Observations sur Le festin de pierre/Notice

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Sieur de Rochemont / Anonymes
Observations sur Le festin de pierre (N. Pépingué à Paris - 1665)
Texte établi par P.-L. Jacob, J. Gay et fils (p. v-xi).


NOTICE
POUR LES
OBSERVATIONS
SUR
LE FESTIN DE PIERRE

Dans une note du Catalogue Soleinne (t. V, p.101), nous faisions remarquer que les deux Réponses anonymes aux Observations sur le Festin de Pierre, sont beaucoup plus rares que l’opuscule qui leur a donné naissance. En eflet, elles n’ont été imprimées qu’une seule fois, tandis que M. Taschereau a pu constater que les Observations eurent au moins trois éditions, chacune de 48 pages et de format petit in-12. La première (Paris, N. Pepingué, 1665) a dû paraître sans titre, sans privilège du roi, avec une permission tacite, car on trouve, à la fin, un permis d’imprimer, daté du 8 avril 4665, et signé par le Baillif du Palais. Une seconde édition assez semblable à la première, porte sur son titre le nom de l’auteur et l'adresse du libraire Pepingué ; elle est accompagnée d’un privilège du roi, en date du 10 mai 1665, dans lequel l'auteur est désigné par ces initiales B. A. sieur de Rochemont. Il y a, de cette édition, une contrefaçon faite à Rouen. La troisième édition, dont le permis d’imprimer est aussi du 10 mai 1665, signé d’Aubray, porte au titre: sur l’imprimé avant le nom du libraire.

M. Taschereau, qui a recueilli le premier ces renseignements bibliographiques, eût bien fait d’y ajouter que cette pièce, publiée d'abord sans privilége du roi, avec un simple permis d’imprimer délivré par le Baillif du Palais, avait été imprimée certainement dans l’enceinte même du Palais, en vertu des franchises et des privilèges attachés à tout ce qui ressortissait de la juridiction du baillif du Palais. Le sieur de Rochemont était-il un avocat au parlement, comme le dit le privilége? C'était, dans tous les cas, un personnage considérable et puissant ; on le devine au ton protecteur qu'il prend avec Molière, comme au ton mesuré et poli que le défenseur de Molière afiecte de conserver dans sa double réponse, car les deux Réponses sortent évidemment de la même plume.

« Ces deux Réponses, disions-nous dans le Catalogue Soleinne, la première surtout, offrent presque toujours le cachet du style de Molière, ce cachet si net et si tranché qu’on reconnalt au mouvement de la phrase, à l’emploi du mot propre, à certains termes d’affection, à certaines tournures d’habitude ; c’est déclarer, ajoutions-nous, que ces opuscules, non moins remarquables par la pensée que par l’expression, ont été écrits du moins en partie, par Molière lui-même, qui les a fait paraître chez son libraire ordinaire, Gabriel Quinet. » Nous aurions pu ajouter, en outre, qu’on y trouve, à chaque ligne, comme dans la prose de Molière, des vers blancs, de dix et douze syllabes, admirablement jetés en moule et d’une excellente facture. Or, il n’y a que Molière, à cette époque, qui ait semé ainsi des vers dans sa prose.

Le sieur de Rochemont n’est pas connu ; sa personnalité, si elle est réelle, a échappé entièrement aux recherches obstinées de Beffara et de M. Taschereau. L’auteur de la Réponse aux Observations s’adresse à cet antagoniste anonyme, en l'appelant cher écrivain, et il reconnaît que ce critique dévot avait la réputation « d'être fort habile homme et plein d’esprit. » Le sieur de Rochemont, il faut l'avouer, écrit dans un style élégant et correct, qui n'a rien de la verbosité pédantesque du barreau de ce lemps-là, mais qui sentirait plutôt son homme d'Eglise. Ainsi, nous aimerions à le retrouver, vingt-trois ans plus tard, sous le nom de l‘abbé Hébert de Rocmont, auteur d‘un opuscule intitulé : La Gloire de Louis-le-Grand dans les missions étrangères (Paris, Coustelier, 1688, in-12.)

Quoi qu’il en soit, les Observations du sieur de Rochemont sont dirigées autant contre le Tartuffe que contre le Festin de Pierre. Le Tartuffe dont les trois premiers actes avaient été joués devant la cour aux Fêtes de Versailles, dans le mois de mai 1664, était toujours frappé d'interdiction ; les dévots s'agitaient avec un redoublement de fureur, pour perdre Molière dans l’esprit du roi et pour empêcher sa comédie de paraître jamais. Molière, de son côté, ne renonçait pas à faire représenter le Tartuffe, avec l'autorisation de Louis XIV. Ce fut pour en venir à ce résultat, qu’il composa le Festin de Pierre. Les historiens n’ont pas compris qu'il avait espéré désarmer la cabale des Tartuffes, en faisant lui-même le procès aux athées, en montrant sur la scène la punition de Don Juan. Au reste, les athées, que Molière faisait brûler dans les feux de l'enfer en plein théâtre, n‘étaient pas toujours à l'abri du feu en ce monde, car, trois ans seulement avant la première représentation du Festin de Pierre, le poète Claude Le Petit, que Molière avait pu connaître, était condamné à mort, comme athée et auteur de vers impies, et montait sur le bûcher en place de Grève.

C‘était là le sort que les ennemis de Molière eussent voulu lui réserver. Le Festin de Pierre manqua son but et ne fit qu'exaspérer davantage la colère des dévots, au lieu de l'apaiser. On accusa Molière d‘avoir cherché à réhabiliter l'athée, en donnant au personnage de Don Juan les dehors d'un honnête homme, c’est-à-dire d’un homme du monde, et l’immense succès de cette comédie, qui eut de suite plus de 40 représentations très-suivies, rendit plus difiicile l’apparition du Tartuffe au théâtre. On accusa hautement Molière d’avoir voulu s’attaquer ouvertement aux dogmes de la religion, en traduisant les choses saintes sur les tréteaux. Le déchaînement fut tel qu’il n’osa pas demander un privilège pour faire imprimer sa comédie représentée, qui ne parut qu’après sa mort.

La première représentation du Festin de Pierre avait eu lieu le 15 février 1665, et six semaines après, le sieur de Rochemont livrait à la publicité ses Observations malveillantes sur cette comédie, dont il n’arrêta pas la vogue. Mais il ne s’en prenait au Festin de Pierre, que pour avoir un prétexte de se déchaîner contre Tartuffe, et cette dernière pièce, que l’auteur des deux Réponses affecte de nommer Tartufle, comme pour faire allusion à la célèbre anecdote des TartuffoIi, devient le principal objet des deux réponses aux Observations, qui n’avaient parlé qu’incidemmenl du Tartuffe, pour avoir un prétexte de qualifier Molière de démon incarné.

Selon l’opinion des meilleurs critiques, le sieur de Rochemont, que l’auteur de la Lettre en réponse aux Observations appelle le Bras droit des Tartuffes, pouvait bien avoir élé avocat au parlement, mais il était alors curé d’une paroisse de Paris.

P.-L. Jacob, bibliophile.