Oblomov/XVII

La bibliothèque libre.
Chapitre XVII
◄   Chapitre XVI   ►





XVII


Quelques minutes après quatre heures, Zakhare entra avec précaution et sans bruit dans l’antichambre : il se glissa sur la pointe des pieds dans le couloir, s’approcha de la chambre du barine, appliqua d’abord son oreille à la porte, puis fléchit les genoux et mit son œil au trou de la serrure.

Dans la chambre retentissait un ronflement musical.

« Il dort, dit-il tout bas, réveillons-le : il est bientôt quatre heures et demie. »

Il toussa et entra.

— Monsieur ! hé ! monsieur, dit-il à voix basse, se tenant au chevet du lit d’Oblomoff.

Le ronflement continua.

« Ah ! fit Zakhare, il dort aussi fort qu’un maçon. »

— Monsieur !…

Zakhare tira légèrement Élie par la manche.

— Levez-vous : il est quatre heures et demie.

Pour toute réponse M. Oblomoff beugla, mais sans se réveiller.

— Levez-vous donc, monsieur ! quelle honte ! dit Zakhare en élevant la voix.

Pas de réponse.

— Monsieur, répétait Zakhare, en tiraillant son maître de temps à autre par la manche.

Oblomoff tourna un peu sa tête et ouvrit avec peine un œil terne où l’on voyait poindre l’apoplexie. Il le dirigea sur Zakhare.

— Qui est là ? demanda-t-il d’une voix sourde.

— Mais c’est moi. Levez-vous !

— Va-t-en, murmura Élie, et il se replongea dans son lourd sommeil. Au lieu de ronfler, M. Oblomoff se mit à jouer du chalumeau avec son nez. Zakhare le tira par le pan de sa robe de chambre.

— Que veux-tu ? demanda Élie, d’un ton de menace, ouvrant tout à coup les deux yeux.

— Vous avez donné l’ordre de vous réveiller.

— Eh bien ! je le sais. Tu as fait ton devoir, va-t-en. Le reste me regarde…

— Je ne m’en irai pas, disait Zakhare, le tiraillant de nouveau par la manche.

— Allons donc ! ne me touche pas ! dit avec douceur Élie, et, renfonçant sa tête dans l’oreiller, il faillit se remettre à ronfler.

— Impossible, monsieur, ce serait avec beaucoup de plaisir, mais c’est tout à fait impossible !

Et il tarabustait son barine.

— Allons, je t’en prie, fais-moi cette grâce, disait Élie d’un ton câlin, en ouvrant les yeux.

— Oui, fais-moi cette grâce, et après, vous-même vous me gronderez pour ne vous avoir point réveillé…

— Ah bon Dieu ! quel homme ! disait Élie. Mais laisse-moi donc une petite minute faire un somme : c’est si peu qu’une minute ! Je sais bien, je sais…

Oblomoff se tut tout à coup, dompté par le sommeil.

— Tu ne sais que ronfler, dit Zakhare, sûr de n’être pas entendu de son maître : voyez donc, il ronfle comme un souche. Ah ! qu’es-tu venu faire sur la terre du bon Dieu… Mais lève-toi donc, toi ! puisqu’on te le dit… hurla presque Zakhare.

— Quoi ? quoi ? fit Oblomoff d’un air menaçant, en soulevant sa tête.

— Mais, je dis, monseigneur, pourquoi donc que vous ne vous levez point ? se hâta de reprendre Zakhare d’un ton doux.

— Non, comment as-tu dit cela, hein ? comment oses-tu ainsi… hein ?

— Quoi ?

— Parler grossièrement.

— Vous l’avez rêvé !… devant Dieu, vous l’avez rêvé !…

— Tu crois que je dors ? je ne dors pas, j’entends tout…

Et il dormait déjà.

— Ah ! dit Zakhare désespéré, ah ! pauvre tête ! pourquoi gis-tu là comme un bloc ? Ah ! rien qu’à te voir, on a mal au cœur. Regardez donc, bonnes gens ! Fi !

— Levez-vous, levez-vous, reprit tout à coup Zakhare d’une voix effrayée. Monsieur, voyez donc ce qui se passe ici.

Élie leva brusquement la tête, promena ses yeux autour de lui, et se recoucha avec un profond soupir.

— Laisse-moi tranquille, dit-il d’un ton d’autorité. Je t’ai ordonné de me réveiller, et maintenant je te donne contre-ordre, tu entends ! Je me réveillerai moi-même quand je voudrai.

Quelquefois Zakhare cédait en murmurant :

— Eh bien ! ronfle, que le diable t’emporte ! mais d’autres fois il insistait, et il insista.

— Levez-vous, levez-vous, cria-t-il d’une voix lamentable en saisissant Oblomoff des deux mains par le pan et la manche de sa robe de chambre. Oblomoff, tout d’un coup, sans qu’on put s’y attendre, sauta sur ses pieds et se précipita sur Zakhare.

— Attends donc, attends ; je l’apprendrai à déranger ainsi le barine quand il a envie de se reposer.

Zakhare se sauva à toutes jambes, mais au troisième pas Oblomoff secoua tout à fait son sommeil et commença à se détirer en bâillant.

— Donne… du kwas… dit-il entre deux bâillements.

Zakhare lui apporta un grand verre de kwas.

Oblomoff le vida d’un trait et c’est ainsi que, complètement éveillé, il se décida à s’habiller et à commencer sa journée à quatre heures et demie du soir.


FIN.