Octavie (Sénèque)/Acte I

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Octavie (Sénèque)
Traduction par E. Greslou.
Tragédies de L. A. SénèqueC. L. F. PanckouckeTome troisième (p. 291-321).
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OCTAVIE
DE L.A. SÉNÈQUE.


ACTE PREMIER


SCÈNE I.

OCTAVIE.

Déjà la brillante Aurore chasse du ciel les étoiles errantes : le Soleil déploie sa chevelure de flammes, et rend au monde la clarté du jour. Déplorable Octavie, reprends le cours de tes plaintes accoutumées ; que ta douleur éclate en cris plus lugubres que ceux d’Alcyone, en gémissements plus tristes que ceux des filles de Pandion, car leurs malheurs ne peuvent se comparer aux tiens.

O ma mère! l’éternel sujet de mes larmes, et la première cause de mes maux, s’il reste quelque sentiment chez les Ombres, écoute les plaintes amères de ta fille. Plût au ciel que la cruelle main des Parques eût coupé la trame de ma vie avant cet instant où j’ai vu ton sein déchiré par le fer, et ton visage souillé de ton sang !

O jour à jamais funeste ! la lumière, depuis lors, m’est plus odieuse que les ténèbres de la mort. Il m’a fallu souffrir la tyrannie d’une cruelle marâtre, et sa haine inflexible, et son regard menaçant. C’est elle, c’est cette furie qui alluma les torches fatales de mon hymen ; c’est elle qui t’a ravi le jour, ô mon malheureux père, toi qui naguère étais maître du monde entier, jusqu’au delà de l’Océan, et voyais fuir devant toi les Bretons, peuple libre jusqu’alors, et encore inconnu de nos guerriers. O mon père ! tu as succombé sous la perfidie de ton épouse, et ta famille esclave gémit sous les lois d’un tyran cruel !


SCÈNE II.

LA NOURRICE D’OCTAVIE.

Vous qui vous laissez prendre à de brillans dehors, et séduire à l’éclat trompeur d’une couronne, voyez comme une révolution soudaine a renversé la toute-puissante maison de Claude, et la famille d’un empereur qui tenait le monde entier sous son empire, qui dompta l’Océan, et le força de porter ses vaisseaux. Voilà donc ce mortel qui mit le premier les Bretons sous le joug, et couvrit de ses voiles des mers qui n’avaient jamais reçu de navires ; respecté des nations barbares et des flots, il a péri par la main de son épouse, qui elle-même expira par celle de son fils ; ce fils criminel a de plus empoisonné son frère : Octavie, sa sœur et sa femme, se consume dans la douleur. Elle ne peut plus cacher son dépit, qui éclate malgré elle ; elle fuit constamment la présence de son époux, dont elle partage le sentiment, et qu’elle déteste autant qu’elle en est haïe.

En vain mon zèle et ma fidélité s’appliquent à calmer les douleurs de son âme blessée : l’irritation qui l’égaré lui fait repousser mes conseils : sa généreuse indignation ne peut reconnaître de guide, elle se fortifie par l’excès de ses maux. Hélas ! quel crime affreux je redoute et je pressens ! plaise au ciel de nous en préserver !


SCÈNE III.

OCTAVIE, SA NOURRICE.
OCTAVIE.

Quelle misère peut se comparer à la mienne ? tes malheurs n’en approchent pas, ô Électre ! du moins il t’était permis de pleurer la mort de ton père, tu pouvais punir ce crime par la main d’Oreste, sauvé par ton amour du fer de ses ennemis, et défendu par l’amitié ; moi, la teneur m’empêche de pleurer la mort cruelle de mes parens, et de gémir sur le trépas d’un frère qui était mon unique espérance, et ma seule consolation parmi tant de misères. Demeurée sur la terre pour y souffrir, je ne suis plus que l’ombre d’un grand nom.

LA NOURRICE.

Hélas ! j’entends la voix de la triste Octavie. Pourquoi ma vieillesse m’empêche-t-elle de courir à son appartement ?

OCTAVIE.

Chère nourrice, témoin fidèle de mes douleurs, je viens encore pleurer sur ton sein.

LA NOURRICE.

Malheureuse princesse ! quel jour vous délivrera de vos chagrins ?

OCTAVIE.

Le même qui me fera descendre chez les morts.

LA NOURRICE.
De grâce, écartez ce présage funèbre.
OCTAVIE.

Ce ne sont pas tes vœux qui règlent mon sort, mais la destinée.

LA NOURRICE.

Un dieu propice regardera vos douleurs et vous enverra de meilleurs jours. Essayez seulement de ramener par votre douceur et vos caresses le cœur de votre époux.

OCTAVIE.

Je fléchirais la rage des lions et des tigres plutôt que l’âme de ce tyran féroce. Il hait tout ce qui sort d’un sang illustre ; il ne craint ni les hommes ni les dieux, enivré de la puissance que son odieuse mère lui donna par le plus grand des crimes. Quoique, dans son ingratitude, il rougisse de devoir à sa mère la reconnaissance d’un pareil bienfait ; quoiqu’il lui ait donné la mort en échange de l’empire, elle n’en conservera pas moins, après son trépas et dans la suite des âges, la gloire affreuse de le lui avoir donné.

LA NOURRICE.

Calmez votre colère, et ne laissez pas échapper ces paroles imprudentes.

OCTAVIE.

Quand même je pourrais souffrir mes malheurs avec patience, il est toujours vrai qu’ils ne finiront que par une mort cruelle. Après le meurtre de ma mère, après l’assassinat de mon père, après la perte de mon frère. abattue sous le poids des chagrins et des maux, consumée d’ennuis, odieuse à mon époux, esclave d’une sujette, il est impossible que la vie me soit agréable. Mon âme est livrée à d’éternelles frayeurs ; ce n’est pas la mort que je redoute, mais le crime. Puisse-t-il n’avoir aucune part dans mon trépas ! je mourrai alors avec joie ; mais ce serait pour moi un supplice plus affreux que la mort même de voir le visage cruel et terrible de mon tyran, de souffrir les baisers d’un ennemi, de craindre tous ses mouvemens. Pourrais-je, avec le souvenir de mon frère assassiné, recevoir les caresses de son affreux bourreau, qui s’est emparé de son trône et jouit ainsi d’un trépas dont il est l’exécrable auteur ?

Que de fois l’ombre pâle de mon frère s’offre à mes yeux, dans le silence des nuits, quand le sommeil a clos mes yeux fatigués par les larmes ! Tantôt je vois ses faibles mains armées de noirs flambeaux ; il s’élance pour frapper au visage son indigne frère : tantôt il vient, plein de terreur, se cacher dans mon lit : son ennemi court sur ses pas, et, me voyant attachée à mon frère, il plonge son épée dans mon flanc. Alors le saisissement et la frayeur me réveillent en sursaut, et me rendent ainsi à mes douleurs et à mes transes perpétuelles.

Qu’on ajoute à ces maux une concubine orgueilleuse et parée de mes dépouilles, et pour qui Néron n’a pas craint de faire monter sa mère sur un vaisseau qui devait être pour elle la barque des morts, et de l’égorger ensuite après un cruel naufrage, mais sauvée de la mer, dont il surpassa lui-même la cruauté.

Quel espoir de salut me laisse un pareil crime ? mon ennemie victorieuse veut envahir ma couche ; elle me poursuit de sa haine acharnée, et pour prix de son adultère elle veut obtenir de mon tyran la tête de sa légitime épouse. Sors de la tombe, ô mon père ! et viens au secours de ta fille qui t’implore, ou du moins entrouvre les profondeurs du Styx, afin que je m’y précipite.

LA NOURRICE.

Vous invoquez en vain l’ombre de votre père, malheureuse princesse ; comment lui resterait-il quelque sentiment pour sa famille dans les enfers, lui qui a pu préférer à son propre fils un enfant étranger, et, allumant les flambeaux d’un hymen détestable, prendre pour épouse la fille de son propre frère ? Ce fut là l’origine de tous les crimes, de tous les meurtres, de toutes les perfidies, de l’ambition, de la soif du sang que nous avons vus depuis. Le gendre de Claude fut immolé le jour même de l’hymen de son beau-père ; on craignait qu’il ne devînt trop puissant par cette alliance. O crime épouvantable ! la tête de Silanus fut sacrifiée au caprice d’une femme ; et, condamné sous un vain prétexte, il souilla de son sang le palais des Césars. Dans cette famille devenue la conquête d’une marâtre, on vit, hélas ! entrer un prince cruel, le gendre et le fils de Claude, jeune homme à l’âme féroce, capable de tous les crimes ; son odieuse mère alluma pour lui le flambeau de l’hymen, et vous força par la terreur de l’accepter pour époux : devenue plus hardie par ce grand succès, elle osa rêver l’empire du monde. Qui pourrait dignement raconter les attentats divers, les espérances coupables, et les perfides caresses de cette femme à qui tous les crimes ont servi de degrés pour monter jusqu’au trône ?

La sainte Piété s’exila en tremblant du palais des Césars, et la cruelle Érinnys vint prendre sa place dans cette cour funeste ; elle souilla de sa torche cette demeure sacrée, et brisa tous les liens de la nature : l’épouse de Claude fait périr son mari par un poison cruel, et meurt elle-même bientôt après par le crime de son fils : toi aussi, tu meurs de sa main, jeune Britannicus, malheureux enfant qui seras désormais l’éternel sujet de nos larmes, et qui devais être l’appui de la maison d’Auguste : de cet astre naguère si brillant, rien ne reste plus qu’un peu de cendre, et une ombre plaintive : sa marâtre elle-même n’a pu retenir ses pleurs quand elle vit son corps mis sur le bûcher, et ces membres et ce visage aussi beaux que ceux de l’amour, disparaître au milieu de flammes dévorantes.

OCTAVIE.

Que mon tyran me tue moi-même, s’il ne veut périr de ma main.

LA NOURRICE.

La nature ne vous a pas donné assez de force pour cela.

OCTAVIE.

J’en trouverai dans ma haine, dans ma douleur, dans mes chagrins, dans mes malheurs, dans l’excès de ma misère.

LA NOURRICE.
Tâchez plutôt d’adoucir par vos tendres soins ce cruel époux.
OCTAVIE.

Oui, pour qu’il me rende un frère cruellement assassiné ?

LA NOURRICE.

Non, mais pour assurer votre propre vie, et relever par vos enfans les ruines de votre famille abattue.

OCTAVIE.

La maison impériale attend d’autres enfans ; moi, je sens que la cruelle destinée de mon frère m’entraîne.

LA NOURRICE.

Prenez courage, et que la faveur du peuple vous rassure.

OCTAVIE.

C’est une consolation, mais non pas un remède à mes maux.

LA NOURRICE.

La puissance du peuple est grande.

OCTAVIE.

Celle de l’empereur l’est encore plus.

LA NOURRICE.

Néron se ressouviendra de son épouse.

OCTAVIE.

Sa maîtresse l’en empêchera.

LA NOURRICE.

Elle est odieuse à tous les Romains.

OCTAVIE.

Oui, mais elle plaît à son amant.

LA NOURRICE.
Elle n’est pas encore sa femme.
OCTAVIE.

Elle le sera bientôt, et qui plus est, mère.

LA NOURRICE.

Les jeunes hommes portent dans l’amour toute la fougue de leur âge ; mais ils se calment bien vite, et leurs passions criminelles se dissipent comme une légère vapeur. Mais l’amour qu’inspire une épouse légitime dure éternellement. Celle qui la première osa souiller votre couche, cette esclave qui posséda long-temps le cœur de votre époux, tremble déjà pour elle-même ; soumise et humiliée, elle redoute son heureuse rivale, et dresse des monumens qui sont un aveu de ses alarmes. Et cette dernière aussi est à la veille d’être abandonnée par le dieu trompeur et léger qui préside aux amours ; l’éclat de sa beauté, la grandeur de ses richesses, ne la sauveront pas ; elle n’aura que le triomphe d’un moment.

La reine des Immortels a connu vos douleurs ; elle a vu le roi du ciel, le père des dieux, prendre toutes sortes de formes pour se livrer à d’amoureux caprices, emprunter le plumage du cygne, les cornes du taureau de Phénicie, tomber du ciel en pluie d’or. Les deux fils de Léda brillent parmi les astres ; Bacchus est assis dans le ciel, comme fils de Jupiter. Alcide est devenu l’époux de la jeune Hébé ; il ne craint plus la haine de Junon, il a cessé d’être son ennemi pour devenir son gendre. Cette déesse hautaine a ramené le cœur de son mari par sa douceur, et en cachant son dépit ; maintenant elle possède seule le maître de la foudre sur sa couche céleste ; elle ne craint plus de nouvelles infidélités de son époux, que nulle beauté mortelle ne force plus à quitter sa cour. Et vous, la Junon de la terre, vous l’épouse et la sœur du maître du monde, sachez triompher aussi de vos ressentimens.

OCTAVIE.

On verra la mer se confondre avec le ciel, le feu s’unir à l’eau, l’Olympe au Tartare, la lumière aux ténèbres, le jour à la nuit, avant que mon âme, toujours pleine du souvenir de mon frère assassiné, s’unisse à l’âme impie de mon perfide époux. Puisse le roi des Immortels écraser d’un trait de sa foudre cette tête coupable ! Plus d’une fois, dans nos jours malheureux, la terre s’est émue au bruit de son tonnerre, ses sacrés carreaux ont porté la terreur dans nos âmes, et des prodiges extraordinaires sont apparus : naguère une flamme sinistre a brillé dans le ciel, une comète a déployé sa chevelure enflammée, dans cette partie du ciel où, durant les nuits, roule le chariot pesant du Bouvier, parmi les glaces de l’Ourse. L’air est infecté par le souffle d’un tyran cruel, et des calamités inouïes, prêtes à descendre du ciel, menacent tes peuples soumis à son empire. Typhon, que la terre enfanta jadis pour se venger de Jupiter, était moins farouche ; Néron le surpasse en cruauté : ennemi des dieux et des hommes, il a chassé les dieux dé leurs temples, et les hommes de leur patrie ; il a tué son frère, il a répandu le sang de sa mère, et il vit , encore, il jouit de la lumière du ciel, et voit le jour que souille sa présence !

O souverain des dieux ! pourquoi de tes mains divines lancer au hasard des foudres perdues ? pourquoi n’en frappes-tu pas une tête si coupable ? Plût au ciel qu’il eût déjà porté la peine de ses crimes, ce Néron, ce fils de Domitius dont il fait un dieu, ce tyran du monde asservi à son joug honteux, cet héritier d’Auguste dont il déshonore le beau nom par ses vices !

LA NOURRICE.

J’avoue qu’il ne mérite pas l’honneur de votre couche ; mais conformez-vous, de grâce, à votre destinée et à votre position, chère princesse. N’irritez pas sa violence : peut-être un dieu propice vous vengera, peut-être un jour heureux luira pour vous.

OCTAVIE.
Non, depuis longtemps la colère des dieux s’est appesantie sur notre maison. La cruelle Vénus lui a porté le premier coup en allumant dans les veines de ma mère une ardeur furieuse. Dans l’égarement d’un fol amour, elle osa former publiquement un hymen incestueux, oubliant ses enfants, son époux et nos lois. Erinnys vint, les cheveux en désordre, et ceinte de serpents, présider à cette union funeste, et noyer dans son sang les torches nuptiales ; c’est elle qui porta la colère de l’empereur jusqu’au meurtre cruel qu’il ordonna ; ma mère infortunée périt, hélas ! par le glaive, et me légua en moulant une impérissable douleur. Elle entraîna dans sa ruine son époux et son fils, et précipita notre malheureuse famille.
LA NOURRICE.

Cessez de renouveler vos douleurs, et de rouvrir la source de vos larmes ; ne troublez point les mânes de votre mère ; elle n’a que trop porté la peine de sa faiblesse insensée.


SCÈNE IV.

LE CHŒUR.

Quel bruit a frappé mon oreille ? plaise au ciel que cette nouvelle semée partout ne mérite pas de croyance, et demeure sans fondement ! puisse une autre épouse ne point entrer dans le lit de notre empereur, et la fille de Claude conserver les droits de son hymen dans le palais de son père ! puisse-t-elle avoir des enfants, gages d’une heureuse paix qui se répandra sur le monde, et maintiendra pour jamais la gloire du nom romain !

La puissante Junon garde ses droits d’épouse de son frère : pourquoi la sœur d’Auguste, dont elle est aussi l’épouse, se verrait-elle chassée du palais ? quel sera donc le prix de sa piété si rare, de la divinité de son père, de la virginité qu’elle apporta à son époux, et de sa douce pudeur ?

Nous aussi, depuis la mort de Claude, nous avons oublié ce que nous fûmes autrefois ; une lâche terreur nous force à trahir sa famille. Nos pères étaient courageux, et braves, de vrais Romains, de vrais enfans de Mars, dont le sang coulait dans leurs veines. Ils ont chassé de leur ville la tyrannie des rois ; ils ont noblement vengé ta mort, jeune vierge qui dus mourir de la main de ton père, pour échapper à l’opprobre de l’esclavage, et ne pas devenir la proie d’une passion criminelle. Une cruelle guerre fut aussi la suite de ton trépas, malheureuse fille de Lucretius, qui te donnas toi-même la mort pour expier l’outrage et la violence d’un tyran. Ils ont puni le crime de Tarquin et de sa complice Tullia, cette fille dénaturée qui ne craignit pas de faire passer son char sur le corps de son père assassiné, et qui eut la cruauté de refuser la sépulture aux restes sanglants de ce vieillard.

Notre siècle a vu commettre le même attentat. Notre prince a mis sur un vaisseau parricide sa mère, victime d’une ruse infâme, et l’a livrée aux vagues de la mer Tyrrhénienne : les matelots, par son ordre, se hâtent de quitter le port ; la mer blanchit sous l’effort des rames, et le navire s’avance en pleine mer, quand tout à coup les planches se déjoignent, le vaisseau s’entr’ouvre et livre passage aux flots. Un cri terrible, un gémissement de femmes éperdues se fait entendre : la mort est présente à tous les yeux, chacun veut la fuir : les uns s’attachent tout nus à des planches du navire mis en pièces, et cherchent à gagner le bord ; d’autres essaient de se sauver à la nage, plusieurs sont abîmés dans les flots. La mère de l’empereur déchire ses vêtements, s’arrache les cheveux et verse un torrent de larmes.

Quand elle voit qu’il ne lui reste plus aucun espoir de salut, frémissant de colère, et vaincue par l’excès des maux : « Voilà donc, ô mon fils ! s’écrie-t-elle, le prix de tant de bienfaits ! Je méritais de monter sur ce vaisseau, je l’avoue, moi qui t’ai mis au monde, moi qui, dans ma tendresse insensée, t’ai donné l’empire et le titre de César. Sors des enfers, ô mon époux ! et repais tes yeux de mon supplice : c’est moi, malheureux prince, qui ai causé ta mort et celle de ton fils. Privée de sépulture, et engloutie sous les flots, je vais te rejoindre aux enfers ; je ne l’ai que trop mérité… »

Les vagues lui ferment la bouche, elle s’enfonce dans l’abîme, et le flot la ramène à sa surface ; elle repousse la mort d’une main tremblante, et succombe à la peine. Mais l’amour des Romains pour elle n’est pas éteint dans leurs cœurs : ils bravent le trépas ; ils volent au secours de l’impératrice dont les forces sont épuisées, et qui ne se soutient plus ; ils l’encouragent de leur voix, et la soutiennent de leurs bras.

Mais, hélas ! infortunée, que vous sert d’avoir échappé aux flots ? il vous faut mourir de la main de votre fils ; crime affreux que la postérité ne croira jamais. Il est furieux de savoir que sa mère est délivrée des flots ; le monstre est désespéré d’apprendre qu’elle vit encore, et tente une seconde fois l’exécution de son noir dessein. Il précipite sa mort, et ne peut souffrir le moindre retard. Un satellite farouche vole exécuter son ordre, et perce le sein de l’impératrice. Elle, au moment de mourir, prie son meurtrier d’enfoncer le glaive dans ses flancs : « Voilà, dit-elle, où tu dois frapper : c’est le ventre qui a porté un pareil monstre. » À ces mots, elle pousse un dernier soupir, et son âme indignée s’échappe par sa cruelle blessure.