Obermann/XLII

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Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 170-174).

LETTRE XLII.

Lyon, 29 mai, VI.

J’ai lu plusieurs fois votre lettre entière. Un intérêt trop vif l’a dictée. Je respecte l’amitié qui vous trompe ; j’ai senti que je n’étais pas aussi seul que je le prétendais. Vous faites valoir ingénieusement des motifs très-louables ; mais croyez que, s’il y a beaucoup à dire à l’homme passionné que le désespoir entraîne, il n’y a pas un mot solide à répondre à l’homme tranquille qui raisonne sa mort.

Ce n’est pas que j’aie rien décidé. L’ennui m’accable, le dégoût m’atterre. Je sais que ce mal est en moi. Que ne puis-je être content de manger et de dormir ! car enfin je mange et je dors. La vie que je traîne n’est pas très-malheureuse. Chacun de mes jours est supportable, mais leur ensemble m’accable. Il faut que l’être organisé agisse, et qu’il agisse selon sa nature. Lui suffit-il d’être bien abrité, bien chaudement , bien mollement couché, nourri de fruits délicats, environné du murmure des eaux et du parfum des fleurs ? Vous le retenez immobile : cette mollesse le fatigue, ces essences l’importunent, ces aliments choisis ne le nourrissent pas. Retirez vos dons et vos chaînes : qu’il agisse, qu’il souffre même ; qu’il agisse, c’est jouir et vivre.

Cependant l’apathie m’est devenue comme naturelle ; il semble que l’idée d’une vie active m’effraye ou m’étonne. Les choses étroites me répugnent, et leur habitude m’attache. Les grandes choses me séduiront toujours, et ma paresse les craindrait. Je ne sais ce que je suis, ce que j’aime, ce que je veux ; je gémis sans cause, je désire sans objet, et je ne vois rien, sinon que je ne suis pas à ma place.

Ce pouvoir que l’homme ne saurait perdre, ce pouvoir de cesser d’être, je l’envisage non pas comme l’objet d’un désir constant, non pas comme celui d’une résolution irrévocable, mais comme la consolation qui reste dans les maux prolongés, comme le terme toujours possible des dégoûts et de l’importunité.

Vous me rappelez le mot qui termine une lettre de milord Edouard. Je n’y vois pas une preuve contre moi. Je pense de même sur le principe ; mais la loi sans exception qui défend de quitter volontairement la vie ne m’en paraît pas une conséquence.

La moralité de l’homme, et son enthousiasme, l’inquiétude de ses vœux, le besoin d’extension qui lui est habituel, semblent annoncer que sa fin n’est pas dans les choses fugitives ; que son action n’est pas bornée aux spectres visibles ; que sa pensée a pour objet les concepts nécessaires et éternels ; que son affaire est de travailler à l’amélioration ou à la réparation du monde ; que sa destination est, en quelque sorte, d’élaborer, de subtiliser, d’organiser, de donner à la matière plus d’énergie, aux êtres plus de puissance, aux organes plus de perfection, aux germes plus de fécondité, aux rapports des choses plus de rectitude, à l’ordre plus d’empire.

On le regarde comme l’agent de la nature, employé par elle à achever, à polir son ouvrage ; à mettre en œuvre les portions de la matière brute qui lui sont accessibles ; à soumettre aux lois de l’harmonie les composés informes ; à purifier les métaux, à embellir les plantes ; à dégager ou combiner les principes ; à changer les substances grossières en substances volatiles, et la matière inerte en manière active ; à rapprocher de lui les êtres moins avancés, et à s’élever et s’avancer lui-même vers le principe universel de feu, de lumière, d’ordre, d’harmonie, d’activité.

Dans cette hypothèse , l’homme qui est digne d’un aussi grand ministère, vainqueur des obstacles et des dégoûts, reste à son poste jusqu’au dernier moment. Je respecte cette constance ; mais il ne m’est pas prouvé que ce soit là son poste. Si l’homme survit à la mort apparente, pourquoi, je le répète, son poste exclusif est-il plutôt sur la terre que dans la condition, dans le lieu où il est né ? Si au contraire la mort est le terme absolu de son existence, de quoi peut-il être chargé, si ce n’est d’une amélioration sociale ? Ses devoirs subsistent ; mais, nécessairement bornés à la vie présente, ils ne peuvent ni l’obliger au delà, ni l’obliger de rester obligé. C’est dans l’ordre social qu’il doit contribuer à l’ordre. Parmi les hommes il doit servir les hommes. Sans doute l’homme de bien ne quittera pas la vie tant qu’il pourra y être utile : être utile et être heureux sont pour lui une même chose. S’il souffre, et qu’en même temps il fasse beaucoup de bien, il est plus satisfait que mécontent. Mais quand le mal qu’il éprouve est plus grand que le bien qu’il opère, il peut tout quitter : il le devrait quand il est inutile et malheureux, s’il pouvait être assuré que, sous ces deux rapports, son sort ne changera pas. On lui a donné la vie sans son consentement ; s’il était encore forcé de la garder, quelle liberté lui resterait-il ? Il peut aliéner ses autres droits, mais jamais celui-là : sans ce dernier asile, sa dépendance est affreuse. Souffrir beaucoup pour être un peu utile, c’est une vertu qu’on peut conseiller dans la vie, mais non un devoir qu’on puisse prescrire à celui qui s’en retire. Tant que vous usez des choses, c’est une vertu obligatoire ; à ces conditions, vous êtes membre de la cité : mais quand vous renoncez au pacte, le pacte ne vous oblige plus. Qu’entend-on d’ailleurs par être utile, en disant que chacun peut l’être ? Un cordonnier, en faisant bien son métier, sauve à ses pratiques des désagréments ; cependant je doute qu’un cordonnier très-malheureux soit en conscience obligé de ne mourir que de paralysie, afin de continuer à bien prendre la mesure du pied. Quand c’est ainsi que nous sommes utiles, il nous est bien permis de cesser de l’être. L’homme est souvent admirable en supportant la vie ; mais ce n’est pas à dire qu’il y soit toujours obligé.

Il me semble que voilà beaucoup de mots pour une chose très-simple. Mais quelque simple, que je la trouve, ne pensez pas que je m’entête de cette idée, et que je mette plus d’importance à l’acte volontaire qui peut terminer la vie qu’à un autre acte de cette même vie. Je ne vois pas que mourir soit une si grande affaire ; tant d’hommes meurent sans avoir le temps d’y penser, sans même le savoir ! Une mort volontaire doit être réfléchie sans doute, mais il en est de même de toutes les actions dont les conséquences ne sont pas bornées à l’instant présent.

Quand une situation devient probable, voyons aussitôt ce qu’elle pourra exiger de nous. Il est bon d’y avoir pensé d’avance, afin de ne pas se troubler dans l’alternative d’agir sans avoir délibéré, ou de perdre en délibérations l’occasion d’agir. Un homme qui, sans s’être fait des principes, se trouve seul avec une femme, ne se met pas à raisonner ses devoirs ; il commence par manquer aux engagements les plus saints : il y pensera peut-être ensuite. Combien aussi d’actions héroïques n’eussent pas été faites s’il eût fallu, avant de hasarder sa vie, donner une heure à la discussion !

Je le répète, je n’ai point pris de résolution ; mais j’aime à voir qu’une ressource infaillible par elle-même, et dont l’idée peut souvent diminuer mon impatience, ne m’est pas interdite.