incertaine et souvent onéreuse, on se donnait cent sollicitudes, cent causes d’humeur, cent occasions de pertes. Les opérations rurales sont toutes utiles ; mais la plupart ne le sont que lorsqu’on a les moyens de les faire un peu en grand. Autrement, il vaut mieux se borner à son affaire et la bien conduire. En simplifiant, on rend l’ordre plus facile, l’esprit moins inquiet, les subalternes plus fidèles, et la vie domestique bien plus douce.

Si je pouvais faire faire annuellement cent pièces de toile, je verrais peut-être à me donner chez moi cet embarras : mais irais-je, pour quelques aunes, semer du chanvre et du lin, avoir soin de le faire rouir, de le faire tiller, avoir des fileuses, envoyer je ne sais où faire la toile, et encore ailleurs la blanchir ? Quand tout serait bien calculé, quand j’aurais évalué les pertes, les infidélités, l’ouvrage mal fait, les frais indirects, je suis persuadé que je trouverais ma toile très-chère. Au lieu que, sans tout ce soin, je la choisis comme je veux. Je ne la paye que ce qu’elle vaut réellement, parce que j’en achète une quantité à la fois et que je la prends dans un magasin. D’ailleurs, je ne change de marchands, comme d’ouvriers ou de domestiques, que quand il m’est impossible de faire autrement : cela, quoi que l’on dise, arrive rarement, quand on choisit avec l’intention de ne pas changer, et que l’on fait de son côté ce qui est juste pour les satisfaire soi-même.

LETTRE LXVIII.

Im., 23 juillet, VIII.

J’ai fait à peu près les mêmes réflexions que vous sur mon nouveau séjour. Je trouve, il est vrai, qu’un froid médiocre est naturellement aussi incommode qu’une chaleur très-grande. Je hais les vents du nord et la neige ; de tout temps mes idées se sont portées vers les beaux climats qui n’ont point d’hivers, et autrefois il me semblait pour ainsi dire chimérique que l’on vécût à Archangel, à Jeniseick. J’ai peine à sentir que les travaux du commerce et des arts puissent se faire sur une terre perdue vers le pôle, où, pendant une si longue saison, les liquides sont solides, la terre pétrifiée, et l’air extérieur mortel. C’est le Nord qui me parait inhabitable ; quant à la Torride, je ne vois pas de même pourquoi les anciens l’ont crue telle. Ses sables sont arides sans doute ; mais on sent d’abord que les contrées bien arrosées doivent y convenir beaucoup à l’homme, en lui donnant peu de besoins, et en subvenant, par les produits d’une végétation forte et perpétuelle, au seul besoin absolu qu’il y éprouve. La neige a, dit-on, ses avantages : cela est certain ; elle fertilise des terres peu fécondes, mais j’aimerais mieux les terres naturellement fertiles, ou fertilisées par d’autres moyens. Elle a ses beautés : cela doit être, car l’on en découvre toujours dans les choses, en les considérant sous tous leurs aspects ; mais les beautés de la neige sont les dernières que je découvrirai.

Mais maintenant que la vie indépendante n’est qu’un songe oublié ; maintenant que peut-être je ne chercherais autre chose que de rester immobile, si la faim, le froid ou l’ennui ne me forçaient de me remuer, je commence à juger des climats par réflexion plus que par sentiment. Pour passer le temps comme je puis dans ma chambre, autant vaut le ciel glacé des Samoïèdes que le doux ciel de l’Ionie. Ce que je craindrais le plus, ce serait peut-être le beau temps perpétuel de ces contrées ardentes, où le vieillard n’a pas vu pleuvoir dix fois. Je trouve les beaux jours bien commodes ; mais malgré le froid, les brumes, la tristesse, je supporte mieux l’ennui des mauvais temps que celui des beaux jours.

Je ne dors plus comme autrefois. L’inquiétude des nuits, le désir du repos me font songer à tant d’insectes qui tourmentent l’homme dans les pays chauds, et dans les étés de plusieurs pays du Nord. Les déserts ne sont plus à moi ; les besoins de convention me deviennent naturels. Que m’importe l’indépendance de l’homme ? Il me faut de l’argent ; et avec de l’argent, je puis être bien à Pétersbourg comme à Naples. Dans le Nord, l’homme est assujetti par les besoins et les obstacles ; dans le Midi, il est asservi par l’indolence et la volupté. Dans le Nord, le malheureux n’a pas d’asile ; il est nu, il a froid, il a faim, et la nature serait pour lui aussi terrible que l’aumône et les cachots. Sous l’équateur, il a les forêts, et la nature lui suffit quand l’homme n’y est pas. Là il trouve des asiles contre la misère et l’oppression ; mais moi, lié par mes habitudes et ma destinée, je ne dois pas aller si loin. Je cherche une cellule commode, où je puisse respirer, dormir, me chauffer, me promener en long et en large, et compter ma dépense. C’est donc beaucoup si je la bâtis près d’un rocher suspendu et menaçant, près d’une eau bruyante, qui me rappellent de temps à autre que j’eusse pu faire autre chose.

Cependant j’ai pensé à Lugano. Je voulais l’aller voir ; j’y ai renoncé. C’est un climat facile : on n’y a pas à souffrir l’ardeur des plaines d’Italie, ni les brusques alternatives et la froide intempérie des Alpes ; la neige y tombe rarement, et n’y reste pas. On y a, dit-on, des oliviers, et les sites y sont beaux ; mais c’est un coin bien reculé. Je craignais encore plus la manière italienne ; et quand, après cela, j’ai songé aux maisons de pierres, je n’ai pas pris la peine d’y aller. Ce n’est plus être en Suisse. J’aimerais bien mieux Chessel, et j’y devrais être, mais il paraît que je ne le puis. J’ai été conduit ici par une force qui n’est peut-être que l’effet de mes premières idées sur la Suisse, mais qui me semble être autre chose. Lugano a un lac, mais un lac n’eût pas suffi pour que je vous quittasse.

Cette partie de la Suisse où je me fixe est devenue comme ma patrie, ou comme un pays où j’aurais passé des années heureuses dans les premiers temps de la vie. J’y suis avec indifférence, et c’est une grande preuve de mon malheur ; mais je crois que je serais mal partout ailleurs. Ce beau bassin de la partie orientale du Léman, si vaste, si romantique, si bien environné ; ces maisons de bois, ces chalets, ces vaches qui vont et reviennent avec leurs cloches des montagnes ; les facilités des plaines et la proximité des hautes cimes ; une sorte d’habitude anglaise, française et suisse à la fois ; un langage que j’entends, un autre qui est le mien, un autre plus rare que je ne comprends pas ; une variété tranquille que tout cela donne ; une certaine union peu connue des catholiques ; la douceur d’une terre qui voit le couchant, mais un couchant éloigné du Nord ; cette longue plaine d’eau courbée, prolongée, indéfinie, dont les vapeurs lointaines s’élèvent sous le soleil de midi, s’allument et s’embrasent aux feux du soir, et dont la nuit laisse entendre les vagues qui se forment, qui viennent, qui grossissent et s’étendent pour se perdre sur la rive où l’on repose : cet ensemble entretient l’homme dans une situation qu’il ne trouve pas ailleurs. Je n’en jouis guère, et j’aurais peine à m’en passer. Dans d’autres lieux, je serais étranger ; je pourrais attendre un site plus heureux, et quand je veux reprocher aux choses l’impuissance et le néant où je vis, je saurais de quelle chose me plaindre : mais ici je ne puis l’attribuer qu’à des désirs vagues, à des besoins trompeurs. Il faut donc que je cherche en moi les ressources qui y sont peut-être sans que je les connaisse ; et si mon impatience est sans remède, mon incertitude sera du moins infinie.

Je dois avouer que j’aime à posséder, même sans jouir : soit que la vanité des choses, ne me laissant plus d’espoir, m’inspire une tristesse convenable à l’habitude de ma pensée ; soit que, n’ayant pas d’autres jouissances à attendre, je trouve de la douceur à une amertume qui ne fait pas précisément souffrir, et qui laisse l’âme découragée dans le repos d’une mollesse douloureuse. Tant d’indifférence pour des choses séduisantes par elles-mêmes, et autrefois désirées, triste témoignage de l’insatiable avidité de nos cœurs, flatte encore leur inquiétude ; elle paraît à leur ambition ingénieuse une marque de notre supériorité sur ce que les hommes cherchent, et sur toutes les choses que la nature nous avait données, comme assez grandes pour l’homme.

Je voudrais connaître la terre entière. Je voudrais, non pas la voir, mais l’avoir vue : la vie est trop courte pour que je surmonte ma paresse naturelle. Moi qui crains le moindre voyage, et même quelquefois un simple déplacement, irais-je me mettre à courir le monde, afin d’obtenir, si par hasard j’en revenais, le rare avantage de savoir, deux ou trois ans avant ma fin, des choses qui ne me serviraient pas !

Que celui-là voyage, qui compte sur ses moyens, qui préfère des sensations nouvelles, qui attend de ce qu’il ne connaît pas des succès ou des plaisirs, et pour qui voyager c’est vivre. Je ne suis ni homme de guerre, ni commerçant, ni curieux, ni savant, ni homme à systèmes ; je suis mauvais observateur des choses usuelles, et je ne rapporterais du bout du monde rien d’utile à mon pays. Je voudrais avoir vu, et être rentré dans ma chartreuse avec la certitude de n’en jamais sortir : je ne suis plus propre qu’à finir en paix. Vous vous rappelez sans doute, qu’un jour, tandis que nous parlions de la manière dont on passe le temps sur les vaisseaux, avec la pipe, le punch et les cartes ; vous vous rappelez que moi, qui hais les cartes, qui ne fume point et qui bois peu, je ne vous fis d’autre réponse que de mettre mes pantoufles, de vous entraîner dans la pièce du déjeuner, de fermer vite la fenêtre, et de me mettre à me promener avec vous à petits pas, sur le tapis, auprès du guéridon où fumait la bouilloire. Et vous me parlez encore de voyages ! Je vous le répète, je ne suis plus propre qu’à finir en paix, en conduisant ma maison dans la médiocrité, la simplicité, l’aisance, afin d’y voir des amis contents. De quelle autre chose irais-je m’inquiéter ? et pourquoi passer ma vie à la préparer ? Encore quelques étés et quelques hivers, et votre ami, le grand voyageur, sera un peu de cendre humaine. Vous lui rappelez qu’il doit être utile, c’est bien son espoir : il fournira à la terre quelques onces d’humus ; autant vaut-il que ce soit en Europe.

Si je pouvais d’autres choses, je m’y livrerais ; je les regarderais comme un devoir, et cela me ranimerait un peu : mais pour moi, je ne veux rien faire. Si je parviens à n’être pas seul dans ma maison de bois, si je parviens à ce que tous y soient à peu près heureux, on dira que je suis un homme utile ; je n’en croirai rien. Ce n’est pas être utile que de faire, avec de l’argent, ce que l’argent peut faire partout, et d’améliorer le sort de deux ou trois personnes, quand il y a des hommes qui perdent ou qui sauvent des milliers d’hommes. Mais enfin je serai content en voyant que l’on est content. Dans ma chambre bien close, j’oublierai tout le reste : je deviendrai étroit comme ma destinée, et peut-être je parviendrai à croire que ma vallée est une partie essentielle du monde.

A quoi me servirait donc d’avoir vu le globe, et pourquoi le désirais-je ? Il faut que je cherche à vous le dire, afin de le savoir moi-même. D’abord vous pensez bien que le regret de ne l’avoir pas vu m’affecte assez peu. Si j’avais mille ans à vivre, je partirais demain. Comme il en est autrement, les relations des Cook, des Norden, des Pallas, m’ont dit sur les autres contrées ce que j’ai besoin d’en savoir. Mais si je les avais vues, je comparerais une sensation avec une autre sensation du même ordre sous un autre ciel ; je verrais peut-être un peu plus clair dans les rapports entre l’homme et les choses, et comme il faudra que j’écrive parce que je n’ai rien de plus à faire, je dirais peut-être des choses moins inutiles.

En rêvant seul, sans lumière, dans une nuit pluvieuse, auprès d’un beau feu qui tombe en débris, j’aimerais à me dire : J’ai vu les sables et les mers et les monts, les capitales et les déserts, les nuits du tropique et les nuits boréales ; j’ai vu la Croix du Sud et la Petite Ourse, j’ai souffert une chaleur de 145 degrés, un froid de 130[25]. J’ai marché dans les neiges de l’Equateur, et j’ai vu l’ardeur du jour allumer les pins sous le cercle polaire ; j’ai comparé les formes simples du Caucase avec les anfractuosités des Alpes, et les hautes forêts des monts Félices avec le granit nu de la Thébaïde ; j’ai vu l’Irlande toujours humide, et la Lybie toujours aride ; j’ai passé le long hiver d’Edimbourg sans souffrir du froid, et j’ai vu des chameaux gelés dans l’Abyssinie ; j’ai mâché le bétel, j’ai pris l’opium, j’ai bu l’ava ; j’ai séjourné dans une bourgade où l’on m’aurait cuit si l’on ne m’eût pas cru empoisonné, puis chez un peuple qui m’a adoré, parce que j’y apparaissais dans un de ces globes dont le peuple d’Europe s’amuse ; j’ai vu l’Esquimau satisfait avec ses poissons gâtés et son huile de baleine ; j’ai vu le faiseur d’affaires mécontent de ses vins de Chypre et de Constance ; j’ai vu l’homme libre faire deux cents lieues à la poursuite d’un ours ; et le bourgeois manger, grossir, peser sa marchandise et attendre l’extrême-onction dans la boutique sombre que sa mère achalanda. La fille d’un mandarin mourut de honte parce qu’une heure trop tôt son mari avait aperçu son pied découvert ; dans le Pacifique, deux jeunes filles montèrent sur le pont, prirent à la main l’unique vêtement qui les couvrait, s’avancèrent ainsi nues parmi les matelots étrangers, en emmenèrent à terre, et jouirent à la vue du navire. Un sauvage se tua de désespoir devant le meurtrier de son ami ; le vrai fidèle vendit la femme qui l’avait aimé, qui l’avait sauvé, qui l’avait nourri, et la vendit davantage en apprenant qu’il l’avait rendue enceinte (M).

Mais quand j’aurais vu ces choses et beaucoup d’autres ; quand je vous dirais : Je les ai vues ; hommes trompés et construits pour l’être ! ne les savez-vous pas ? en êtes-vous moins fanatiques de vos idées étroites ? en avez-vous moins besoin de l’être pour qu’il vous reste quelque décence morale ?

Non : ce n’est que songe ! Il vaut mieux acheter de l’huile en gros, la revendre en détail, et gagner deux sous par livre[26].

Ce que je dirais à l’homme qui pense n’en aurait pas une autorité beaucoup plus grande. Nos livres peuvent suffire à l’homme impartial, toute l’expérience du globe est dans nos cabinets. Celui qui n’a rien vu par lui-même, et qui est sans préventions, sait mieux que beaucoup de voyageurs. Sans doute, si cet homme d’un esprit droit, si cet observateur avait parcouru le monde, il saurait mieux encore ; mais la différence ne serait pas assez grande pour être essentielle : il pressent dans les rapports des autres les choses qu’ils n’ont pas senties, mais qu’à leur place il eût vues.

Si les Anacharsis, les Pythagore, les Démocrite vivaient maintenant, il est probable qu’ils ne voyageraient pas ; car tout est divulgué. La science secrète n’est plus dans un lieu particulier ; il n’y a plus de mœurs inconnues, il n’y a plus d’institutions extraordinaires, il n’est plus indispensable d’aller au loin. S’il fallait tout voir par soi-même, maintenant que la terre est si grande et la science si compliquée, la vie entière ne suffirait ni à la multiplicité des choses qu’il faudrait étudier, ni à l’étendue des lieux qu’il faudrait parcourir. On n’a plus ces grands desseins, parce que leur objet, devenu trop vaste, a passé les facultés et l’espoir même de l’homme ; comment conviendraient-ils à mes facultés solitaires, à mon espoir éteint ?

Que vous dirai-je encore ? La servante qui trait ses vaches, qui met son lait reposer, qui enlève la crème et la bat, sait bien qu’elle fait du beurre. Quand elle le sert, et qu’elle voit qu’on l’étend avec plaisir sur le pain, et qu’on met des feuilles nouvelles dans la théière, parce que le beurre est bon, voilà sa peine payée ; son travail est beau, elle a fait ce qu’elle a voulu faire. Mais quand un homme cherche ce qui est juste et utile, sait-il ce qu’il produira, et s’il produira quelque chose ?

En vérité, c’est un lieu bien tranquille que cette gorge d’Imenstrôm, où je ne vois au-dessus de moi que le sapin noir, le roc nu, le ciel infini : plus bas s’étendent au loin les terres que l’homme travaille.

Dans d’autres âges, on estimait la durée de la vie par le nombre des printemps ; et moi, dont il faut que le toit de bois devienne semblable à celui des hommes antiques, je compterai ainsi ce qui me reste par le nombre de fois que vous y viendrez passer, selon votre promesse, un mois de chaque année.

LETTRE LXIX.

Im., 27 juillet, VIII.

J’apprends avec plaisir que M. de Fonsalbe est revenu de Saint-Domingue ; mais on dit qu’il est ruiné, et de plus marié. On me dit encore qu’il a quelque affaire à Zurich, et qu’il doit y aller bientôt.

Recommandez-lui de passer ici : il sera bien reçu. Cependant il faut le prévenir qu’il le sera fort mal sous d’autres rapports. Je crois que ceux-là lui importent peu : s’il n’a bien changé, c’est un excellent cœur. Un bon cœur change-t-il ?

Je le plaindrais peu d’avoir eu son habitation dévastée par les ouragans, et ses espérances détruites, s’il n’était pas marié ; mais puisqu’il l’est, je le plains beaucoup. S’il a vraiment une femme, il lui sera pénible de ne la pas voir heureuse ; s’il n’a avec lui qu’une personne qui porte son nom, il sera plongé dans bien des dégoûts auxquels l’aisance seule permet d’échapper. On ne m’a pas marqué qu’il eût ou qu’il n’eût pas d’enfants.

Faites-lui promettre de passer par Vevay, et de s’arrêter ici plusieurs jours. Le frère de madame Dellemar m’est peut-être destiné. – Il me vient une espérance. Dites-moi quelque chose à son sujet, vous qui le connaissez davantage. Félicitez sa sœur de ce qu’il a échappé à ce dernier malheur de la traversée. Non : ne lui dites rien de ma part ; laissez périr les temps passés.

Mais apprenez-moi quand il viendra ; et dites-moi, dans notre langue, votre pensée sur sa femme. Je souhaite qu’elle fasse avec lui le voyage ; c’est même à peu près nécessaire. La saison favorable pour voir la Suisse est un prétexte qui vous servira à les décider. Si l’on craint l’embarras ou les frais, assurez qu’elle pourra être agréablement et convenablement à Vevay, pendant qu’il terminera ses affaires à Zurich.

LETTRE LXX.

Im., 29 juillet, VIII.

Quoique ma dernière lettre ne soit partie qu’avant-hier, je vous écris sans avoir rien de particulier à vous dire. Si vous recevez les deux lettres à la fois, ne cherchez point dans celle-ci quelque chose de pressant ; je vous préviens qu’elle ne vous apprendra rien, sinon qu’il fait un temps d’hiver : c’est pour cela que je vous écris, et que je passe l’après-midi auprès du feu. La neige couvre les montagnes, les nuages sont très-bas, une pluie froide inonde les vallées ; il fait froid, même au bord du lac ; il n’y avait ici que cinq degrés à midi, et il n’y en avait pas deux un peu avant le lever du soleil[27].

Je ne trouve point désagréables ces petits hivers au milieu de l’été. Jusqu’à un certain point, le changement convient même aux hommes constants, même à ceux que leurs habitudes entraînent. Il est des organes qu’une action trop continue fatigue : je jouis entièrement du feu maintenant, au lieu que dans l’hiver il me gêne, et je m’en éloigne.

Ces vicissitudes, plus subites et plus grandes que dans les plaines, rendent plus intéressante, en quelque sorte, la température incommode des montagnes. Ce n’est point au maître qui le nourrit bien et le laisse en repos que le chien s’attache davantage, mais à celui qui le corrige et le caresse, le menace et lui pardonne. Un climat irrégulier, orageux, incertain, devient nécessaire à notre inquiétude ; un climat plus facile et plus uniforme qui nous satisfait, nous laisse indifférents.

Peut-être les jours égaux, le ciel sans nuages, l’été perpétuel, donnent-ils plus d’imagination à la multitude : ce qui viendrait de ce que les premiers besoins absorbent alors moins d’heures, et de ce que les hommes sont plus semblables dans ces contrées où il y a moins de diversité dans les temps, dans les formes, dans toutes choses. Mais les lieux pleins d’oppositions, de beautés et d’horreur, où l’on éprouve des situations contraires et des sentiments rapides, élèvent l’imagination de certains hommes vers le romantique, le mystérieux, l’idéal.

Des champs toujours tempérés peuvent nourrir des savants profonds ; des sables toujours brûlés peuvent contenir des gymnosophistes et des ascètes. Mais la Grèce montagneuse, froide et douce, sévère et riante, la Grèce couverte de neige et d’oliviers, eut Orphée, Homère, Épiménide ; la Calédonie, plus difficile, plus changeante, plus polaire et moins heureuse, produisit Ossian.

Quand les arbres, les eaux, les nuages sont peuplés par les âmes des ancêtres, par les esprits des héros, par les dryades, par les divinités ; quand des êtres invisibles sont enchaînés dans les cavernes, ou portés par les vents ; quand ils errent sur les tombeaux silencieux, et qu’on les entend gémir dans les airs pendant la nuit ténébreuse, quelle patrie pour le cœur de l’homme ! quel monde pour l’éloquence[28] !

Sous un ciel toujours le même, dans une plaine sans bornes, des palmiers droits ombragent les rives d’un fleuve large et muet ; le musulman s’y fait asseoir sur des carreaux, il y fume tout le jour entre les éventails qu’on agite devant lui.

Mais des rochers moussus s’avancent sur l’abîme des vagues soulevées ; une brume épaisse les a séparés du monde pendant un long hiver : maintenant le ciel est beau, la violette et la fraise fleurissent, les jours grandissent, les forêts s’animent. Sur l’Océan tranquille, les filles des guerriers chantent les combats et l’espérance de la patrie. Voici que les nuages s’assemblent ; la mer se soulève, le tonnerre brise les chênes antiques ; les barques sont englouties ; la neige couvre les cimes ; les torrents ébranlent la cabane, ils creusent des précipices. Le vent change ; le ciel est clair et froid. A la lueur des étoiles, on distingue des planches sur la mer encore menaçante ; les filles des guerriers ne sont plus. Les vents se taisent, tout est calme ; on entend des voix humaines au-dessus des rochers, et des gouttes froides tombent du toit. Le Calédonien s’arme, il part dans la nuit, il franchit les monts et les torrents, il court à Fingal ; il lui dit : Slisama est morte ; mais je l’ai entendue ; elle ne nous quittera pas, elle a nommé tes amis, elle nous a commandé de vaincre.

C’est au Nord que semblent appartenir l’héroïsme de l’enthousiasme et les songes gigantesques d’une mélancolie sublime[29]. A la Torride appartiennent les conceptions austères, les rêveries mystiques, les dogmes impénétrables, les sciences secrètes, magiques, cabalistiques, et les passions opiniâtres des solitaires.

Le mélange des peuples et la complication des causes, ou relatives au climat, ou étrangères à lui, qui modifient le tempérament de l’homme, ont fourni des raisons spécieuses contre la grande influence des climats. Il semble d’ailleurs que l’on n’ait fait qu’entrevoir et les moyens et les effets de cette influence. On n’a considéré que le plus ou moins de chaleur ; et cette cause, loin d’être unique, n’est peut-être pas la principale.

Si même il était possible que la somme annuelle de la chaleur fût la même en Norvège et dans l’Hedjas, la différence resterait encore très-grande, et presque aussi grande entre l’Arabe et le Norvégien. L’un ne connaît qu’une nature constante, l’égalité des jours, la continuité de la saison, et la brûlante uniformité d’une terre aride. L’autre, après une longue saison de brumes ténébreuses où la terre est glacée, les eaux immobiles, et le ciel bouleversé par les vents, verra une saison nouvelle éclairer constamment les cieux, animer les eaux, féconder la terre fleurie et embellie par les teintes harmonieuses et les sons romantiques. Il a dans le printemps des heures d’une beauté inexprimable ; il a les jours d’automne plus attachants encore par cette tristesse même qui remplit l’âme sans l’égarer, qui, au lieu de l’agiter d’un plaisir trompeur, la pénètre et la nourrit d’une volupté pleine de mystère, de grandeur et d’ennuis.

Peut-être les aspects différents de la terre et des cieux, et la permanence ou la mobilité des accidents de la nature, ne peuvent-ils faire d’impression que sur les hommes bien organisés, et non sur cette multitude qui paraît condamnée, soit par incapacité, soit par misère, à n’avoir que l’instinct animal. Mais ces hommes dont les facultés sont plus étendues sont ceux qui mènent leur pays, ceux qui, par les institutions, par l’exemple, par les forces publiques ou secrètes, entraînent le vulgaire ; et le vulgaire lui-même obéit en bien des manières à ces mobiles, quoiqu’il ne les observe pas.

Parmi ces causes, l’une des principales, sans doute, est dans l’atmosphère dont nous sommes pénétrés. Les émanations, les exhalaisons végétales et terrestres changent avec la culture et avec les autres circonstances, lors même que la température ne change pas sensiblement. Ainsi, quand on observe que le peuple de telle contrée a changé, quoique son climat soit resté le même, il me semble que l’on ne fait pas une objection solide ; on ne parle que de la température, et cependant l’air d’un lieu ne saurait convenir souvent aux habitants d’un autre lieu, dont les étés et les hivers paraissent semblables.

Les causes morales et politiques agissent d’abord avec plus de force que l’influence du climat ; elles ont un effet présent et rapide qui surmonte les causes physiques, quoique celles-ci, plus durables, soient plus puissantes à la longue. Personne n’est surpris que les Parisiens aient changé depuis le temps où Julien écrivit son Misopogon. La force des choses a mis à la place de l’ancien caractère parisien un caractère composé de celui des habitants d’une très-grande ville non maritime, et de celui des Picards, des Normands, des Champenois, des Tourangeaux, des Gascons, des Français en général, des Européens même, et enfin des sujets d’une monarchie tempérée dans ses formes extérieures.

LETTRE LXXI.

Im., 3 août, VIII.

S’il est une chose dans le spectacle du monde qui m’arrête quelquefois et quelquefois m’étonne, c’est cet être qui nous paraît la fin de tant de moyens, et qui semble n’être le moyen d’aucune fin ; qui est tout sur terre, et qui n’est rien pour elle, rien pour lui-même[30] ; qui cherche, qui combine, qui s’inquiète, qui réforme, et qui pourtant fait toujours de la même manière des choses nouvelles, et avec un espoir toujours nouveau des choses toujours les mêmes ; dont la nature est l’activité, ou plutôt l’inquiétude de l’activité ; qui s’agite pour trouver ce qu’il cherche, et s’agite bien plus lorsqu’il n’a rien à chercher ; qui dans ce qu’il a obtenu ne voit qu’un moyen pour obtenir une autre chose, et lorsqu’il jouit, ne trouve dans ce qu’il avait désiré qu’une force nouvelle pour s’avancer vers ce qu’il ne désirait pas ; qui aime mieux aspirer à ce qu’il craignait que de ne plus rien attendre ; dont le plus grand malheur serait de n’avoir à souffrir de rien ; que les obstacles enivrent, que les plaisirs accablent, qui ne s’attache au repos que quand il l’a perdu ; et qui, toujours emporté d’illusions en illusions, n’a pas, ne peut pas avoir autre chose, et ne fait jamais que rêver la vie.

LETTRE LXXII.

Im., 6 août, VIII.

Je ne saurais être surpris que vos amis me blâment de m’être confiné dans un endroit solitaire et ignoré. Je devais m’y attendre, et je dois aussi convenir avec eux que mes goûts paraissent quelquefois en contradiction. Je pense cependant que cette opposition n’est qu’apparente, et n’existera qu’aux yeux de celui qui me croira un penchant décidé pour la campagne. Mais je n’aime pas exclusivement ce qu’on appelle vivre à la campagne ; je n’ai pas non plus d’éloignement pour la ville. Je sais bien lequel des deux genres de vie je préfère naturellement, mais je serais embarrassé de dire lequel me convient tout à fait maintenant.

A ne considérer que les lieux seulement, il existe peu de villes où il ne me fût désagréable de me fixer ; mais il n’y en a point peut-être que je ne préférasse à la campagne, telle que je l’ai vue dans plusieurs provinces. Si je voulais imaginer la meilleure situation possible pour moi, ce ne serait pas dans une ville. Cependant je ne donne pas une préférence décidée à la campagne ; si, dans une situation gênée, il y est plus facile qu’à la ville de mener une vie supportable, je crois qu’avec de l’aisance il est plus facile dans les grandes villes qu’ailleurs de vivre tout à fait bien selon le lieu. Tout cela est donc sujet à tant d’exceptions, que je ne saurais décider en général. Ce que j’aime, ce n’est pas précisément une chose de telle nature, mais celle que je vois le plus près de la perfection dans son genre, celle que je reconnaîtrais être le plus selon sa nature.

Je préférerais la vie d’un misérable Finlandais dans ses roches glacées à celle que mènent d’innombrables petits bourgeois de certaines villes, dans lesquelles, tout enveloppés de leurs habitudes, pâles de chagrin et vivant de bêtises, ils se croient supérieurs à l’être insouciant et robuste qui végète dans la campagne, et qui rit tous les dimanches.

J’aime assez une ville petite, propre, bien située, bien bâtie, qui a pour promenade publique un parc bien planté, et non d’insipides boulevards ; où l’on voit un marché commode et de belles fontaines ; où l’on peut réunir, quoique en petit nombre, des gens non pas extraordinaires, célèbres, ni même savants, mais pensant bien, se voyant avec plaisir, et ne manquant pas d’esprit ; une petite ville enfin où il y a aussi peu qu’il se puisse de misère, de boue, de division, de propos de commère, de dévotion bourgeoise et de calomnie.

J’aime mieux encore une très-grande ville qui réunisse tous les avantages et toutes les séductions de l’industrie humaine ; où l’on trouve les manières les plus heureuses, et l’esprit le plus éclairé ; où l’on puisse, dans son immense population, espérer un ami, et faire des connaissances telles qu’on les désire ; où l’on puisse se perdre quand on veut dans la foule, être à la fois estimé, libre et ignoré, prendre le train de vie que l’on aime, et en changer même sans faire parler de soi ; où l’on puisse en tout choisir, s’arranger, s’habituer, sans avoir d’autres juges que les personnes dont on est vraiment connu. Paris est la capitale qui réunit au plus haut degré les avantages des villes ; ainsi, quoique je l’aie vraisemblablement quittée pour toujours, je ne saurais être surpris que tant de gens de goût et tant de gens à passions en préfèrent le séjour à tout autre.

Quand on n’est point propre aux occupations de la campagne, on s’y trouve étranger ; on sent qu’on n’a pas les facultés convenables à la vie que l’on a choisie, et qu’on ferait mieux un autre rôle que peut-être pourtant on aime, ou on approuve moins. Pour vivre dans une terre, il faut avoir des habitudes rurales : il n’est guère temps de les prendre lorsqu’on n’est plus dans la jeunesse. Il faut avoir les bras travailleurs, et s’amuser à planter, à greffer, à faner soi-même : il faudrait aussi aimer la chasse ou la pêche. Autrement on voit que l’on n’est pas là ce qu’on y devrait être, et l’on se dit : A Paris, je ne sentirais pas cette disconvenance ; ma manière serait d’accord avec les choses, bien que ma manière et les choses ne pussent y être d’accord avec mes véritables goûts. Ainsi l’on ne retrouve plus sa place dans l’ordre du monde, quand on en est sorti trop longtemps. Des habitudes constantes dans la jeunesse dénaturent notre tempérament et nos affections ; et s’il arrive ensuite que l’on soit tout à fait libre, l’on ne saurait plus choisir qu’à peu près ce qu’il faut : il n’y a plus rien qui convienne tout à fait.

A Paris on est bien pour quelque temps, mais il me semble qu’on n’y est pas bien pour la vie entière, et que la nature de l’homme n’est pas de rester toujours dans les pierres, entre les tuiles et la boue, à jamais séparé des grandes scènes de la nature. Les grâces de la société ne sont point sans prix, c’est une distraction qui entraîne nos fantaisies ; mais elle ne remplit pas notre âme, et elle ne dédommage pas de tout ce qu’on a perdu : elle ne saurait suffire à celui qui n’a qu’elle dans la ville, qui n’est pas dupe des promesses d’un vain bruit, et qui sait le malheur des plaisirs.

Sans doute, s’il est un sort satisfaisant, c’est celui du propriétaire qui, sans autres soins, et sans état comme sans passions, tranquille dans un domaine agréable, dirige avec sagesse ses terres, sa maison, sa famille et lui-même, et, ne cherchant point les succès et les amertumes du monde, veut seulement jouir chaque jour de ces plaisirs faciles et répétés, de cette joie douce, mais durable, que chaque jour peut reproduire.

Avec une femme comme il en est, avec un ou deux enfants, et un ami comme vous savez, avec de la santé, un terrain suffisant dans un site heureux et l’esprit d’ordre, on a toute la félicité que l’homme sage puisse maintenir dans son cœur. Je possède une partie de ces biens ; mais celui qui a dix besoins n’est pas heureux quand neuf sont remplis : l’homme est, et doit être ainsi fait. La plainte me conviendrait mal ; et pourtant le bonheur reste loin de moi.

Je ne regrette point Paris ; mais je me rappelle une conversation que j’eus un jour avec un officier de distinction qui venait de quitter le service et de se fixer à Paris. J’étais chez M. T*** vers le soir : il y avait du monde, mais on descendit au jardin, et nous restâmes nous trois seulement ; il fit apporter du porter ; un peu après il sortit, et je me trouvai seul avec cet officier. Je n’ai pu oublier certaines parties de notre entretien. Je ne vous dirai point comment il vint à rouler sur ce sujet, et si le porter après dîner n’entra pas pour beaucoup dans cette sorte d’épanchement : quoi qu’il en soit, voici à peu de chose près ses propres termes. Vous verrez un homme qui compte n’être jamais las de s’amuser ; et il pourrait ne se pas tromper en cela, parce qu’il prétend assujettir ses amusements mêmes à un ordre qui lui soit personnel, et les rendre ainsi les instruments d’une sorte de passion qui ne finisse qu’avec lui. Je trouvai remarquable ce qu’il me disait : le lendemain matin, voyant que je me le rappelais assez bien, je me mis à l’écrire pour le garder parmi mes notes. Le voici : par paresse, je ne veux pas le transcrire, mais vous me le renverrez.

« J’ai voulu avoir un état, je l’ai eu ; et j’ai vu que cela ne menait à rien de bon, du moins pour moi. J’ai encore vu qu’il n’y avait qu’une chose extérieure qui pût valoir la peine qu’on s’en inquiétât : c’est l’or. Il en faut, et il est aussi bon d’en avoir assez qu’il est nécessaire de n’en pas chercher immodérément. L’or est une force : il représente toutes les facultés de l’homme, puisqu’il lui ouvre toutes les voies, puisqu’il lui donne droit à toutes les jouissances ; et je ne vois pas qu’il soit moins utile à l’homme de bien qu’au voluptueux, pour remplir ses vues. J’ai aussi été dupe de l’envie d’observer et de savoir, je l’ai poussée trop loin ; j’ai appris avec beaucoup de peine des choses inutiles à la raison de l’homme, et que j’oublie dès à présent. Ce n’est pas qu’il n’y ait quelque volupté dans cet oubli, mais je l’ai payé trop cher. J’ai un peu voyagé, j’ai vécu en Italie, j’ai traversé la Russie, j’ai aperçu la Chine. Ces voyages-là m’ayant beaucoup ennuyé, quand je n’ai plus eu d’affaires, j’ai voulu voyager pour mon plaisir. Les étrangers ne parlaient que de vos Alpes ; j’y ai couru comme un autre.

« — Vous avez été dédommagé de l’ennui des plaines russes.

« — Je suis allé voir de quelle couleur est la neige dans l’été, si le granit des Alpes est dur, si l’eau descend vite en tombant de haut, et diverses autres choses semblables.

« — Sérieusement, vous n’en avez pas été satisfait ? vous n’en avez rapporté aucun souvenir agréable, aucune observation ?...

« — Je sais la forme des chaudières où l’on fait le fromage, et je suis en état de juger si les planches des Tableaux topographiques de la Suisse sont exactes, ou si les artistes se sont amusés, ce qui leur est arrivé souvent. Que m’importe que des rochers roulés par quelques hommes aient écrasé un plus grand nombre d’hommes qui se trouvaient dessous ? Si la neige et la bise règnent neuf mois dans les prés où une chose si étonnante arriva jadis, je ne les choisirai pas pour y vivre maintenant. Je suis charmé qu’à Amsterdam, un peuple assez nombreux gagne du pain et de la bière en déchargeant des tonneaux de café ; pour moi, je trouve du café ailleurs sans respirer le mauvais air de la Hollande, et sans me morfondre à Hambourg. Tout pays a du bon : l’on prétend que Paris a moins de mauvais qu’un autre endroit ; je ne décide point cela, mais j’ai mes habitudes à Paris, et j’y reste. Quand on a du sens et de quoi vivre, on peut s’arranger partout où il y a des êtres sociables. Notre cœur, notre tête et notre bourse font plus à notre bonheur que les lieux. J’ai trouvé le plus hideux libertinage dans les déserts du Volga ; j’ai vu les plus risibles prétentions dans les humbles vallées des Alpes. A Astrakan, à Lausanne, à Naples, l’homme gémit comme à Paris : il rit à Paris comme à Lausanne ou à Naples. Partout les pauvres souffrent, et les autres se tourmentent. Il est vrai que la manière dont le peuple se divertit à Paris n’est guère la manière dont j’aime à voir rire le peuple ; mais convenez aussi que je ne saurais trouver ailleurs une société plus agréable et une vie plus commode. Je suis revenu de ces fantaisies qui absorbent trop de temps et de moyens. Je n’ai plus qu’un goût dominant ou, si vous voulez, une manie ; celle-là ne me quittera pas, car elle n’a rien de chimérique, et ne donne pas de grands embarras pour un vain but. J’aime à tirer le meilleur parti de mon temps, de mon argent, de tout mon être. La passion de l’ordre occupe mieux, et produit bien plus que les autres passions ; elle ne sacrifie rien en pure perte. Le bonheur est moins coûteux que les plaisirs.

« — Soit ! mais de quel bonheur parlons-nous ? Passer ses jours à faire sa partie, à dîner et à parler d’une actrice nouvelle, cela peut être assez commode, comme vous le dites fort bien, mais cette vie ne fera point le bonheur de celui qui a de grands besoins.

« — Vous voulez des sensations fortes, des émotions extrêmes : c’est la soif d’une âme généreuse, et votre âge peut encore y être trompé. Quant à moi, je me soucie peu d’admirer une heure, et de m’ennuyer un mois ; j’aime mieux m’amuser souvent, et de m’ennuyer jamais. Ma manière d’être ne me lassera pas, parce que j’y joins l’ordre, et que je m’attache à cet ordre. »

Voilà tout ce que j’ai conservé de notre entretien, qui a duré une grande heure sur le même ton. J’avoue que, s’il ne me réduisit pas au silence, il me fit du moins beaucoup rêver.

LETTRE LXXIII.

Im., septembre, VIII.

Vous me laissez dans une grande solitude. Avec qui vivrai-je lorsque vous serez errant par delà les mers ? C’est maintenant que je vais être seul. Votre voyage ne sera pas long ; cela se peut : mais gagnerai-je beaucoup à votre retour ? Ces fonctions nouvelles qui vous assujettiront sans relâche vous ont donc fait oublier mes montagnes et la promesse que vous m’aviez faite ? Avez-vous cru Bordeaux si près des Alpes ?

Je n’écrirai pas jusqu’à votre retour ; je n’aime point ces lettres aventurées qui ne sauraient rencontrer que par hasard celui qui les attend, et dont la réponse, qui ne peut venir qu’au bout de trois mois, peut ne venir qu’au bout d’un an. Pour moi, qui ne remuerai pas d’ici, j’espère en recevoir avant votre retour.

Je suis fâché que M. de F*** ait des affaires à terminer à Hambourg avant celle de Zurich ; mais, puisqu’il prévoit qu’elles seront longues, peut-être la mauvaise saison sera passée avant qu’il vienne en Suisse. Ainsi vous pourrez arranger les choses pour ce temps-là, comme elles étaient projetées pour cet automne. Ne partez point sans qu’il ait promis formellement de s’arrêter ici plusieurs jours.

Vous voyez si cela m’importe. Je n’ai nul espoir de vous avoir ; qu’au moins j’aie quelqu’un que vous aimiez. Ce que vous me dites de lui me satisferait beaucoup, si les projets d’une exécution éloignée me séduisaient. Je ne veux plus croire au succès des choses incertaines.

LETTRE LXXIV.

Im., 15 juin. Neuvième année.

J’ai reçu votre billet avec une joie ridicule. Bordeaux m’a semblé un moment plus près de mon lac que Port-au-Prince ou l’île de Gorée. Vos affaires ont donc réussi : c’est beaucoup. L’âme s’arrange pour se nourrir de cela, quand elle n’a pas un autre aliment.

Pour moi, je suis dans un ennui profond. Vous comprenez que je ne m’ennuie pas ; au contraire, je m’occupe ; mais je péris d’inanition.

Il convient d’être concis comme vous. Je suis à Imenstrôm. Je n’ai aucune nouvelle de M. de Fonsalbe. D’ailleurs, je n’espère plus rien : cependant... Adieu. Si vales, bene est.




16 juin.

Quand je songe que vous vivez occupé et tranquille, tantôt travaillant avec intérêt, tantôt prenant plaisir à ces distractions qui reposent, j’en viens presque au point de blâmer l’indépendance, que j’aime beaucoup pourtant. Il est incontestable que l’homme a besoin d’un but qui le séduise, d’un assujettissement qui l’entraîne et lui commande. Cependant il est beau d’être libre, de choisir ce qui convient à ses moyens, et de n’être point comme l’esclave qui fait toujours le travail d’un autre. Mais j’ai trop le temps de sentir toute l’inutilité, toute la vanité de ce que je fais. Cette froide estimation de la valeur réelle des choses tient de bien près au dégoût de toutes.

Vous faites vendre Chessel : vous allez acquérir près de Bordeaux. Ne nous reverrions-nous jamais ? Vous étiez si bien ! mais il faut que la destinée de chacun soit remplie. Il ne suffit pas que l’on paraisse content : moi aussi je parais devoir l’être, et je ne suis pas heureux. Quand vous le serez, envoyez-moi du sauterne ; je n’en veux pas auparavant. Mais vous le serez, vous dont le cœur obéit à la raison. Vous le serez, homme bon, homme sage que j’admire et ne puis imiter : vous savez employer la vie ; moi, je l’attends. Je cherche toujours au delà, comme si les heures n’étaient pas perdues, comme si l’éternelle mort n’était pas plus près que mes songes.

LETTRE LXXV.

Im., 28 juin, IX.

Je n’attendrai plus des jours meilleurs. Les mois changent, les années se succèdent : tout se renouvelle en vain ; je reste le même. Au milieu de ce que j’ai désiré, tout me manque ; je n’ai rien obtenu, je ne possède rien : l’ennui consume ma durée dans un long silence. Soit que les vaines sollicitudes de la vie me fassent oublier les choses naturelles, soit que l’inutile besoin de jouir me ramène à leur ombre, le vide m’environne tous les jours, et chaque saison semble l’étendre davantage autour de moi. Nulle intimité n’a consolé mes ennuis dans les longues brumes de l’hiver. Le printemps vint pour la nature, il ne vint pas pour moi. Les jours de vie réveillèrent tous les êtres : leur feu indomptable me fatigua sans me ranimer ; je devins étranger dans le monde heureux. Et maintenant les fleurs sont tombées, le lis a passé lui-même ; la chaleur augmente, les jours sont plus longs, les nuits sont plus belles. Saison heureuse ! Les beaux jours me sont inutiles, les douces nuits me sont amères. Paix des ombrages ! brisement des vagues ! silence ! lune ! oiseaux qui chantiez dans la nuit ! sentiments des jeunes années, qu’êtes-vous devenus ?

Les fantômes sont restés : ils paraissent devant moi : ils passent, repassent, s’éloignent, comme une nuée mobile sous cent formes pâles et gigantesques. Vainement je cherche à commencer avec tranquillité la nuit du tombeau ; mes yeux ne se ferment point. Ces fantômes de la vie se montrent sans relâche, en se jouant silencieusement ; ils approchent et fuient, s’abîment et reparaissent : je les vois tous, et je n’entends rien ; c’est une fumée ; je les cherche, ils ne sont plus. J’écoute, j’appelle, je n’entends pas ma voix elle-même, et je reste dans un vide intolérable, seul, perdu, incertain, pressé d’inquiétude et d’étonnement, au milieu des ombres errantes, dans l’espace impalpable et muet. Nature impénétrable ! ta splendeur m’accable, et tes bienfaits me consument. Que sont pour moi ces longs jours ? Leur lumière commence trop tôt ; leur brûlant midi m’épuise ; et la navrante harmonie de leurs soirées célestes fatigue les cendres de mon cœur : le génie qui s’endormait sous ses ruines a frémi du mouvement de la vie.

Les neiges fondent sur les sommets ; les nuées orageuses roulent dans la vallée : malheureux que je suis ! les cieux s’embrasent, la terre mûrit, le stérile hiver est resté dans moi. Douces lueurs du couchant qui s’éteint ! grandes ombres des neiges durables ! et l’homme n’aurait que d’amères voluptés quand le torrent roule au loin dans le silence universel, quand les chalets se ferment pour la paix de la nuit, quand la lune monte au-dessus du Velan !

Dès que je sortis de cette enfance que l’on regrette, j’imaginai, je sentis une vie réelle ; mais je n’ai trouvé que des sensations fantastiques : je voyais des êtres, il n’y a que des ombres ; je voulais de l’harmonie, je ne trouvai que des contraires. Alors je devins sombre ; le vide creusa mon cœur ; des besoins sans bornes me consumèrent dans le silence, et l’ennui de la vie fut mon seul sentiment dans l’âge où l’on commence à vivre. Tout me montrait cette félicité pleine, universelle, dont l’image idéale est pourtant dans le cœur de l’homme, et dont les moyens si naturels semblent effacés de la nature. Je n’essayais encore que des douleurs inconnues ; mais quand je vis les Alpes, les rives des lacs, le silence des chalets, la permanence, l’égalité des temps et des choses, je reconnus des traits isolés de cette nature pressentie. Je vis les reflets de la lune sur le schiste des roches et sur les toits de bois ; je vis des hommes sans désirs ; je marchai sur l’herbe courte des montagnes ; j’entendis des sons d’un autre monde.

Je redescendis sur la terre ; là s’évanouit cette foi aveugle à l’existence absolue des êtres, cette chimère de rapports réguliers, de perfections, de jouissances positives ; brillante supposition dont s’amuse un cœur neuf, et dont sourit douloureusement celui que plus de profondeur a refroidi, ou qu’un plus long temps a mûri.

Mutations sans terme, action sans but, impénétrabilité universelle : voilà ce qui nous est connu de ce monde où nous régnons.

Une destinée indomptable efface nos songes ; et que met-elle dans cet espace qu’encore il faut remplir ? Le pouvoir fatigue ; le plaisir échappe ; la gloire est pour nos cendres ; la religion est un système du malheureux ; l’amour avait les couleurs de la vie, l’ombre vient, la rose pâlit, elle tombe, et voici l’éternelle nuit.

Cependant notre âme était grande ; elle voulait, elle devait : qu’a-t-elle fait ? J’ai vu sans peine, étendue sur la terre et frappée de mort, la tige antique fécondée par deux cents printemps. Elle a nourri l’être animé, elle l’a reçu dans ses asiles ; elle a bu les eaux de l’air, et elle subsistait malgré les vents orageux : elle meurt au milieu des arbres nés de son fruit. Sa destinée est accomplie ; elle a reçu ce qui lui fut promis : elle n’est plus, elle a été.

Mais le sapin placé par les hasards sur le bord du marais ! il s’élevait sauvage, fort et superbe, comme l’arbre des forêts profondes : énergie trop vaine ! Les racines s’abreuvent dans une eau fétide, elles plongent dans la vase impure ; la tige s’affaiblit et se fatigue : la cime, penchée par les vents humides, se courbe avec découragement ; les fruits, rares et faibles, tombent dans la bourbe et s’y perdent inutiles. Languissant, informe, jauni, vieilli avant le temps et déjà incliné sur le marais, il semble demander l’orage qui doit l’y renverser : sa vie a cessé longtemps avant sa chute.

LETTRE LXXVI.

2 juillet, IX.

Hantz avait raison, il restera avec moi. Il a un frère qui était fontainier à six lieues d’ici.

J’avais beaucoup de tuyaux à poser, je l’ai fait venir. Il m’a plu ; c’est un homme discret et honnête. Il est simple, et il a une sorte d’assurance, telle que la doivent donner quelques moyens naturels, et la conscience d’une droiture inaltérable. Sans être très-robuste, il est bon travailleur ; il fait bien et avec exactitude. Il n’a été avec moi ni gêné ni empressé, ni bas ni familier. Alors j’allai moi-même dans son village pour savoir ce qu’on y pensait de lui ; j’y vis même sa femme. À mon retour, je lui fis établir une fontaine dans un endroit où il ne concevait guère que j’en pusse faire quelque usage. Ensuite, pendant qu’il achevait les autres travaux, on éleva auprès de cette fontaine une petite maison de paysan, à la manière du pays, contenant sous un même toit plusieurs chambres, la cuisine, la grange et l’étable : tout cela suffisant seulement pour un petit ménage, et pour hiverner deux vaches. Vous voyez que les voilà installés, lui et sa femme : il a le terrain nécessaire et quelques autres choses. À présent, les tuyaux peuvent manquer, j’ai un fontainier qui ne me manquera pas. En vingt jours sa maison a été prête : c’est un des avantages de ce genre de constructions ; quand on a les matériaux, dix hommes peuvent en élever une semblable en deux semaines, et l’on n’a pas besoin d’attendre que les plâtres soient ressuyés.

Le vingtième jour tout était prêt. Le soir était beau, je le fis avertir de quitter l’ouvrage un peu plus tôt, et, le menant là, je lui dis : Cette maison, cette provision de bois que vous renouvellerez chez moi tous les ans, ces deux vaches, et le pré jusqu’à cette haie, sont désormais consacrés à votre usage, et le seront toujours si vous vous conduisez bien, comme il m’est presque impossible d’en douter.

Je vais vous dire deux choses qui vous feront voir si cet homme ne méritait pas cela, et davantage. Sentant apparemment que l’étendue d’un service devait assez répondre de celle de la reconnaissance dans un cœur juste, il insista seulement sur ce que les choses étaient singulièrement semblables à ce qu’il avait imaginé comme devant remplir tous ses désirs, à ce que, depuis son mariage, il envisageait, sans espérance, comme le bien suprême, à ce qu’il eût demandé uniquement au ciel, s’il eût pu former un vœu qui dût être exaucé. Cela vous plaira ; mais ce qui va vous surprendre, le voici. Il est marié depuis huit ans : il n’a pas eu d’enfants ; la misère eût été leur seul patrimoine, car, chargé d’une dette laissée par son père, il trouvait difficilement dans son travail le nécessaire pour lui et sa femme. Maintenant elle est enceinte. Considérez le peu de facilités ou même d’occasions que laisse au développement de nos facultés un état habituel d’indigence, et jugez si l’on peut avoir, dans des sentiments sans ostentation ni intérieure ni extérieure, plus de noblesse naturelle et plus de justesse.

Je me trouve bien heureux d’avoir quelque chose sans être obligé de le devoir à un état qui me forcerait de vivre en riche, et de perdre à des sottises ce qui peut tant produire. Je conviens avec les moralistes que de grands biens sont un avantage souvent trompeur, et que nous rendons très-souvent funeste ; mais je ne leur accorderai jamais qu’une fortune indépendante ne soit pas un des grands moyens pour le bonheur, et même pour la sagesse.

LETTRE LXXVII.

6 juillet, IX.

Dans cette contrée inégale où les incidents de la nature, réunis dans un espace étroit, opposent les formes, les produits, les climats, l’espèce humaine elle-même ne peut avoir un caractère uniforme. Les différences des races y sont plus marquées qu’ailleurs ; elles furent moins confondues par le mélange dans ces terres reculées, qu’on crut longtemps inaccessibles, dans ces vallées profondes, retraite antique des hordes fugitives ou épuisées. Ces tribus étrangères les unes aux autres sont restées isolées dans leurs limites sauvages ; elles ont conservé autant d’habitudes particulières dans l’administration, dans le langage et les mœurs, que leurs montagnes ont de vallons, ou quelquefois de pâturages et de hameaux. Il arrive qu’en passant un torrent six fois dans une route d’une heure, on trouve autant de races d’une physionomie distincte, et dont les traditions confirment la différente origine.

Les cantons subsistants maintenant[31] sont formés d’une multitude d’États. Les faibles ont été réunis par crainte, par alliance, par besoin ou par force, aux républiques déjà puissantes. Celles-ci, à force de négocier, de s’arrondir, de gagner les esprits, d’envahir ou de vaincre, sont parvenues, après cinq siècles de prospérités, à posséder toutes les terres qui peuvent entendre les cloches de leurs capitales.

Respectable faiblesse ! si on a su, si on a pu y trouver les moyens de ce bonheur public vraisemblable dans une enceinte marquée par la nature des choses, impossible dans une contrée immense livrée au sinistre orgueil des conquêtes, et à l’ostentation de l’empire, plus funeste encore.

Vous jugez bien que je voulais parler seulement des traits du visage ; je suis persuadé que vous me rendrez cette justice. Dans de certaines parties de l’Oberland, dans ces pâturages dont la pente générale est à l’ouest et au nord-ouest, les femmes ont une blancheur que l’on remarquerait dans les villes, et une fraîcheur de teint que l’on n’y trouverait pas. Ailleurs, au pied des montagnes assez près de Fribourg, j’ai vu des traits d’une grande beauté dont le caractère général était une majesté tranquille. Une servante de fermier n’avait de remarquable que le contour de la joue ; mais il était si beau, il donnait à tout le visage une expression si auguste et si calme, qu’un artiste eût pu prendre sur cette tête l’idée d’une Sémiramis.

Mais l’éclat du visage et certains traits étonnants ou superbes sont très-loin de la perfection générale des formes et de cette grâce pleine d’harmonie qui fait la vraie beauté. Je ne veux pas juger une question qu’on peut trouver très-délicate ; mais il me semble qu’il y ait ici quelque rudesse dans les formes, et qu’en général on y voie des traits frappants ou une beauté pittoresque, plutôt qu’une beauté finie. Dans les lieux dont je vous parlais d’abord, le haut de la joue est très-saillant ; cela est presque universel, et Porta trouverait le modèle commun dans une tête de brebis.

S’il arrive qu’une paysanne française[32] soit jolie à dix-huit ans, avant vingt-deux ans son visage hâlé paraît fatigué, abruti ; mais dans ces montagnes les femmes conservent, en fanant leurs prés, tout l’éclat de la jeunesse. On ne traverse point leur pays sans surprise : cependant, à ne prendre même que le visage, si un artiste y trouvait un modèle, ce serait une exception.

On assure que rien n’est si rare dans la plus grande partie de la Suisse qu’un beau sein. Je sais un peintre qui va jusqu’à prétendre que beaucoup de femmes du pays n’en ont pas même l’idée. Il soutient que certains défauts y sont assez universels pour que la plupart n’imaginent pas que l’on doive être autrement, et pour qu’elles regardent comme chimériques des tableaux faits d’après nature en Grèce, en Angleterre, en France. Quoique ce genre de perfection paraisse appartenir à une sorte de beauté qui n’est pas celle du pays, je ne puis croire qu’il y manque universellement, comme si les grâces les plus intéressantes étaient exclues par le nom moderne qui réunit tant de familles dont l’origine n’a rien de commun, et dont les différences très-marquées subsistent encore.

Si pourtant cette observation se trouvait fondée, ainsi que celle d’une certaine irrégularité dans les formes, on l’expliquerait par cette rudesse qui semble appartenir à l’atmosphère des Alpes. Il est très-vrai que la Suisse, qui a de beaux hommes, et plus particulièrement vers les montagnes, comme dans l’Hasli et le haut Valais, contient néanmoins une quantité remarquable de crétins, et surtout de demi-crétins goîtreux, imbéciles, difformes. Beaucoup d’habitants, sans avoir des goîtres, paraissent attaqués de la même maladie que les goîtreux. On peut attribuer ces gonflements, ces engorgements, à des parties trop brutes de l’eau, et surtout de l’air, qui s’arrêtent, embarrassent les conduits, et semblent rapprocher la nutrition de l’homme de celle de la plante. La terre y serait-elle assez travaillée pour les autres animaux, mais trop sauvage encore pour l’homme ?

Ne se pourrait-il point que les plaines couvertes d’un humus élaboré par une trituration perpétuelle donnassent à l’atmosphère des vapeurs plus assimilées au besoin de l’être très-organisé, et qu’il émanât des rochers, des fondrières et des eaux toujours dans l’ombre, des particules grossières, trop incultes en quelque sorte, et funestes à des organes délicats ? Le nitre des neiges subsistantes au milieu de l’été peut s’introduire trop facilement dans nos pores ouverts. La neige produit des effets secrets et incontestables sur les nerfs et sur les hommes attaqués de goutte ou d’un rhumatisme ; un effet encore plus caché sur notre organisation entière n’est pas invraisemblable. Ainsi la nature qui mélange toutes choses aurait compensé par des dangers inconnus les romantiques beautés des terres que l’homme n’a pas soumises.

LETTRE LXXVIII.

Im., 16 juillet, IX.

Je suis tout à fait de votre avis, et même j’aurais dû moins attendre pour me décider à écrire. Il y a quelque chose qui soutient l’âme dans ce commerce avec les êtres pensants des divers siècles. Imaginer que l’on pourra être à côté de Pythagore, de Plutarque ou d’Ossian, dans le cabinet d’un L** futur, c’est une illusion qui a de la grandeur, c’est un des plus nobles hochets de l’homme. Celui qui a vu comme la larme est brûlante sur la joue du malheureux se met à rêver une idée plus séduisante encore : il croit qu’il pourra dire à l’homme d’une humeur chagrine le prix de la joie de son semblable ; qu’il pourra prévenir les gémissements de la victime qu’on oublie ; qu’il pourra rendre au cœur navré quelque énergie, en lui rappelant ces perceptions vastes ou consolantes qui égarent les uns ou soutiennent les autres.

On croit voir que nos maux tiennent à peu de chose, et que le bien moral est dans la main de l’homme. On suit des conséquences théoriques qui mènent à l’idée du bonheur universel ; on oublie cette force qui nous maintient dans l’état de confusion où se perd le genre humain ; on se dit : Je combattrai les erreurs, je suivrai les résultats des principes naturels, je dirai des choses bonnes ou qui pourront le devenir. Alors on se croit moins inutile, moins abandonné sur la terre : on réunit le songe des grandes choses à la paix d’une vie obscure, et on jouit de l’idéal, et on en jouit vraiment, parce qu’on croit le rendre utile.

L’ordre des choses idéales est comme un monde nouveau qui n’est point réalisé, mais qui est possible ; le génie humain va y chercher l’idée d’une harmonie selon nos besoins, et rapporte sur la terre des modifications plus heureuses, esquissées d’après ce type surnaturel.

La constante versatilité de l’homme prouve qu’il est habile à des habitudes contraires. L’on pourrait, en rassemblant des choses effectuées dans des temps et des lieux divers, former un ensemble moins difficile à son cœur que tout ce qui lui a été proposé jusqu’à présent. Voilà ma tâche.

On n’atteint sans ennui le soir de la journée qu’en s’imposant un travail quelconque, fût-il vain du reste. Je m’avancerai vers le soir de la vie, trompé, si je puis, et soutenu par l’espoir d’ajouter à ces moyens qui furent donnés à l’homme. Il faut des illusions à mon cœur trop grand pour n’en être pas avide, et trop faible pour s’en passer.

Puisque le sentiment du bonheur est notre premier besoin, que pourra faire celui qui ne l’attend pas à présent, et qui n’ose pas l’attendre ensuite ? Ne faudra-t-il point qu’il en cherche l’expression dans un œil ami, sur le front de l’être qui est comme lui[33] ? C’est une nécessité qu’il soit avide de la joie de son semblable ; il n’a d’autre bonheur que celui qu’il donne. Quand il n’a point ranimé dans un autre le sentiment de la vie, quand il n’a pas fait jouir, le froid de la mort est au fond de son cœur rebuté : il semble qu’il finisse dans les ténèbres du néant.

On parle d’hommes qui se suffisent à eux-mêmes et se nourrissent de leur propre sagesse : s’ils ont l’éternité devant eux, je les admire et les envie ; s’ils ne l’ont point, je ne les comprends pas.

Pour moi, non-seulement je ne suis pas heureux, non-seulement je ne le serai pas, mais si les suppositions vraisemblables que je pourrais faire se trouvaient réalisées, je ne le serais pas encore. Les affections de l’homme sont un abîme d’avidité, de regrets et d’erreurs.

Je ne vous dis pas ce que je sens, ce que je voudrais, ce que je suis ; je ne vois plus mes besoins, à peine je sais mes désirs. Si vous croyez connaître mes goûts, vous y serez trompé. Vous direz entre vos landes solitaires et vos grandes eaux : Où est celui qui ne m’a plus ? Où est l’ami que je n’ai trouvé ni en Afrique ni aux Antilles ? Voici le temps nébuleux que désire sa tristesse ; il se promène, il songe à mes regrets et au vide de ses années ; il écoute vers le couchant, comme si les sons du piano de ma fille devaient parvenir à son oreille solitaire ; il voit les jasmins rangés sur ma terrasse, il voit mon chapeau gris passer derrière les branches, il regarde sur le sable la trace de mes pantoufles, il veut respirer la brise du soir. Vains songes, vous dis-je, j’aurai déjà changé. Et d’ailleurs, avons-nous le même ciel, nous qui avons cherché dans des climats opposés une terre étrangère à celle de nos premiers jours ?

Pendant vos douces soirées, un vent d’hiver peut terminer ici des jours brûlants. Le soleil consumait l’herbe autour des vacheries ; le lendemain, les vaches se pressent pour sortir, elles croient la trouver rafraîchie par l’humidité de la nuit ; mais deux pieds de neige surchargent le toit sous lequel les voilà retenues, et elles seront réduites à boire leur propre lait. Je suis moi-même plus incertain, plus variable que ce climat bizarre. Ce que j’aime aujourd’hui, ce qui ne me déplaît pas, lorsque vous l’aurez lu, me déplaira peut-être, et le changement ne sera pas grand. Le temps me convient, il est calme, tout est muet ; je sors pour longtemps : un quart d’heure après on me voit rentrer. Un écureuil, en m’entendant, a grimpé jusqu’à la cime d’un sapin. Je laissais toutes ces idées ; un merle chante au-dessus de moi. Je reviens, je m’enferme dans mon cabinet. Il faut à la fin chercher un livre qui ne m’ennuie pas. Si l’on vient demander quelque chose, prendre un ordre, on s’excuse de me déranger ; mais ils m’ont rendu service. Cette amertume s’en va comme elle était venue ; si je suis distrait, je suis content. Ne le pouvais-je pas moi-même ? non. J’aime ma douleur, je m’y attache tant qu’elle dure ; quand elle n’est plus, j’y trouve une insigne folie.

Je suis bien changé, vous dis-je. Je me rappelle que la vie m’impatientait, et qu’il y a eu un moment où je la supportais comme un mal qui n’avait plus que quelques mois à durer. Mais ce souvenir me paraît maintenant celui d’une chose étrangère à moi ; il me surprendrait même, si la mobilité dans mes sensations pouvait me surprendre. Je ne vois pas du tout pourquoi partir, comme je ne vois pas bien pourquoi rester. Je suis las ; mais dans ma lassitude je trouve qu’on n’est pas mal quand on se repose. La vie m’ennuie et m’amuse. Venir, s’élever, faire grand bruit, s’inquiéter de tout, mesurer l’orbite des comètes, et, après quelques jours, se coucher sous l’herbe d’un cimetière ; cela me semble assez burlesque pour être vu jusqu’au bout.

Mais pourquoi prétendre que c’est l’habitude des ennuis, ou le malheur d’une manière sombre, qui dérangent, qui confondent nos désirs et nos vues, qui altèrent notre vie elle-même dans ce sentiment de la chute et du néant des jours de l’homme ? Il ne faut pas qu’une humeur mélancolique décide des couleurs de la vie. Ne demandez point au fils des Incas enchaîné dans les mines d’où l’on tira l’or du palais de ses ancêtres et des temples du soleil, ou au bourgeois laborieux et irréprochable dont la vieillesse mendie infirme et dédaignée ; ne demandez point à d’innombrables malheureux ce que valent et les espérances et les prospérités humaines ; ne demandez point à Héraclite quelle est l’importance de nos projets, ou à Hégésias quelle est celle de la vie. C’est Voltaire comblé de succès, fêté dans les cours et admiré dans l’Europe ; c’est Voltaire célèbre, adroit, spirituel et généreux ; c’est Sénèque auprès du trône des Césars, et près d’y monter lui-même ; c’est Sénèque soutenu par la sagesse, amusé par les honneurs, et riche de trente millions ; c’est Sénèque utile aux hommes, et Voltaire se jouant de leurs fantaisies, qui vous diront les jouissances de l’âme et le repos du cœur, la valeur et la durée du mouvement de nos jours.

Mon ami ! je reste encore quelques heures sur la terre. Nous sommes de pauvres insensés quand nous vivons ; mais nous sommes si nuls quand nous ne vivons pas ! Et puis on a toujours des affaires à terminer : j’en ai maintenant une grande, je veux mesurer l’eau qui tombera ici pendant dix années. Pour le thermomètre, je l’ai abandonné : il faudrait se lever dans la nuit ; et quand la nuit est sombre, il faudrait conserver de la lumière, et la mettre dans un cabinet, parce que j’aime toujours la plus grande obscurité dans ma chambre. (Voilà pourtant un point essentiel où mon goût n’a pas encore changé.) D’ailleurs, pour que je pusse prendre quelque intérêt à observer ici la température, il faudrait que je cessasse d’ignorer ce qui se passe ailleurs. Je voudrais avoir des observations faites au Sénégal sur les sables, et à la cime des montagnes du Labrador. Une autre chose m’intéresse davantage ; je voudrais savoir si l’on pénètre de nouveau dans l’intérieur de l’Afrique. Ces contrées vastes, inconnues, où l’on pourrait, je pense... Je suis séparé du monde. Si l’on en reçoit des notions plus précises, donnez-les-moi. Je ne sais si vous m’entendez.

LETTRE LXXIX.

17 juillet, IX.

Si je vous disais que le pressentiment de quelque célébrité ne saurait me flatter un peu, pour la première fois vous ne me croiriez pas ; vous penseriez qu’au moins je m’abuse, et vous auriez raison. Il est bien difficile que le besoin de s’estimer soi-même se trouve entièrement détaché de ce plaisir non moins naturel, d’être estimé par de certains hommes, et de savoir qu’ils disent : c’est l’un des nôtres. Mais le goût de la paix, une certaine indolence de l’âme dont les ennuis ont augmenté chez moi l’habitude, pourrait bien me faire oublier cette séduction, comme j’en ai oublié d’autres. J’ai besoin d’être retenu et excité par la crainte du reproche que j’aurais à me faire, si, n’améliorant rien, ne faisant rien que d’user pesamment des choses comme elles sont, j’allais encore négliger le seul moyen d’énergie qui s’accorde avec l’obscurité de ma vie.

Ne faut-il point que l’homme soit quelque chose, et qu’il remplisse dans un sens ou dans un autre un rôle expressif ? Autrement il tombera dans l’abattement, et perdra la dignité de son être ; il méconnaîtra ses facultés, ou s’il les sent, ce sera pour le supplice de son âme combattue. Il ne sera point écouté, suivi, considéré. Ce peu de bien même que la vie la plus nulle doit encore produire ne sera plus en son pouvoir. C’est un précepte très-beau et très-utile, que celui de la simplicité ; mais il a été bien mal entendu. L’esprit qui ne voit pas les diverses faces des choses pervertit les meilleures maximes ; il avilit la sagesse elle-même en lui ôtant ses moyens, en la plongeant dans la pénurie, en la déshonorant par le désordre qui en résulte.

Assurément un homme de lettres[34] en linge sale, logé dans le grenier, recousant ses hardes et copiant je ne sais quoi pour vivre, sera difficilement un être utile au monde et jouissant de l’autorité nécessaire pour faire quelque bien. A cinquante ans, il s’allie avec la blanchisseuse qui a sa chambre sur le même palier ; ou s’il a gagné quelque chose, c’est sa servante qu’il épouse. A-t-il donc voulu ridiculiser la morale, et la livrer aux sarcasmes des hommes légers ? Il fait plus de tort à l’opinion que le prêtre qu’on paye pour en appeler journellement à un culte qu’il a trahi, que le moine factieux qui vante la paix et l’abnégation, que ces charlatans de la probité, dont un certain monde est plein, qui répètent à chaque phrase, mœurs ! vertus ! honnête homme ! et à qui dès lors on ne prêterait pas un louis sans billet.

Tout homme qui a l’esprit juste et qui veut être utile, ne fût-ce que dans sa vie privée, tout homme enfin qui est digne de quelque considération, la cherche. Il se conduit de manière à l’obtenir jusque dans les choses où l’opinion des hommes est vaine par elle-même, pourvu que ce soin n’exige de lui rien de contraire à ses devoirs ou aux résultats essentiels de son caractère. S’il est une règle sans exception, je pense que ce doit être celle-ci ; j’affirmerais volontiers que c’est toujours par quelque vice du cœur ou du jugement que l’on dédaigne et que l’on affecte de dédaigner l’estime publique, partout où la justice n’en commande pas le sacrifice.

On peut être considéré dans la vie la plus obscure, si on s’environne de quelque aisance, si on a de l’ordre chez soi et une sorte de dignité dans l’habitude de sa vie. On peut l’être dans la pauvreté même, quand on a un nom, quand on a fait des choses connues, quand on a une manière plus grande que son sort, quand on sait faire distinguer de ce qui serait misère dans le vulgaire, jusqu’au dénûment d’une extrême médiocrité. L’homme qui a un caractère élevé n’est point confondu parmi la foule ; et si, pour l’éviter, il fallait descendre à des soins minutieux, je crois qu’il se résoudrait à le faire. Je crois qu’il n’y aurait pas en cela de vanité : le sentiment des convenances naturelles porte chaque homme à se mettre à sa place, à tendre à ce que les autres l’y mettent. Si c’était un vain désir de primer, l’homme supérieur craindrait l’obscurité du désert et ses privations, comme il craint la bassesse et la misère du cinquième étage ; mais il craint de s’avilir, et ne craint point de n’être pas élevé : il ne répugne pas à son être de n’avoir pas un grand rôle, mais d’en avoir un qui soit contraire à sa nature.

Si une sorte d’autorité est nécessaire dans tous les actes de la vie, elle est indispensable à l’écrivain. La considération publique est un de ses plus puissants moyens : sans elle il ne fait qu’un état, et cet état devient bas, parce qu’il remplace une grande fonction.

Il est absurde et révoltant qu’un auteur ose parler à l’homme de ses devoirs, sans être lui-même homme de bien[35]. Mais si le moraliste pervers n’obtient que du méprispris, le moraliste inconnu reste tellement inutile, que, quand il n’en devient pas lui-même ridicule, ses écrits du moins le deviennent. Tout ce qui devrait être saint parmi les hommes perdit sa force lorsque les livres de philosophie, de religion, de morale furent étalés au milieu de la boue des quais, lorsque des pages solennelles furent livrées aux plus vils usages du trafic.

L’opinion, la célébrité, fussent-elles vaines en elles-mêmes, ne doivent être ni méprisées, ni même négligées, puisqu’elles sont un des grands moyens qui puissent conduire aux fins les plus louables comme les plus importantes. C’est également un excès de ne rien faire pour elles ou de n’agir que pour elles. Les grandes choses que l’on exécute sont belles de leur seule grandeur, et sans qu’il soit besoin de songer à les produire, à les faire valoir ; il n’en saurait être de même de celles que l’on pense. La fermeté de celui qui périt au fond des eaux est un exemple perdu ; la pensée la plus juste, la conception la plus sage le sont également, si on ne les communique pas ; leur utilité dépend de leur expression, c’est leur célébrité qui les rend fécondes.

Il faudrait peut-être que des écrits philosophiques fussent toujours précédés par un bon livre d’un genre agréable, qui fût bien répandu, bien lu, bien goûté[36]. Celui qui a un nom parle avec plus de confiance ; il fait plus et il fait mieux, parce qu’il espère ne pas faire en vain. Malheureusement on n’a pas toujours le courage ou les moyens de prendre des précautions semblables ; les écrits, comme tant d’autres choses, sont soumis à l’occasion même inaperçue ; ils sont déterminés par une impulsion souvent étrangère à nos plans et à nos projets.

Faire un livre seulement pour avoir un nom, c’est une tâche : elle a quelque chose de rebutant et de servile, et quoique je convienne des raisons qui semblent me l’imposer, je n’ose l’entreprendre, et je l’abandonnerais.

Je ne veux cependant pas commencer par l’ouvrage que je projette. Il est trop important et trop difficile pour que je l’achève jamais ; c’est beaucoup si je le vois approcher un jour de l’idée que j’ai conçue. Cette perspective trop éloignée ne me soutiendrait pas. Je crois qu’il est bon que je me fasse auteur, afin d’avoir le courage de continuer à l’être. Ce sera un parti pris et déclaré ; en sorte que je le suivrai comme pour remplir ma destination.

LETTRE LXXX.

2 août, IX.

Je pense comme vous qu’il faudrait un roman, un véritable roman tel qu’il en est quelques-uns ; mais c’est un grand ouvrage qui m’arrêterait longtemps. A plusieurs égards j’y serais assez peu propre, et il faudrait que le plan m’en vînt comme par inspiration.

Je crois que j’écrirai un voyage. Je veux que ceux qui le liront parcourent avec moi tout le monde soumis à l’homme. Quand nous aurons regardé ensemble, quand nous aurons pris l’habitude d’une manière commune à eux et à moi, nous rentrerons, et nous raisonnerons. Ainsi deux amis d’un certain âge sortent ensemble dans la campagne, examinent, rêvent, ne se parlent pas, et s’indiquent seulement les objets avec leur canne ; mais le soir, auprès de la cheminée, ils jasent sur ce qu’ils ont vu dans leur promenade.

La scène de la vie a de grandes beautés. Il faut se considérer comme étant là seulement pour voir. Il faut s’y intéresser sans illusion, sans passion, mais sans indifférence, comme on s’intéresse aux vicissitudes, aux passions, aux dangers d’un récit imaginaire : celui-là est écrit avec bien de l’éloquence.

Le cours du monde est un drame assez suivi pour être attachant, assez varié pour exciter l’intérêt, assez fixe, assez réglé pour plaire à la raison, pour amuser par des systèmes, assez incertain pour éveiller les désirs, pour alimenter les passions. Si nous étions impassibles dans la vie, l’idée de la mort serait intolérable ; mais les douleurs nous aliènent, les dégoûts nous rebutent, l’impuissance et les sollicitudes font oublier de voir ; et l’on s’en va froidement, comme on quitte les loges quand un voisin exigeant, quand la sueur du front, quand l’air vicié par la foule ont remplacé le désir par la gêne, et la curiosité par l’impatience.

Quelle manière adopterai-je ? Aucune. J’écrirai comme on parle, sans y songer ; s’il faut faire autrement, je n’écrirai point. Il y a cette différence, néanmoins, que la parole ne peut être corrigée, au lieu que l’on peut ôter des choses écrites ce qui choque à la lecture.

Dans les temps moins avancés, les poètes et les sophistes lisaient leurs livres aux assemblées des peuples. Il faut que les choses soient lues selon la manière dont elles ont été faites, et qu’elles soient faites selon qu’elles doivent être lues. L’art de lire est comme celui d’écrire. Les grâces et la vérité de l’expression dans la lecture sont infinies comme les modifications de la pensée ; je conçois à peine qu’un homme qui lit mal puisse avoir une plume heureuse, un esprit juste et vaste. Sentir avec génie, et être incapable d’exprimer, paraît aussi incompatible que d’exprimer avec force ce qu’on ne sent pas.

Quelque parti que l’on prenne sur la question, si tout a été ou n’a pas été dit en morale, on ne saurait conclure qu’il n’y ait plus rien à faire pour cette science, la seule de l’homme. Il ne suffit pas qu’une chose soit dite, il faut qu’elle soit publiée, prouvée, persuadée à tous, universellement reconnue. Il n’y a rien de fait tant que la loi expresse n’est pas soumise aux lois de la morale[37], tant que l’opinion ne voit pas les choses sous leurs véritables rapports.

Il faudra s’élever contre le désordre, tant que le désordre subsistera. Ne voyons-nous pas tous les jours de ces choses qui sont plutôt la faute de l’esprit que la suite des passions, où il y a plus d’erreur que de perversité, et qui sont moins le crime d’un particulier, qu’un effet presque inévitable de l’insouciance ou de l’ineptie publique ?

N’est-il plus besoin de dire aux riches dont la fortune est indépendante : Par quelle fatalité vivez-vous plus pauvres, plus inquiets que ceux qui travaillent à la journée dans vos terres ?

De dire aux enfants qui n’ont pas ouvert les yeux sur la bassesse de leur infidélité : Vous êtes de véritables voleurs, et des voleurs que la loi devrait punir plus sévèrement que celui qui vole un étranger. Au vol manifeste, vous ajoutez la plus odieuse perfidie. Le domestique qui prend est puni avec plus de rigueur qu’un étranger, parce qu’il abuse de la confiance, et parce qu’il est nécessaire que l’on jouisse de la sécurité, du moins chez soi. Ces raisons, justes pour un homme à gages, ne sont-elles pas bien plus fortes pour le fils de la maison ? Qui peut tromper plus impunément ? Qui manque à des devoirs plus sacrés ? A qui est-il plus triste de ne pouvoir donner sa confiance ? Si l’on objecte des considérations qui peuvent arrêter la loi, c’est prouver davantage la nécessité d’éclairer l’opinion, de ne pas l’abandonner comme on l’a trop fait, d’en fixer les variations, et surtout de la faire assez respecter pour qu’elle puisse ce que n’osent pas nos lois irrésolues.

N’est-il plus besoin de dire à ces femmes pleines de sensibilité, d’intentions pures, de jeunesse et de candeur : Pourquoi livrer au premier fourbe tant d’avantages inestimables ? Ne voyez-vous pas dans ses lettres mêmes, au milieu du jargon romanesque de ses gauches sentiments, des expressions dont une seule suffirait pour déceler la mince estime qu’il a pour vous, et la bassesse dans laquelle il se sent lui-même ? Il vous amuse, il vous entraîne, il vous joue ; il vous prépare la honte et l’abandon. Vous le sentiriez, vous le sauriez ; mais, par faiblesse, par indolence peut-être, vous hasardez l’honneur de vos jours. Peut-être c’est pour l’amusement d’une nuit que vous corrompez votre vie entière. La loi ne l’atteindra pas ; il aura l’infâme liberté de rire de vous. Comment avez-vous pris ce misérable pour un homme ? Ne valait-il pas mieux attendre et attendre encore ? Quelle distance d’un homme à un homme ! Femmes aimables, ne sentirez-vous pas ce que vous valez ? — Le besoin d’aimer ! — Il ne vous excuse pas. Le premier des besoins est celui de ne pas s’avilir, et les besoins du cœur doivent eux-mêmes vous rendre indifférent quiconque n’a de l’homme autre chose que de n’être pas femme. — Ceux de l’âge ! — Si nos institutions morales sont dans l’enfance, si nous avons tout confondu, si notre raison va à tâtons, votre imprudence, moins impardonnable alors, n’est pas pour cela justifiée.

Le nom de femme est grand pour nous, quand notre âme est pure. Apparemment le nom d’homme peut aussi imposer un peu à des cœurs jeunes ; mais, de quelque douceur que ces illusions s’environnent, ne vous y laissez pas trop surprendre. Si l’homme est l’ami naturel de la femme, les femmes n’ont souvent pas de plus funeste ennemi. Tous les hommes ont les sens de leur sexe ; mais attendez celui qui en a l’âme. Que peut avoir de commun avec vous cet être qui n’a que des sens[38] ?

« N’est-il pas arrivé plusieurs fois que le sentiment du bonheur nous ait entraînés dans un abîme de maux, que nos désirs les plus naturels aient altéré notre nature, et que nous nous soyons avidement enivrés d’amertumes ? On a toute la candeur de la jeunesse, tous les désirs de l’inexpérience, les besoins d’une vie nouvelle, l’espérance d’un cœur droit. On a toutes les facultés de l’amour ; il faut aimer. On a tous les moyens du plaisir ; il faut être aimée. On entre dans la vie ; qu’y faire sans amour ? On a beauté, fraîcheur, grâce, légèreté, noblesse, expression heureuse. Pourquoi l’harmonie de ces mouvements, cette décence voluptueuse, cette voix faite pour tout dire, ce sourire fait pour tout entraîner, ce regard fait pour changer le cœur de l’homme ? pourquoi cette délicatesse du cœur et cette sensibilité profonde ? L’âge, le désir, les convenances, l’âme, les sens, tout le veut ; c’est une nécessité. Tout exprime et demande l’amour : cette peau si douce et d’un blanc si heureusement nuancé ; cette main formée pour les plus tendres caresses ; cet œil dont les ressources sont inconnues s’il ne dit pas : Je consens à être aimée ; ce sein qui, sans amour, est immobile, muet, inutile, et qui se flétrirait un jour sans avoir été divinisé ; ces formes, ces contours qui changeraient sans avoir été connus, admirés, possédés ; ces sentiments si tendres, si voluptueux et si grands, l’ambition du cœur, l’héroïsme de la passion ! Cette loi délicieuse, que la loi du monde a dictée, il faut la suivre. Ce rôle enivrant, que l’on sait si bien, que tout rappelle, que le jour inspire, et que la nuit commande, quelle femme jeune, sensible, aimante, imaginera de ne le point remplir ?

« Aussi ne l’imagine-t-on pas. Les cœurs justes, nobles, purs, sont les premiers perdus. Plus susceptibles d’élévation, ils doivent être séduits par celle que l’amour donne. Ils se nourrissent d’erreurs en croyant se nourrir d’estime ; ils se trouvent aimer un homme, parce qu’ils ont aimé la vertu ; ils sont trompés par des misérables, parce que, ne pouvant vraiment aimer qu’un homme de bien, ils croient sentir que celui qui se présente pour réaliser leur chimère est nécessairement tel.

« L’énergie de l’âme, l’estime, la confiance, le besoin d’en montrer, celui d’en avoir ; des sacrifices à récompenser, une fidélité à couronner, un espoir à entretenir, une progression à suivre ; l’agitation, l’intolérable inquiétude du cœur et des sens ; le désir si louable de commencer à payer tant d’amour, le désir non moins juste de resserrer, de consacrer, de perpétuer, d’éterniser des liens si chers ; d’autres désirs encore, certaine crainte, certaine curiosité, des hasards qui l’indiquent, le destin qui le veut, tout livre une femme aimante dans les bras du lovelace. Elle aime, il s’amuse ; elle se donne, il s’amuse ; elle jouit, il s’amuse ; elle rêve la durée, le bonheur, le long charme d’un amour mutuel ; elle est dans les songes célestes ; elle voit cet œil que le plaisir embrase, elle voudrait donner une félicité plus grande ; mais le monstre s’amuse : les bras du plaisir la plongent dans l’abîme, elle dévore une volupté terrible.

« Le lendemain elle est surprise, inquiète, rêveuse ; de sombres pressentiments commencent des peines affreuses et une vie d’amertumes. Estime des hommes, tendresse paternelle, douce conscience, fierté d’une âme pure, fortune, honneur, espérance, amour, tout a passé. Il ne s’agit plus d’aimer et de vivre ; il faut dévorer ses larmes et traîner des jours précaires, flétris, misérables. Il ne s’agit plus de s’avancer dans les illusions, dans l’amour et dans la vie ; il faut repousser les songes, chercher l’oubli, attendre la mort. Femmes sincères et aimantes, belles de toutes les grâces extérieures et des charmes de l’âme, si faites pour être purement, tendrement, constamment aimées ! ... n’aimez pas. »

LETTRE LXXXI.

5 août, IX.

Vous convenez que la morale doit seule occuper sérieusement l’écrivain qui veut se proposer un objet utile et grand ; mais vous trouvez que de certaines opinions sur la nature des êtres pour lesquelles, dites-vous, j’ai paru pencher jusqu’ici ne s’accordent pas avec la recherche des lois morales et de la base des devoirs.

Je n’aimerais pas à me contredire, et je tâcherai de l’éviter ; mais je ne puis reprocher à ma faiblesse les variations de l’incertitude. J’ai beau examiner, et mettre à cet examen de l’impartialité et même quelque sévérité, je ne puis trouver là de véritables contradictions.

Il pourrait y en avoir entre diverses choses que j’ai dites, si on voulait les regarder comme des affirmations positives, comme les diverses parties d’un même système, d’un même corps de principes donnés pour certains, liés entre eux et déduits les uns des autres. Mais les pensées isolées, les doutes sur des choses impénétrables, peuvent varier sans être contradictoires. J’avoue même qu’il y a telle conjecture sur la marche de la nature que je trouve quelquefois très-probable, et d’autres fois beaucoup moins, selon la manière dont mon imagination s’arrête à la considérer.

Il m’arrive de dire : Tout est nécessaire ; si le monde est inexplicable dans ce principe, dans les autres il semble impossible. Et après avoir vu ainsi, il m’arrivera le lendemain de me dire au contraire : Tant de choses sont conduites selon l’intelligence, qu’il paraît évident que beaucoup d’autres choses sont conduites par elle. Peut- être elle choisit dans les possibles qui résultent de l’essence nécessaire des choses, et la nature de ces possibles contenus dans une sphère limitée est telle, que le monde ne pouvant exister que selon de certains modes, chaque chose néanmoins est susceptible de plusieurs modifications différentes. L’intelligence n’est pas souveraine de la matière, mais elle l’emploie : elle ne peut ni la faire, ni la détruire, ni la dénaturer ou en changer les lois ; mais elle peut l’agiter, la travailler, la composer. Ce n’est pas une toute-puissance ; c’est une industrie immense, mais pourtant bornée par les lois nécessaires de l’essence des êtres ; c’est une alchimie sublime que l’homme appelle surnaturelle, parce qu’il ne peut la concevoir.

Vous me dites que voilà deux systèmes opposés, et qu’on ne saurait admettre en même temps. J’en conviens ; mais il n’y a point là de contradiction, je ne vous les donne que pour des hypothèses : non-seulement je ne les admets pas tous deux, mais je n’admets positivement ni l’un ni l’autre, et je ne prétends pas connaître ce que l’homme ne connaît point.

Tout système général sur la nature des êtres et les lois du monde n’est jamais qu’une idée hasardée. Il se peut que quelques hommes aient cru à leurs songes ou aient voulu que les autres y crussent ; mais c’est un charlatanisme ridicule ou un prodige d’entêtement. Pour moi, je ne sais que douter, et si je dis positivement : Tout est nécessaire, ou bien : Il est une force secrète qui se propose un but que quelquefois nous pouvons pressentir, je n’emploie ces expressions affirmatives que pour éviter de répéter sans cesse : Il me semble, je suppose, j’imagine. Cette manière de parler ne saurait annoncer que je m’en prétende certain, et je ne dois pas craindre que l’on s’y trompe ; quel homme, s’il n’est en démence, s’avisera d’affirmer ce qu’il est impossible que l’on sache ?

Il en est tout autrement lorsque, abandonnant ces recherches obscures, nous nous attachons à la seule science humaine, à la morale. L’œil de l’homme, qui ne peut rien discerner dans l’essence des êtres, peut tout voir dans les relations de l’homme. Là nous trouvons une lumière disposée pour nos organes ; là nous pouvons découvrir, raisonner, affirmer. C’est là que nous sommes responsables de nos idées, de leur enchaînement, de leur accord, de leur vérité ; c’est là qu’il faut chercher des principes certains, et que les conséquences contradictoires seraient inexcusables.

On peut faire une seule objection contre l’étude de la morale ; c’est une difficulté très-forte, il est vrai, mais qui pourtant ne doit pas nous arrêter. Si tout est nécessaire, que produiront nos recherches, nos préceptes, nos vertus ? Mais la nécessité de toutes choses n’est pas prouvée ; le sentiment contraire conduit l’homme, et c’est assez pour que dans tous les actes de la vie il se regarde comme livré à lui-même. Le stoïcien croyait à la vertu malgré le destin, et ces Orientaux qui conservent le dogme de la fatalité agissent, craignent, désirent comme les autres hommes. Si même je regardais comme probable la loi universelle de la nécessité, je pourrais encore chercher les principes des meilleures institutions humaines. En traversant un lac dans un jour d’orage, je me dirai : Si les événements sont invinciblement déterminés, il m’importe peu que les bateliers soient ivres ou non. Cependant, comme il en peut être autrement, je leur recommanderai de ne boire qu’après leur arrivée. Si tout est nécessaire, il l’est que j’ai ce soin, il l’est encore que je l’appelle faussement de la prudence.

Je n’entends rien aux subtilités par lesquelles on prétend accorder le libre arbitre avec la prescience, le choix de l’homme avec l’absolue puissance de Dieu ; l’horreur infinie que l’auteur de toute justice a nécessairement pour le péché, ainsi que les moyens inconcevables qu’il a employés pour le prévenir ou le réparer, avec l’empire continuel de l’injustice, et notre pouvoir de faire des crimes tant que bon nous semble. Je trouve quelques difficultés à concilier et la bonté infinie qui créa volontairement l’homme, et la science indubitable de ce qui en résulterait, avec l’éternité de supplices affreux pour les quarante-neuf cinquantièmes des hommes tant aimés. Je pourrais comme un autre parler longuement, adroitement ou savamment sur ces questions impénétrables ; mais, si jamais j’écris, je m’attacherai plutôt à ce qui concerne l’homme réuni en société dans sa vie temporelle, parce qu’il me semble qu’en observant seulement les conséquences pour lesquelles on a des données certaines, je pourrai penser des choses vraies et en dire d’utiles.

Je parviendrai jusqu’à un certain point à connaître l’homme, mais je ne puis deviner la nature. Je n’entends pas bien deux principes opposés, coéternellement faisant et défaisant. Je n’entends pas bien l’univers formé si tard, là où il n’y avait rien, subsistant pour un temps seulement, et coupant ainsi en trois parties l’indivisible éternité. Je n’aime point à parler sérieusement de ce que j’ignore ; animalis homo non percipit ea quæ sunt spiritûs Dei.

Je n’entendrai jamais comment l’homme, qui reconnaît en lui de l’intelligence, peut prétendre que le monde ne contient pas d’intelligence. Malheureusement, je ne vois pas mieux comment une faculté se trouve être une substance. On me dit : La pensée n’est pas un corps, un être physiquement divisible, ainsi la mort ne la détruira pas ; elle a commencé pourtant, mais vous voyez qu’elle ne saurait finir, et que, puisqu’elle n’est pas un corps, elle est nécessairement un esprit. Je l’avoue, j’ai le malheur de ne pas trouver que cet argument victorieux ait le sens commun.

Celui-ci est plus sérieux. Puisqu’il existe des religions anciennement établies, puisqu’elles font partie des institutions humaines, puisqu’elles paraissent naturelles à notre faiblesse, et qu’elles sont le frein ou la consolation de plusieurs, il est bon de suivre et de soutenir la religion du pays où l’on vit ; si l’on se permet de n’y point croire, il faut du moins n’en rien dire, quand on écrit pour les hommes, il ne faut pas les dissuader d’une croyance qu’ils aiment. C’est votre avis ; mais voici pourquoi je ne saurais le suivre.

Je n’irai pas maintenant affaiblir une croyance religieuse dans les vallées des Cévennes ou de l’Apennin, ni même auprès de moi dans la Maurienne ou le Schweitzerland ; mais, en parlant de morale, comment ne rien dire des religions ? Ce serait une affectation déplacée : elle ne tromperait personne ; elle ne ferait qu’embarrasser ce que j’aurais à dire, et en ôter l’ensemble qui peut seul le rendre utile. On prétend qu’il faut respecter des opinions sur lesquelles reposent l’espérance de beaucoup d’hommes et toute la morale de plusieurs. Je crois cette réserve convenable et sage chez celui qui ne traite qu’accidentellement des questions morales, ou qui écrit dans des vues différentes de celles qui seront nécessairement les miennes. Mais, si en écrivant sur les institutions humaines je parvenais à ne point parler des systèmes religieux, on n’y verrait autre chose que des ménagements pour quelque parti puissant. Ce serait une faiblesse condamnable : en osant me charger d’une telle fonction, je dois surtout m’en imposer les devoirs. Je ne puis répondre de mes moyens, et ils seront plus ou moins insuffisants ; mais les intentions dépendent de moi : si elles ne sont pas invariablement pures et fermes, je suis indigne d’un aussi beau ministère.

Je n’aurai pas un ennemi personnel dans la littérature, comme je n’en aurai jamais dans ma vie privée : mais, quand il s’agit de dire aux hommes ce que je regarde comme vrai, je ne dois pas craindre de mécontenter une secte ou un parti. Je n’en veux à aucun, mais je n’ai de lois à recevoir d’aucun. J’attaquerai les choses et non les hommes ; si les hommes s’en fâchent, si je deviens un objet d’horreur pour la charité de quelques-uns, je n’en serai point surpris, mais je ne veux pas même le prévoir. Si l’on peut se dispenser de parler des religions dans bien des écrits, je n’ai pas cette liberté, que je regrette à plusieurs égards : tout homme impartial avouera que ce silence est impossible dans un ouvrage tel que doit être celui que je projette, le seul auquel je puisse mettre de l’importance.

En écrivant sur les affections de l’homme et sur le système général de l’éthique, je parlerai donc des religions ; et certes, en en parlant, je ne puis en dire d’autres choses que celles que j’en pense. C’est parce que je ne saurais éviter d’en parler alors que je ne m’attache point à écarter de nos lettres ce qui par hasard s’y présente sur ce sujet : autrement, malgré une certaine contrainte qui en résulterait, j’aimerais mieux taire ce que je sens devoir vous déplaire, ou plutôt vous affliger.

Je vous le demande à vous-même, si dans quelques chapitres il m’arrive d’examiner les religions comme des institutions accidentelles[39], et de parler de celle qu’on dit être venue de Jérusalem, comme on trouverait bon que j’en parlasse si j’étais né à Jérusalem ; je vous le demande, quel inconvénient véritable en résultera-t-il dans les lieux où s’agite l’esprit européen, où les idées sont nettes et les conceptions désenchantées, où l’on vit dans l’oubli des prestiges, dans l’étude sans voile des sciences positives et démontrées ?

Je voudrais ne rien ôter de la tête de ceux qui l’ont déjà assez vide pour dire : S’il n’y avait pas d’enfer, ce ne serait pas la peine d’être honnête homme. Peut-être arrivera-t-il cependant que je sois lu par un de ces hommes-là. Je ne me flatte pas qu’il ne puisse résulter aucun mal quelconque de ce que je ferai dans l’intention de produire un bien ; mais peut-être aussi diminuerai-je le nombre de ces bonnes âmes qui ne croient au devoir qu’en croyant à l’enfer. Peut-être parviendrai-je à ce que le devoir reste, quand les reliques et les démons cornus auront achevé de passer de mode.

On ne peut pas éviter que la foule elle-même en vienne plus ou moins vite, et certainement dans peu de temps, à mépriser l’une des deux idées qu’on l’a très-imprudemment habituée à ne recevoir qu’ensemble : il faut donc lui prouver qu’elles peuvent très-bien être séparées sans que l’oubli de l’une entraîne la subversion de l’autre.

Je crois que ce moment s’approche beaucoup : l’on reconnaîtra plus universellement la nécessité de ne plus fonder sur ce qui s’écroule cet asile moral, hors duquel on vivrait dans un état de guerre secrète, et au milieu d’une perfidie plus odieuse que les vengeances et les longues haines des hordes sauvages.

LETTRE LXXXII.

Im., 6 août, IX.

Je ne sais si je sortirai de mes montagnes neigeuses, si j’irai voir cette jolie campagne dont vous me faites une description si intéressante, où l’hiver est si facile et le printemps si doux, où les eaux vertes brisent leurs vagues nées en Amérique. Celles que je vois ne viennent pas de si loin : dans les fentes de mes rochers, où je cherche la nuit comme le triste chat-huant, l’étendue conviendrait mal à mon œil et à ma pensée. Le regret de ne pas être avec vous s’accroît tous les jours. Je ne me le reproche pas, j’en suis plutôt surpris ; je cherche pourquoi, je ne trouve rien, mais je vous dis que je n’ai pu faire autrement. J’irai un jour ; cela est résolu. Je veux vous voir chez vous : je veux rapporter de là le secret d’être heureux, quand rien ne manque que nous-mêmes.

Je verrai en même temps le pont du Gard et le canal de Languedoc. Je verrai la Grande-Chartreuse, en allant, et non en rentrant ici ; et vous savez pourquoi. J’aime mon asile ; je l’aimerai tous les jours davantage, mais je ne me sens plus assez fort pour vivre seul. Nous allons parler d’autre chose.

Tout sera achevé dans très-peu de jours. En voici déjà quatre que je couche dans mon appartement.

Quand je laisse mes fenêtres ouvertes pendant la nuit, j’entends distinctement l’eau de la fontaine tomber dans le bassin : lorsqu’un peu de vent l’agite, elle se brise sur les barres de fer destinées à soutenir les vases que l’on veut remplir. Il n’est guère d’accidents naturels aussi romantiques que le bruit d’un peu d’eau tombant sur l’eau tranquille, quand tout est nocturne, et qu’on distingue seulement dans le fond de la vallée un torrent qui roule sourdement derrière les arbres épais, au milieu du silence.

La fontaine est sous un grand toit, comme je pense vous l’avoir dit : le bruit de sa chute est moins agreste que si elle était en plein air ; mais il est plus extraordinaire et plus heureux. Abrité sans être enfermé, reposant dans un bon lit au milieu du désert, possédant chez soi les biens sauvages, on réunit les commodités de la mollesse et la force de la nature. Il semble que notre industrie ait disposé des choses primitives sans changer leurs lois, et qu’un empire si facile ne connaisse point de bornes. Voilà tout l’homme.

Ce grand toit, ce couvert dont vous voyez que je suis très-content, a sept toises de large, et plus de vingt en longueur sur la même ligne que les autres bâtiments. C’est en effet la chose la plus commode : il joint la grange à la maison ; il ne touche point à celle-ci, il ne communique avec elle que par une galerie d’une construction légère, et qu’on pourrait couper facilement en cas d’incendie. Voiture, char à bancs, chars de travail, outils, bois à brûler, atelier de menuiserie, fontaine, tout s’y trouve sans confusion, et l’on peut y travailler, y laver, y faire toutes les choses nécessaires sans être gêné par le soleil, la neige ou la boue.

Puisque je n’espère plus vous voir ici que dans un temps reculé, je vous dirai toute ma manière d’être. Je vous décrirai toute mon habitation, et peut-être il y aura des instants où je me figurerai que vous la partagez, que nous examinons, que nous délibérons, que nous réformons.

LETTRE LXXXIII.

24 septembre, IX.

J’attendais avec quelque impatience que vous eussiez fini vos courses ; j’ai des choses nouvelles à vous dire.

M. de Fonsalbe est ici. Il y est depuis cinq semaines, il y restera : sa femme y a été. Quoiqu’il ait passé des années sur les mers, c’est un homme égal et tranquille. Il ne joue pas, ne chasse pas, ne fume pas ; il ne boit point ; il n’a jamais dansé, il ne chante jamais ; il n’est point triste ; mais je crois qu’il l’a été beaucoup. Son front réunit les traits heureux du calme de l’âme, et les traits profonds du malheur. Son œil, qui n’exprime ordinairement qu’une sorte de repos et de découragement, est fait pour tout exprimer ; sa tête a quelque chose d’extraordinaire, et, au milieu de son calme habituel, si une idée grande, si un sentiment énergique vient l’éveiller, il prend, sans y penser, l’attitude muette du commandement. J’ai vu admirer un acteur qui disait fort bien le Je le veux, je l’ordonne, de Néron ; mais Fonsalbe le dirait mieux.

Je vous parle sans partialité. Il n’est pas aussi égal intérieurement qu’au dehors ; mais, s’il a le malheur ou le défaut de ne pouvoir être heureux, il a trop de sens pour être mécontent. C’est lui qui achèvera de guérir mon impatience : il a pris son parti, et de plus il m’a prouvé, sans réplique, que je devais prendre le mien. Il prétend que lorsque avec la santé on a une vie indépendante, et que l’on n’a que cela, il faut être un sot pour être heureux, et un fou pour être malheureux. D’après quoi vous sentez que je ne pouvais dire autre chose, sinon que je n’étais ni heureux ni malheureux : je l’ai dit, et maintenant il faut que je m’arrange de manière à avoir dit vrai.

Je commence pourtant à trouver quelque chose de plus que la vie indépendante et la santé. Fonsalbe sera un ami, et un ami dans ma solitude. Je ne dis pas un ami tel que nous l’entendions autrefois. Nous ne sommes plus dans un âge d’héroïsme. Il s’agit de passer doucement ses jours : les grandes choses ne me regardent pas. Je m’attache à trouver bon, vous dis-je, ce que ma destinée me donne : le beau moyen pour cela que de rêver l’amitié à la manière des anciens ! Laissons les amis selon l’antiquité, et les amis selon les villes. Imaginez un terme moyen. Que cela ? direz vous. Et moi je vous dis que c’est beaucoup.

J’ai encore une autre pensée : Fonsalbe a un fils et une fille. Mais j’attends, pour vous en dire davantage, que mon projet soit définitivement arrêté ; d’ailleurs ceci tient à plusieurs détails qui vous sont encore inconnus, et dont je dois vous instruire. Fonsalbe m’a déjà dit que je pouvais vous parler de tout ce qui le concerne, et qu’il ne vous regardait point comme un tiers : seulement vous brûlerez les lettres.

LETTRE LXXXIV.

Saint-Maurice, 7 octobre, IX.

Un Américain ami de Fonsalbe vient de passer ici pour se rendre en Italie. Ils sont allés ensemble jusqu’à Saint-Branchier, au pied des montagnes. Je les accompagnai : je comptais m’arrêter à Saint-Maurice, mais j’ai continué jusqu’à la cascade de Pissevache, qui est entre cette ville et Martigni, et que j’avais vue autrefois seulement depuis la route.

Là, j’ai attendu le retour de la voiture. Il faisait un temps agréable, l’air était calme et très-doux : j’ai pris, tout habillé, un bain de vapeurs froides. Le volume d’eau est considérable, et la chute a près de trois cents pieds. Je m’en approchai autant qu’il me parut possible ; et en un moment je fus mouillé comme si j’eusse été plongé dans l’eau.

Je retrouvai pourtant quelque chose des anciennes impressions lorsque je fus assis dans la vapeur qui rejaillit vers les nues, au bruit si imposant de cette eau qui sort d’une glace muette, et coule sans cesse d’une source immobile, qui se perd avec fracas sans jamais finir, qui se précipite pour creuser des abîmes, et qui semble tomber éternellement. Nos années et les siècles de l’homme descendent ainsi : nos jours s’échappent du silence, la nécessité les montre, ils glissent dans l’oubli. Le cours de leurs fantômes pressés s’écoule avec un bruit uniforme, et se dissipe en se répétant toujours. Il en reste une fumée qui monte, qui rétrograde, et dont les ombres déjà passées enveloppent cette chaîne inexplicable et inutile, monument perpétuel d’une force inconnue, expression bizarre et mystérieuse de l’énergie du monde.

Je vous avoue qu’Imenstrôm, et mes souvenirs, et mes habitudes, et mes projets d’enfant, mes arbres, mon cabinet, tout ce qui a pu distraire mes affections, fut alors bien petit, bien misérable à mes yeux. Cette eau active, pénétrante, et comme remplie de mouvement, ce fracas solennel d’un torrent qui tombe, ce nuage qui s’élance perpétuellement dans les airs, cette situation du corps et de la pensée, dissipa l’oubli où des années d’efforts parvenaient peut-être à me plonger.

Séparé de tous les lieux par cette atmosphère d’eau et par ce bruit immense, je voyais tous les lieux devant moi, je ne me voyais plus dans aucun. Immobile, j’étais ému pourtant d’un mouvement extraordinaire. En sécurité au milieu des ruines menaçantes, j’étais comme englouti par les eaux et vivant dans l’abîme. J’avais quitté la terre, et je jugeais ma vie ridicule ; elle me faisait pitié : un songe de la pensée remplaça ces jours puérils par des jours employés. Je vis plus distinctement que je ne les avais jamais vues ces pages heureuses et éloignées du rouleau des temps. Les Moïse, les Lycurgue, prouvèrent indirectement au monde leur possibilité : leur existence future m’a été prouvée dans les Alpes.

Quand les hommes des temps où il n’était pas ridicule d’être un homme extraordinaire se retiraient dans une solitude profonde, dans les antres des montagnes, ce n’était pas seulement pour méditer sur les institutions qu’ils préparaient ; on peut aussi penser chez soi, et, s’il faut du silence, on peut le trouver dans une ville. Ce n’était pas seulement pour imposer aux peuples ; un simple miracle de la Magie eût été plus tôt fait, et n’eût pas eu moins de pouvoir sur les imaginations. Mais l’âme la moins assujettie n’échappe pas entièrement à l’empire de l’habitude, à cette conclusion si persuasive pour la foule, et spécieuse pour le génie lui-même, à cet argument de la routine qui tire de l’état le plus ordinaire de l’homme un témoignage naturel et une preuve de sa destination. Il faut se séparer des choses humaines, non pas pour voir qu’elles pourraient être changées, mais pour oser le croire. On n’a pas besoin de cet isolement pour imaginer les moyens qu’on veut employer, mais pour en espérer le succès. On va dans la retraite, on y vit ; l’habitude des choses anciennes s’affaiblit, l’extraordinaire est jugé sans partialité, il n’est plus romanesque : on y croit, on revient, on réussit.

Je me rapprochai de la route avant le retour de Fonsalbe. J’étais très-mouillé ; il prétendit qu’on eût pu arriver jusqu’à l’endroit même de la chute sans cet inconvénient-là. C’est où je l’attendais : il réussit d’abord ; mais la colonne d’eau qui s’élève était très-mobile, quoiqu’il n’y eût aucun vent sensible dans la vallée. Nous allions nous retirer, lorsqu’en une seconde il fut inondé ; alors il se laissa entraîner, et je le menai à la place même où je m’étais assis. Mais je craignais que les variations inopinées de la pression de l’air n’affectassent sa poitrine, moins forte que la mienne ; nous nous retirâmes presque aussitôt. J’avais essayé en vain de m’en faire entendre autrement que par signes ; mais, lorsque nous fûmes éloignés de plusieurs toises, je lui demandai, avant que son étonnement cessât, ce que devenaient dans une semblable situation les habitudes de l’homme, ou même ses affections les plus puissantes, et les passions qu’il croit indomptables.

Nous nous promenions, allant et revenant de la cascade à la route. Nous convînmes que l’homme le plus fortement organisé peut n’avoir aucune passion positive, malgré son aptitude à toutes, et qu’il y eut plusieurs fois de tels hommes, soit parmi les maîtres des peuples, soit parmi les mages, les gymnosophistes, soit parmi les fidèles vrais et persuadés de certaines religions, comme l’islamisme, le christianisme, le bouddhisme.

L’homme supérieur a toutes les facultés de l’homme, et il peut éprouver toutes les affections humaines ; il s’arrête aux plus grandes de celles que sa destinée lui donne. Celui qui fait céder de grandes pensées à des idées petites ou personnelles, celui qui, ayant à faire ou à décider des choses importantes, est ému par de petites affections et des intérêts misérables, n’est pas un homme supérieur.

L’homme supérieur voit toujours au delà de ce qu’il est et de ce qu’il fait ; loin de rester en arrière de sa destinée, il devance toujours ce qu’elle peut lui permettre, et ce mouvement naturel de son âme n’est point la passion du pouvoir ou des grandeurs. Il est au-dessus des grandeurs et du pouvoir : il aime ce qui est utile, noble et juste ; il aime ce qui est beau. Il reçoit la puissance, parce qu’il en faut pour rétablir ce qui est utile et beau ; mais il aimerait une vie simple, parce qu’une vie simple peut être pure et belle. Il fait quelquefois ce que les passions humaines peuvent faire ; mais il y a dans lui une chose impossible, c’est qu’il le fasse par passion. Non-seulement l’homme supérieur, le véritable homme d’État n’est point passionné pour les femmes, n’aime point le jeu, n’aime point le vin, mais je prétends qu’il n’est pas même ambitieux. Quand il agit comme les êtres nés pour le regarder avec surprise, il ne le fait point par les mobiles qu’ils connaissent. Il n’est ni défiant ni confiant, ni dissimulé ni ouvert, ni reconnaissant ni ingrat ; il n’est rien de tout cela : son cœur attend, son intelligence conduit. Pendant qu’il est à sa place, il marche à sa fin, qui est l’ordre en grand, et une amélioration du sort des hommes. Il voit, il veut, il fait. Celui dont on peut dire : Il a tel faible ou tel penchant, sera un homme comme les autres. Mais l’homme né pour gouverner est juste et absolu. Désabusé, il serait plus encore ; il ne serait pas absolu, il ne serait pas le maître : il deviendrait un sage.

LETTRE LXXXV.

Im., 12 octobre, IX.

Je le craignais comme vous. Il était naturel de penser que cette sorte de mollesse où mon ennui m’a jeté deviendrait bientôt une habitude presque insurmontable ; mais, quand j’y ai songé davantage, j’ai cru voir que je n’avais plus rien à en craindre, que le mal était déjà dans moi, et qu’il me serait toujours trop naturel d’être ainsi dans des circonstances semblables aux circonstances présentes. J’ai cru voir de même que dans une autre situation j’aurais toujours un autre caractère. La manière dont je végète dans l’ordre de choses où je me trouve n’aura aucune influence sur celle que je prendrais si les temps venaient à me prescrire autant d’activité que maintenant ils en demandent peu de moi.

Que me servirait de vouloir rester debout à l’heure du repos, ou vivant dans ma tombe ? Un homme laborieux et qui ne veut point perdre le jour doit-il pour cela se refuser au sommeil de la nuit ? Ma nuit est trop longue à la vérité ; mais est-ce ma faute si les jours sont courts, si les nuits sont ténébreuses dans la saison où je suis né ? Je veux, comme un autre, me montrer au dehors quand l’été viendra ; en attendant je dors auprès du feu pendant les frimas. Je crois que Fonsalbe devient dormeur comme moi. C’est une bizarrerie bien digne de la misère de l’homme, que notre manière triste et tranquille dans la plus belle retraite d’un si beau pays, et dans l’aisance au milieu de quelques infortunés plus contents que nous ne le serons jamais.

Il faut que je vous apprenne quelque chose de nos manies, vous trouverez qu’habituellement notre langueur n’a rien d’amer. Il est inutile de vous dire que je n’ai pas une nombreuse livrée. A la campagne, et dans notre manière de vivre, les domestiques ont leurs occupations ; les cordons pourraient aller dix fois avant que personne vînt. J’ai cherché la commodité et non l’appareil ; j’ai d’ailleurs évité les dépenses sans but ; et j’aime autant me fatiguer moi-même à verser de l’eau d’une carafe dans un verre, que de sonner pour qu’un laquais vigoureux accoure le faire depuis l’extrémité de la maison. Comme Fonsalbe et moi nous ne faisons guère un mouvement l’un sans l’autre, un cordon communique de sa chambre à coucher à la mienne et à mon cabinet. La manière de le tirer varie : nous nous en avertissons ainsi, non pas selon le besoin, mais selon nos fantaisies ; en sorte que le cordon va très-souvent.

Plus ces fantaisies sont burlesques, plus elles nous amusent. Ce sont les jouets de notre oisiveté ; nous sommes princes en ceci, et, sans avoir d’États à gouverner, nous suivons des caprices un peu bouffons. Nous croyons que c’est toujours quelque chose d’avoir ri ; avec cette différence néanmoins que notre rire ne mortifiera personne. Quelquefois une puérilité nous arrête pendant que nous comptons les mondes avec Lambert ; quelquefois, encore remplis de l’enthousiasme de Pindare, nous nous amusons de la démarche imposante d’un poulet d’Inde, ou des manières athlétiques de deux matous épris d’amour qui se disputent leur héroïne.

Depuis quelque temps nous nous sommes avisés de convenir que celui qui serait une demi-heure sans pouvoir se rendormir éveillerait l’autre, afin qu’il eût aussi son heure de patience ; et que celui qui ferait un songe bien comique, ou de nature à produire une émotion forte, en avertirait aussitôt, afin que le lendemain, en prenant le thé, on l’expliquât selon l’antique science secrète.

Je puis maintenant me jouer un peu avec le sommeil ; je commence à le retrouver depuis que j’ai renoncé au café, depuis que je ne prends de thé que fort modérément, et que je le remplace quelquefois par du petit-lait, ou simplement par un verre d’eau. Je dormais sans m’en apercevoir pour ainsi dire, et sans repos comme sans jouissance. En m’endormant et en m’éveillant, j’étais absolument le même qu’au milieu du jour ; mais à présent j’obtiens, pendant quelques minutes, ce sentiment des progrès du sommeil, cet affaiblissement voluptueux qui annonce l’oubli de la vie, et dont le retour journalier la rend supportable aux malheureux en la suspendant, en la divisant sans cesse. Alors on est bien au lit, même lorsqu’on n’y dort point. Vers le matin, je me mets sur l’estomac. Je ne dors pas, je ne suis pas éveillé ; je suis bien. C’est alors que je rêve en paix. Dans ces moments de calme, j’aime à voir la vie ; il me semble alors qu’elle m’est étrangère, je n’y ai point de rôle. Ce qui m’arrête surtout maintenant, c’est le fracas des moyens et le néant des résultats ; cet immense travail des êtres, et cette fin incertaine, stérile et peut-être contradictoire, ou ces fins opposées et vaines. La mousse mûrit sur la roche battue des flots ; mais son fruit périra. La violette fleurit inutile sous le buisson du désert. Ainsi l’homme désire, et mourra. Il naît au hasard, il s’essaye sans but, il lutte sans objet, il sent et pense en vain, il passe sans avoir vécu, et celui qui obtient de vivre passera aussi. César a gagné cinquante batailles, il a vaincu l’Occident ; il a passé. Mahomet, Pythagore, ont passé. Le cèdre qui ombrageait les troupeaux a passé comme le gramen que les troupeaux foulaient.

Plus on cherche à voir, plus on se plonge dans la nuit. Tous agissent pour se conserver et se reproduire : la fin de leurs actions est visible, comment celle de leur être ne l’est-elle pas ? L’animal a les organes, les forces, l’industrie pour subsister et se perpétuer ; il agit pour vivre, et il vit ; il agit pour se reproduire, et il se reproduit. Mais pourquoi vivre ? pourquoi se perpétuer ? Je n’entends rien à cela. La bête broute et meurt ; l’homme mange et meurt. Un matin je songeais à tout ce qu’il fait avant de mourir ; j’eus tellement besoin de rire, que je tirai deux fois le cordon. Mais en déjeunant nous ne pûmes jamais rire ; ce jour-là Fonsalbe imagina de trouver du sérieux dans les arts, dans la gloire, dans les hautes sciences, dans la métaphysique des trinités, je ne sais encore dans quoi. Depuis ce déjeuner, j’ai remis sur ma table De l’Esprit des choses, et j’en ai lu un volume presque entier.

Je vous avoue que ce système de la réparation du monde ne me choque point du tout. Il n’est pas moderne, mais cela ne peut lui donner que plus d’autorité. Il est grand, il est spécieux. L’auteur est entré dans ces profondeurs, et j’ai pris le parti de lui savoir gré de l’extrême obscurité des termes ; on en sera d’autant moins frappé de celle des choses. Je croirais volontiers que cette hypothèse d’une dégradation fortuite, et d’une lente régénération ; d’une force qui vivifie, qui élève, qui subtilise, et d’une autre qui corrompt et qui dégrade, n’est pas le moins plausible de nos rêves sur la nature des choses. Je voudrais seulement qu’on nous dît comment s’est faite ou du moins comment s’est dû faire cette grande révolution ; pourquoi le monde échappa ainsi à l’Éternel ; comment il s’est pu qu’il le permît, ou qu’il ne pût pas l’empêcher ; et quelle force étrangère à la puissance universelle a produit l’universel cataclysme ? Ce système expliquera tout, excepté la principale difficulté ; mais le dogme oriental des deux principes était plus clair.

Quoi qu’il en puisse être sur une question peu faite sans doute pour l’habitant de la terre, je ne connais rien qui rende raison du phénomène perpétuel dont tous les accidents accablent notre intelligence, et déconcertent notre curieuse avidité. Nous voyons les individus s’agglomérer et se propager en espèces, pour marcher avec une force multipliée et continue vers je ne sais quel but dont ils sont repoussés sans cesse. Une industrie céleste produit sans relâche, et par des moyens infinis. Un principe d’inertie, une force morte résiste froidement ; elle éteint, elle détruit en masse. Tous les agents particuliers sont passifs ; ils tendent néanmoins avec ardeur vers ce qu’ils ne sauraient soupçonner, et le but de cette tendance générale, inconnu d’eux, paraît l’être de tout ce qui existe. Non-seulement le système des êtres semble plein de contrastes dans les moyens, et d’oppositions dans les produits ; mais la force qui le meut paraît vague, inquiète, énervée ou balancée par une force indéfinissable : la nature paraît empêchée dans sa marche, et comme embarrassée et incertaine.

Nous croirons discerner une lueur dans l’abîme, si nous entrevoyons les mondes comme des sphères d’activité, comme des ateliers de régénération où la matière travaillée graduellement, et subtilisée par un principe de vie, doit passer de l’état passif et brut à ce point d’élaboration, de ténuité, qui la rendra enfin susceptible d’être imprégnée de feu et pénétrée de lumière. Elle sera employée par l’intelligence, non plus comme des matériaux informes, mais comme un instrument perfectionné, puis comme un agent direct, et enfin comme une partie essentielle de l’être unique, qui alors deviendra vraiment universel et vraiment un.

Le bœuf est fort et puissant ; il ne le sait même pas. Il absorbe une multitude de végétaux, il dévore un pré ; quel grand avantage en va-t-il retirer ? Il rumine, il végète pesamment dans l’étable où l’enferme un homme triste, pesant, inutile comme lui. L’homme le tuera, il le mangera, il n’en sera pas mieux ; et, après que le bœuf sera mort, l’homme mourra. Que restera-t-il de tous deux ? un peu d’engrais qui produira des herbes nouvelles, et un peu d’herbe qui nourrira des chairs nouvelles. Quelle vaine et muette vicissitude de vie et de mort ! quel froid univers ! Et comment est-il bon qu’il soit au lieu de n’être pas ?

Mais, si cette fermentation silencieuse et terrible qui semble ne produire que pour immoler, ne faire que pour que l’on ait été, ne montrer les germes que pour les dissiper, ou n’accorder le sentiment de la vie que pour donner le frémissement de la mort ; si cette force qui meut dans les ténèbres la matière éternelle, lance quelques lueurs pour essayer la lumière ; si cette puissance qui combat le repos et qui promet la vie, broie et pulvérise son œuvre afin de la préparer pour un grand dessein ; si ce monde où nous paraissons n’est que l’essai du monde ; si ce qui est ne fait qu’annoncer ce qui doit être ; cette surprise que le mal visible excite en nous ne paraît-elle pas expliquée ? Le présent travaille pour l’avenir, et l’arrangement du monde est que le monde actuel soit consumé ; ce grand sacrifice était nécessaire, et n’est grand qu’à nos yeux. Nous passons dans l’heure du désastre ; mais il le fallait, et l’histoire des êtres d’aujourd’hui est dans ce seul mot : ils ont vécu. L’ordre fécond et invariable sera le produit de la crise laborieuse qui nous anéantit : l’œuvre est déjà commencée, et les siècles de vie subsisteront quand nous, nos plaintes, notre espérance et nos systèmes aurons à jamais passé.

Voilà ce que les anciens pressentaient : ils conservaient le sentiment de la détresse de la terre. Cette idée vaste et profonde a produit les institutions des premiers âges, elles durèrent dans la mémoire des peuples comme le grand monument d’une mélancolie sublime. Mais des hordes restées barbares, et des hordes formées par quelques fugitifs qui avaient oublié les traditions antiques en errant dans leurs forêts, des Pélasges, des Scythes, des Scandinaves, ont répandu les dogmes gothiques, les fictions des versificateurs, et la fausse magie[40] des sauvages : alors l’histoire des choses en est devenue l’énigme, jusqu’au jour où un homme, qui a trop peu vécu, s’est mis à déchirer quelque partie du voile étendu par les barbares[41].

Ensuite je fais un mouvement qui me distrait, je change d’attitude, et je ne vois plus rien de tout cela.

D’autres fois je me trouve dans une situation indéfinissable ; je ne dors ni ne veille, et cette incertitude me plaît beaucoup. J’aime à mêler, à confondre les idées du jour et celles du sommeil. Souvent il me reste un peu de l’agitation douce que laisse un songe animé, effrayant, singulier, rempli de ces rapports mystérieux et de cette incohérence pittoresque qui amusent l’imagination.

Le génie de l’homme éveillé n’atteindrait pas à ce que lui présentent les caprices de la nuit. Il y a quelque temps que je vis une éruption de volcan ; mais jamais l’horreur des volcans ne fut aussi grande, aussi épouvantable, aussi belle. Je voyais d’un lieu élevé ; j’étais, je crois, à la fenêtre d’un palais, et plusieurs personnes étaient auprès de moi. C’était pendant la nuit, mais elle était éclairée. La lune et Saturne paraissaient dans le ciel, entre des nuages épars, et entraînés rapidement, quoique tout le reste fût calme. Saturne était près de la terre ; il paraissait plus grand que la lune, et son anneau, blanc comme le métal que le feu va mettre en fusion, éclairait la plaine immense cultivée et peuplée. Une longue chaîne, très-éloignée, mais bien visible, de monts neigeux, élevés, uniformes, réunissait la plaine et les cieux. J’examinais : un vent terrible passe sur la campagne, enlève et dissipe culture, habitations, forêts ; et en deux secondes ne laisse qu’un désert de sable aride, rouge et comme embrasé par un feu intérieur. Alors l’anneau de Saturne se détache, il glisse dans les cieux, il descend avec une rapidité sinistre, il va toucher la haute cime des neiges ; et en même temps elles sont agitées et comme travaillées dans leurs bases ; elles s’élèvent, s’ébranlent, et roulent sans changer, comme les vagues énormes d’une mer que le tremblement du globe entier soulèverait. Après quelques instants, des feux vomis du sommet de ces ondes blanches retombent des cieux où ils se sont élancés, et coulent en fleuves brûlants. Les monts étaient pâles et embrasés selon qu’ils s’élevaient ou s’abaissaient dans leur mouvement lugubre ; et ce grand désastre s’accomplissait au milieu d’un silence plus lugubre encore.

Vous pensez sans doute que, dans cette ruine de la terre, je m’éveillai plein d’horreur avant la catastrophe ; mais mon songe n’a pas fini selon les règles. Je ne m’éveillai point ; les feux cessèrent, l’on se trouva dans un grand calme. Le temps était obscur ; on ferma les fenêtres, on se mit à jaser dans le salon, nous parlâmes du feu d’artifice, et mon rêve continua.

J’entends dire et répéter que nos rêves dépendent de ce dont nous avons été frappés les jours précédents. Je crois bien que nos rêves, ainsi que toutes nos idées et nos sensations, ne sont composés que de parties déjà familières et dont nous avons fait l’épreuve ; mais je pense que ce composé n’a souvent pas d’autre rapport avec le passé. Tout ce que nous imaginons ne peut être formé que de ce qui est ; mais nous rêvons, comme nous imaginons, des choses nouvelles, et qui n’ont souvent, avec ce que nous avons vu précédemment, aucun rapport que nous puissions découvrir. Quelques-uns de ces rêves reviennent constamment de la même manière, et semblables dans plusieurs de leurs moindres détails, sans que nous y pensions durant l’intervalle qui s’écoule entre ces diverses époques. J’ai vu en songe des sites plus beaux que tous ceux que j’aurais pu imaginer, et je les ai vus toujours les mêmes. Dès mon enfance je me suis trouvé, en rêve, auprès d’une des premières villes de l’Europe. L’aspect du pays différait essentiellement de celui des terres qui environnent réellement cette capitale, que je n’ai jamais vue ; et, toutes les fois que j’ai rêvé qu’étant en voyage j’approchais de cette ville, j’ai toujours trouvé le pays tel que je l’avais rêvé la première fois, et non pas tel que je le sais être.

Douze ou quinze fois peut-être, j’ai vu en rêve un lieu de la Suisse que je connaissais déjà avant le premier de ces rêves ; et néanmoins, quand j’y passe ainsi en songe, je le vois très-différent de ce qu’il est réellement, et toujours comme je l’ai rêvé la première fois.

Il y a plusieurs semaines que j’ai vu une vallée délicieuse, si parfaitement disposée selon mes goûts, que je doute qu’il en existe de semblables. La nuit dernière je l’ai vue encore, et j’y ai trouvé de plus un vieillard, tout seul, qui mangeait de mauvais pain à la porte d’une petite cabane fort misérable. Je vous attendais, m’a-t-il dit ; je savais que vous deviez venir ; dans quelques jours je n’y serai plus, et vous trouverez ici du changement. Ensuite nous avons été sur le lac, dans un petit bateau qu’il a fait tourner en se jetant dans l’eau. J’allai au fond ; je me noyais et je m’éveillai.

Fonsalbe prétend qu’un tel rêve doit être prophétique, et que je verrai un lac et une vallée semblables. Afin que le songe s’accomplisse, nous avons arrêté que, si je trouve jamais un pareil lieu, j’irai sur l’eau, pourvu que le bateau soit bien construit, que le temps soit calme, et qu’il n’y ait point de vieillard.

LETTRE LXXXVI.

Im., 16 novembre, IX.

Vous avez très-bien deviné ce que je n’avais fait que laisser entrevoir. Vous en concluez que déjà je me regarde comme un célibataire, et j’avoue que celui qui se regarde comme destiné à l’être est bien près de s’y résoudre.

Puisque la vie se trouve sans mouvement quand on lui ôte ses plus honnêtes mensonges, je crois avec vous que l’on peut perdre plus qu’on ne gagne à se tenir trop sur la défensive, à se refuser à ce lien hasardeux qui promet tant de délices, qui occasionne tant d’amertumes. Sans lui la vie domestique est vide et froide, surtout pour l’homme sédentaire. Heureux celui qui ne vit pas seul, et qui n’a pas à gémir de ne point vivre seul.

Je ne vois rien que l’on puisse de bonne foi nier ou combattre dans ce que vous dites en faveur du mariage. Ce que je vous objecterai, c’est ce dont vous ne parlez pas.

On doit se marier, cela est prouvé ; mais ce qui est devoir sous un rapport peut devenir folie, bêtise ou crime sous un autre. Il n’est pas si facile de concilier les divers principes de notre conduite. On sait que le célibat en général est un mal ; mais que l’on puisse en blâmer tel ou tel particulier, c’est une question très-différente. Je me défends, il est vrai, et ce que je dis tend à m’excuser moi-même ; mais qu’importe que cette cause soit la mienne, si elle est bonne. Je ne veux faire en sa faveur qu’une observation dont la justesse me paraît évidente. Je suis bien aise de vous la faire à vous, qui m’auriez volontiers contesté, un certain soir, l’extrême besoin d’une réforme pour mettre de l’unité, de l’accord, de la simplicité dans les règles de nos devoirs ; à vous, qui m’avez accusé d’exagération lorsque j’avançais qu’il est plus difficile et plus rare d’avoir assez de discernement pour connaître le devoir que de trouver assez de forces pour le suivre. Vous aviez pour vous de grandes autorités anciennes et modernes ; j’en avais d’aussi grandes, et de très-bonnes intentions peuvent avoir trompé sur cela les Solon, les Cicéron, et d’autres encore.

L’on suppose que notre code moral est fait. Il n’y a donc plus qu’à dire aux hommes : Suivez-le ; si vous étiez de bonne foi, vous seriez toujours justes[42]. Mais moi, j’ai le malheur de prétendre que ce code est encore à faire ; je me mets au nombre de ceux qui y voient des contradictions, principes de fréquentes incertitudes, et qui plaignent les hommes justes, plus embarrassés dans le choix que faibles dans l’exécution. J’ai vu des circonstances où je défie l’homme le plus inaccessible à toute considération personnelle de prononcer sans douter, et où le moraliste le plus exercé ne prononcera jamais aussi vite qu’il est souvent nécessaire d’agir.

Mais de tous ces cas difficiles, je n’en veux qu’un : c’est celui dont j’ai à me disculper, et j’y reviens. Il faut rendre une femme heureuse, et préparer le bonheur de ses enfants ; il faut donc avant tout s’arranger de manière à avoir la certitude, ou du moins la probabilité de le pouvoir. On doit encore à soi-même et à ses autres devoirs futurs de se ménager la faculté de les remplir, et par conséquent la probabilité d’être dans une situation qui nous le permette, et qui nous donne au moins la partie du bonheur nécessaire à l’emploi de la vie. C’est autant une faute qu’une imprudence de prendre une femme qui remplira nos jours de désordre, de dégoûts ou d’opprobre ; d’en prendre une qu’il faudra chasser ou abandonner ; ou une avec qui tout bonheur mutuel sera impossible. C’est une faute de donner la naissance à des êtres pour qui on ne pourra probablement rien. Il fallait être à peu près assuré, sinon de leur laisser un sort indépendant, du moins de leur donner les avantages moraux de l’éducation, et les moyens de faire quelque chose, de remplir dans la société un rôle qui ne fût ni misérable ni déshonnête.

Vous pouvez, en route, ne point choisir votre gîte, et considérer comme supportable l’auberge que vous rencontrez. Mais vous choisirez au moins votre domicile ; vous ne vous fixerez pas pour la vie, vous n’acquerrez pas un domaine sans avoir examiné s’il vous convient. Vous ne ferez donc pas au hasard un choix plus important encore, et par lui-même, et parce qu’il est irrévocable.

Sans doute il ne faut pas aspirer à une perfection absolue ou chimérique ; il ne faut pas chercher dans les autres ce qu’on n’oserait prétendre leur offrir soi-même, et juger ce qui se présente avec assez de sévérité pour ne jamais atteindre à ce qu’on cherche. Mais approuverons-nous l’homme impatient qui se jette dans les bras du premier venu, et qui sera forcé de rompre dans trois mois avec l’ami si inconsidérément choisi, ou de s’interdire toute sa vie une amitié réelle pour en conserver une fausse ?

Ces difficultés dans le mariage ne sont pas les mêmes pour tous ; elles sont en quelque sorte particulières à une certaine classe d’hommes, et dans cette classe elles sont fréquentes et grandes. On répond du sort d’autrui ; on est assujetti à des considérations multipliées, et il peut arriver que les circonstances ne permettent aucun choix raisonnable jusqu’à l’âge de n’en plus espérer.

LETTRE LXXXVII.

20 novembre, IX.

Que la vie est mélangée ! que l’art de s’y conduire est difficile ! Que de chagrins pour avoir bien fait ! que de désordres pour avoir tout sacrifié à l’ordre ! que de trouble pour avoir voulu tout régler, quand notre destinée ne voulait point de règle !

Vous ne savez trop ce que je veux vous dire avec ce préambule ; mais, occupé de Fonsalbe, plein de l’idée de ses ennuis, de ce qui lui est arrivé, de ce qui devait lui arriver, de ce que je sais, de ce qu’il m’a appris, je vois un abîme d’injustices, de dégoûts, de regrets ; et, ce qui est plus déplorable, dans cette suite de misères je ne vois rien d’étonnant, et rien qui lui soit particulier. Si tous les secrets étaient connus, si l’on voyait dans l’endroit caché des cœurs l’amertume qui les ronge, tous ces hommes contents, ces maisons agréables, ces cercles légers, ne seraient plus qu’une multitude d’infortunés rongeant le frein qui les comprime, et dévorant la lie épaisse de ce calice de douleurs dont ils ne verront pas le fond. Ils voilent tous leurs peines ; ils élèvent leurs fausses joies, ils s’agitent pour les faire briller à des yeux jaloux toujours ouverts sur autrui. Ils se placent dans le point de vue favorable, afin que cette larme qui reste dans leur œil lui donne un éclat apparent, et soit enviée de loin comme l’expression du plaisir.

La vanité sociale est de paraître heureux. Tout homme se prétend seul à plaindre dans tout, et s’arrange de manière à être félicité de tout. S’il parle au confident de ses peines, son œil, sa bouche, son attitude, tout est douleur ; malgré la force de son caractère, de profonds soupirs accusent sa destinée lamentable, et sa démarche est celle d’un homme qui n’a plus qu’à mourir. Des étrangers entrent ; sa tête s’affermit, son sourcil s’élève, son œil se fixe, il fait entendre que les revers ne sauraient l’atteindre, qu’il se joue du sort, qu’il peut payer tous les plaisirs : il n’est pas jusqu’à sa cravate qui ne se trouve aussitôt disposée d’une manière plus heureuse ; et il marche comme un homme que le bonheur agite, et qui cède aux grands résultats de sa destinée.

Cette vaine montre, cette manie des beaux dehors n’est ignorée que des sots, et pourtant presque tous les hommes en sont dupes. La fête où vous n’êtes pas vous paraît un plaisir, au moment même où celle qui vous occupe n’est qu’un fardeau de plus. — Il jouit de cent choses ! dites-vous. — Ne jouissez-vous pas de ces mêmes choses, et de beaucoup d’autres peut-être ? — Je parais en jouir, mais... — Homme trompé ! ces mais ne sont-ils pas aussi pour lui ? Tous ces heureux se montrent avec leur visage des fêtes, comme le peuple sort avec l’habit des dimanches. La misère reste dans les greniers et dans les cabinets. La joie ou la patience sont sur ces lèvres qu’on observe ; le découragement, les douleurs, la rage des passions et de l’ennui, sont au fond des cœurs ulcérés. Dans cette grande population, tout l’extérieur est préparé ; il est brillant ou supportable, et l’intérieur est affreux. C’est à ces conditions que nous avons obtenu d’espérer. Si nous ne pensions pas que les autres sont mieux, et qu’ainsi nous pourrons être mieux nous-mêmes, qui de nous traînerait jusqu’au bout de ses jours imbéciles ?

Plein d’un projet beau, raisonné, mais un peu romanesque, Fonsalbe partit pour l’Amérique espagnole. Il fut retenu à la Martinique par un incident assez bizarre qui paraissait devoir être de peu de durée, et qui eut pourtant de longues suites. Forcé d’abandonner enfin ses desseins, il allait repasser la mer, et n’en attendait que l’occasion. Un parent éloigné chez qui il avait demeuré pendant tout son séjour aux Antilles tombe malade, et meurt au bout de peu de jours. Il lui fait entendre en mourant que sa consolation serait de lui laisser sa fille, dont il croyait faire le bonheur en la lui donnant. Fonsalbe, qui n’avait nullement pensé à elle, lui objecte qu’ayant vécu plus de six mois dans le même maison sans avoir formé avec elle aucune liaison particulière, il lui était sans doute et lui resterait indifférent. Le père insiste, il lui apprend que sa fille était portée à l’aimer, et qu’elle le lui avait dit en refusant de contracter un autre mariage. Fonsalbe n’objecte plus rien, il hésite ; il met à la place de ses projets renversés celui de remplir doucement et honnêtement le rôle d’une vie obscure, de rendre une femme heureuse, et d’avoir de bonne heure des enfants, afin de les former. Il songe que les défauts de celle qu’on lui propose sont ceux de l’éducation, et que ses qualités sont naturelles ; il se décide, il promet. Le père meurt ; quelques mois se passent ; son fils et sa fille se préparent à diviser le bien qu’il leur a laissé. On était en guerre ; des vaisseaux ennemis croisent devant l’île, on s’attend à un débarquement. Sous ce prétexte, le futur beau-frère de Fonsalbe dispose tout, comme pour se retirer subitement lorsqu’il le faudra, et se mettre en sûreté ; mais, pendant la nuit, il se rend à la flotte avec tous les nègres de l’habitation, emportant ce qui pouvait être emporté. On a su depuis qu’il s’était établi dans une île anglaise, où son sort ne fut pas heureux.

Sa sœur ainsi dépouillée parut craindre que Fonsalbe ne l’abandonnât malgré sa promesse. Alors il précipita son mariage pour lequel il eût attendu le consentement de sa famille ; mais ce soupçon, auquel il ne daigna faire aucune autre réponse, n’était pas propre à augmenter son estime pour une femme qu’il prit ainsi sans en avoir ni bonne ni mauvaise opinion, et sans autre attachement qu’une amitié ordinaire.

Une union sans amour peut fort bien être heureuse. Mais les caractères se convenaient peu : ils se convenaient pourtant en quelque chose, et c’est dans un cas semblable que l’amour serait bon, je pense, pour les rapprocher tout à fait. La raison était peut-être une ressource suffisante ; mais la raison n’agit pleinement qu’au sein de l’ordre : la fortune s’opposait à une vie suivie et réglée.

On ne vit qu’une fois : on tient à son système, quand il est en même temps celui de la raison et celui du cœur, et on croit devoir hasarder le bien qu’on ne pourra jamais faire si on attend des certitudes. Je ne sais si vous verrez de même ; mais je sens que Fonsalbe a bien fait. Il en a été puni, il devait l’être ; a-t-il donc mal fait pour cela ? Si on ne vit qu’une fois... Devoir réel, seule consolation d’une vie fugitive ! sainte morale ! sagesse du cœur de l’homme ! il n’a point manqué à vos lois. Il a laissé certaines idées d’un jour, il a oublié nos petites règles : l’habitué du coin, le législateur du quartier, le condamneraient ; mais ces hommes de l’antiquité que trente siècles vénèrent, ces hommes justes et grands, ils auraient fait, ils ont fait comme lui...

Plus je connais Fonsalbe, plus je vois que nous resterons ensemble. Nous l’avons décidé ainsi ; la nature des choses l’avait décidé avant nous : je suis heureux qu’il n’ait pas d’état. Il tiendra ici votre place, autant qu’un ami nouveau peut remplacer un ami de vingt années, autant que je pourrai trouver dans mon sort une ombre de nos anciens songes.

L’intimité entre Fonsalbe et moi devance le progrès du temps, et elle a déjà le caractère vénérable de l’ancienneté. Sa confiance n’a point de bornes ; et, comme c’est un homme très-discret et naturellement réservé, vous jugez si j’en sens le prix. Je lui dois beaucoup ; ma vie est un peu moins inutile, et elle deviendra tranquille malgré ce poids intérieur qu’il peut me faire oublier quelquefois, mais qu’il ne saurait lever. Il a rendu à mes déserts quelque chose de leur beauté heureuse, et du romantisme de leurs sites alpestres : un infortuné, un ami y trouve des heures assez douces qu’il n’avait pas connues. Nous nous promenons, nous jasons, nous allons au hasard ; nous sommes bien quand nous sommes ensemble. Je vois tous les jours davantage quels cœurs une destinée contraire peut cacher parmi les hommes qui ne les connaissent pas, et dans un ordre de choses où ils se chercheraient eux-mêmes.

Fonsalbe a vécu tristement dans de perpétuelles inquiétudes, et sans jouir de rien. Il a deux ou trois ans de plus que moi ; il sent que la vie s’écoule. Je lui disais : Le passé est plus étranger pour nous que l’existence d’un inconnu, il n’en reste rien de réel ; les souvenirs qu’il laisse sont trop vains pour être comptés comme des biens ou des maux par un homme sage. Quel fondement peuvent avoir les plaintes ou les regrets de ce qui n’est plus ? Si vous eussiez été le plus heureux des hommes, le jour présent serait-il meilleur ? Si vous eussiez souffert des maux affreux... Il me laissait dire, mais je m’arrêtai moi-même. Je sentis que, s’il eût passé dix années dans un caveau humide, sa santé en fût restée altérée ; que les peines morales peuvent aussi laisser des impressions ineffaçables, et que, quand un homme sensé se plaint des malheurs qu’il paraît ne plus éprouver, ce sont leurs suites et leurs conséquences diverses qu’il déplore.

Quand on a volontairement laissé échapper l’occasion de bien faire, on ne la retrouve ordinairement pas ; c’est ainsi qu’est punie la négligence de ceux dont la nature était de faire le bien, mais que retiennent les considérations du moment, ou les intérêts de leurs passions. Quelques-uns de nous joignent à cette disposition naturelle la volonté raisonnée de la suivre, et l’habitude de faire taire toute passion contraire ; leur unique intention, leur premier désir est de jouer bien en tout le rôle d’homme, et d’exécuter ce qu’ils jugent être bon. Verront-ils sans regret s’éloigner d’eux toute possibilité de faire bien ces choses qui n’appartiennent qu’à la vie privée, mais qui sont importantes parce que très-peu d’hommes songent réellement à les bien faire ?

Ce n’est pas une partie de la vie aussi peu étendue, aussi secondaire qu’on le pense, de faire pour sa femme non pas seulement ce que le devoir prescrit, mais ce qu’une raison éclairée conseille, et même tout ce qu’elle permet. Bien des hommes remplissent avec honneur de grandes fonctions publiques, qui n’eussent pas su agir dans leur intérieur, comme Fonsalbe eût fait s’il eût eu une femme d’un esprit juste et d’un caractère sûr, une femme qui fût ce qu’il fallait pour qu’il suivit sa pensée.

Les plaisirs de la confiance et de l’intimité sont grands entre des amis ; mais, animés et multipliés par tous ces détails qu’occasionne le sentiment de la différence des sexes, ces plaisirs délicats n’ont plus de bornes. Est-il une habitude domestique plus délicieuse que d’être bon et juste aux yeux d’une femme aimée ; de faire tout pour elle et de n’en rien exiger ; d’en attendre ce qui est naturel et honnête et de n’en rien prétendre d’exclusif ; de la rendre estimable, et de la laisser à elle-même ; de la soutenir, de la conseiller, de la protéger, sans la gouverner, sans l’assujettir ; d’en faire une amie qui ne cache rien et qui n’ait rien à cacher, sans lui interdire des choses, indifférentes alors, mais que d’autres tairaient et devraient s’interdire ; de la rendre la plus parfaite, mais la plus libre qu’il se puisse ; d’avoir sur elle tous les droits, afin de lui rendre toute la liberté qu’une âme droite puisse accepter ; et de faire ainsi, du moins dans l’obscurité de notre vie, la félicité d’un être humain digne de recevoir le bonheur sans le corrompre et la liberté de l’esprit sans en être corrompu ?

LETTRE LXXXVIII.

Im., 30 novembre, IX.

Il fait aujourd’hui le temps que j’aimerais pour écrire des riens pendant cinq ou six heures, pour jaser de choses insignifiantes, pour lire de bonnes parodies, pour passer le temps. Depuis plusieurs jours je suis autant que jamais dans cette disposition ; et vous auriez la lettre la plus longue qu’on ait encore reçue à Bordeaux, si je ne devais pas mesurer avec Fonsalbe la pente d’un filet d’eau qu’il veut amener dans la partie la plus haute de mes prés, et qu’aucune sécheresse ne pourra tarir, puisqu’il sort d’un petit glacier. Cependant on peut bien prendre le temps de vous dire que le ciel est précisément tel que je l’attendais.

Ils n’ont pas besoin d’attendre, ceux qui vivent comme il convient, qui ne prennent de la nature que ce qu’ils en ont arrangé à leur manière, et qui sont les hommes de l’homme. Les saisons, le moment du jour, l’état du ciel, tout cela leur est étranger. Leurs habitudes sont comme la règle des moines ; c’est une autre loi qui ne considère qu’elle-même. Elle ne voit point dans la loi naturelle un ordre supérieur, mais seulement une suite d’incidents à peu près périodiques, une série de moyens ou d’obstacles qu’il faut employer ou vaincre selon la fantaisie des circonstances. Sans décider si c’est un mal ou non, j’avoue qu’il en doit être ainsi. Les opérations publiques, et presque tous les genres d’affaires, ont leur moment réglé longtemps d’avance ; elles exigent, à époque fixe, le concours de beaucoup d’hommes, et on ne saurait comment s’entendre si elles suivaient d’autres convenances que celles qui leur sont propres. Cette nécessité entraîne le reste : l’homme des villes, qui ne dépend plus des événements naturels, qui même les voit ou le gêner souvent ou le servir par hasard, se décide et doit se décider à arranger ses habitudes selon son état, selon les habitudes de ceux qu’il voit, selon l’habitude publique, selon l’opinion de la classe dont il est, ou que ses prétentions envisagent.

Une grande ville a toujours à peu près le même aspect ; les occupations ou les délassements y sont toujours à peu près les mêmes, et on y prend volontiers une manière d’être uniforme. Il serait effectivement fort incommode de se lever dès le matin dans les longs jours, et de se coucher plus tôt en décembre. Il est agréable et salubre de voir l’aurore ; mais que ferait-on après l’avoir vue entre les toits, après avoir entendu deux serins pendus à une lucarne saluer le soleil levant ? Un beau ciel, une douce température, une nuit éclairée par la lune, ne changent rien à votre manière ; vous finissez par dire : A quoi cela sert-il ? Et même, en trouvant mauvais l’ordre de choses qui le fait dire, il faudrait convenir que celui qui le dit n’a pas tout à fait tort. On serait au moins original si on allait faire lever exprès son portier et courir de grand matin pour entendre les moineaux chanter sur le boulevard ; si on allait s’asseoir à la fenêtre d’un salon, derrière les rideaux, pour se séparer des lumières et du bruit, pour donner un moment à la nature, pour voir avec recueillement l’astre des nuits briller dans le ruisseau de la rue.

Mais dans mon ravin des Alpes, les jours de dix-huit heures ressemblent peu aux jours de neuf heures. J’ai conservé quelques habitudes de la ville, parce que je les trouve assez douces, et même convenables pour moi qui ne saurais prendre toutes celles du lieu ; cependant, avec quatre pieds de neige et douze degrés de glace, je ne puis vivre précisément de la même manière que quand la sécheresse allume les pins dans les bois, et que l’on fait des fromages à cinq mille pieds au-dessus de moi.

Il me faut un certain mauvais temps pour agir au dehors, un autre pour me promener, un autre pour faire des courses, un autre pour rester auprès du feu, quoiqu’il ne fasse pas froid, et un autre encore pour me placer à la cheminée de la cuisine, pendant que l’on fait ces choses du ménage qui ne sont pas de tous les jours, et que je réserve, autant qu’il se peut, pour ces moments-là. Vous voyez qu’afin de vous dire mon plan, je mêle ce qui est déjà pratiqué à ce qui le sera seulement ; je suppose que j’ai déjà suivi mon genre de vie tel que je commence à le suivre en effet, et tel que je le dispose pour les autres saisons et pour les choses encore à faire.

Je n’osais parler des beaux jours. Il faut pourtant le confesser enfin, je ne les aime pas ; je veux dire que je ne les aime plus. Le beau temps embellit la campagne, il semble y augmenter l’existence ; on l’éprouve généralement ainsi. Mais moi, je suis plus mécontent quand il fait très-beau. J’ai vainement lutté contre ce mal-être intérieur, je n’ai pas été le plus fort ; alors j’ai pris un autre parti beaucoup plus commode, j’ai éludé le mal que je ne pouvais détruire. Fonsalbe veut bien condescendre à ma faiblesse : les excès modérés de la table seront pour ces jours sans usages, si beaux à tous les yeux et si accablants aux miens. Ils seront les jours de la mollesse ; nous les commenceront tard, et nous les passerons aux lumières. S’il se rencontre des choses plaisantes à lire, des choses d’un certain comique, on les met de côté pour ces matinées-là. Après le dîner, on s’enferme, avec du vin ou du léger punch. Dans la liberté de l’intimité, dans la sécurité de l’homme qui n’a jamais à craindre son propre cœur, trouvant quelquefois insuffisant et tout le reste et l’amitié elle-même, avides d’essayer un peu cette folie que nous avons perdue sans être sages, nous cherchons le sentiment actif et passionné de la chose présente, à la place de ce sentiment exact et mesuré de toutes les choses, de ce penser silencieux qui refroidit l’homme et surcharge sa faiblesse.

Minuit arrive ainsi, et l’on est délivré... oui, l’on est délivré du temps, du temps précieux et irréparable, qu’il est souvent impossible de ne pas perdre, et plus souvent impossible d’aimer.

Quand la tête a été dérangée par l’imagination, l’observation, l’étude, par les dégoûts et les passions, par les habitudes, par la raison peut-être, croyez-vous que ce soit une chose facile d’avoir assez de temps, et surtout de n’en avoir jamais trop ? Nous sommes, il est vrai, des solitaires, des campagnards, mais nous avons nos manies ; nous sommes au milieu de la nature, mais nous l’observons. D’ailleurs, je crois que, même dans l’état sauvage, beaucoup d’homme ont trop d’esprit pour ne pas s’ennuyer.

Nous avons perdu les passe-temps d’une société choisie ; nous prétendons nous en consoler en songeant aux ennuis, aux contraintes futiles et inévitables de la société en général. Cependant n’aurait-on pas pu parvenir à ne voir que des connaissances intimes ? Que mettrons-nous à la place de cette manière que les femmes seules peuvent avoir, qu’elles ont dans les capitales de la France, de cette manière qu’elles rendent si heureuse, et qui les rend aussi nécessaires à l’homme de goût qu’à l’homme passionné ? C’est par là que notre solitude est profonde, et que nous y sommes dans le vide des déserts.

A d’autres égards, je croirais que notre manière de vivre est à peu près celle qui emploie mieux le temps. Nous avons quitté le mouvement de la ville ; le silence qui nous environne semble d’abord donner à la durée des heures une constance, une immobilité qui attriste l’homme habitué à précipiter sa vie. Insensiblement et en changeant de régime, on s’y fait un peu. En redevenant calme, on trouve que les jours ne sont pas beaucoup plus longs ici qu’ailleurs. Si je n’avais cent raisons, les unes assez solides, les autres un peu misérables de ne point vivre en montagnard, j’aurais un mouvement égal, une nourriture égale, une manière égale. Sans agitation, sans espoir, sans désir, sans attente, n’imaginant pas, ne pensant guère, ne voulant rien de plus, et ne songeant à rien de nouveau, je passerais d’une saison à une autre et du temps présent à la vieillesse, comme on passe des longs jours aux jours d’hiver, sans en apercevoir l’affaiblissement uniforme. Quand la nuit viendrait, j’en conclurais seulement qu’il faut des lumières, et quand les neiges commenceraient, je dirais qu’il faut allumer les poêles. De temps à autre j’apprendrais de vos nouvelles, et je quitterais un moment ma pipe pour vous répondre que je me porte bien. Je deviendrais content ; je parviendrais à trouver l’anéantissement des jours assez rapide dans la froide tranquillité des Alpes, et je me livrerais à cette suite d’incuriosité, d’oubli, de lenteur, où repose l’homme des montagnes dans l’abandon de ces grandes solitudes.

LETTRE LXXXIX.

Im., 6 décembre, IX.

J’ai voulu vous annoncer dès le jour même ce moment, jadis si désiré, qui pourrait faire époque dans ma vie, si j’étais entièrement revenu de mes songes, ou peut-être si je n’avais rien perdu de mes erreurs. Je suis tout à fait chez moi ; les travaux sont finis. C’est enfin l’instant de prendre un train de vie qui emploie de certaines heures, et qui fasse oublier les autres : je puis faire ce que je veux ; mais le malheur est que je ne vois pas bien ce que je dois faire.

C’est cependant une douce chose que l’aisance ; on peut tout arranger, suivre les convenances, choisir et régler. Avec de l’aisance, la raison peut éviter le malheur dans la vie ordinaire. Les riches seraient heureux s’ils avaient de l’aisance ; mais les riches aiment mieux se faire pauvres. Je plains celui que des circonstances impérieuses réduisent à monter sa maison au niveau de ce qu’il possède. Il n’y a point de bonheur domestique sans une certaine surabondance nécessaire à la sécurité. Si on trouve plus de paix et de bonne humeur dans les cabanes que dans les palais, c’est que l’aisance est plus rare dans les palais que dans les cabanes. Les malheureux, au milieu de l’or, ne savent comment vivre ! S’ils avaient su borner leurs prétentions et celles de leurs familles, ils auraient tout ; car l’or fait tout : mais dans leurs mains inconsidérées l’or ne fait rien. Ils le veulent ainsi : que leurs goûts soient satisfaits ! Mais, dans notre médiocrité, donnons du moins d’autres exemples.

Pour n’être pas vraiment malheureux, il ne faut qu’un bien ; on le nomme raison, sagesse ou vertu. Pour être satisfait, je crois qu’il en faut quatre : beaucoup de raison, de la santé, quelque fortune, et un peu de ce bonheur qui consiste à avoir le sort pour soi. A la vérité, chacun de ces trois autres biens n’est rien sans la raison, et la raison est beaucoup sans eux. Elle peut les donner enfin, ou consoler de leur perte ; mais eux ne la donnent pas, et ce qu’ils donnent sans elle n’a qu’un éclat extérieur, une apparence dont le cœur n’est pas longtemps abusé. Avouons que l’on est bien sur la terre quand on peut et qu’on sait. Pouvoir sans savoir est fort dangereux ; savoir sans pouvoir est inutile et triste.

Pour moi, qui ne prétends pas vivre, mais seulement regarder la vie, je ferai bien de me mettre à imaginer du moins le rôle d’un homme. Je veux passer tous les jours quatre heures dans mon cabinet. J’appellerai cela du travail ; ce n’en est pas un pourtant, car il n’est pas permis de poser une serrure ou d’ourler un mouchoir le jour du repos, mais on est très-libre de faire un chapitre du Monde primitif. Puisque j’ai résolu d’écrire, je ne serais pas excusable si je ne le faisais pas maintenant[43]. J’ai tout ce qu’il me faut : loisir, tranquillité, bibliothèque bornée, mais suffisante ; et au lieu de secrétaire, un ami qui me fera continuer, et qui soutient qu’en écrivant on peut faire quelque bien tôt ou tard.

Avant de m’occuper des faiblesses des hommes, il faut que je vous parle de la mienne pour la dernière fois. Fonsalbe, avec qui je n’aurais pas d’autres secrets, mais qui ne soupçonne rien de ceci, me fait sentir tous les jours, et par sa présence, et par nos entretiens où le nom de sa sœur revient si souvent, combien j’étais éloigné de cet oubli devenu mon seul asile.

Il a parlé de moi dans ses lettres à madame Del***, et il a paru le faire de ma part. Je ne savais comment prévenir cela, ne pouvant en donner à Fonsalbe aucune raison ; mais j’en suis d’autant plus fâché, qu’elle aura dû juger contradictoire que je ne suivisse pas ce que moi-même j’avais dit.

Ne trouvez point bizarre l’amertume que je cherche dans ces souvenirs, et les soins inutiles que je prends pour les éloigner, comme si je n’étais pas sûr de moi. Je ne suis ni fanatique, ni incertain dans ma droiture. Mes intentions me resteront soumises, mais ma pensée ne l’est pas ; et si j’ai toute l’assurance de l’homme qui veut ce qu’il doit, j’ai toute la faiblesse de celui que rien n’a fixé. Cependant je n’aime point ; je suis trop malheureux pour cela. Comment donc se fait-il... ? Vous ne sauriez m’entendre, quand je ne m’entends pas moi-même.

Il y a bien des années que je la vis, mais comme j’étais destiné à n’avoir que le songe de mon existence, il en résulta seulement que son souvenir restait attaché au sentiment de continuité de mon être. Voilà pour ces temps dont tout est perdu.

Le besoin d’aimer était devenu l’existence elle-même, et, le sentiment des choses n’était que l’attente et le pressentiment de cette heure qui commence la lumière de la vie. Mais si dans le cours insipide de mes jours, il s’en trouvait un qui parût offrir le seul bien que la nature contînt alors pour mon cœur, ce souvenir était dans moi comme pour m’en éloigner. Sans avoir aimé, je me voyais dans une sorte d’impuissance d’aimer désormais, ainsi que ces hommes en qui une passion profonde a détruit le pouvoir de sentir une affection nouvelle. Ce souvenir n’était pas l’amour, puisque je n’y trouvais point de consolation, point d’aliment : il me laissait dans le vide, et il semblait m’y retenir ; il ne me donnait rien, et il semblait s’opposer à ce qu’il me fût donné quelque chose. Je restais ainsi sans posséder ni l’ivresse heureuse que l’amour soutient, ni cette mélancolie amère et voluptueuse dont aiment à se consumer nos cœurs encore remplis d’un amour malheureux.

Je ne veux point vous faire la fatigante histoire de mes ennuis. J’ai caché dans mes déserts ma fortune sinistre ; elle entraînerait ce qui m’environne, elle a manqué vous envelopper vous-même. Vous avez voulu tout quitter pour devenir triste et inutile comme moi, mais je vous ai forcé de reprendre vos distractions. Vous avez cru même que j’en avais aussi trouvé ; j’ai entretenu doucement votre erreur. Vous avez su que mon calme ressemblait au sourire du désespoir, j’aurais voulu que vous y fussiez plus longtemps trompé. Je prenais pour vous écrire le moment où je riais.... où je ris de pitié sur moi-même, sur ma destinée, sur tant de choses dont je vois les hommes gémir en répétant qu’elles vont cesser.

Je vous en dis trop ; mais le sentiment de ma destinée m’élève et m’accable. Je ne puis chercher quelque chose en moi, sans y trouver le fantôme de ce qui ne me sera jamais donné.

C’est une nécessité qu’en vous parlant d’elle je sois tout à fait moi. Je n’entends pas bien quelle réserve je devais m’imposer en cela. Elle sentait comme moi, une même langue nous était commune : sont-ils si nombreux ceux qui s’entendent ? Cependant je ne me livrais pas à tant d’illusions. Je vous le répète, je ne veux point vous arrêter sur ces temps que l’oubli doit effacer, et qui sont déjà dans l’abîme : le songe du bonheur a passé avec leurs ombres dans la mort de l’homme et des siècles. Pourquoi ces souvenirs exhalés d’un long trépas ? ils viennent étendre sur les restes vivants de l’homme l’amertume du sépulcre universel où il descendra. Je ne cherche point à justifier ce cœur brisé qui vous est trop bien connu, et qui ne conserve dans ses ruines que l’inquiétude de la vie. Vous savez, vous seul, ses espérances éteintes, ses désirs inexplicables, ses besoins démesurés. Ne l’excusez pas, soutenez-le, relevez ses débris ; rendez-lui, si vous en avez les moyens, et le feu de la vie, et le calme de la raison, tout le mouvement du génie, et toute l’impassibilité du sage : je ne veux point vous porter à plaindre ses folies profondes.

Enfin le hasard le plus inattendu me fit la rencontrer près de la Saône, dans un jour de tristesse. Cet événement si simple m’étonna pourtant. Je trouvai de la douceur à la voir quelquefois. Une âme ardente, et tranquille, fatiguée, désabusée, immense, devait fixer l’inquiétude et le perpétuel supplice de mon cœur. Cette grâce de tout son être, ce fini inexprimable dans le mouvement, dans la voix !... Je n’aime point, souvenez-vous-en, et dites-vous bien tout mon malheur.

Mais ma tristesse devenait plus constante et plus amère. Si madame Del*** eût été libre, j’y eusse trouvé le plaisir d’être enfin malheureux à ma manière ; mais elle ne l’était point, et je me retirai, avant qu’il me devînt impossible de supporter ailleurs le poids du temps. Tout m’ennuyait alors, mais actuellement tout m’est indifférent. Il arrive même que quelque chose m’amuse ; je pouvais donc vous parler de tout ceci. Je ne suis plus fait pour aimer, je suis éteint. Peut-être serais-je bon mari ; j’aurais beaucoup d’attachement. Je commence à songer aux plaisirs de l’amour, je ne suis plus digne d’une amante. L’amour lui-même ne me donnerait plus qu’une femme, et un ami. Comme nos affections changent ! comme le cœur se détruit ! comme la vie passe, avant de finir !

Je vous disais donc combien j’aimais à être ennuyé avec elle de tout ce qui fait les délices de la vie ; j’aimais bien plus les soirées tranquilles. Cela ne pouvait pas durer.

Il m’est arrivé rarement, mais quelquefois, d’oublier que je suis sur la terre comme une ombre qui s’y promène, qui voit et ne peut rien saisir. C’est là ma loi ; quand j’ai voulu m’y soustraire, j’en ai été puni. Quand une illusion commence, mes misères s’aggravent. Je me suis senti à côté du bonheur, j’en ai été épouvanté. Peut-être ces cendres que je crois éteintes se seraient-elles ranimées ? Il fallut partir.

Maintenant je suis dans un vallon perdu. Je m’attache à oublier de vivre. J’ai cherché le thé pour m’affaiblir, et jusqu’au vin pour m’égarer. Je bâtis, je cultive, je me joue avec tout cela. J’ai trouvé quelques bonnes gens, et je compte aller au cabaret[44] pour découvrir des hommes. Je me lève tard ; je me couche tard ; je suis lent à manger ; je m’occupe de tout, j’essaye de toutes les attitudes, j’aime la nuit et je presse le temps : je dévore mes heures froides, et suis avide de les voir dans le passé.

Fonsalbe est son frère. Nous parlons d’elle ; je ne puis l’en empêcher, il l’aime beaucoup. Fonsalbe sera mon ami : je le veux, il est isolé. Je le veux aussi pour moi ; sans lui, que deviendrais-je ? Mais il ne saura pas combien l’idée de sa sœur est présente dans ces solitudes. Ces gorges sombres ! ces eaux romantiques ! elles étaient muettes, elles le seront toujours ! Cette idée n’y met point la paix de l’oubli du monde, mais l’abandon des déserts. Un soir nous étions sous les pins ; leurs cimes agitées étaient remplies des sons de la montagne, nous parlions, il la pleurait ! Mais un frère a des larmes.

Je ne fais point de serments, je ne fais point de vœux ; je méprise ces protestations si vaines, cette éternité que l’homme croit ajouter à ses passions d’un jour. Je ne promets rien, je ne sais rien : tout passe, tout homme change ; mais je me trompe bien moi-même, ou il ne m’arrivera pas d’aimer. Quand le dévot a rêvé sa béatitude, il n’en cherche plus dans le monde terrestre ; et s’il vient à perdre ses ravissantes illusions, il ne trouve aucun charme dans les choses trop inférieures aux premiers songes.

Et elle traînera la chaîne de ses jours avec cette force désabusée, avec ce calme de la douleur qui lui va si bien. Plusieurs de nous seraient peut-être moins à leur place s’ils étaient moins éloignés d’être heureux. Cette vie passée dans l’indifférence au milieu de tous les agréments de la vie, et dans l’ennui avec une santé inaltérable ; ces chagrins sans humeur, cette tristesse sans amertume, ce sourire des peines cachées, cette simplicité qui abandonne tout quand on pourrait prétendre à tout, ces regrets sans plainte, cet abandon sans effort, ce découragement dont on dédaigne l’affliction ; tant de biens négligés, tant de pertes oubliées, tant de facultés dont on ne veut plus rien faire : tout cela est plein d’harmonie, et n’appartient qu’à elle. Contente, heureuse, possédant tout ce qui semblait lui être dû, peut-être eût-elle moins été elle-même. L’adversité est bonne à qui la porte ainsi ; et je suppose que le bonheur vînt maintenant, qu’en ferait-elle ? il n’est plus temps.

Que lui reste-t-il ? Que nous restera-t-il dans cet abandon de la vie, seule destinée qui nous soit commune ? Quand tout échappe jusqu’aux rêves de nos désirs ; quand le songe de l’aimable et de l’honnête vieillit lui-même dans notre pensée incertaine ; quand l’harmonie, dans sa grâce idéale, descend des lieux célestes, s’approche de la terre, et se trouve enveloppée de brumes, de ténèbres ; quand rien ne subsiste de nos besoins, de nos affections, de nos espérances ; quand nous passons nous-mêmes avec la fuite invariable des choses, et dans l’inévitable instabilité du monde ! mes amis, mes seuls amis, elle que j’ai perdue, vous qui vivez loin de moi, vous qui seuls me donnez encore le sentiment de la vie ! que nous restera-t-il, et que sommes-nous (N) ?

SUPPLÉMENT[45]


 

LETTRE XC.

Imenstròm, 28 juin, X.

La sœur de Fonsalbe est ici. Elle est venue sans être attendue, et dans le dessein de rester seulement quelques jours avec son frère.

Vous la trouveriez à présent aussi aimable, aussi remarquable, et plus peut-être qu’elle ne le fut jamais. Cette apparition inopinée, le changement des temps, d’ineffaçables souvenirs, les lieux, la saison, tout semblait d’accord. Et il faut vous dire que, s’il peut être une beauté plus accomplie aux yeux d’un artiste, aucune ne réunirait davantage ce qui fait généralement pour moi le charme des femmes.

Nous ne pouvions ici la recevoir comme vous l’eussiez fait à Bordeaux ; mais, au pied de nos montagnes, il nous restait à nous arranger selon la circonstance. On devait faucher deux prés, le soir, jusqu’à une heure assez avancée, puis, de grand matin, pour éviter entièrement l’ardeur du jour. J’avais déjà eu le projet de donner, dans cette occasion, quelque encouragement à mes travailleurs : des musiciens furent appelés de Vevay. Une collation, ou, si on veut, un souper champêtre commençant à minuit, et assez varié pour être du goût des faucheurs même, fut destiné à remplir l’intervalle entre les travaux du soir et ceux du lendemain.

Il arriva qu’un peu avant la fin du jour je passai devant un escalier de six à sept marches. Elle était au-dessus ; elle prononça mon nom. C’était bien sa voix, mais avec quelque chose d’imprévu, d’inaccoutumé, de tout à fait inimitable. Je regardai sans répondre, sans savoir que je ne répondais pas. Un demi-jour fantastique, un voile aérien, un brouillard l’environnait. C’était une forme indécise qui faisait presque disparaître tout vêtement ; c’était un parfum de beauté idéale, une illusion voluptueuse, ayant un instant d’inconcevable vérité. Ainsi devait finir mon erreur enfin connue. Il est donc vrai, me disais-je deux pas plus loin, cet attachement tenait de la passion : le joug a existé. De cette faiblesse ont dépendu d’autres incertitudes. Ces années-là sont irrévocables ; mais aujourd’hui demeure libre, aujourd’hui est encore à moi.

Je m’absentai en prévenant Fonsalbe. Je m’avançai vers le haut de la vallée. Je marchais sans bruit dans ma préoccupation attentive. J’étais fortement averti ; mais le prestige me suivait, et la puissance du passé me paraissait invincible. Toutes ces idées d’aimer, et de n’être plus seul m’inondaient dans la tranquille obscurité d’un lieu désert. Il y eut un moment où j’aurais dit, comme ceux dont plus d’une fois j’ai condamné la mollesse : La posséder et mourir !

Cependant, se figurer dans le silence que demain tout peut finir sur la terre, c’est en même temps apprécier d’un regard plus ferme ce qu’on a fait et ce qu’on doit faire des dons de la vie. Ce que j’en ai fait ! jeune encore, je m’arrête au moment fatal. Elle et le désert, ce serait le triomphe du cœur. Non ; l’oubli du monde, et sans elle, voilà ma loi. L’austère travail et l’avenir !

Je me trouvais placé au détour de la vallée, entre les rocs d’où le torrent se précipite, et les chants que j’avais moi-même ordonnés ; ils commençaient au loin. Mais ces bruits de fête, le simple mouvement de l’air les dissipait par intervalles, et je savais l’instant où ils cesseraient. Le torrent au contraire subsistait dans sa force, s’écoulant, mais s’écoulant toujours, à la manière des siècles. La fuite de l’eau est comme la fuite de nos années. On l’a beaucoup redit, mais dans plus de mille ans on le redira : le cours de l’eau restera, pour nous, l’image la plus frappante de l’inexorable passage des heures. Voix du torrent au milieu des ombres, seule voix solennelle sous la paix des cieux, sois seule entendue.

Rien n’est sérieux, s’il ne peut être durable. Vues de haut, que sont les choses dont nous séparera notre dernier souffle ? Hésiterai-je entre une rencontre du hasard et les fins de ma destinée, entre une séduisante fantaisie, et le juste, le généreux emploi des forces de la pensée ? Je céderais à l’idée d’un lien imparfait, d’une affection sans but, d’un plaisir aveugle ! Ne sais-je pas les promesses qu’en devenant veuve elle a faites à sa famille ? Ainsi l’union entière se trouve interdite ; ainsi la question est simple, et ne doit plus m’arrêter. Qu’y aurait-il de digne de l’homme dans l’amusement trompeur d’un stérile amour ? Consacrer au seul plaisir les facultés de la vie, c’est se livrer soi-même à l’éternelle mort. Quelque fragiles que soient ces facultés, j’en suis responsable : il faut qu’elles portent leurs fruits. Ces bienfaits de l’existence, je les conserverai, je les honorerai ; je ne veux du moins m’affaiblir au dedans de moi qu’à l’instant inévitable. Profondeurs de l’espace, serait-ce en vain qu’il nous est donné de vous apercevoir ? La majesté de la nuit répète d’âge en âge : malheur à toute âme qui se complaît dans la servitude !

Sommes-nous faits pour jouir ici de l’entraînement des désirs ? Après cette attente, après les succès, que dirons-nous de la satisfaction de quelques journées ? Si la vie n’est que cela, elle n’est rien. Un an, dix ans de volupté, c’est un futile amusement, et une trop prompte amertume ! Que restera-t-il de ces désirs, quand les générations souffrantes ou follement distraites passeront sur nos cendres ? Comptons pour peu de chose ce qui se dissipe rapidement. Au milieu du grand jeu du monde, cherchons un autre partage : c’est de nos fortes résolutions que quelque effet subsistera peut-être. — L’homme est périssable. — Il se peut ; mais périssons en résistant, et, si le néant nous est réservé, ne faisons pas que ce soit une justice.

Vous le savez, je me décourageais, croyant que mes dispositions changeaient déjà. Trop facilement je m’étais persuadé que ma jeunesse n’était plus. Mais ces différences avaient eu pour cause, comme je crois vous l’avoir dit depuis, des erreurs de régime, et cela est en grande partie réparé. J’avais mal observé la mobilité qui me caractérise, et qui contribue à mes incertitudes. C’est constamment une grande inconstance, bien plus dans les impressions que dans les opinions, ou même dans les penchants. Elle ne tient pas au progrès des années ; elle redevient ce qu’elle était. L’habitude de me contenir et de réprimer d’abord tous mes mouvements intérieurs m’en avait laissé méconnaître souvent moi-même les oppositions. Mais, je le vois, à quarante ans de distance, je ne différerai pas plus que cent fois je n’ai différé d’un quart d’heure à l’autre. Ainsi est agitée, au milieu de l’air, la cime d’un arbre trop flexible ; et, si vous la regardez à une autre époque, vous la verrez céder encore, mais céder de même.

Chaque incident, chaque idée qui survient, les moindres détails opportuns ou incommodes, quelques souvenirs, de légères craintes, toutes ces émotions fortuites peuvent changer, à mes yeux, l’aspect du monde, l’appréciation de nos facultés et la valeur de nos jours. Tandis qu’on me parle de choses indifférentes, et que j’écoute avec tranquillité, avec indolence ; tandis que, me reprochant ma froideur dans ces conversations, je sais gré à ceux qui me la pardonnent, j’ai passé plusieurs fois du dégoût de cette existence si bornée, que tout embarrasse et tout inquiète, au sentiment non moins naturel de la curieuse variété des choses, ou de l’amusante sagacité qui nous appelle à en jouir quelque temps encore. Néanmoins ce qui me paraît si facilement offrir un autre aspect, c’est moins l’ensemble du grand phénomène que chaque conséquence relative à nous, et moins l’ordre général que ma propre aptitude. Cet ordre visible a deux faces ; l’une nous captive, et l’autre nous déconcerte, tout dépend d’une certaine confiance en nous-mêmes. Sans cesse elle me manque, et elle renaît sans cesse. Nous sommes si faibles, mais notre industrie a tant de dextérité ! Un hasard favorable, un vent plus doux, un rayon de lumière, le mouvement d’une herbe fleurie, les gouttes de la rosée me disent que je m’arrangerai de toute chose. Mais les nuages se rapprochent, le bouvreuil ne chante plus, une lettre se fait attendre, ou dans mes essais quelque pensée mal rendue restera inutile ; je ne vois plus alors que des obstacles, des lenteurs, de sourdes résistances, des desseins trompés, les déplaisirs des heureux, les souffrances de la multitude, et me voici le jouet de la force qui nous brisera tous.

Du moins cette mobilité n’est pas de nature à ébranler les principes de conduite. Il n’importe même que le but se présente seulement comme vraisemblable, s’il est unique. Affermis en un sens, n’attendons pas d’autres clartés ; nous pouvons marcher dans les sentiers peu connus. Ainsi tout se décide. Je suis ce que j’étais : si je le veux, je serai ce que je pouvais être. Certainement c’est peu de chose ; mais enfin ne descendons plus au-dessous de nous-mêmes.




30 juin.

Je vous écris longuement. Je dis en beaucoup de paroles ce que j’aurais pu vous apprendre en trois lignes ; mais c’était ma manière, et d’ailleurs j’ai du loisir. Rien ne m’occupe, rien ne m’attache ; je me sens encore suspendu dans le vide. Il me faut, je pense, un jour de plus, un seul. Cela finira, puisque je l’ai résolu ; mais à présent tout me semble attristé. Je ne suis pas indécis, mais ému jusqu’à une sorte de stupeur et de lassitude. Je continue ma lettre pour m’appuyer sur vous.



Je restai seul quelque temps encore. Déjà j’étais moins étranger à la tranquille harmonie de la nature. Je rentrai pendant le souper, avant que les chants cessassent.

Désormais n’attendez plus de moi ni une paresse inexcusable, ni l’ancienne irrésolution. La santé et l’aisance sont des facilités qu’on ne réunit pas toujours : je les possède, et j’en ferai usage. Que cette déclaration devienne ma règle. Si je parle aux hommes de leur faiblesse volontaire, ne convient-il pas que je ne m’en permette aucune ? Vous savez que jadis j’ai eu, dans mes vains projets, quelques velléités africaines. Mais, à cette époque, tout s’est accordé pour rendre impraticable un dessein que d’ailleurs il aurait fallu mûrir davantage, et maintenant il serait trop tard pour se livrer aux études qui en prépareraient l’exécution.

Que faire donc ? Je crois définitivement qu’il ne m’est donné que d’écrire. — Sur quels sujets ? — Déjà vous le savez à peu près. — D’après quel modèle ? — Assurément je n’imiterai personne, à moins que ce ne soit par une sorte de caprice, et dans un court passage. Je crois très-déplacé de prendre la manière d’un autre, si on peut en avoir une à soi. Quant à celui qui n’a pas la sienne, c’est-à-dire qui n’est jamais entraîné, jamais inspiré, à quoi lui sert d’écrire ? — Quel style enfin ? — Ni rigoureusement classique, ni inconsidérément libre. Pour mériter d’être lu, il faut observer les convenances réelles. — Mais qui en jugera ? — Moi, apparemment. N’ai-je pas lu les auteurs qui travaillèrent avec circonspection, comme ceux qui écrivirent avec plus d’indépendance ? C’est à moi de prendre, selon mes moyens, un milieu qui convienne, d’un côté à mon sujet ou à mon siècle, et de l’autre à mon caractère, sans manquer à dessein aux règles admises, mais sans les étudier expressément. — Quelles seront les garanties de succès ? — Les seules naturelles. S’il ne suffit pas de dire des choses vraies et de s’efforcer de les exposer d’une manière persuasive, je n’aurai point de succès : voilà tout. Je ne crois pas qu’il soit indispensable d’être approuvé de son vivant, à moins qu’on ne se voie condamné au malheur d’attendre de sa plume ses moyens de subsistance.

Passez les premiers, vous qui demandez de la gloire de salon. Passez, hommes de société, hommes considérables dans les pays où tout dépend de ces accointances, vous qui êtes féconds en idées du jour, en livres de parti, en expédients pour produire de l’effet, et qui, même après avoir tout adopté, tout quitté, tout repris, tout usé, trouvez encore à esquisser quelques pamphlets indécis, afin de faire dire : Le voilà avec ses mots expressifs et ingénieusement accolés, bien qu’un peu rebattus. Passez les premiers, hommes séduisants et séduits ; car enfin vous passerez vite, et il est bon que vous ayez votre temps. Montrez-vous donc aujourd’hui dans votre adresse et votre prospérité.

Ne serait-on pas à peu près sûr de rendre un ouvrage utile, sans le déshonorer par des intrigues, pour hâter la célébrité de l’auteur ? Restez-vous dans la retraite, ou même vivez-vous sans bruit dans une capitale ; enfin votre nom est-il inconnu, et votre livre ne s’écoule-t-il pas ? Qu’un certain nombre d’exemplaires en soient déposés dans les bibliothèques, ou envoyés, sans en demander compte, à des libraires dans les grandes villes ; tôt ou tard cet écrit sera mis à sa place avec autant de vraisemblance que si vous aviez mendié des suffrages.

Ainsi ma tâche est indiquée. Il ne me reste plus qu’à la remplir, si ce n’est avec bonheur, avec éclat, du moins avec quelque zèle et quelque dignité. Je renonce à diverses choses, me bornant presque à éviter la douleur. Serai-je à plaindre dans la retraite, ayant l’activité, l’espérance et l’amitié ? Etre occupé sans devenir trop laborieux, contribue essentiellement à la paix de l’âme, de tous les biens le moins illusoire. On n’a plus besoin de plaisirs, puisque les avantages les plus simples donnent des jouissances : c’est ainsi que tant d’hommes bien portants s’accommodent des aliments les moins recherchés. Qui ne voit que l’espérance est préférable aux souvenirs ? Dans notre vie, continuel passage, l’avenir importe seul. Ce qui est arrivé disparaît, et le présent même nous échappe s’il ne sert de moyen. D’agréables traces du passé ne me paraissent un grand avantage que pour les imaginations faibles, qui, après avoir été un peu vives, deviennent débiles. Ces hommes-là, s’étant figuré les choses autrement qu’elles ne doivent être, se sont passionnés. L’épreuve les a désabusés ; ne pouvant plus imaginer avec exagération, ils n’imaginent plus. Les fictions vraies, pour ainsi dire, leur étant interdites, ils auraient besoin de riants souvenirs ; sans cela nulle pensée ne les flatte. Mais celui dont l’imagination est puissante et juste peut toujours se faire une idée assez positive des divers biens, lorsque le sort lui laisse du calme ; il n’est pas au nombre de ceux qui ne connaissent en cela que ce qu’ils ont appris anciennement.

Il me restera pour la douceur journalière de la vie notre correspondance et Fonsalbe : ces deux liens me suffiront. Jusque dans nos lettres, cherchons le vrai sans pesantes dissertations comme sans systèmes opiniâtres : invoquons le vrai immuable. Quelle autre conception soutiendrait l’âme, fatiguée quelquefois de ces vagues espérances, mais bien plus étonnée d’elle-même, bien plus délaissée quand elle a perdu et les langueurs et les délices de cette active incertitude ? La justice du moins a son évidence. Généralement vous recevez en paix les lumières morales ; je les poursuis dans mon inquiétude : notre union subsistera.

LETTRE XCI.

Sans date connue.[46]

Je ne vous ai jamais conté l’embarras où je me suis vu, un jour que je voulais franchir les Alpes d’Italie.

Je viens de me rappeler fortement cette circonstance, en lisant quelque part : « Nous n’avons peut-être reçu la vie présente que pour rencontrer, malgré nos faiblesses, des occasions d’accomplir avec énergie ce que le moment veut de nous. » Ainsi, employer toutes ses forces à propos, et sans passion comme sans crainte, ce serait être pleinement homme. On a rarement ce bonheur. Quant à moi, je ne l’ai éprouvé qu’à demi dans ces montagnes, puisqu’il ne s’agissait que de mon propre salut.

Je ne pourrai vous rendre compte de l’événement, qu’avec des détails tout personnels : il ne se compose pas d’autre chose.

J’allais à la cité d’Aoste, et j’étais déjà dans le Valais, lorsque j’entendis un étranger dire, dans l’auberge, qu’il ne se hasarderait point à passer sans guide le Saint-Bernard. Je résolus aussitôt de le passer seul : je prétendis que d’après la disposition des gorges, ou la direction des eaux, j’arriverais à l’hospice en devançant les muletiers, et en ne prenant d’eux aucun renseignement.

Je sortis de Martigny à pied par un temps très-beau. Impatient de voir du moins dans l’éloignement quelque site curieux, je marchais d’autant plus vite qu’au-dessus de Saint-Branchier je n’apercevais rien de semblable. Arrivé à Liddes, je me figurai que je ne trouverais plus avant l’hospice aucune espèce d’hôtellerie. Celle de Liddes avait épuisé sa provision de pain, et n’était pourvue d’aucun légume. Il y restait uniquement un morceau de mouton, auquel je ne touchai pas. Je pris peu de vin ; mais, à cette heure inusitée, il n’en fallut pas plus pour me donner un tel besoin d’ombre et de repos, que je m’endormis derrière quelques arbustes.

J’étais sans montre, et au moment de mon réveil je ne soupçonnai pas que j’eusse demeuré là plusieurs heures. Quand je me remis en chemin, ce fut avec la seule idée d’arriver au but ; je n’avais plus d’autre espérance. La nature n’encourage pas toujours les illusions que pourtant elle nous destina. Aucune diversion ne s’offrait, ni la beauté des vallées, ni la singularité des costumes, ni même l’effet de l’air accoutumé des montagnes. Le ciel avait entièrement changé d’aspect. De sombres nuages enveloppaient les cimes dont je m’approchais ; toutefois cela ne put me désabuser à l’égard de l’heure, puisque à cette élévation ils s’amassent souvent avec promptitude.

Peu de minutes après, la neige tombait en abondance. Je passai au village de Saint-Pierre, sans questionner personne. J’étais décidé à poursuivre mon entreprise, malgré le froid, et qu’au delà il n’existât plus de chemin tracé. De toute manière, il n’était plus question de se diriger avec quelque certitude. Je n’apercevais les rochers qu’à l’instant d’y toucher, mais je n’en cherchais d’autre cause que l’épaisseur du nuage et de la neige. Quand l’obscurité fut assez grande pour que la nuit seule pût l’expliquer, je compris enfin ma situation.

La glace vive au pied de laquelle j’arrivai, ainsi que le manque de toute issue praticable pour des mulets, me prouva que j’étais hors de la voie. Je m’arrêtai, comme pour délibérer à loisir ; mais un total engourdissement des bras m’en dissuada aussitôt. S’il devenait impraticable d’attendre le jour dans le lieu où j’étais parvenu, il semblait également impossible de trouver le monastère, dont me séparaient peut-être des abîmes. Un seul parti se présenta, de consulter le bruit de l’eau, afin de me rapprocher du courant principal qui, de chute en chute, devait passer auprès des dernières habitations que j’eusse vues en montant. A la vérité j’étais dans les ténèbres, et au milieu de roches dont j’aurais eu peine à sortir en plein jour. L’évidence du danger me soutint. Il fallait ou périr, ou se rendre sans trop de retard au village qui devait être distant de près de trois lieues.

J’eus assez promptement un succès ; j’arrivai au torrent qu’il importait de ne plus quitter. Si je m’étais engagé de nouveau dans les roches, peut-être n’aurais-je pas su en redescendre. Nivelé à demi par l’effet des siècles, le lit de la Drance devait présenter une aspérité moins redoutable en quelques endroits que les continuelles anfractuosités des masses voisines. Alors s’établit la lutte contre les obstacles ; alors commença la jouissance toute particulière que suscitait la grandeur du péril. J’entrai dans le courant bruyant et inégal, avec la résolution de le suivre jusqu’à ce que cette tentative hasardeuse se terminât ou par quelque accident tout à fait grave, ou par la vue d’une lumière au village. Je me livrai ainsi au cours de cette onde glaciale. Quand elle tombait de haut, je tombais avec elle. Une fois la chute fut si forte, que je croyais le terme arrivé, mais un bassin assez profond me reçut. Je ne sais comment j’en sortis : il me semble que les dents, à défaut des mains, saisirent quelque avance de roche. Quant aux yeux, ils n’étaient guère utiles, et je les laissais, je crois, se fermer lorsque j’attendais un choc trop violent. J’avançais avec une ardeur que nulle lassitude ne paraissait devoir suspendre, heureux apparemment de suivre une impulsion fixe, de continuer un effort sans incertitude. Commençant à me faire à ces mouvements brusques, à cette sorte d’audace, j’oubliais le village de Saint-Pierre, seul asile auquel je pusse atteindre, lorsqu’une clarté me l’indiqua. Je la vis avec une indifférence qui, sans doute, tenait plus de l’irréflexion que du vrai courage, et néanmoins je me rendis, comme je pus, à cette demeure dont les habitants étaient auprès du feu. Un coin manquait au volet de la petite fenêtre de leur cuisine : je dus la vie à cet incident.

C’était une auberge comme on en rencontre dans les montagnes. Naturellement il y manquait beaucoup de choses, mais j’y trouvai des soins dont j’avais besoin. Placé à l’angle intérieur d’une vaste cheminée, principale pièce de la maison, je passai une heure, ou davantage, dans l’oubli de cet état d’exaltation dont j’avais entretenu le singulier bonheur. Nul et triste depuis ma délivrance, je fis ce qu’on voulut : on me donna du vin chaud, ne sachant pas que j’avais surtout besoin d’une nourriture plus solide.

Un de mes hôtes m’avait vu gravir la montagne vers la fin du jour pendant ces bourrasques de neige que redoutent les montagnards mêmes, et il avait dit ensuite dans le village : Il a passé ce soir un étranger qui allait là-haut ; de ce temps-ci, c’est autant de mort. Lorsque plus tard ces braves gens reconnurent qu’effectivement j’eusse été perdu sans le mauvais état de leur volet, un d’eux s’écria en patois : Mon Dieu, ce que c’est que de nous !

Le lendemain on m’apporta mes vêtements bien séchés et à peu près réparés ; mais je ne pus me défaire d’un frisson assez fort, et d’ailleurs plusieurs pieds de neige sur le sol s’opposaient à ce que je me remisse volontiers en route. Je passai la moitié de la journée chez le curé de cette faible bourgade, et je dînai avec lui : je n’avais pas mangé depuis quarante et quelques heures. Le jour suivant, la neige ayant disparu sous le soleil du matin, je franchis sans guide les cinq lieues difficiles, et les symptômes de fièvre me quittèrent pendant ma marche. A l’hospice, où je fus bien accueilli, j’eus néanmoins le malheur de ne pas tout approuver. Je trouvais déplacée une variété de mets qu’en des lieux semblables je ne qualifiais pas d’hospitalité attentive, mais de recherche ; et il me sembla aussi que dans la chapelle, cette église de la montagne, une simplicité plus solennelle eût mieux convenu que la prétention des enjolivements. Je restai le soir au petit village de Saint-Remi en Italie. Le torrent de la Doire se brise contre un angle des murs de l’auberge. Ma fenêtre resta ouverte, et, toute la nuit, ce fracas m’éveilla ou m’assoupit alternativement à ma grande satisfaction.

Plus bas, dans la vallée, je rencontrai des gens chargés de ces goîtres énormes qui m’avaient beaucoup frappé de l’autre côté du Saint-Bernard, à l’époque de mes premières incursions dans le Valais. A un quart de lieue de Saint-Maurice, il est un village tellement garanti des vents froids par sa situation très-remarquable, que des lauriers ou des grenadiers pourraient y subsister sans d’autre abri en toute saison ; mais assurément les habitants n’y songent guère. Trop bien préservés des frimas, et dès lors affligés du crétinisme, ils végètent indifférents au pied de leurs immenses rochers, ne sachant pas même ce que c’est que ce mouvement des étrangers qui passent à si peu de distance de l’autre côté du fleuve. Je résolus d’aller voir de plus près, en redescendant vers la Suisse, ces hommes endormis dans une lourde ignorance, pauvres sans le savoir, et infirmes sans précisément souffrir : je crois ces infortunés plus heureux que nous.


Sans l’exactitude scrupuleuse de mon récit, il serait si peu susceptible d’intérêt, que votre amitié même ne lui en trouverait pas. Pour moi, je ne me rappelle que trop une fatigue que je ne ressentais pas alors, mais qui m’a privé sans retour de la fermeté des pieds. J’oublierai moins encore que, jusqu’à présent, les deux heures de ma vie où je fus le plus animé, le moins mécontent de moi-même, le moins éloigné de l’enivrement du bonheur, ont été celles où, pénétré de froid, consumé d’efforts, consumé de besoin, poussé quelquefois de précipices en précipices avant de les apercevoir et n’en sortant vivant qu’avec surprise, je me disais toujours, et je disais simplement dans ma fierté sans témoins : Pour cette minute encore, je veux ce que je dois, je fais ce que je veux.


Dernière partie d’une lettre sans date connue.

...Que d’infortunés auront dit, de siècle en siècle, que les fleurs nous ont été accordées pour couvrir notre chaîne, pour nous abuser tous au commencement, et contribuer même à nous retenir jusqu’au terme ! Elles font plus, mais aussi vainement peut-être : elles semblent indiquer ce que nulle tête mortelle n’approfondira.

Si les fleurs n’étaient que belles sous nos yeux, elles séduiraient encore ; mais quelquefois ce parfum entraîne, comme une heureuse condition de l’existence, comme un appel subit, un retour à la vie plus intime. Soit que j’aie cherché ces émanations invisibles, soit surtout qu’elles s’offrent, qu’elles surprennent, je les reçois comme une expression forte, mais précaire, d’une pensée dont le monde matériel renferme et voile le secret.

Les couleurs aussi doivent avoir leur éloquence : tout peut être symbole. Mais les odeurs sont plus pénétrantes, sans doute parce qu’elles sont plus mystérieuses, et que, s’il nous faut dans notre conduite ordinaire de palpables vérités, les grands mouvements de l’âme ont pour principe une vérité d’un autre ordre, le vrai essentiel, et cependant inaccessible dans nos voies chancelantes.

Jonquille ! violette ! tubéreuse ! vous n’avez que des instants, afin de ne pas accabler notre faiblesse, ou peut-être pour nous laisser dans l’incertitude où s’agite notre esprit, tantôt généreux, tantôt découragé. Non, je n’ai vu ni le sindrimal de Ceylan, ni le gulmikek de Perse, ni le pè-gé-hong de la Chine méridionale, mais ce serait assez de la jonquille ou du jasmin pour me faire dire que, tels que nous sommes, nous pourrions séjourner dans un monde meilleur.

Que veux-je ? Espérer, puis n’espérer plus, c’est être ou n’être plus : voilà l’homme, sans doute. Mais comment se fait-il qu’après les chants d’une voix émue, après les parfums des fleurs, et les soupirs de l’imagination, et les élans de la pensée, il faille mourir ?

Et il se peut que, le sort le voulant ainsi, on entende s’approcher secrètement une femme remplie de grâce aimante, et que derrière quelque rideau, mais sûre d’être bien visible, à cause des rayons du couchant, elle se montre sans autre voile, pour la première fois, se recule vite, et revienne d’elle–même, en souriant de sa voluptueuse résolution. Mais ensuite il faudra vieillir. Où sont aujourd’hui les violettes qui fleurirent pour d’anciennes générations ?

Il est deux fleurs silencieuses en quelque sorte, et à peu près dénuées d’odeur, mais qui, par leur attitude assez durable, m’attachent à un point que je ne saurais dire. Les souvenirs qu’elles suscitent ramènent fortement au passé, comme si ces liens des temps annonçaient des jours heureux. Ces fleurs simples, ce sont le barbeau des champs et la hâtive pâquerette, la marguerite des prés.

Le barbeau est la fleur de la vie rurale. Il faudrait le revoir dans la liberté des loisirs naturels, au milieu des blés, au bruit des fermes, au chant des coqs (O), sur le sentiers des vieux cultivateurs : je ne voudrais pas répondre que cela quelquefois n’allât jusqu’aux larmes.

La violette et la marguerite des prés sont rivales. Même saison, même simplicité. La violette captive dès le premier printemps ; la pâquerette se fait aimer d’année en année. Elles sont l’une à l’autre ce qu’est un portrait, ouvrage du pinceau, à côté d’un buste en marbre. La violette rappelle le plus pur sentiment de l’amour ; tel il se présente à des cœurs droits. Mais enfin cet amour même, si persuasif et si suave, n’est qu’un bel accident de la vie. Il se dissipe tandis que la paix des campagnes nous reste jusqu’à la dernière heure. La marguerite est le signe patriarcal de ce doux repos.

Si j’arrive à la vieillesse, si, un jour, plein de pensées encore, mais renonçant à parler aux hommes, j’ai auprès de moi un ami pour recevoir mes adieux à la terre, qu’on place ma chaise sur l’herbe courte, et que de tranquilles marguerites soient là devant moi, sous le soleil, sous le ciel immense, afin qu’en laissant la vie qui passe, je retrouve quelque chose de l’illusion infinie.

NOTES


 
Note A. (Observations.)

Obermann a besoin d’être un peu deviné. Il est loin, par exemple, de prendre un parti définitif sur plusieurs questions qu’il aborde ; mais peut-être conclut-il davantage dans la suite de ses lettres. Jusqu’à présent cette seconde partie manque presque entière.

Note B. (Lettre deuxième.)

Il est à croire que le ciel de Genève ressemble beaucoup à celui des lieux voisins.

Note C. (Lettre deuxième.)

Cette hauteur peut être considérée comme se rattachant aux Alpes, mais difficilement au Jura.

Note D. (Lettre septième.)

On ne sait pas précisément où commence ce qui est ici appelé éther.

Note E. (Lettre vingtième.)

Sans doute l’auteur de ces lettres aurait demandé grâce pour ces détails et pour quelques autres, s’il en avait prévu la publication.

Note F. (Même lettre.)

Cette circonstance du tonneau est contestée pour plusieurs raisons.

Note G. (Lettre trente-huitième.)

On a fait plusieurs essais de paroles adaptées à cette marche des pasteurs. Un de ces morceaux, en patois de la Gruyère, contient quarante-huit vers :

Les armaillis di Columbette
Dé bon matin sé son léva, etc.

Une de ces sortes d’églogues, composée, dit-on, dans l’Appenzel, en langage allemand, finit à peu près ainsi : « Retraites profondes, tranquille oubli ! O paix des hommes et des lieux, ô paix des vallées et des lacs ! pasteurs indépendants, familles ignorées, naïves coutumes ! donnez à nos cœurs le charme des chalets et le renoncement sous le ciel sévère. Montagnes indomptées ! froid asile ! dernier repos d’une âme libre et simple ! »

Note H. (Lettre quarante-troisième.)

L’auteur ne dit pas expressément ce qu’il entend ici par religion, mais on voit qu’il s’agit en particulier de la croyance des Occidentaux.

Note I. (Lettre soixante-deuxième.)

À cette lettre était joint ce qui suit : « Le Manuel me fait souvenir de quelques autres morceaux que m’a aussi communiqués le même savant. Ses recherches avaient moins pour objet ce qu’il pouvait trouver précieux que ce qui lui paraissait original ou même bizarre.

« Voici le plus court de ces morceaux de littérature, ou, voulez, de philosophie étrange.

« Examinez toutefois : il se peut que les aperçus d’un homme du Danube ne s’éloignent pas de la vérité :


CHANT FUNÈBRE D’UN MOLDAVE.
Traduit de l’esclavon.

« Si nous sommes émus profondément, aussitôt nous songeons à quitter la terre. Qu’y aurait-il de mieux, après une heure de délices ? Comment imaginer un autre lendemain à de grandes jouissances ? Mourons, c’est le dernier espoir de la volupté, le dernier mot, le dernier cri du désir.

« Si vous désirez vivre encore, contenez-vous ; suspendez ainsi votre chute. Jouir, c’est commencer à périr ; se priver, c’est s’arranger pour vivre. La volupté apparaît à l’issue des choses, à l’un et à l’autre terme ; elle communique la vie, et elle donne la mort. L’entière volupté, c’est la transformation.

« Comme un enfant, l’homme s’amuse de peu de chose sur la terre, mais enfin sa destination est de choisir parmi ce qu’elle offre. Quand ces choix sont accomplis, c’est la mort qu’il veut voir ; ce jeu longtemps redouté pourra seul désormais lui faire impression.

« N’avez-vous jamais désiré la mort ? C’est que vous n’avez pas achevé l’expérience de la vie. Mais si vos jours sont faciles et voluptueux, si le sort vous poursuit de ses faveurs, si vous êtes au faîte, tombez ; la mort devient votre seul avenir.

« On aime à s’approcher de la mort, à se retirer, à la considérer de nouveau, jusqu’à ce que la saisir paraisse une forte joie. Que de beauté dans la tempête ! C’est qu’elle promet la mort. Les éclairs montrent les abîmes, et la foudre les ouvre.

« Quel plus grand objet de curiosité ? Quel besoin plus impérieux ? Il est fini pour chacun de nous, selon ses forces, l’examen des choses du monde. Mais derrière la mort se trouve la région immense avec toute sa lumière, ou la nuit perpétuelle.

« Ils redoutent moins la mort, les hommes d’un grand caractère, les hommes de génie, les hommes qui sont dans la force de l’âge. Serait-ce parce qu’ils ne croient pas à la destruction malgré leur indépendance, et que d’autres y croient malgré leur foi ?

« La mort n’est pas un mal, puisqu’elle est universelle. Le mal, c’est l’exception aux lois suprêmes. Réunissons sans amertume ce qui est nécessairement notre partage. Comme accident, et lorsqu’elle étonne, la mort peut affliger ; quand on y arrive naturellement, elle est consolante.

« Attendons et puis mourons. Si la vie actuelle n’est qu’une sujétion, qu’elle finisse ; si elle ne conduit à rien, s’il doit être inutile d’avoir vécu, soyons délivrés de ce leurre. Mourons, ou pour vivre réellement, ou pour ne plus feindre de vivre.

« La mort reste inconnue. Lorsque nous l’interrogeons, elle n’est pas là ; quand elle se présente, quand elle frappe, nous n’avons plus de voix. La mort retient un des mots de l’énigme universelle, un mot que la terre n’entendra jamais. »

Condamnerons-nous ce rêveur du Danube ? Mettrons-nous au nombre des vaines fantaisies de l’imagination toute idée étrangère à une frivolité dont la multitude ne veut pas sortir ?

Peut-être, dans ces moments où semble commencer une heure de sommeil dans les campagnes, vers midi, peut-être avez-vous éprouvé une impression indéfinissable, heureux sentiment d’une vie chancelante, pour ainsi dire, mais plus naturelle et plus libre. Tous les bruits s’éloignent, tous les objets échappent. Une pensée dernière se présente avec tant de vérité qu’après cette sorte d’illusion demi-vivante, imprévue et fugitive, il ne peut y avoir rien, si ce n’est l’entier oubli, ou un réveil subit.

Nous aurions à remarquer surtout de quoi se composent alors ces rapides images. Souvent une femme apparaît. Il ne s’agit pas de grâce ordinaire, de charme prolongé, de voluptueuse espérance. C’est plus que le plaisir, c’est la pureté de l’idéal ; c’est la possession entrevue comme un devoir, comme un simple fait, comme une entraînante nécessité. Mais le sein de cette femme exprime avec énergie qu’elle nourrira. Ainsi est accomplie notre mission. Sans trouble et sans regret nous pourrions mourir. Donner la vie et franchir, en fermant l’œil, les bornes du monde connu, voilà peut-être ce qu’il y a d’essentiel ici dans notre destination. Le reste ne serait qu’un moyen assez indifférent de consumer les autres minutes pour arriver au but.

Je ne dis pas que ce léger rêve, dans les instants dont nous parlons, que cette figure abrégée de la vie, au milieu du tranquille oubli de tant de choses, que cette paisible et puissante émotion soit la même chez la plupart des hommes. Je l’ignore ; mais enfin elle ne m’est pas particulière, sans doute.

Transmettre la vie et la perdre, ce serait dans l’ordre apparent notre principal office sur la terre. Cependant je demanderai s’il n’est plus de songes dans le dernier sommeil ? Je demande si réellement la loi de mort sera inflexible ? Plusieurs d’entre nous ont vu se fortifier à quelques égards leur intelligence : ne pourraient-ils résister quand d’autres succombent ?

Note K. (Lettre soixante-troisième.)

Il faut redire ici que, sauf les additions désignées comme telles, l’édition présente diffère peu de la première.

Note L. (Lettre soixante-septième.)

On peut douter que la vigne ait jamais donné quelque produit dans ce vallon.

Note M. (Lettre soixante-huitième.)

L’anecdote connue à laquelle ceci paraît faire allusion n’a rien d’authentique.

Note N. (Lettre quatre-vingt-neuvième.)

Il paraît que cette lettre devait se terminer comme il suit :

« ..... Quand le songe de l’aimable et de l’honnête vieillit en notre pensée incertaine ; quand l’image de l’harmonie descend des lieux célestes, s’approche de la terre, et se trouve enveloppée de brumes et de ténèbres ; quand rien ne subsiste de nos affections ou de notre espoir ; quand nous passons avec la fuite invariable des choses et dans l’inévitable instabilité du monde ! mes amis ! elle que j’ai perdue, vous qui vivez loin de moi ! comment se féliciter du don d’existence ?

« Qu’y a-t-il qui nous soutienne réellement ? Que sommes-nous ? triste composé de matière aveugle et de libre pensée, d’espérance et de servitude ; poussés par un souffle invisible malgré nos murmures ; rampants à la vue des clartés de l’espace sur un sol immonde, et roulés comme des insectes dans les sentiers fangeux de la vie, mais, jusqu’à la dernière chute, rêvant les pures délices d’une destination sublime. »
Note O. (Dernière lettre.)

À cette époque, Obermann avait peut-être quitté Imenstròm. Peut-être aussi, sans avoir été obligé de rentrer dans les villes, regrettait-il le mouvement si champêtre des grandes métairies. Les pâturages des Alpes septentrionales et des hautes Alpes sont souvent dans des situations très-pittoresques ; mais on n’y connaît qu’une récolte, et on n’y fait toute l’année qu’une même chose.

FIN.


PARIS. – IMP. SIMON RAÇON ET COMP., RUE D’ERFURTH, 1.
  1. Moins jeune, Obermann serait plus d’accord avec lui-même, malgré ses doutes.
  2. Dans la forêt de Fontainebleau.
  3. Fruit de la ronce.
  4. Relatif à des lettres supprimées.
  5. Freyburg, ville de franchises.
  6. Nos jours, que rien ne ramène, se composent de moments orageux qui élèvent l’âme en la déchirant ; de longues sollicitudes qui la fatiguent, l’énervent, l’avilissent ; de temps indifférents qui l’arrêtent dans le repos s’ils sont rares, et dans l’ennui ou la mollesse s’ils ont de la continuité. Il y a aussi quelques éclairs de plaisir pour l’enfance du cœur. La paix est le partage d’un homme sur dix mille. Pour le bonheur, on le veut, on le cherche, on s’épuise. Il est vrai qu’on l’espère, et peut-être on l’aurait, si la mort ou la décrépitude ne venaient avant lui.
    Cependant la vie n’est pas odieuse en général. Elle a ses douceurs pour l’homme de bien : il s’agit seulement d’imposer à son cœur le repos que l’âme a conservé quand elle est restée juste. On s’effraye de n’avoir plus d’illusions ; on se demande avec quoi l’on remplira ses jours. C’est une erreur : il ne s’agit pas d’occuper son cœur, mais de parvenir à le distraire sans l’égarer ; et, quand l’espérance n’est plus, il nous reste, pour arriver jusqu’à la fin, un peu de curiosité et quelques habitudes.
    C’est assez pour attendre la nuit : le sommeil est naturel quand on n’est pas agité.
  7. Batzen, à peu près la septième partie de la livre tournois.
  8. Voir une note de la lettre 89e.
  9. Petite contrée montueuse, où l’on trouve des usages qui lui sont particuliers, et même quelque chose d’assez extraordinaire dans les mœurs.
  10. La mélodie, si l’on prend cette expression dans toute l’étendue dont elle est susceptible, peut aussi résulter d’une suite de couleurs ou d’une suite d’odeurs. La mélodie peut résulter de toute suite bien ordonnée de certaines sensations, de toute série convenable de ces effets, dont la propriété est d’exciter en nous ce que nous appelons exclusivement un sentiment.
  11. Rien n’indique quel lac ce peut être ; ce n’est point celui de Genève. Le commencement de la lettre manque, et j’en ai supprimé la fin.
  12. La plus grande différence sans opposition repoussante, comme la plus grande similitude sans uniformité insipide.
  13. Notre industrie sociale a opposé les hommes que le véritable art social devait concilier.
  14. Quelques-uns vantent leur froideur comme le calme de la sagesse ; il en est qui prétendent au stérile bonheur d’être inaccessibles : c’est l’aveugle qui se croit mieux organisé que le commun des hommes, parce que la cécité lui évite des distractions.
  15. Ce qui doit exalter l’imagination, déranger l’esprit, passionner le cœur et interdire tout raisonnement, réussit d’autant mieux qu’on y joint plus d’austérité ; mais il n’en est pas des institutions durables, des lois temporelles et civiles, des mœurs intérieures et de tout ce qui permet l’examen, comme de l’impulsion du fanatisme, dont la nature est de porter à tout ce qui est difficile, et de faire vénérer tout ce qui est extraordinaire. Cette distinction essentielle paraît avoir été oubliée. On a très-bien observé dans l’homme ses affections multipliées, et en quelque sorte les incidents de son cœur ; mais il reste à faire un grand pas au delà.
  16. C’est dans l’amour que la déviation est devenue extrême chez les nations à qui nous trouvons des mœurs ; et c’est ce qui concerne l’amour que nous avons exclusivement appelé mœurs.
  17. J’ai mal usé du droit d’éditeur, j’ai retranché des passages de plusieurs lettres, et cependant j’ai laissé trop de choses hasardées ou inutiles. Mais cette négligence ne serait pas aussi excusable dans une lettre comme celle-ci : c’est à dessein que j’ai laissé ce mot sur le mariage. Je ne l’ai pas supprimé, parce que je n’ai pas en vue la foule de ceux qui lisent : elle seule pourrait ne pas trouver évident que cela n’attaque ni l’utilité de l’institution du mariage ni même tout ce qu’il y a d’heureux dans un mariage heureux.
  18. Il y avait dans le texte : « Je ne la presserai point d’être fourbe en ma faveur, je m’y refuserais même ; et je ne ferais rien en cela que de très-simple, rien qui ne soit, pour quiconque y a su penser, un devoir rigoureux dont l’infraction l’avilirait. Nulle force du désir, nulle passion mutuelle même ne peut servir d’excuse. »
  19. On l’est aussi par la timidité du sentiment. L’on a distingué dans toute affection de notre être deux choses analogues, mais non semblables : le sentiment et l’appétit. L’amour du cœur donne aux hommes sensibles beaucoup de réserve et d’embarras : le sentiment est plus fort alors que le besoin direct. Mais, comme il n’y a point de sensibilité profonde dans une organisation intérieurement faible, celui qui est ainsi dans une véritable passion n’est plus le même dans l’amour sans passion ; s’il est retenu alors, c’est par ses devoirs, et nullement par sa timidité.
  20. Je n’ai pas encore découvert la différence entre le misérable qui rend une femme enceinte, puis l’abandonne, et le soldat qui, dans le saccage d’une ville, en jouit et l’égorge. Celui-ci serait-il moins infâme, et parce que du moins il ne la trompe pas, et parce que ordinairement il est ivre ?
  21. Vraisemblablement on objectera que le vulgaire est incapable de chercher ainsi la raison de ses devoirs, et surtout de le faire sans partialité. Mais cette difficulté n’est pas très-grande en elle-même, et n’existe guère que dans la confusion présente de la morale. D’ailleurs, dans des institutions différentes des nôtres, il n’y aurait peut-être pas des esprits aussi instruits que parmi nous, mais il n’y aurait certainement pas une foule aussi stupide, et surtout aussi trompée.
  22. Voici une partie de ce que j’ai retranché du texte. L’on trouvera peut-être que j’eusse dû le supprimer entièrement. Mais je réponds, pour cette circonstance-ci et pour d’autres, que l’on peut se permettre de parler aux hommes quand on n’a rien dans sa pensée qu’on doive leur taire. Je suis responsable de ce que je publie. J’ose juger les devoirs : si jamais on peut me dire qu’il me soit arrivé de manquer, en ce genre, à des devoirs réels, non-seulement je ne les jugerai plus, mais je renoncerai pour toujours au droit d’écrire.
    « J’aurais peu de confiance dans une femme qui ne sentirait pas la raison de ses devoirs, qui les suivrait strictement, aveuglément et par l’instinct de la prévention. Il peut arriver qu’une telle conduite soit sûre ; mais ce genre de conduite ne me satisfera pas. J’estime davantage une femme que rien absolument ne pourrait engager à trahir celui qui compterait sur sa foi, mais qui, dans sa liberté naturelle, n’étant liée ni par une promesse quelconque, ni par un attachement sérieux, et se trouvant dans des circonstances assez particulières pour l’y déterminer, jouirait avec plusieurs hommes, et même dans l’ivresse, dans la nudité, dans la délicate folie du plaisir (K). »
  23. Les stimulants de la Torride pourraient avoir contribué à nous vieillir. Leurs feux agissent moins dans l’Inde, parce qu’on y est moins actif ; mais l’inquiétude européenne, excitée par leur fermentation, produit ces hommes remuants et agités, dont le reste du globe voit la manie avec un étonnement toujours nouveau.
    Je ne dis pas que, dans l’état présent des choses, ce ne soit pas un allégement pour des individus, et même pour un corps de peuple, que cette activité valeureuse et spirituelle, qui voit dans le mal le plaisir de le souffrir gaiement, et dans le désordre le côté burlesque que présentent toutes les choses de la vie. L’homme qui tient aux objets de ses désirs dit bien souvent : Que le monde est triste ! Celui qui ne prétend plus autre chose que de ne pas souffrir se dit : Que la vie est bizarre ! C’est déjà trouver les choses moins malheureuses, que de les trouver comiques : c’est plus encore quand on s’amuse de toutes les contrariétés qu’on éprouve, et quand, afin de mieux rire, on cherche les dangers. Pour les Français, s’ils ont jamais Naples, ils bâtiront une salle de bal dans le cratère du Vésuve.
  24. L’homme de bien est inébranlable dans sa vertu sévère ; l’homme à systèmes cherche souvent des vertus austères.
  25. Ceci ne peut s’entendre que du thermomètre de Fahrenheit. 145 degrés au-dessus de zéro, ou 113 au-dessus de la congélation naturelle de l’eau, répond à 50 degrés et quelque chose du thermomètre dit de Réaumur, et 130 degrés au-dessous de zéro répond à 72 au-dessous de glace. On prétend qu’un froid de 70 degrés n’est pas sans exemple à la New-Zemble. Mais je ne sais si l’on a vu sur les rives mêmes de la Gambie 50 degrés. La chaleur extrême de la Thébaïde, est, dit-on, de 38, et celle de la Guinée paraît tellement au-dessous de 50, que je doute qu’elle aille à ce point en aucun lieu, si ce n’est tout à fait accidentellement, comme pendant le passage du Samiel. Peut-être faut-il aussi douter des 70 degrés de glace dans les contrées habitées quelconques, quoiqu’on ait prétendu les avoir éprouvés à Jeniseick.
    Voici le résultat d’observations faites en 1786. A Ostroug-Viliki, au 61° degré, le mercure gela le 4 novembre. Le thermomètre de Réaumur indiquait 31 degrés et demi. Le matin du 1er décembre il descendit à 40 ; le même jour, à 51 ; et le 7 décembre, à 60. Ceci rendrait vraisemblable un froid de 70 degrés, soit dans la New-Zemble, soit dans les parties les plus septentrionales de la Russie, qui sont plus près du pôle, et qui pourtant ont des habitations.
  26. Allusion à Démocrite apparemment.
  27. Thermomètre dit de Réaumur.
  28. C’est une grande facilité pour un poëte : celui qui veut dire tout ce qu’il imagine a un grand avantage sur celui qui ne doit dire que des choses positives, qui ne dit que ce qu’il croit.
  29. Encore un aperçu vague. Cette observation serait même inutile ici ; mais elle ne l’est pas en général, et pour les autres passages auxquels elle peut se trouver applicable.
  30. Il est probable que les autres parties de la nature seraient aussi obscures à nos yeux. Si nous trouvons dans l’homme plus de sujets de surprise, c’est que nous y voyons plus de choses. C’est surtout dans l’intérieur des êtres que nous rencontrons partout les bornes de nos conceptions. Dans un objet qui nous est beaucoup connu, nous sentons que l’inconnu est lié au connu ; nous voyons que nous sommes près de concevoir le reste, et que pourtant nous ne le concevrons pas.
  31. Avant la dernière révolution de la Suisse.
  32. Le mot française est trop général.
  33. O Éternel ! tu es admirable dans l’ordre des mondes ; mais tu es adorable dans le regard expressif de l’homme bon qui rompt le pain qui lui reste dans la main de son frère. Ce sont, je crois, les propres mots de M**. An 2440.
  34. Expression qui ne convient qu’ici. Je n’aime pas qu’on désigne ainsi des savants ou de grands écrivains ; mais des folliculaires, des gens qui font le métier, ou tout au plus ceux qui sont exactement et seulement hommes de lettres. Un vrai magistrat n’est pas un homme de loi. Montesquieu n’était pas un homme de lettres ; plusieurs auteurs vivants ne le sont pas.
  35. Il est absurde et révoltant qu’il se charge de chercher les principes, et d’examiner la vérité des vertus, s’il prend pour règle de sa propre conduite les faciles maximes de la société, la fausse morale convenue. Aucun homme ne doit se mêler de dire aux hommes leurs devoirs et la raison morale de leurs actions, s’il n’est rempli du sentiment de l’ordre, s’il ne veut avant tout, non pas précisément la prospérité, mais la félicité publique : si l’unique fin de sa pensée n’est pas d’ajouter à ce bonheur obscur, à ce bien-être du cœur, source de tout bien, que la déviation des êtres altère sans cesse, et que l’intelligence doit ramener et maintenir sans cesse. Quiconque a d’autres passions, et ne soumet pas à cette idée toute affection humaine ; quiconque peut chercher sérieusement les honneurs, les biens, l’amour même ou la gloire, n’est pas né pour la magistrature auguste d’instituteur des hommes.
    Celui qui prêche une religion sans la suivre intérieurement, sans y vénérer la loi suprême de son cœur, est un méprisable charlatan. Ne vous irritez pas contre lui, n’allez pas haïr sa personne ; mais que sa duplicité vous indigne ; et, s’il le faut, pour qu’il ne puisse plus corrompre le cœur humain, plongez-le dans l’opprobre.
    Celui qui, sans soumettre personnellement ses goûts, ses désirs, toutes ses vues à l’ordre et à l’équité morale, ose parler de morale à l’homme, à l’homme qui a comme lui l’égoïsme naturel de l’individu et la faiblesse d’un mortel, celui-là est un charlatan plus détestable : il avilit les choses élevées ; il perd tout ce qui nous restait. S’il a la fureur d’écrire, qu’il fasse des contes, qu’il travaille des petits vers ; s’il a le talent d’écrire, qu’il traduise, qu’il soit homme de lettres, qu’il explique les arts, qu’il soit utile à sa manière ; qu’il travaille pour de l’argent, pour la réputation ; que, plus désintéressé, il travaille pour l’honneur d’un corps, pour l’avancement des sciences, pour la renommée de son pays ; mais qu’il laisse à l’homme de bien ce qu’on appelait la fonction des sages, et au prédicateur le métier des mœurs.
    L’imprimerie a opéré dans le monde social un grand changement. Il était impossible que cette influence ne fît aucun mal ; mais elle ne pouvait en faire beaucoup moins. Les inconvénients qui devaient en résulter ont été sentis, mais les moyens employés pour les arrêter n’en ont pas produit de moins graves. Il semble pourtant que, dans l’état actuel des choses en Europe, on pourrait concilier et la liberté d’écrire et les moyens de séparer de l’utilité des livres les excès qui tendent à compenser cette utilité reconnue. Le mal résulte principalement des démences de l’esprit de parti, et du nombre étonnant des livres qui ne contiennent rien. Le temps, dira-t-on, fait oublier ce qui est injuste ou mauvais. Il s’en faut de beaucoup que cela suffise, soit aux particuliers, soit au public même. L’auteur est mort quand l’opinion se forme ou se rectifie ; et le public prend un esprit funeste d’indifférence pour le vrai et l’honnête, au milieu de cette incertitude dont il sort presque toujours sur les choses passées, mais où il rentre toujours sur les choses présentes. Dans ma supposition, il serait permis d’écrire tout ce qui est permis maintenant : l’opinion même serait aussi libre. Mais ceux qui ne veulent pas l’attendre pendant un demi-siècle, ceux qui ne peuvent pas s’en rapporter à eux-mêmes, ou qui n’aiment pas à lire vingt volumes pour rencontrer un livre, trouveraient aussi commode qu’utile un garant indirect, une voie tracée, que rien absolument ne les obligerait de suivre. Cette institution exigerait la plus intègre impartialité ; mais rien n’empêcherait d’écrire contre ce qu’elle aurait approuvé : ainsi son intérêt le plus direct serait de mériter la considération publique, qu’elle n’aurait aucun moyen d’asservir. On objecte toujours que les hommes justes sont trop rares : j’ignore s’ils le sont autant qu’on affecte de le dire ; mais ce qui n’est pas vrai du moins, c’est qu’il n’y en ait point.
  36. Ainsi l’Esprit des lois le fut par les Lettres persanes.
  37. On trouve le passage suivant, qui m’a paru curieux, dans des lettres publiées par un nommé Matthew :
    « C’est une suite nécessaire et du degré de dépravation où en est arrivée l’espèce humaine, et de l’état actuel de la société en général, qu’il y ait beaucoup d’institutions également incompatibles avec le christianisme et la morale. »
    (Voyage à la riv. de Sierra-Leone.)
  38. J’ai supprimé quelques pages où il s’agissait de circonstances particulières, et d’une personne dont je ne vois pas qu’il soit parlé dans aucun autre endroit de ces lettres. J’y ai, en quelque sorte, substitué ce qui suit : c’est un morceau tiré d’ailleurs, qui dit à peu près les mêmes choses d’une manière générale, et que son analogie avec ce que j’ai retranché m’a engagé à placer ici.
  39. Il est certain que l’éloignement d’Obermann pour des doctrines qui toutes lui paraissent accidentelles ne s’étend pas jusqu’aux idées religieuses fondamentales.
  40. On voit que le mot magie doit être pris ici dans son premier sens, et non pas dans l’acception nouvelle : en sorte que, par fausse magie, il faut entendre à peu près la magie des modernes.
  41. B.. ... mourut à trente-sept ans, et il avait fait l’Antiq. dév.
  42. C’est le sens du mot de Solon et du passage du de Officiis qui ont apparemment donné lieu de citer Cicéron et Solon.
  43. Des jours pleins de tristesse, l’habitude rêveuse d’une âme comprimée, les longs ennuis qui perpétuent le sentiment du néant de la vie, peuvent exciter ou entretenir le besoin de dire sa pensée ; ils furent souvent favorables à des écrits dont la poésie exprime les profondeurs du sentiment, et les conceptions vastes de l’âme humaine que ses douleurs ont rendue impénétrable et comme infinie. Mais un ouvrage important par son objet, par son ensemble et son étendue, un ouvrage que l’on consacre aux hommes, et qu’on destine à rester, ne s’entreprend que lorsqu’on a une manière de vivre à peu près fixe, et qu’on est sans inquiétude sur le sort des siens. Pour Obermann, il vivait seul, et je ne vois pas que la situation favorable où il se trouve maintenant lui fût indispensable.
  44. Ce qui est impraticable en France est encore faisable dans presque toute la Suisse. Il y est reçu de s’y rencontrer vers le soir dans des maisons qui ne sont autre chose que des cabarets choisis. Ni l’âge, ni la noblesse, ni les premières magistratures ne font une loi du contraire.
  45. Ce qui le compose n’a été recueilli que vers l’année 1833, époque de la seconde édition, ou depuis.
  46. Cette lettre d’Obermann, recueillie depuis l’édition précédente, a déjà été imprimée dans les Navigateurs.