Obermann/XXXIV

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Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 117-121).

LETTRE XXXIV.

EXTRAIT DE DEUX LETTRES.
Paris, 2 et 4 juin, III.

Les premiers acteurs vont quelquefois à Bordeaux, à Marseille, à Lyon ; mais le spectacle n’est bon qu’à Paris. La tragédie et la vraie comédie exigent un ensemble trop difficile à trouver ailleurs. L’exécution des meilleures pièces devient indifférente, ou même ridicule, si elles ne sont pas jouées avec un talent qui approche de la perfection ; un homme de goût n’y trouve aucun agrément lorsqu’il n’y peut pas applaudir à une imitation noble et exacte de l’expression naturelle. Pour les pièces dont le genre est le comique du second ordre, il peut suffire que l’acteur principal ait un vrai talent. Le burlesque n’exige pas le même accord, la même harmonie ; il souffre plutôt des discordances, parce qu’il est fondé lui-même sur le sentiment délicat de quelques discordances ; mais dans un sujet héroïque on ne peut supporter des fautes qui font rire le parterre.

Il est des spectateurs heureux qui n’ont pas besoin d’une grande vraisemblance : ils croient toujours voir une chose réelle ; et, de quelque manière qu’on joue, c’est une nécessité qu’ils pleurent dès qu’il y a des soupirs ou un poignard. Mais ceux qui ne pleurent pas ne vont guère au spectacle pour entendre ce qu’ils pourraient lire chez eux ; ils y vont pour voir comment on l’exprime, et pour comparer, dans un même passage, le jeu de tel avec celui de tel autre.

J’ai vu, à peu de jours de distance, le rôle difficile de Mahomet par les trois acteurs seuls capables de l’essayer. La R... mal costumé, débitant ses tirades d’une manière trop animée, trop peu solennelle, et pressant surtout à l’excès la dernière, ne m’a fait plaisir que dans trois ou quatre passages où j’ai reconnu ce tragédien supérieur qu’on admire dans les rôles qui lui conviennent mieux.

S.-P... joue bien ce rôle ; il l’a bien étudié, il le raisonne assez bien, mais il est toujours acteur, et n’est point Mahomet.

B... m’a paru entendre vraiment ce rôle extraordinaire. Sa manière, extraordinaire elle-même, paraissait bien celle d’un prophète de l’Orient ; mais peut-être elle n’était pas aussi grande, aussi auguste, aussi imposante qu’il l’eût fallu pour un législateur conquérant, un envoyé du ciel destiné à convaincre par l’étonnement, à soumettre, à triompher, à régner. Il est vrai que Mahomet, chargé des soins de l’autel et du trône, n’était pas aussi fastueux que Voltaire l’a fait, comme il n’était pas non plus aussi fourbe. Mais l’acteur dont je parle n’est peutêtre pas même le Mahomet de l’histoire, tandis qu’il devrait être celui de la tragédie. Cependant il m’a plus satisfait que les deux autres, quoique le second ait un physique plus beau, et que le premier possède des moyens en général bien plus grands. B... seul a bien arrêté l’imprécation de Palmyre. S.-P... a tiré son sabre : je craignais qu’on ne se mît à rire. La R... y a porté la main, et son regard atterrait Palmyre ; à quoi servait donc cette main sur le cimeterre, cette menace contre une femme, contre Palmyre, jeune et aimée ? B... n’était pas même armé, ce qui m’a fait plaisir. Lorsque, las d’entendre Palmyre, il voulut enfin l’arrêter, son regard profond, terrible, sembla le lui commander au nom d’un Dieu, et la forcer de rester suspendue entre la terreur de son ancienne croyance, et ce désespoir de la conscience et de l’amour trompés.

Comment peut-on prétendre sérieusement que la manière d’exprimer est une affaire de convention ? C’est la même erreur que celle de ce proverbe si faux dans l’acception qu’on lui donne ordinairement : Il ne faut pas disputer des goûts et des couleurs.

Que prouvait M. R... en chantant sur les mêmes notes : J’ai perdu mon Eurydice, j’ai trouvé mon Eurydice ? Les mêmes notes peuvent servir à exprimer la plus grande joie, ou la douleur la plus amère ; on n’en disconvient pas ; mais le sens musical est-il tout entier dans les notes ? Quand vous substituez le mot trouvé au mot perdu, quand vous mettez la joie à la place de la douleur, vous conservez les mêmes notes ; mais vous changez absolument les moyens secondaires de l’expression. Il est incontestable qu’un étranger qui ne comprendrait ni l’un ni l’autre de ces deux mots ne s’y tromperait pourtant pas. Ces moyens secondaires font aussi partie de la musique : qu’on dise, si l’on veut, que la note est arbitraire.

Cette pièce (Mahomet) est une des plus belles de Voltaire ; mais peut-être, chez un autre peuple, n’eût-il point fait du prophète conquérant l’amant de Palmyre. Il est vrai que l’amour de Mahomet est mâle, absolu, et même un peu farouche ; il n’aime point comme Titus, mais peut-être serait-il mieux qu’il n’aimât point. On connaît la passion de Mahomet pour les femmes ; mais il est probable que dans ce cœur ambitieux et profond, après tant d’années de dissimulation, de retraite, de périls et de triomphes, cette passion n’était pas de l’amour.

Cet amour pour Palmyre était peu convenable à ses hautes destinées et à son génie : l’amour n’est point à sa place dans un cœur sévère, que ses projets remplissent, que le besoin de l’autorité vieillit, qui ne connaît de plaisirs que par oubli, et pour qui le bonheur même ne serait qu’une distraction.

Que signifie : L’amour seul me console ? Qui le forçait à chercher le trône de l’Orient, à quitter ses femmes et son obscure indépendance pour porter l’encensoir et le sceptre et les armes ? L’amour seul me console ! Régler le sort des peuples, changer le culte et les lois d’une partie du globe, sur les débris du monde élever l’Arabie, est-ce donc une vie si triste, une inaction si léthargique ? C’est un soin difficile, sans doute, mais c’est précisément le cas de ne pas aimer. Ces nécessités du cœur commencent dans le vide de l’âme : qui a de grandes choses à faire a bien moins besoin d’amour.

Si du moins cet homme, qui dès longtemps n’a plus d’égaux, et qui doit régir en dieu l’univers prévenu, si ce favori du dieu des batailles aimait une femme qui pût l’aider à tromper l’univers, ou une femme née pour régner, une Zénobie ; si du moins il était aimé ; mais ce Mahomet, qui asservit la nature à son austérité, le voilà ivre d’amour pour une enfant qui ne pense pas à lui.

Il se peut qu’une nuit avec Laïs soit le plus grand plaisir de l’homme ; mais enfin ce n’est qu’un plaisir. S’occuper d’une femme extraordinaire, et dont on est aimé, c’est davantage, c’est un devoir même ; mais enfin ce n’est qu’un devoir secondaire.

Je ne conçois pas ces puissances à qui un regard d’une maîtresse fait la loi. Je crois sentir ce que peut l’amour ; mais un homme qui gouverne n’est pas à lui. L’amour entraîne à des erreurs, à des illusions, à des fautes ; et les fautes de l’homme puissant sont trop importantes, trop funestes, elles sont des malheurs publics.

Je n’aime pas ces hommes chargés d’un grand pouvoir, qui oublient de gouverner dès qu’ils trouvent à s’occuper autrement ; qui placent leurs affections avant leur affaire, et croient que si tout leur est soumis c’est pour leur amusement ; qui arrangent selon les fantaisies de leur vie privée les besoins des nations, et qui feraient hacher leur armée pour voir leur maîtresse. Je plains les peuples que leur maître n’aime qu’après toutes les autres choses qu’il aime, ces peuples qui seront livrés, si la fille de chambre d’une favorite s’aperçoit qu’on peut gagner quelque chose à les trahir.