Octavie (Sénèque)/Acte II

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Octavie (Sénèque)
Traduction par E. Greslou.
Tragédies de L. A. SénèqueC. L. F. PanckouckeTome troisième (p. 323-345).
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ACTE SECOND.


SCÈNE I.

SÉNÈQUE.

J’étais content de mon sort, ô Fortune ! quand tes caresses perfides m’en ont tiré : fallait-il m’élever si haut de ta main puissante, pour m’exposer à une plus lourde chute, et m’environner de précipices effrayants ? J’étais plus heureux, à l’abri de l’envie, dans ma retraite solitaire où la mer de Corse m’entourait de ses flots : j’étais le maître de tous mes instans, et mon esprit, librement et sans trouble, se livrait à ses études chéries. Avec quel ravissement je contemplais le ciel, chef-d’œuvre de la nature, et la gloire de son éternel auteur, et le cours mystérieux des astres, et l’harmonie du monde, et le lever et le coucher du soleil, et le disque de la lune avec son cortège d’étoiles errantes, et le brillant éclat de la voûte céleste !

Si ce monde vieillit, s’il est vrai qu’il doive rentrer dans la confusion du chaos, nous touchons sans doute à ce jour suprême qui verra cette génération coupable écrasée sous la chute du ciel, pour faire place à une race nouvelle et meilleure, pareille à celle qui peuplait le monde jeune encore, sous le règne de Saturne.

Dans cet âge heureux, la vierge Astrée, déesse puissante descendue du ciel avec la sainte Fidélité, gouvernait doucement la terre : la guerre n’était point connue parmi les humains ; le son de la trompette et le bruit des armes ne s’étaient jamais fait entendre. Point de remparts autour des villes ; tous les chemins étaient ouverts, tous les biens étaient communs entre les hommes. La terre ouvrait d’elle-même son sein fécond, heureuse de nourrir et de protéger des enfants si doux et si vertueux. La génération suivante perdit de cette douceur. La troisième se signala par l’industrie et l’invention des arts ; elle resta pure néanmoins. Mais ensuite vint une race d’hommes violents, qui osèrent poursuivre à la course les animaux sauvages, tirer les poissons du sein des eaux avec leurs filets, frapper les oiseaux de leurs flèches rapides, mettre sous le joug les taureaux indomptés, déchirer avec le soc la terre demeurée jusqu’alors vierge d’un pareil outrage, et la forcer ainsi de renfermer plus profondément ses fruits dans ses entrailles. Mais cette race coupable osa même pénétrer dans le sein de sa mère, pour en tirer le fer et l’or. Bientôt elle se forgea des armes, partagea les terres, établit des royaumes et bâtit des villes. On vit les hommes louer leurs bras pour défendre les cités étrangères, ou s’armer pour en faire la conquête.

Indignée de leurs mœurs féroces, et de voir leurs mains souillées de sang, la vierge Astrée quitta la terre infidèle à ses lois, pour remonter au ciel dont elle fait le plus bel ornement. La fureur des combats et la soif de l’or s’accrurent : le luxe, fléau terrible, infecta le monde entier de son doux poison ; il se fortifia de plus en plus par le progrès du temps et de l’erreur.

Tous les vices, lentement amassés pendant tant de siècles, débordent aujourd’hui sur nous : le malheureux siècle où nous vivons est le règne du crime ; l’impiété furieuse marche la tête levée ; l’adultère et la débauche souillent la terre et la dominent effrontément. Le luxe, vainqueur du monde, ne ravit de ses mains avares d’immenses richesses que pour les engloutir en pure perte.

Mais voici Néron qui s’avance : il a l’œil hagard et l’air agité : je frémis des idées qui l’occupent.


SCÈNE II.

NÉRON, LE PRÉFET, SÉNÈQUE.
NÉRON.

Exécutez mes ordres, et faites qu’on m’apporte les têtes de Plautus et de Sylla.

LE PRÉFET.

Vous serez obéi sans retard : je vole au camp.

SÉNÈQUE.

Ces hommes vous touchent de près, il ne convient point de les condamner ainsi légèrement.

NÉRON.

Il est facile d’être juste, quand on n’a rien à craindre.

SÉNÈQUE.
La clémence est un remède puissant contre la crainte.
NÉRON.

Exterminer ses ennemis, c’est la première vertu d’un prince.

SÉNÈQUE.

Épargner les citoyens, c’est plus encore la vertu du père de la patrie.

NÉRON.

C’est à des enfans qu’il faut donner ces conseils de vieillard.

SÉNÈQUE.

C’est plutôt l’ardente fougue de la jeunesse qui a besoin d’être modérée.

NÉRON.

Je crois être d’un âge à pouvoir me gouverner moi-même.

SÉNÈQUE.

Puissent toutes vos actions être agréables aux dieux !

NÉRON.

Ce serait folie à moi de les craindre, puisque c’est moi qui les fais.

SÉNÈQUE.

Cette grande puissance que vous avez n’est pour vous qu’une raison plus forte de les craindre.

NÉRON.

Ma fortune me rend tout permis.

SÉNÈQUE.

Il faut vous confier moins dans ses faveurs ; c’est une déesse volage.

NÉRON.
C’est une lâcheté de n’user pas de toute sa puissance.
SÉNÈQUE.

La gloire consiste à faire ce qu’on doit, et non ce qu’on peut.

NÉRON.

Le peuple méprise un maître faible.

SÉNÈQUE.

Et il renverse un tyran.

NÉRON.

Le fer peut le défendre.

SÉNÈQUE.

L’amour le défendrait mieux.

NÉRON.

Un empereur doit se faire craindre.

SÉNÈQUE.

Mieux vaudrait qu’il se fit aimer.

NÉRON.

Il faut qu’on tremble devant lui.

SÉNÈQUE.

Trop de rigueur lasse l’obéissance.

NÉRON.

Je veux être obéi.

SÉNÈQUE.

N’ordonnez que des choses justes.

NÉRON.

Je veux faire la loi.

SÉNÈQUE.

Il faut qu’elle obtienne l’assentiment du peuple.

NÉRON.
L’épée le lui donnera.
SÉNÈQUE.

Les dieux nous préservent d’un pareil crime !

NÉRON.

Moi, le maître de Rome, souffrirai-je plus long-temps qu’on attente à ma vie, qu’on me brave, et que l’on conspire ma ruine ? L’exil n’a point abattu l’audace de Plautus et de Sylla ; loin de Rome, ils nourrissent encore dans leur sein l’implacable fureur qui arme des assassins contre mes jours. Puisque l’absence même n’a point diminué le crédit sur lequel se fondent leurs coupables espérances, je dois me délivrer de la crainte qu’ils me donnent, et tuer mes ennemis. Que mon odieuse femme périsse également, et qu’elle aille rejoindre son frère tant aimé. Tout ce qui me porte ombrage doit tomber.

SÉNÈQUE.

Il est beau de se montrer supérieur aux plus grands hommes, de travailler au bonheur de son pays, d’épargner les malheureux, de s’abstenir du meurtre, de donner du temps à sa colère, le repos au monde, et la paix à son siècle. Voilà la vertu suprême, voilà le chemin qui mène au ciel ; c’est ainsi que le premier Auguste se montra le père de la patrie, mérita d’être mis dans le ciel au rang des dieux, et d’avoir des temples sur la terre, où il reçoit les hommages des mortels. Cependant il eut beaucoup à souffrir des coups de la fortune, dans les longues et terribles guerres qu’il soutint sur la terre et sur les eaux, pour arriver à punir les ennemis de son père. Mais vous, au contraire, vous n’avez reçu d’elle que des faveurs ; sans verser une seule goutte de sang, elle a mis doucement en vos mains le sceptre du monde, et soumis la terre et les mers à votre empire. La sombre envie s’est brisée contre l’amour unanime des Romains, et n’a plus rien osé contre vous. Les sénateurs et les chevaliers sont pour vous. Par les vœux du peuple et le choix du sénat, vous assurez la paix du monde, vous êtes le maître suprême des humains, vous portez le nom sacré de Père de la patrie ; Rome demande que vous gardiez toujours ce beau nom, et met ses enfants sous votre sauve-garde.

NÉRON.

C’est à la faveur des dieux seulement que je dois l’obéissance de Rome et celle du sénat, et ce respect timide, ces vœux contraints que la terreur inspire. Laisser la vie à des citoyens fiers de leur noble origine, et aussi dangereux pour leur prince que pour leur patrie ! quelle folie à moi, quand je puis d’un mot les anéantir et me tirer d’inquiétude ! Brutus arma ses mains coupables contre le vainqueur à qui il devait la vie : le grand César, ce guerrier invincible, ce conquérant que la gloire égalait à Jupiter lui-même, a péri sous le glaive impie des Romains.

Quels flots de sang coulèrent alors dans Rome si souvent déchirée ! Que de citoyens nobles, jeunes et vieux, dispersés par le monde, et que la terreur chassait de leurs maisons pour éviter le fer des triumvirs et leurs tables funestes, périrent par les ordres du divin Auguste, qui a pourtant mérité le ciel par ses douces vertus ! que d’exécutions terribles ! Les sénateurs voyaient avec douleur les plus nobles têtes attachées à la tribune aux harangues ; mais ils n’osaient pleurer la mort de leurs plus chers parents : il était défendu de gémir, quand la place publique était couverte de cadavres mutilés et tout souillés d’un sang noir et corrompu.

Mais le carnage et le meurtre ne s’arrêtèrent pas là. Long-temps les oiseaux et les bêtes féroces trouvèrent leur pâture dans les fatales plaines de Philippes. La mer de Sicile a englouti des flottes entières dans des combats où vainqueurs et vaincus étaient Romains. Ces grandes collisions ébranlaient le monde. Le rival d’Auguste prend la fuite, et ses vaisseaux fugitifs l’emportent vers le Nil, où il va bientôt périr. L’incestueuse Égypte s’abreuve une seconde fois du sang d’un capitaine romain, et possède les cendres de deux grands hommes.

Cette contrée fut le tombeau de la guerre civile, guerre si longue et si cruelle ; enfin le vainqueur fatigué put remettre dans le fourreau son glaive émoussé par tant de coups, et maintenir par la terreur l’empire qu’il avait conquis. Par ses armes et la fidélité de ses soldats, il assura sa propre vie. La noble piété de son fils le consacra dieu, après sa mort, et lui éleva des temples.

Et moi aussi le ciel sera mon partage, lorsque j’aurai détruit tous mes ennemis par l’épée, et qu’un héritier digne de moi assurera l’avenir de ma maison.

SÉNÈQUE.
Cet enfant d’une race divine, la fille d’un dieu vous le donnera ; nous l’attendons de la fille de Claude, qui est la gloire de sa famille et, comme Junon, l’épouse de son frère.
NÉRON.

Les débauches de la mère me donnent peu de confiance dans sa fille, et jamais Octavie ne m’aima sincèrement.

SÉNÈQUE.

Dans une si grande jeunesse la tendresse ne peut guère se montrer ; la pudeur timide couvre le feu de l’amour.

NÉRON.

C’est ce que j’ai cru moi-même long-temps, abusé que j’étais, malgré les marques d’antipathie qu’elle me donnait, et la haine qui se témoignait sur son visage. Enfin j’ai résolu de me venger de ses dédains ; j’ai trouvé une femme digne par sa naissance et par sa beauté de ma couche impériale ; Vénus, Junon et la fière Pallas ont moins d’attraits.

SÉNÈQUE.

Ce qu’un époux doit aimer dans une femme, c’est la vertu, la fidélité conjugale, la pudeur et la chasteté : il n’y a que les qualités de l’âme qui demeurent toujours et que rien ne peut corrompre ; la beauté passe comme une fleur dont chaque jour flétrit l’éclat.

NÉRON.

Celle que j’aime réunit tous les dons les plus rares ; les dieux semblent l’avoir formée telle pour mon bonheur.

SÉNÈQUE.

Ne vous livrez point en aveugle à la puissance de l’Amour.

NÉRON.

L’Amour règne au ciel, et le dieu de la foudre lui-même ne peut briser son joug ; il pénètre au sein des flots, triomphe aux enfers, et force les dieux à descendre de l’Olympe.

SÉNÈQUE.

C’est l’ignorance humaine qui a fait de l’Amour un dieu terrible, qui a mis des flèches dans ses mains, avec un arc redoutable, et une torche cruelle ; qui l’a fait naître de Vénus et de Vulcain. L’amour n’est qu’un vif penchant de l’âme, une douce flamme du cœur ; la jeunesse le fait éclore ; le luxe, l’oisiveté l’entretiennent au sein de l’opulence. Cessez de le nourrir et de le fortifier, il tombe de lui-même, comme un feu sans aliment perd ses forces et ne tarde pas à s’éteindre.

NÉRON.

L’Amour, source de volupté, me paraît, à moi, le principe même de la vie : sa douce puissance donne à l’homme une existence immortelle par l’enfantement successif des générations humaines, et adoucit les animaux les plus sauvages. C’est ce dieu qui doit allumer pour moi les flambeaux de l’hymen, et, par son feu céleste, faire monter Poppée dans ma couche.

SÉNÈQUE.

Les Romains ne verraient pas sans douleur cette union, et la vertu la condamne.

NÉRON.

Il est permis à tous de prendre une épouse, et moi seul je ne le pourrais pas ?

SÉNÈQUE.
Une position plus haute impose aussi des devoirs plus étroits.
NÉRON.

Je veux voir si le fol amour des Romains pour Octavie tiendra contre ma puissance.

SÉNÈQUE.

Cédez plutôt aux vœux du peuple.

NÉRON

Il n’y a plus d’autorité quand c’est le peuple qui conduit les chefs.

SÉNÈQUE.

Ne lui rien accorder, c’est lui donner un juste sujet de haine.

NÉRON.

A-t-il donc le droit de prendre à force ouverte ce qu’on refuse à ses prières ?

SÉNÈQUE.

C’est une cruauté de ne les écouter pas.

NÉRON.

C’est un crime de vouloir forcer un empereur.

SÉNÈQUE.

Qu’il cède alors lui-même.

NÉRON.

La renommée dira qu’il a été vaincu.

SÉNÈQUE.

Elle est capricieuse et mensongère.

NÉRON.

Plus d’un roi, s’il n’y prend garde, est déshonoré par elle.

SÉNÈQUE.
Elle redoute la grandeur.
NÉRON.

Elle ne laisse pas de l’attaquer pourtant.

SÉNÈQUE.

Il est facile de la réduire au silence : rappelez-vous les bienfaits de votre divin père ; que l’âge de votre épouse, sa fidélité, sa vertu vous ramènent à de plus sages pensées.

NÉRON.

Cessez vos remontrances ; depuis long-temps elles m’importunent. Je veux avoir le droit de faire ce qu’il plaît à Sénèque de blâmer. C’est ajourner trop longtemps la joie du peuple ; celle que j’aime porte dans son sein un gage de mon amour, une partie de moi-même. Je fixe à demain le jour de cet heureux hyménée.