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Oeuvres de Walter Scott, trad Defauconpret/La Dame du lac/Introduction

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INTRODUCTION
A
LA DAME DU LAC.

Après le succès de Marmion je me sentais porté à dire comme Ulysse dans l’Odyssée :

Οὗτος μὲν δὴ ἄεθλος ἀάατος ἐκτετέλειται,
Νῦν αὖτε σκοπὸν ἄλλον.
Odyssée, 8, liv. V.

« Ce combat si pénible est enfin terminé. Maintenant essayons, mes braves, si je puis atteindre à un autre bat. »

Les mœurs et les coutumes anciennes de la race aborigène qui habita les Highlands de l’Ecosse, m’avaient toujours paru éminemment favorables à la poésie. Le changement de leurs usages avait eu lieu presque de mon temps ; j’avais appris au moins plusieurs particularités concernant l’ancien état des Highlanders, d’hommes âgés appartenant à la dernière génération, et le vieux gaël écossais m’avait toujours semblé devoir se prêter aux compositions poétiques. Les haines et les dissensions politiques qui, un demi-siècle plus tôt, auraient éloigné la portion la plus riche et la plus florissante du royaume de s’occuper d’un poëme placé dans les Highlands, étaient alors remplacées par la généreuse compassion que les Anglais ressentent, plus que toute autre nation, pour les infortunes d’un honorable ennemi. Les poëmes d’Ossian ont assez montré, par leur popularité, que si les sujets highlanders étaient susceptibles d’intéresser le lecteur, des préjugés purement nationaux ne viendraient pas s’opposer à leur succès.

Cette romantique contrée, où j’avais l’habitude de passer une partie de l’automne, m’était connue par de nombreuses lectures, par mes propres observations, et plus encore par tout ce que j’avais entendu ; les sites du lac Katrine se liaient pour moi au souvenir de plus d’un ami bien cher, et me rappelaient les joyeuses excursions d’un temps passé. Ce poëme, dont l’action s’écoule au milieu de scènes si belles et si profondément gravées dans ma mémoire, fut un travail fait avec amour, et il ne m’est pas moins doux de m’en occuper aujourd’hui. La coutume particulière à Jacques IV, et surtout à Jacques V, de parcourir leur royaume incognito, me fournit l’idée d’un genre d’incident qui ne manque jamais d’exciter l’intérêt pour peu qu’il soit conduit avec la moindre adresse.

Je puis avouer à présent que le plaisir causé par cet ouvrage ne fut cependant pas exempt d’inquiétudes. Une proche parente, qui, pendant toute son existence, me permit l’affection familière d’un frère, résidait alors près de moi et me demandait souvent quel motif me rendait si matinal (les premières heures de la journée étant celles où je travaillais le plus facilement), je finis par lui confier le sujet de mes méditations, et je n’oublierai jamais avec quelle affectueuse sollicitude elle me répondit : Ne soyez pas si imprudent, mon très cher cousin[1], vous êtes déjà populaire, — plus peut-être que vous ne l’espériez, et plus même que moi et d’autres amis prévenus n’auraient osé s’en flatter. Vous êtes placé très haut, — ne risquez pas de glisser en faisant une tentative hasardée ; car, soyez-en sûr, un favori ne peut pas même chanceler impunément. Je répondis à ces affectueuses observations par les paroles de Montrose :

« Ne pas oser risquer de tout perdre pour tout gagner, c’est craindre trop la fortune ou avouer son peu de mérite. »

— Si je reçois un échec, ajoutai-je, car la conversation est restée fortement empreinte dans ma mémoire, ce sera une preuve que je n’aurais jamais dû réussir ; j’écrirai en prose le reste de ma vie, vous n’apercevrez aucun changement dans mon humeur, et je n’en ferai pas un repas de moins ; mais si je réussis :

Vive le joli bonnet bleu, le poignard,
La plume, et courage !

Je montrai ensuite le premier chant du poëme à ce censeur inquiet et bienveillant, et il la réconcilia avec mon imprudence. Cependant, malgré l’assurance de mes paroles dictées par l’obstination qu’on a souvent dit être le propre de ceux qui portent mon nom, j’avoue que ma confiance fut fortement ébranlée par les avis émanés d’un goût si sûr et d’une amitié éprouvée, et je ne me sentis pas très encouragé, en l’entendant rétracter son jugement peu favorable, lorsque je réfléchis à quel point sa partialité pour moi avait dû influer sur ce changement d’opinion. En semblable occurrence l’affection ressemble à la lumière habilement répandue sur un tableau ; elle fait ressortir avec avantage les teintes heureuses et jette une ombre sur les défauts.

Je me souviens que vers le même temps un ami tel que le chasseur de la vieille ballade, avec son bon fusil, vint ranimer mon espoir : c’était un simple fermier, mais un homme en qui une forte intelligence, un bon goût naturel et un vif sentiment de poésie remplaçaient pleinement les lacunes d’une éducation incomplète et irrégulière ; il était passionné pour les plaisirs de la chasse, auxquels nous nous livrions souvent ensemble.

Un jour qu’il vint dîner avec moi à Ashestiel, je saisis l’occasion de lui lire le premier chant de la Dame du Lac, afin de m’assurer de l’effet que le poëme produirait sur un individu qui n’était que le représentant trop fidèle de la plupart des lecteurs. On doit bien supposer que je me décidai à fixer mon opinion plutôt par l’impression que mon ami paraîtrait éprouver que par ce qu’il jugerait convenable de dire. Son maintien fut d’abord assez singulier ; il mit la main sur son front, et écouta avec une grande attention tous les détails de la chasse au cerf jusqu’au moment où les chiens se jettent d’eux-mêmes dans le lac pour suivre leur maître qui s’embarque avec Hélène Douglas. Il tressaillit alors ; une exclamation soudaine lui échappa, et, frappant sur la table, il déclara, avec un accent mécontent approprié à l’occasion, que les chiens avaient dû être totalement ruinés en les laissant se mettre à l’eau après de si rudes fatigues. J’avoue que je puisai beaucoup d’espoir dans l’espèce de rêverie qui s’était emparée d’un amateur si zélé des jeux de l’antique Nemrod, et qui avait si complètement dissipé tous les doutes sur la réalité de l’histoire. Une autre de ses remarques me fut moins agréable ; il découvrit l’identité du roi avec l’aventureux chevalier Fitz-James lorsque celui-ci sonna du cor pour appeler sa suite. Il est probable qu’il se souvint d’une vieille ballade assez gaie et quelque peu grivoise où une intrigue royale se dénoue ainsi :

« Saisissant un cor suspendu à sa ceinture, il en tira un son aigu et perçant ; aussitôt vingt-quatre chevaliers, couverts de leur armure, s’élancèrent sur la colline ; il prit alors un petit couteau, laissa tomber ses habits vulgaires, et devint le plus élégant de tous les gentilshommes qui l’entouraient. Désormais, nous cessâmes de rôder, etc… »

Cette découverte, comme le dit M. Pepys, lorsqu’il s’aperçut de la déchirure de son manteau de camelot, n’était qu’une bagatelle ; cependant elle me troubla, et je consacrai beaucoup de temps à effacer tout ce qui me parut propre à laisser deviner mon secret avant la conclusion ; car j’avais placé sur lui, pour produire de l’effet, ce même genre d’espoir pour lequel on prétend qu’un postillon irlandais réserve toujours « un temps de trot pour l’avenue. »

Je vérifiai avec un soin tout particulier l’exactitude des circonstances locales de cette histoire. Je me rappelle entre autres que j’allai dans le comté de Perth pour m’assurer si le roi Jacques avait pu se rendre des bords du lac Vennachar à Stirling-Castle dans l’espace de temps supposé, et j’eus le plaisir de me convaincre que la chose était tout-à-fait praticable.

Après un long délai, la Dame du Lac parut en juin 1810 ; son succès fut certainement assez grand pour me porter à croire que j’avais au moins attaché un clou dans la roue de la fortune si inconstante d’ordinaire, et dont la stabilité, en faveur d’un individu qui avait osé tenter l’épreuve trois fois de suite, n’avait pas encore été ébranlée. J’avais peut-être atteint ce degré de réputation auquel la prudence et une certaine timidité auraient fait halte et mis un terme à des efforts par lesquels il était plus que probable que ma renommée s’affaiblirait au lieu de s’accroître. Mais, de même que le célèbre John Wilkes, qui passe pour avoir dit au feu roi qu’au milieu de sa plus haute popularité lui-même n’avait jamais été un wilkiste, je puis, en toute sincérité, me disculper d’avoir jamais été partisan de ma propre poésie, même lorsqu’elle jouissait de la plus grande vogue. Il n’est pas à croire que je fusse assez ingrat ou assez follement candide pour méconnaître ou mépriser le mérite de ceux dont la voix m’élevait beaucoup plus haut que je ne pensais l’avoir mérité. Je sentais, au contraire, la plus profonde gratitude pour le public, en recevant de sa partialité pour moi ce qui n’était pas dû au talent ; et je m’efforçai de justifier la faveur dont j’étais l’objet, en continuant de me livrer aux travaux qui pouvaient contribuer à son amusement.

Il se pourrait qu’en agissant ainsi, je n’eusse consulté ni l’intérét du public ni le mien. Mais le premier avait des moyens efficaces de se défendre lui-méme, et pouvait par sa froideur réprimer chaque tentative hasardée ; pour ce qui est de moi, j’avais depuis plusieurs années consacré un si grand nombre d’heures à des occupations littéraires, qu’il m’aurait été difficile de trouver un autre emploi pour mon temps. C’est ainsi que, semblable à Dogberry, je prodiguais généreusement tous mes loisirs au public, m’encourageant par la réflexion que si la postérité me jugeait indigne de la faveur dont j’avais joui auprès de mes contemporains, « on serait forcé de reconnaître que j’ai possédé la palme, » et que, pour un temps du moins, cette popularité si enviée a été mon partage. Je compris néanmoins que j’occupais le poste distingué que j’avais obtenu, moi indigne, plutôt comme le champion du pugilat[2], sous la condition d’étre toujours prêt à faire preuve de mon talent, qu’à l’instar d’un champion de la chevalerie, qui remplissait seulement sa charge en de rares et solennelles occasions. Bien convaincu que je ne pouvais, en aucun cas, conserver long-temps une position où le caprice, plutôt que le jugement du public, m’avait placé, je préférai être privé de ma préséance par un rival plus digne, à la perspective de tomber dans le mépris par mon indolence, et de perdre ma réputation par suite de ce que les légistes d’Ecosse nomment la prescription négative. Ceux qui voudront bien parcourir l’introduction de Rokeby, y verront de quelle manière le poète s’est effacé pour faire place au romancier ; comme la reine Eléonore tomba à Charing-Cross pour se relever à Queenhithe, dit la ballade.

Il me reste seulement à dire, que durant une courte prééminence de popularité, j’observai fidèlement les règles de modération que je m’étais imposées avant de commencer ma carrière littéraire. Si un homme se décide à faire quelque bruit daus le monde, il est aussi sûr d’être en butte aux injures et au persiflage, que l’est celui qui s’avise de traverser un village au grand galop, d’être assourdi par les aboiemens des chiens. L’expérience nous apprend qu’en s’arrêtant pour châtier ces animaux importuns, le cavalier s’expose à une chute désagréable ; la tentative de punir un critique malveillant n’est pas moins périlleuse pour l’auteur. D’après ce principe, je laissai les parodies, les satires et les pétards passer ; et tandis que ces derniers sifflaient avec le plus de violence, j’eus le soin de ne jamais les relever, comme font les écoliers pour les rejeter au méchant enfant qui y a mis le feu, me rappelant qu’ils sont, en pareils cas, sujets à éclater dans la main. Qu’il me soit permis d’ajouter que mon règne[3] (puisque Byron l’appelle ainsi) fut marqué par quelques preuves de bon naturel aussi bien que de patience. Je n’ai jamais refusé de rendre à un écrivain de quelque mérite les services qui pouvaient lui aplanir les difficultés de la carrière, et j’ai eu l’avantage, — l’irritabilité de notre race le rend assez rare, — de jouir de la faveur générale sans encourir la malveillance permanente d’aucun de mes contemporains, du moins autant que j’ai pu le savoir. W. S.

Abbotsford, avril 1830.
  1. La dame avec laquelle sir Walter Scott eut cet entretien, était sans doute sa tante miss Christine Rutherford ; à l’époque où cette introduction fut écrite, il n’avait encore perdu aucune parente qu’on puisse supposer avoir été consultée par lui sur des questions littéraires. Lady Capulet, en voyant le corps de Tybalt s’écrie :
     « Tybalt, mon cousin ! l’enfant de ma sœur ! »
  2. « Pendant deux fois chaque année, le premier poète moderne, semblable au champion dans un cercle de boxeurs, est appelé à soutenir ou à prouver son titre, tout imaginaire qu’il est, etc. » — Don Juan, chant xi, st. 55.
  3. « Sir Walter régna avant moi, etc. » Don Juan, chant xi, st. 57.