Obermann/XXXIII

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Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 113-117).

LETTRE XXXIII.

Paris, 7 mai, III.

Si je ne me trompe, mes idylles ne sont pas fort intéressantes pour vous, me dit hier l’auteur dont je vous ai parlé, qui me cherchait des yeux, et qui me fit signe lorsque j’arrivai. J’allais tâcher de répondre quelque chose qui fût honnête, et pourtant vrai, lorsqu’en me regardant, il m’en évita le soin, et ajouta aussitôt : Peut-être aimerez-vous mieux un fragment moral ou philosophique, qui a été attribué à Aristippe, dont Varron a parlé, et que depuis l’on a cru perdu. Il ne l’était pas pourtant, puisqu’il a été traduit au quinzième siècle en français de ce temps-là. Je l’ai trouvé manuscrit, et ajouté à la suite de Plutarque, dans un exemplaire imprimé d’Amyot, que personne n’ouvrait, parce qu’il y manque beaucoup de feuilles.

J’ai avoué que, n’étant pas un érudit, j’avais, en effet, le malheur d’aimer mieux les choses que les mots, et que j’étais beaucoup plus curieux des sentiments d’Aristippe que d’une églogue, fût-elle de Bion ou de Théocrite.

On n’a point, à ce qu’il m’a paru, de preuves suffisantes que ce petit écrit soit d’Aristippe ; et l’on doit à sa mémoire de ne pas lui attribuer ce que peut-être il désavouerait. Mais s’il est de lui, ce Grec célèbre, aussi mal jugé qu’Épicure, et que l’on a cru voluptueux avec mollesse, ou d’une philosophie trop facile, avait cependant cette sévérité qu’exigent la prudence et l’ordre, seule sévérité qui convienne à l’homme né pour jouir et passager sur la terre.

J’ai changé comme j’ai pu, en français moderne, ce langage quelquefois heureux, mais suranné, que j’ai eu de la peine à comprendre en plusieurs endroits. Voici donc tout ce morceau, intitulé dans le manuscrit Manuel de Pseusophanes, à l’exception de près de deux lignes qu’on n’a pu déchiffrer.


MANUEL

Tu viens de t’éveiller sombre, abattu, déjà fatigué du temps qui commence. Tu as porté sur la vie le regard du dégoût ; tu l’as trouvée vaine, pesante ; dans une heure tu la sentiras plus tolérable : aura-t-elle donc changé ?

Elle n’a point de forme déterminée. Tout ce que l’homme éprouve est dans son cœur ; ce qu’il connaît est dans sa pensée. Il est tout entier dans lui-même.

Quelles pertes peuvent t’accabler ainsi ? Que peux-tu perdre ? Est-il hors de toi quelque chose qui soit à toi ? Qu’importe ce qui peut périr ? Tout passe, excepté la justice cachée sous le voile des choses inconstantes. Tout est vain pour l’homme, s’il ne s’avance point d’un pas égal et tranquille, selon les lois de l’intelligence.

Tout s’agite autour de toi, tout menace : si tu te livres à des alarmes, tes sollicitudes seront sans terme. Tu ne posséderas pas les choses qui ne sauraient être possédées, et tu perdras ta vie, qui t’appartenait. Ce qui arrive passe à jamais. Ce sont des accidents nécessaires, qui s’engendrent en un cercle éternel : ils s’effacent comme l’ombre imprévue et fugitive.

Quels sont tes maux ? des craintes imaginaires, des besoins d’opinion, des contrariétés d’un jour. Faible esclave ! tu t’attaches à ce qui n’est point, tu sers des fantômes. Abandonne à la foule trompée ce qui est illusoire, vain et mortel. Ne songe qu’à l’intelligence, qui est le principe de l’ordre du monde, et à l’homme, qui en est l’instrument : à l’intelligence qu’il faut suivre, à l’homme qu’il faut aider.

L’intelligence lutte contre la résistance de la matière, contre ces lois aveugles, dont l’effet inconnu fut nommé le hasard. Quand la force qui t’a été donnée a suivi l’intelligence, quand tu as servi à l’ordre du monde, que veux-tu davantage ? Tu as fait selon ta nature ; et qu’y a-t-il de meilleur pour l’être qui sent et qui connaît, que de subsister selon sa nature ?

Chaque jour, en naissant à une nouvelle vie, souvienstoi que tu as résolu de ne point passer en vain sur cette terre. Le monde s’avance vers son but. Mais toi, tu t’arrêtes, tu rétrogrades, tu restes dans un état de suspension et de langueur. Tes jours écoulés se reproduiront-ils dans un temps meilleur ? La vie se fond tout entière dans ce présent que tu négliges pour le sacrifier à l’avenir : le présent est le temps, l’avenir n’en est que l’apparence.

Vis en toi-même, et cherche ce qui ne périt point. Examine ce que veulent nos passions inconsidérées ; de tant de choses en est-il une qui suffise à l’homme ? L’intelligence ne trouve qu’en elle-même l’aliment de sa vie : sois juste et fort. Nul ne connaît le jour qui doit suivre : tu ne trouveras point de paix dans les choses ; cherche-la dans ton cœur. La force est la loi de la nature : la puissance c’est la volonté ; l’énergie dans les peines est meilleure que l’apathie dans les voluptés. Celui qui obéit et qui souffre est souvent plus grand que celui qui jouit ou qui commande. Ce que tu crains est vain, ce que tu désires est vain. Une seule chose te sera bonne, c’est d’être ce que la nature a voulu.

Tu es intelligence et matière. Le monde n’est pas autre chose. L’harmonie modifie les corps, et le tout tend à la perfection par l’amélioration perpétuelle de ses diverses parties. Cette loi de l’univers est aussi la loi des individus.


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Ainsi tout est bon quand l’intelligence le dirige ; et tout est mauvais quand l’intelligence l’abandonne. Use des biens du corps, mais avec la prudence qui les soumet à l’ordre. Une volupté que l’on possède selon la nature universelle est meilleure qu’une privation qu’elle ne demande pas, et l’acte le plus indifférent de notre vie est moins mauvais que l’effort de ces vertus sans but qui retardent la sagesse.

Il n’y a pas d’autre morale pour nous que celle du cœur de l’homme ; d’autre science ou d’autre sagesse que la connaissance de ses besoins, et la juste estimation des moyens de bonheur. Laisse la science inutile, et les systèmes surnaturels, et les dogmes mystérieux. Laisse à des intelligences supérieures ou différentes ce qui est loin de toi : ce que ton intelligence ne discerne pas bien, cela ne lui fut point destiné.

Console, éclaire et soutiens tes semblables : ton rôle a été marqué par la place que tu occupes dans l’immensité de l’être vivant. Connais et suis les lois de l’homme, et tu aideras les autres hommes à les connaître, à les suivre. Considère et montre-leur le centre et la fin des choses ; qu’ils voient la raison de ce qui les surprend, l’instabilité de ce qui les trouble, le néant de ce qui les entraîne.

Ne t’isole point de l’ensemble du monde ; regarde toujours l’univers, et souviens-toi de la justice. Tu auras rempli ta vie, tu auras fait ce qui est de l’homme.