Obermann/XXXV

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Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 121-133).

LETTRE XXXV.

Paris, 8 juillet, III.

Enfin j’ai un homme sûr pour finir les choses dont le soin me retenait ici. D’ailleurs elles sont presque achevées : il n’y a plus de remède, et il est bien connu que me voilà ruiné. Il ne me reste pas même de quoi subsister jusqu’à ce qu’un événement, peut-être très-éloigné, vienne changer ma situation. Je ne sens pas d’inquiétude, et je ne vois pas que j’aie beaucoup perdu en perdant tout, puisque je ne jouissais de rien. Je puis devenir, il est vrai, plus malheureux que je n’étais ; mais je ne deviendrai pas moins heureux. Je suis seul, je n’ai que mes propres besoins ; assurément, tant que je ne serai ni malade ni dans les fers, mon sort sera toujours supportable. Je crains peu le malheur, tant je suis las d’être inutilement heureux. Il faut bien que la vie ait des temps de revers ; c’est le moment de la résistance et du courage. On espère alors ; on se dit : Je passe la saison de l’épreuve, je consume mon malheur, il est vraisemblable que le bien lui succédera. Mais, dans la prospérité, lorsque les choses extérieures semblent nous mettre au nombre des heureux, et que pourtant le cœur ne jouit de rien, on supporte impatiemment de voir ainsi se perdre ce que la fortune n’accordera pas toujours. On déplore la tristesse du plus beau temps de la vie ; on craint ce malheur inconnu que l’on attend de l’instabilité des choses ; on le craint d’autant plus, qu’étant malheureux, même sans lui, on doit regarder comme tout à fait insupportable ce poids nouveau dont il doit nous surcharger. C’est ainsi que ceux qui vivent dans leurs terres supportent mieux de s’y ennuyer pendant l’hiver, qu’ils appellent d’avance la saison triste, que l’été dont ils attendent les agréments de la campagne.

Il ne me reste aucun moyen de remédier à rien de ce qui est fait, et je ne saurais voir quel parti je dois prendre jusqu’à ce que nous en ayons parlé ensemble ; ainsi je ne songe qu’au présent. Me voilà débarrassé de tous soins : jamais je n’ai été si tranquille. Je pars pour Lyon ; Je passerai chez vous dix jours dans la plus douce insouciance, et nous verrons ensuite.
PREMIER FRAGMENT.
Cinquième année.

Si le bonheur suivait la proportion de nos privations ou de nos biens, il y aurait trop d’inégalité entre les hommes. Si le bonheur dépendait uniquement du caractère, cette inégalité serait trop grande encore. S’il dépendait absolument de la combinaison du caractère et des circonstances, les hommes que favorisent de concert et leur prudence et leur destinée auraient trop d’avantages. Il y aurait des hommes très-heureux, et des hommes excessivement malheureux. Mais ce ne sont pas les circonstances seules qui font notre sort ; ce n’est pas même le seul concours des circonstances actuelles avec la trace, ou avec l’habitude laissée par les circonstances passées, ou avec les dispositions particulières de notre caractère. La combinaison de ces causes a des effets très-étendus ; mais elle ne fait pas seule notre humeur difficile et chagrine, notre mécontentement, notre dégoût des choses et des hommes, et de toute la vie humaine. Nous avons en nous-mêmes ce principe général de refroidissement et d’aversion ou d’indifférence ; nous l’avons tous, indépendamment de ce que nos inclinations individuelles et nos habitudes peuvent faire pour y ajouter ou pour en affaiblir les suites. Une certaine modification de nos humeurs, une certaine situation de tout notre être, doivent produire en nous cette affection morale. C’est une nécessité que nous ayons de la douleur comme de la joie : nous avons besoin de nous fâcher contre les choses, comme nous avons besoin d’en jouir.

L’homme ne saurait désirer et posséder sans interruption, comme il ne peut toujours souffrir. La continuité d’un ordre de sensations heureuses ou de sensations malheureuses ne peut subsister longtemps dans la privation absolue des sensations contraires. La mutabilité des choses de la vie ne permet pas cette constance dans les affections que nous en recevons ; et quand même il en serait autrement, notre organisation n’est pas susceptible d’invariabilité.

Si l’homme qui croit à sa fortune ne voit point le malheur venir du dehors, il ne saurait tarder à le découvrir dans lui-même. Si l’infortuné ne reçoit pas de consolations extérieures, il en trouvera bientôt dans son cœur.

Quand nous avons tout arrangé, tout obtenu pour jouir toujours, nous avons peu fait pour le bonheur. Il faut bien que quelque chose nous mécontente et nous afflige ; si nous sommes parvenus à écarter tout le mal, ce sera le bien lui-même qui nous déplaira.

Mais si la faculté de jouir ou celle de souffrir ne peuvent être exercées, ni l’une ni l’autre, à l’exclusion totale de celle que notre nature destine à la contre-balancer, chacune du moins peut l’être accidentellement beaucoup plus que l’autre : ainsi les circonstances, sans être tout pour nous, auront pourtant une grande influence sur notre habitude intérieure. Si les hommes que le sort favorise n’ont pas de grands sujets de douleur, les plus petites choses suffiront pour en exciter en eux ; au défaut de causes, tout deviendra occasion. Ceux que l’adversité poursuit, ayant de grandes occasions de souffrir, souffriront fortement ; mais ayant assez souffert à la fois, ils ne souffriront pas habituellement : aussitôt que les circonstances les laisseront à eux-mêmes, ils ne souffriront plus, parce que le besoin de souffrir est satisfait en eux ; et même ils jouiront parce que le besoin opposé réagit d’autant plus constamment, que l’autre besoin rempli nous a emportés plus loin dans la direction contraire[1].

Ces deux forces tendent à l’équilibre ; mais elles n’y arrivent point, à moins que ce ne soit pour l’espèce entière. S’il n’y avait pas de tendance à l’équilibre, il n’y aurait pas d’ordre ; si l’équilibre s’établissait dans les détails, tout serait fixe, il n’y aurait pas de mouvement. Dans chacune de ces suppositions, il n’y aurait point un ensemble unique et varié, le monde ne serait pas.

Il me semble que l’homme très-malheureux, mais inégalement, et par reprises isolées, doit avoir une propension habituelle à la joie, au calme, aux jouissances affectueuses, à la confiance, à l’amitié, à la droiture.

L’homme très-malheureux, mais également, lentement, uniformément, sera dans une lutte perpétuelle des deux moteurs ; il sera d’une humeur incertaine, difficile, irritable. Toujours imaginant le bien, et toujours, par cette raison même, s’irritant du mal, minutieux dans le sentiment de cette alternative, il sera plus fatigué que séduit par les moindres illusions : il est aussitôt détrompé ; tout le décourage comme tout l’intéresse.

Celui qui est continuellement moitié heureux, en quelque sorte, et moitié malheureux, approchera de l’équilibre : assez égal, il sera bon plutôt que d’un grand caractère ; sa vie sera plus douce qu’heureuse ; il aura du jugement, et peu de génie.

Celui qui jouit habituellement, et sans avoir jamais de malheur visible, ne sera séduit par rien : il n’a plus besoin de jouir, et dans son bien-être extérieur, il éprouve secrètement un perpétuel besoin de souffrir. Il ne sera pas expansif, indulgent, aimant : mais il sera indifférent dans la jouissance des plus grands biens, susceptible de trouver un malheur dans le plus petit inconvénient. Habitué à ne pas éprouver de revers, il sera confiant, mais confiant en lui-même ou dans son sort, et non point envers les autres hommes : il ne sent pas le besoin de leur appui ; et comme sa fortune est meilleure que celle du plus grand nombre, il est bien près de se sentir plus sage que tous. Il veut toujours jouir, et surtout il veut paraître jouir beaucoup, et cependant il éprouve un besoin interne de souffrir ; ainsi, dans le moindre prétexte, il trouvera facilement un motif de se fâcher contre les choses, d’être indisposé contre les hommes. N’étant pas vraiment bien, mais n’ayant pas à espérer d’être mieux, il ne désirera rien d’une manière positive ; mais il aimera le changement en général, et il l’aimera dans les détails plus que dans l’ensemble. Ayant trop, il sera prompt à tout quitter. Il trouvera quelque plaisir, il mettra une sorte de vanité à être irrité, aliéné, souffrant, mécontent. Il sera difficile, il sera exigeant ; sans cela, que lui resterait-il de cette supériorité qu’il prétend avoir sur les autres hommes, et qu’il affecterait encore, si même il n’y prétendait plus ? Il sera dur ; il cherchera à s’entourer d’esclaves, pour que d’autres avouent cette supériorité, pour qu’ils en souffrent du moins, quand lui-même n’en jouit pas.

Je doute qu’il soit bon à l’homme actuel d’être habituellement fortuné, sans avoir jamais eu le sort contre lui. Peut-être l’homme heureux, parmi nous, est-il celui qui a beaucoup souffert, mais non pas habituellement et de cette manière lentement comprimante qui abat les facultés sans être assez extrême pour exciter l’énergie secrète de l’âme, pour la réduire heureusement à chercher en elle des ressources qu’elle ne se connaissait pas[2]. C’est un avantage pour la vie entière d’avoir été malheureux dans l’âge où la tête et le cœur commencent à vivre. C’est la leçon du sort : elle forme les hommes bons[3], elle étend les idées, et mûrit les cœurs avant que la vieillesse les ait affaiblis ; elle fait l’homme assez tôt pour qu’il soit entièrement homme. Si elle ôte la joie et les plaisirs, elle inspire le sentiment de l’ordre et le goût des biens domestiques ; elle donne le plus grand bonheur que nous devions attendre, celui de n’en attendre d’autre que de végéter utiles et paisibles. On est bien moins malheureux quand on ne veut plus que vivre : on est plus près d’être utile, lorsque étant encore dans la force de l’âge, on ne cherche plus rien pour soi. Je ne vois que le malheur qui puisse, avant la vieillesse, mûrir ainsi les hommes ordinaires.

La vraie bonté exige des conceptions étendues, une âme grande et des passions réprimées. Si la bonté est le premier mérite de l’homme, si les perfections morales sont essentielles au bonheur, c’est parmi ceux qui ont beaucoup souffert dans les premières années de la vie du cœur, que l’on trouvera les hommes les mieux organisés pour eux-mêmes et pour l’intérêt de tous, les hommes les plus justes, les plus sensés, les moins éloignés du bonheur, et le plus invariablement attachés à la vertu.

Qu’importe à l’ordre social qu’un vieillard ait renoncé aux objets des passions, et qu’un homme faible n’ait pas le projet de nuire ? De bonnes gens ne sont pas des hommes bons ; ceux qui ne font le bien que par faiblesse pourront faire beaucoup de mal dans des circonstances différentes. Susceptible de défiance, d’animosité, de superstition, et surtout d’entêtement, l’instrument aveugle de plusieurs choses louables où le porterait son penchant, sera le vil jouet d’une idée folle qui dérangera sa tête, d’une manie qui gâtera son cœur, ou de quelque projet funeste auquel un fourbe saura l’employer.

Mais l’homme de bien est invariable : il n’a les passions d’aucune coterie, ni les habitudes d’aucun état ; on ne l’emploie pas ; il ne peut avoir ni animosité, ni ostentation, ni manie ; il n’est étonné ni du bien, parce qu’il l’eût fait également, ni du mal, parce qu’il est dans la nature ; il s’indigne contre le crime, et ne hait pas le coupable ; il méprise la bassesse de l’âme, mais il ne s’irrite pas contre un ver à cause que le malheureux n’a point d’ailes.

Il n’est pas l’ennemi du superstitieux ; il n’a pas de superstitions contraires. Il cherche l’origine souvent très-sage[4] de tant d’opinions devenues insensées, et il rit de ce qu’on a ainsi pris le change. Il a des vertus, non par fanatisme, mais parce qu’il cherche l’ordre ; il fait le bien pour diminuer l’inutilité de sa vie ; il préfère les jouissances des autres aux siennes, car les autres peuvent jouir, et lui ne le peut guère ; il aime seulement à se réserver ce qui procure les moyens d’être bon à quelque chose, et aussi de vivre sans trouble : il faut du calme à qui n’attend pas de plaisirs. Il n’est point défiant ; mais comme il n’est pas séduit, il pense quelquefois à contenir la facilité de son cœur : il sait s’amuser à être un peu victime, mais il n’entend pas qu’on le prenne pour dupe. Il peut avoir à souffrir de quelques fripons ; il n’est pas leur jouet. Il laissera parfois à de certains hommes à qui il est utile le petit plaisir de se donner en cachette les airs de le protéger. Il n’est pas content de ce qu’il fait, parce qu’il sent qu’on pourrait faire beaucoup plus ; il l’est seulement un peu de ses intentions, sans être plus fier de cette organisation intérieure qu’il ne le serait d’avoir reçu un nez d’une belle forme. Il consumera ainsi ses heures en se traînant vers le mieux ; quelquefois d’un pas énergique quoique embarrassé ; plus souvent avec incertitude, avec un peu de faiblesse, avec le sourire du découragement.

Quand il est nécessaire d’opposer le mérite de l’homme à quelques autres mérites feints ou inutiles, par lesquels on prétend tout confondre et tout avilir, il dit que le premier mérite est l’imperturbable droiture de l’homme de bien, puisque c’est le plus certainement utile ; on lui répond qu’il est orgueilleux, et il rit. Il souffre les peines, il pardonne les torts domestiques ; on lui dit : Que ne faites-vous de plus grandes choses ? il rit. Ces grandes choses lui sont confiées ; il est accusé par les amis d’un traître, et condamné par celui qu’on trahit : il sourit, et s’en va. Les siens lui disent que c’est une injustice inouïe ; et il rit davantage.


DEUXIÈME FRAGMENT.
Sixième année.

Je ne suis pas surpris que la justesse des idées soit assez rare en morale. Les anciens, qui n’avaient pas l’expérience des siècles, ont plusieurs fois songé à mettre la destinée du cœur de l’homme entre les mains des sages. La politique moderne est plus profonde : elle a livré l’unique science aux prédicateurs, et à cette foule que les imprimeurs appellent hommes de lettres ; mais elle protège solennellement l’art de faire des fleurs en sucre, et l’invention des perruques d’une nouvelle forme.

Dès que l’on observe les peines d’une certaine classe d’hommes, et qu’on commence à en découvrir les causes, on reconnaît qu’une des choses les plus nouvelles et les plus utiles que l’on pût faire serait de les prémunir contre des vérités qui les trompent, contre des vertus qui les perdent.

Le mépris de l’or est une chose absurde. Sans doute, préférer l’or à son devoir est un crime ; mais ne sait-on pas que la raison prescrit de préférer le devoir à la vie comme aux richesses ? Si la vie n’en est pas moins un bien en général, pourquoi l’or n’en serait-il pas aussi un ? Quelques hommes indépendants et isolés font très-bien de s’en passer ; mais tous ne sont pas dans ce cas, et ces déclamations si vaines, qui ont un côté faux, nuisent beaucoup à la vertu. Vous avez rendu contradictoires les principes de conduite ; si la vertu n’est que l’effort vers l’ordre, est-ce par tant de désordre et de confusion que vous prétendez y amener les hommes ? Pour moi, qui estime encore plus dans l’homme les qualités du cœur que celles de l’esprit, je pense néanmoins que l’instituteur d’un peuple trouverait plus de ressources pour contenir de mauvais cœurs que pour concilier des esprits faux.

Les chrétiens et d’autres ont soutenu que la continence perpétuelle était une vertu ; ils ne l’ont pas exigée des hommes, ils ne l’ont même conseillée qu’à ceux qui prétendraient à la perfection. Quelque absolue et quelque indiscrète que doive être une loi qui vient du ciel, elle n’a pas osé davantage. Quand on demande aux hommes de ne pas aimer l’argent, on ne saurait y mettre aussi trop de modération et de justesse. L’abnégation religieuse ou philosophique a pu conduire plusieurs individus à une indifférence sincère pour les richesses, et même pour toute propriété ; mais dans la vie ordinaire le désir de l’or est inévitable. Avec l’or, dans quelque lieu habité que je paraisse, je fais un signe ; ce signe dit : Que l’on me prévienne, que l’on me nourrisse, que l’on m’habille, que l’on me désennuie, que l’on me considère, que l’on serve moi et les miens, que tout jouisse auprès de moi ; si quelqu’un souffre, qu’il le déclare, ses peines sont finies ! Et comme il a été dit, il est fait.

Ceux qui méprisent l’or sont comme ceux qui méprisent la gloire, qui méprisent les femmes, qui méprisent les talents, la valeur, le mérite. Quand l’imbécillité de l’esprit, l’impuissance des organes, ou la grossièreté de l’âme rendent incapable d’user d’un bien sans le pervertir, on calomnie ce bien, ne voyant pas que c’est sa propre bassesse que l’on accuse. Un homme de mauvaises mœurs méprise les femmes, un raisonneur épais blâme l’esprit, un sophiste moralise contre l’argent. Sans doute, les faibles esclaves de leurs passions, des sots ingénieux, des bourgeois étonnés seront plus malheureux ou plus méchants quand ils seront riches. Ces gens-là doivent avoir peu, parce que, posséder ou abuser, c’est pour eux la même chose. Sans doute encore, celui qui devient riche et qui se met à vivre le plus qu’il peut en riche, ne gagne pas, et quelquefois perd à changer de situation. Mais pourquoi n’est-il pas mieux qu’auparavant ? c’est qu’il n’est pas réellement plus riche : plus opulent, il est plus gêné et plus inquiet. Il a de grands revenus, et il s’arrange si bien que le moindre incident les dérange, et qu’il accumule des dettes jusqu’à sa ruine. Il est clair que cet homme est pauvre. Centupler ses besoins, faire tout pour l’ostentation ; avoir vingt chevaux parce qu’un tel en a quinze, et si demain il en a vingt, en avoir bien vite trente ; c’est s’embarrasser dans les chaînes d’une pénurie plus pénible et plus soucieuse que la première. Mais avoir une maison commode et saine, un intérieur bien ordonné, de la propreté, une certaine abondance, une élégance simple, s’arrêter là quand même la fortune deviendrait quatre fois plus grande, employer le reste à tirer un ami d’embarras, à parer d’avance aux événements funestes, à donner à l’homme bon devenu malheureux ce qu’il a donné dans sa jeunesse à de plus heureux que lui, à remplacer la vache de cette mère de famille qui n’en avait qu’une, à envoyer du grain chez ce cultivateur dont le champ vient d’être grêlé, à réparer le chemin où des chars[5] ont versé, où les chevaux se blessent ; s’occuper selon ses facultés et ses goûts ; donner à ses enfants des connaissances, l’esprit d’ordre et des talents : tout cela vaut bien la misère gauchement prônée par la fausse sagesse.

Le mépris de l’or, inconsidérément recommandé dans l’âge qui en ignore la valeur, a souvent ôté à des hommes supérieurs un des plus grands moyens, et peut-être le plus sûr, de ne point vivre inutiles comme la foule.

Combien de jeunes personnes, dans le choix d’un maître, se piquent de compter les biens pour rien, et se précipitent ainsi dans tous les dégoûts d’un sort précaire, et dans l’ennui habituel qui seul contient tant de maux !

Un homme sensé, tranquille, et qui méprise un caractère folâtre, se laisse séduire par quelque conformité dans les goûts ; il abandonne au vulgaire la gaieté, l’humeur riante, et même la vivacité, l’activité ; il prend une femme sérieuse, triste, que la première contrariété rend mélancolique, que les chagrins aigrissent, qui avec l’âge devient taciturne, brusque, impérieuse, austère, et qui s’attachant avec humeur à se passer de tout, et se passant bientôt de tout par humeur et pour en donner aux autres la leçon, rendra toute sa maison malheureuse.

Ce n’était pas dans un sens trivial qu’Épicure disait : Le sage choisit pour ami un caractère gai et complaisant. Un philosophe de vingt ans passe légèrement sur ce conseil, et c’est beaucoup s’il n’en est pas révolté, car il a rejeté les préjugés communs ; mais il en sentira l’importance quand il aura quitté ceux de la sagesse.

C’est peu de chose de n’être point comme le vulgaire des hommes ; mais c’est avoir fait un pas vers la sagesse, que de n’être plus comme le vulgaire des sages.


  1. Dans l’état de malheur, la réaction doit être plus forte, puisque la nature de l’être organisé le pousse plus particulièrement à son bien-être comme à sa conservation.
  2. Tout cela, quoique exprimé d’une manière positive, ne doit pas être regardé comme vrai rigoureusement.
  3. Il y a des hommes qu’elle aigrit : ceux qui ne sont point méchants, et non pas ceux qui sont bons.
  4. Les idées obscures ou profondes s’altèrent avec le temps, et on s’habitue à les considérer sous un autre aspect : lorsqu’elles commencent à devenir fausses, le peuple commence à les trouver divines ; lorsqu’elles sont tout à fait absurdes, il veut mourir pour elles.
  5. Le mot char n’est pas usité en ce sens, du moins dans la plus grande partie de la France, où les charrettes à deux roues sont plus en usage. Mais, en Suisse et dans plusieurs autres endroits, on nomme ainsi les chariots légers et les voitures de campagne à quatre roues.