Obermann/XLIII

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Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 174-181).

LETTRE XLIII.

Lyon, 30 mai, VI.

La Bruyère a dit : « Je ne haïrais pas d’être livré par la confiance à une personne raisonnable et d’en être gouverné en toutes choses, et absolument, et toujours. Je serais sûr de bien faire, sans avoir le soin de délibérer ; je jouirais de la tranquillité de celui qui est gouverné par la raison. »

Moi, je vous dis que je voudrais être esclave afin d’être indépendant ; mais je ne le dis qu’à vous. Je ne sais si vous appellerez cela une plaisanterie. Un homme chargé d’un rôle dans ce monde et qui peut faire céder les choses à sa volonté est sans doute plus libre qu’un esclave, ou du moins il a une vie plus satisfaisante, puisqu’il peut vivre selon sa pensée. Mais il y a des hommes entravés de toutes parts. S’ils font un mouvement, cette chaîne inextricable qui les enveloppe comme un filet les repousse dans leur nullité ; c’est un ressort qui réagit d’autant plus, qu’il est heurté avec plus de force. Que voulez-vous que fasse un pauvre homme ainsi embarrassé ? Malgré sa liberté apparente, il ne peut pas plus produire au dehors des actes de sa vie que celui qui consume la sienne dans un cachot. Ceux qui ont trouvé à leur cage un côté faible, et dont le sort avait oublié de river les fers, s’attribuant ce hasard heureux, viennent vous dire : Courage ! il faut entreprendre, il faut oser ; faites comme nous. Ils ne voient point que ce n’est pas eux qui ont fait. Je ne dis pas que le hasard produise les choses humaines ; mais je crois qu’elles sont conduites, au moins en partie, par une force étrangère à l’homme, et qu’il faut, pour réussir, un concours indépendant de notre volonté.

S’il n’y avait pas une force morale qui modifiât ce que nous appelons les probabilités du hasard, le cours du monde serait dans une incertitude bien plus grande. Un calcul changerait plus souvent le sort d’un peuple ; toute destinée serait livrée à une supputation obscure : le monde serait autre, il n’aurait plus de lois, puisqu’elles n’auraient plus de suite. Qui n’en voit l’impossibilité ? y aurait contradiction ; des hommes bons deviendraient libres dans leurs projets.

S’il n’y a point une force générale qui entraîne toutes choses, quel singulier prestige empêche les hommes de voir avec effroi que, pour avoir des chandelles romaines, des cravates élastiques et des dragées de baptême, ils ont tout arrangé de manière qu’une seule faute ou un seul événement peut flétrir et corrompre toute une existence d’homme ? Une femme, pour avoir oublié l’avenir durant une minute, n’a plus dans cet avenir que neuf mois d’amères sollicitudes et une vie d’opprobre. L’odieux étourdi qui vient de tuer sa victime va le lendemain perdre à jamais sa santé en oubliant à son tour. Et vous ne voyez pas que cet état de choses, où un incident perd la vie morale, où un seul caprice enlève mille hommes, et que vous appelez l’édifice social, n’est qu’un amas de misères masquées et d’erreurs illusoires, et que vous êtes ces enfants qui pensent avoir des jouets d’un grand prix parce qu’ils sont couverts de papier doré. Vous dites tranquillement : c’est comme cela que le monde est fait. Sans doute ; et n’est-ce pas une preuve que nous ne sommes autre chose dans l’univers que des figures burlesques qu’un charlatan agite, oppose, promène en tous sens ; fait rire, battre, pleurer, sauter, pour amuser... qui ? je ne le sais pas. Mais c’est pour cela que je voudrais être esclave ; ma volonté serait soumise, et ma pensée serait libre. Au contraire, dans ma prétendue indépendance, il faudrait que je fisse selon ma pensée : cependant je ne le puis pas, et je ne saurais voir clairement pourquoi je ne le pourrais pas ; il s’ensuit que tout mon être est dans l’assujettissement, sans se résoudre à le souffrir.

Je ne sais pas bien ce que je veux. Heureux celui qui ne veut que faire ses affaires ; il peut se montrer à lui-même son but. Rien de grand (je le sens profondément), rien de ce qui est possible à l’homme et sublime selon sa pensée, n’est inaccessible à ma nature : et pourtant, je le sens de même, ma fin est manquée, ma vie est perdue, stérilisée ; elle est déjà frappée de mort ; son agitation est aussi vaine qu’immodérée ; elle est puissante, mais stérile, oisive et ardente au milieu du paisible et éternel travail des êtres. Je ne sais que vouloir ; il faut donc que je veuille toutes choses : car enfin je ne puis trouver de repos quand je suis consumé de besoins, je ne puis m’arrêter à rien dans le vide. Je voudrais être heureux ! Mais quel homme aura le droit d’exiger le bonheur sur une terre ou presque tous s’épuisent tout entiers seulement à diminuer leurs misères ?

Si je n’ai point la paix du bonheur, il me faut l’activité d’une vie forte. Certes, je ne veux pas me traîner de degrés en degrés, prendre place dans la société, avoir des supérieurs avoués pour tels, afin d’avoir des inférieurs à mépriser. Rien n’est burlesque comme cette hiérarchie des mépris qui descend selon des proportions très-exactement nuancées, et embrasse tout l’État, depuis le prince soumis à Dieu seul, dit-il, jusqu’au plus pauvre décrotteur du faubourg, soumis à la femme qui le loge la nuit sur de la paille usée. Un maître d’hôtel n’ose marcher dans l’appartement de monsieur ; mais, dès qu’il s’est retourné vers la cuisine, le voilà qui règne. Vous prendriez pour le dernier des hommes le marmiton qui tremble sous lui ? Pas du tout : il commande durement à la femme pauvre qui vient emporter les ordures, et qui gagne quelques sous par sa protection. Le valet que l’on charge des commissions est homme de confiance ; il donne lui-même ses commissions au valet dont la figure moins heureuse est laissé aux gros ouvrages ; et le mendiant qui a su se mettre en vogue accable de tout son génie le mendiant qui n’a pas d’ulcère.

Celui-là seul aura pleinement vécu qui passe sa vie entière dans la position à laquelle son caractère le rend propre ; ou bien celui-là encore dont le génie embrasse les divers objets, que sa destinée conduit dans toutes les situations possibles à l’homme, et qui dans toutes sait être ce que sa situation demande. Dans les dangers, il est Morgan ; maître d’un peuple, il est Lycurgue ; chez des barbares, il est Odin ; chez les Grecs, il est Alcibiade ; dans le crédule Orient, il est Zerdust ; il vit dans la retraite comme Philoclès ; il gouverne comme Trajan ; dans une terre sauvage, il s’affermit pour d’autres temps, il dompte les caïmans, il traverse les fleuves à la nage, il poursuit le bouquetin sur les granits glacés, il allume sa pipe à la lave des volcans[1] ; il détruit autour de son asile l’ours du Nord, percé des flèches que lui-même a faites. Mais l’homme doit si peu vivre, et la durée de ce qu’il laisse après lui a tant d’incertitude ! Si son cœur n’était pas avide, peut-être sa raison lui dirait-elle de vivre seulement sans douleurs, en donnant auprès de lui le bonheur à quelques amis dignes d’en jouir sans détruire son ouvrage.

Les sages, dit-on, vivant sans passion, vivent sans impatience, et comme ils voient toutes choses d’un même œil, ils trouvent dans leur quiétude la paix et la dignité de la vie. Mais de grands obstacles s’opposent souvent à cette tranquille indifférence. Pour recevoir le présent comme il s’offre, et mépriser l’espoir ainsi que les craintes de l’avenir, il n’est qu’un moyen sûr, facile et simple, c’est d’éloigner de son idée cet avenir dont la pensée agite toujours, puisqu’elle est toujours incertaine.

Pour n’avoir ni craintes ni désirs, il faut tout abandonner à l’événement comme à une sorte de nécessité, jouir ou souffrir selon qu’il arrive, et l’heure suivante dût-elle amener la mort, n’en pas user moins paisiblement de l’instant présent. Une âme ferme, habituée à des considérations élevées, peut parvenir à l’indifférence du sage sur ce que les hommes inquiets ou prévenus appellent des malheurs et des biens ; mais quand il faut songer à cet avenir, comment n’en être pas inquiété ? S’il faut le disposer, comment l’oublier ? S’il faut arranger, projeter, conduire, comment n’avoir point de sollicitude ? On doit prévoir les incidents, les obstacles, les succès ; or, les prévoir, c’est les craindre ou les espérer. Pour faire, il faut vouloir ; et vouloir, c’est être dépendant. Le grand mal est d’être forcé d’agir librement. L’esclave a bien plus de facilité pour être véritablement libre. Il n’a que des devoirs personnels ; il est conduit par la loi de sa nature : c’est la loi naturelle à l’homme, et elle est simple. Il est encore soumis à son maître ; mais cette loi-là est claire. Épictète fut plus heureux que Marc Aurèle. L’esclave est exempt de sollicitudes, elles sont pour l’homme libre ; l’esclave n’est pas obligé de chercher sans cesse à accorder lui-même avec le cours des choses : concordance toujours incertaine et inquiétante, perpétuelle difficulté de la vie humaine qui veut raisonner sa vie. Certainement c’est une nécessité, c’est un devoir de songer à l’avenir, de s’en occuper, d’y mettre même ses affections, lorsqu’on est responsable du sort des autres. L’indifférence alors n’est plus permise ; et quel est l’homme, même isolé en apparence, qui ne puisse être bon à quelque chose, et qui par conséquent ne doive en chercher les moyens ? Quel est celui dont l’insouciance n’entraînera jamais d’autres maux que les siens propres ?

Le sage d’Épicure ne doit avoir ni femme ni enfants ; mais cela ne suffit pas encore. Dès que les intérêts de quelque autre sont attachés à notre prudence, des soins petits et inquiétants altèrent notre paix, inquiètent notre âme, et souvent même éteignent notre génie.

Qu’arrivera-t-il à celui que de telles entraves compriment, et qui est né pour s’en irriter ? Il luttera péniblement entre ces soins auxquels il se livre malgré lui, et le dédain qui les lui rend étrangers. Il ne sera ni au-dessus des événements parce qu’il ne le doit pas, ni propre à en bien user. Il sera variable dans la sagesse, et impatient ou gauche dans les affaires : il ne fera rien de bon, parce qu’il ne pourra rien faire selon sa nature. Il ne faut être ni père ni époux, si l’on veut vivre indépendant, et il faudrait peut-être n’avoir pas même d’amis ; mais être ainsi seul, c’est vivre bien tristement, c’est vivre inutile. Un homme qui règle la destinée publique, qui médite et fait de grandes choses, peut ne tenir à aucun individu en particulier ; les peuples sont ses amis, et, bienfaiteur des hommes, il peut se dispenser de l’être d’un homme. Mais il me semble que, dans la vie obscure, il faut au moins chercher quelqu’un avec qui l’on ait des devoirs à remplir. Cette indépendance philosophique est une vie commode, mais froide. Celui qui n’est pas enthousiaste doit la trouver insipide à la longue. Il est affreux de finir ses jours en disant : Nul cœur n’a été heureux par mon moyen ; nulle félicité d’homme n’a été mon ouvrage ; j’ai passé impassible et nul, comme le glacier qui, dans les antres des montagnes, a résisté aux feux du midi, mais qui n’est pas descendu dans la vallée protéger de son eau le pâturage flétri sous leurs rayons brûlants.

La religion finit toutes ces anxiétés (H) ; elle fixe tant d’incertitudes ; elle donne un but qui, n’étant jamais atteint, n’est jamais dévoilé ; elle nous assujettit pour nous mettre en paix avec nous-mêmes ; elle nous promet des biens dont l’espoir reste toujours, parce que nous ne saurions en faire l’épreuve ; elle écarte l’idée du néant, elle écarte les passions de la vie ; elle nous débarrasse de nos maux désespérants, de nos biens fugitifs ; et elle met à la place un songe dont l’espérance, meilleure peut-être que tous les biens réels, dure du moins jusqu’à la mort. Si elle n’annonçait pas d’épouvantables châtiments, elle paraîtrait aussi bienfaisante que solennelle ; mais elle entraîne la pensée de l’homme vers des abîmes nouveaux. Elle est fondée sur des dogmes que plusieurs ne peuvent croire : en désirant ses effets, ils ne peuvent les éprouver ; en regrettant cette sécurité, ils ne sauraient en jouir. Ils cherchent ces célestes apparences, et ils ne voient qu’un rêve des mortels ; ils aiment la récompense de l’homme bon, mais ils ne voient pas qu’ils aient mérité de la nature ; ils voudraient perpétuer leur être, et ils voient que tout passe. Tandis que des novices à peine tonsurés entendent distinctement un ange qui célèbre leurs jeûnes et leurs mérites, ceux qui ont le sentiment de la vertu savent assez qu’ils n’atteignent pas à cette hauteur : accablés de leur faiblesse et du vide de leurs destins, ils n’ont pas une autre attente que de désirer, de s’agiter et de passer comme l’ombre qui n’a rien connu.


  1. Ceci a beaucoup de rapport à un fait rapporté dans l’Histoire des Voyages. Un Islandais a dit à un savant danois qu’il avait allumé plusieurs fois sa pipe à un ruisseau de feu qui coula en Islande pendant près de deux années.