Observations sur quelques grands peintres/Berghem

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BERGHEM.


Peu de peintres sont dans leur genre plus connus que Berghem : sa manière très-originale est très-agréable ; il a fait une grande quantité de tableaux estimés et répandus dans les plus fameux cabinets de l’Europe. Ce qui le caractérise principalement, est une touche brillante et facile, avec laquelle il rend la nature avec plus d’art que d’exactitude. Dans un temps où l’École Française estimoit le talent d’un peintre en raison de la facilité de son pinceau, Berghem étoit le Dieu des artistes Français. Depuis que la mode de la touche est passée, on n’a plus la même vénération pour lui ; peut-être même ne lui donne-t-on pas la véritable place que mérite son grand talent. S’il n’est pas un peintre bien vrai, il est un peintre bien séduisant ; et si ses ouvrages n’ont pas autant approché de la perfection que ceux de quelques artistes de son genre, il a bien peint une foule d’objets, dont la réunion forme de très-beaux tableaux. Il a fait également bien les paysages et les animaux, et même les figures qui s’accordent parfaitement avec l’ensemble et la manière de ses tableaux. Le goût préside aux compositions de cet artiste ingénieux ; ses lignes principales sont toujours agréables, et la disposition de ses détails plaît toujours aux yeux ; ses tableaux ne choquent jamais par des gaucheries ; il a tant d’adresse dans sa manière de peindre, qu’elle excite l’étonnement et l’admiration de ceux même qui la critiquent ; son dessin, comme toutes les parties de son talent, a de la vérité, mais toujours avec plus d’art que de naïveté ; sa couleur est riche, vigoureuse ; et cependant elle ne rend pas toujours bien celle de la nature. Le roux et le noir sont trop prodigués dans ses tableaux, l’œil y est souvent choqué par des blancs trop crus, et en général ils manquent d’harmonie ; ses lointains viennent trop en avant, leurs teintes ne sont pas assez rompues ; il a touché les ciels avec trop de fermeté, et il ne leur a pas donné leur vaporeuse immensité ; ses nuages brillans n’ont jamais la grandeur majestueuse de ceux qui renferment les tempêtes et la foudre. Le feuillage de ses arbres adroitement peints, est balancé avec grâce, et présente toujours des formes agréables ; on ne peut imaginer qu’il ait jamais été tourmenté par la fureur des vents : ses sites n’ont jamais rien de terrible, rien de ces aspects sauvages et attachans qui font sur l’âme de profondes impressions ; tout rit dans ses charmans paysages ; on n’y craint point la rencontre des assassins, ni celle des bêtes féroces et des animaux vénéneux ; on n’y craint point l’intempérie des saisons ni les mouvemens tumultueux et effrayans de la nature, il peint toujours des campagnes heureuses qu’éclaire une lumière bienfaisante, mais il les peint avec plus d’esprit que de sentiment.

En voyant ses paysages aimables, l’imagination ne les peuple point d’amours, de génies, de fantômes plaintifs, ou d’amans malheureux ; elle n’y voit jamais Palès, ni la fière Diane, ni la blonde Cérès, ni le bel Adonis. Sans doute Berghem étoit heureux, et il avoit beaucoup plus d’esprit que de sensibilité. Ses bergers n’ont point la bonne et agreste simplicité des pâtres Flamands ; ils sont moins encore ces pasteurs favoris des Muses, qui, sous des chênes sacrés, charmoient les nymphes des bois par la douceur de leurs chants ; il n’ont point eux-mêmes préparé leurs tendres chalumeaux ; leurs flûtes ont été faites par les luthiers des grandes villes ; et s’ils sont inspirés, ce n’est point par les jeunes driades. Il n’a pas donné aux bœufs la bonté vénérable, la majesté patriarcale de ces rois des pâturages. Ses vaches, ses chèvres, sont des coquettes toutes remplies d’agrément ; ses moutons ne sont point les bonnes et innocentes bêtes, dont Paul Potter a si bien rendu l’attachante naïveté ; ce ne sont que de jolis petits maîtres : ses ânes même sont des petits maîtres ; et il ne leur a pas donné leur simplicité et la patiente résignation à tous les emplois dont on les fatigue, que mal à propos les hommes ont appelé bêtise.

Sans doute l’extrême promptitude qu’il mettoit à faire ses tableaux ; sa gaieté, sa sorte d’insouciance en y travaillant l’ont empêché de les approfondir autant qu’il auroit pu faire en y mettant plus de temps : mais aussi cette abondance, cette facilité, cette preuve puissante de son aptitude extraordinaire pour son art, font le charme de son talent, et deviennent un de ses caractères les plus marqués. Les sujets où il a le mieux réussi, et qu’il a faits souvent, sont des marches de troupeaux ; il les a peints quelquefois traversant des ruisseaux et des rivières au coucher du soleil, pour regagner leurs paisibles hameaux ; les bergers, les bergères, leurs chiens prennent part à la joie des brebis bêlantes ; il a répandu sur ces petites caravanes tout l’intérêt que l’esprit peut donner.

Ses gravures à l’eau-forte sont très estimées ; ce sont des études d’animaux dessinées d’après nature, et gravées par lui-même : pleines de finesse et de feu, elles ont plus de vérité que ses autres productions.

On pourroit comparer Berghem au Guarini, qui, malgré tout ce qu’on lui reproche, fait les délices des gens de lettres de toutes les nations. Sans doute le luxe affecté de l’esprit est un défaut ; mais lorsque cet esprit est bien neuf, bien piquant, on ne peut se dispenser d’en pardonner la prodigalité ; on ne peut même s’empêcher d’aimer ceux qui ne peuvent s’empêcher de l’avoir. Quelque reproches qu’on puisse faire aux ouvrages de Berghem, ils réunissent tant de parties qu’on est forcé de lui donner parmi les grands peintres une place très-distinguée.