Obermann/XXVII

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Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 106-107).

LETTRE XXVII.

Paris, 11 février, III.

Je ne conçois pas du tout ce qu’ils entendent par amour-propre. Ils le blâment, et ils disent qu’il en faut avoir. J’aurais conclu de là que cet amour de soi et des convenances est bon et nécessaire ; qu’il est inséparable du sentiment de l’honneur, et que, ses excès seuls étant funestes comme le doivent être tous les excès, il faut considérer si les choses qu’on fait par amour-propre sont bonnes ou mauvaises, et non les critiquer uniquement parce que c’est l’amour-propre qui paraît les faire faire.

Ce n’est pas cela pourtant. Il faut avoir de l’amour-propre ; quiconque n’en a pas est un pied-plat : et il ne faut rien faire par amour-propre ; ce qui est bon pour soi-même, ou au moins indifférent, devient mauvais quand c’est l’amour-propre qui nous y porte. Vous qui connaissez mieux la société, expliquez-moi, je vous prie, ses secrets. J’imagine qu’il vous sera plus facile de répondre à cette question-ci qu’à celle de ma dernière lettre. Au reste, comme vous êtes brouillé avec l’idéal, voici un exemple, afin que le problème qu’il faut résoudre en soit un de science pratique.

Un étranger demeure depuis peu à la campagne chez des amis opulents ; il croit devoir à ses amis et à lui-même de ne pas s’avilir dans l’opinion des gens de la maison, et il suppose que les apparences sont tout pour cette classe d’hommes. Il ne recevait point chez lui, il ne voyait personne de la ville : un seul individu, un parent qui vient par hasard, se trouve être un homme original et d’ailleurs peu aisé, dont la manière bizarre et l’extérieur assez commun doivent donner à des domestiques l’idée d’une condition basse. On ne parle pas à ces gens-là ; on ne peut pas les mettre au fait par un mot, on ne s’explique pas avec eux, ils ne savent pas qui vous êtes ; ils ne vous voient d’autre connaissance qu’un homme qui est loin de leur imposer et dont ils se permettent de rire : aussi le personnage dont je parle fut très-contrarié. On l’en blâme d’autant plus que c’est à l’occasion d’un parent : voilà une réputation d’amour-propre établie ; et cependant je trouve qu’elle n’est pas méritée.