On peut toujours ajouter un rayon au soleil Partie 3

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Un signe de là-haut

Il se passait quelque chose. Nous ne savions pas quoi, mais là-haut, on nous faisait signe. Nous étions persuadés qu’il allait se passer quelque chose d’important dans notre vie. Cela faisait trois ans déjà qu’Anne-Bernadette et Marie-Stéphanie faisaient partie de notre famille. Notre vie avait pris son allure de croisière.

Chacun de notre côté, on a cherché ce que cela pouvait bien vouloir dire. Ça a duré une quinzaine de jours. Et un soir j’ai dit à Marie-Christine : « Tu sais, j’ai l’impression d’avoir trouvé ». Et elle me répond que justement, elle aussi en a l’impression. Je ne sais pas trop pourquoi, mais je sentais qu’il fallait entamer une nouvelle démarche d’adoption. Et, cette fois, nous pourrions accepter un enfant handicapé.

Ce qui est fou, c’est que j’avais j’avais pensé exactement la même chose. Ce jour-là, j’avais passé l’après-midi assise sur le petit pouf que j’aimais bien. Je m’étais mise à réfléchir sur l’idée d’une adoption. Et je me disais : « On n’est peut-être pas capable d’adopter un enfant franchement handicapé. Mais maintenant qu’on est comblés avec nos quatre enfants… peut-être qu’on pourrait s’ouvrir à un enfant qui aurait un problème de santé, ou un léger handicap physique… »

Pierre et moi, nous étions tous deux d’accord. Alors, nous nous sommes mis à chercher où adopter.

« Nous avons un bébé. Il a huit jours. Voulez-vous l’adopter ? » Alors là, j’étais vraiment abasourdie. J’avais beau lire et relire la lettre qui venait d’arriver, je n’arrivais pas à y croire ! Dans le dossier qu’on avait envoyé, nous avions précisé que nous acceptions un enfant un peu grand, ayant un handicap physique. Et voilà qu’on nous annonce que nous pouvons adopter un beau bébé de huit jours !

Nous nous étions tournés à nouveau vers la Colombie. Notre amie sœur Lilian, que nous avions connue au Pérou, avait été mutée dans un bidonville de Cali. Elle nous avait mis en contact avec la directrice de « Los Chiquitines », une maison d’enfants…

Nous avions obtenu assez rapidement notre agrément. Sur le formulaire de demande, il fallait cocher la case « un » ou « plusieurs » enfants. Nous ne voulions nous fermer aucune possibilité. On ne sait jamais : s’il y avait une fratrie à adopter… C’est donc la deuxième case que nous avons choisie.

Nous avions beaucoup réfléchi sur notre capacité à adopter un enfant handicapé. Et nous nous sommes aperçus que nous n’étions pas prêts pour accueillir un enfant handicapé mental. En revanche, nous étions d’accord pour un handicap physique, pas trop lourd, pour ne pas déséquilibrer la famille.

Sur cette lettre il était noté : « L’enfant a des oreilles noires. » Je ne comprenais pas ce que ça voulait dire. J’étais intriguée. En fait, c’est parce que ce bébé devait être métissé de noir. Tous les enfants naissent blancs. Mais on peut repérer ceux qui auront une peau très sombre à la couleur de leurs oreilles. Pour la directrice de l’orphelinat, c’était ça, le « handicap » de ce bébé !

Ça m’a fait bizarre. On nous donnait un beau bébé, en pleine forme. J’ai presque été déçu. On s’était préparés à quelque chose de plus difficile, qui nous demande des efforts. Et tout d’un coup, on a l’impression de retourner à la case départ.

Pour moi, ça n’a pas été une déception, mais une grande surprise. Ce n’est pas qu’on retournait à la case départ, mais on s’est dit : « Mince, il y a tant de couples qui n’ont pas d’enfants et qui aimeraient avoir un bébé… Nous qui en avons déjà quatre, on veut bien un plus grand et on nous offre un tout petit ! » C’est sûr que c’est l’idéal, c’est rêvé. Mais on ne s’y attendait pas.

Nous n’avons pas eu le courage de dire non. Nous nous disions : puisqu’ils nous le proposent, tant mieux, on va dire oui avec une grande joie. Mais nous étions prêt à faire plus. Notre agrément nous permettait plusieurs adoptions. Alors, nous avons écrit à l’orphelinat pour dire qu’on pouvait aussi adopter un autre enfant.

Dans la salle à manger, nous avons accroché un grand poster. On y avait inscrit le prénom de notre bébé : Jean-Matthieu. Tous les mercredis, nous collions des gommettes sur une des lettres. J’avais expliqué aux enfants que quand elles auraient été toutes décorées, alors, nous partirions chercher leur petit frère. Il fallait attendre qu’il ait trois mois avant de pouvoir l’adopter : la législation avait changé depuis notre premier voyage en Colombie.

Très vite, nous avons reçu des photos de Jean-Matthieu. Nous lui avons trouvé un parrain, une marraine. Les enfants étaient vraiment impatients qu’il arrive. Comme la maison commençait à être franchement petite, nous en avons trouvé une plus grande, que nous avons pu acheter. C’était une vieille bâtisse qui nécessitait de sérieux travaux. Alors, nous nous sommes mis à la retaper en espérant qu’elle pourrait être habitable à l’arrivée de Jean-Matthieu. En tous cas, nous avons été bien inspirés d’acheter une maison de cette taille-là…

Ces enfants sont-ils pour nous ?

Un mois après, nous recevons un coup de fil de sœur Lilian. « Dans l’orphelinat, trois enfants viennent d’arriver. Ils ont 7 ans et demi, 6 ans et demi et 4 ans. Ils sont frère et sœurs. Est ce que vous voulez les adopter ? » C’était urgent. Lilian voulait trouver au plus vite une famille pour ces enfants.

J’étais emballé par cette proposition. Je trouvais ça génial : tous ces enfants presque du même âge, ça faisait une bonne équipe de foot !

A moi, ça me paraissait complètement fou. J’ai dit à Pierre : « Écoute, ça veut dire trois enfants qui s’intercalent exactement entre les quatre qu’on a déjà. Si on les adopte, l’aîné de nos sept enfants aurait à peine trois ans et demi de plus que le dernier ! » En plus, je savais bien que si on adoptait ces trois enfants, il faudrait rendre Jean-Matthieu. C’était hors de question.

En fait, Lilian ne voulait pas forcément que ce soit nous qui adoptions ces enfants. Elle nous demandait d’essayer de trouver la famille qui leur conviendrait le mieux. Il était huit heures du soir. Pierre et moi, sommes finalement parvenus à un accord : si on leur trouvait une famille dans la soirée, alors c’était que cette adoption n’était pas pour nous.

Moi, j’étais presque sûr de gagner. Les conditions d’adoption étaient tellement particulières que je pensais que jamais on ne trouverait d’autre famille ! Mais c’est vrai qu’avec le recul, mon idée de les adopter était un peu farfelue… J’ai téléphoné à une association voisine qui s’occupait en particulier d’adoptions vers la Colombie. On me dit qu’il y a un couple qui pourrait être intéressé par notre proposition. Ce couple désirait adopter deux enfants frères et sœurs qui ne soient pas trop petits. En plus, le mari parlait couramment espagnol. A priori, toutes les conditions étaient réunies. On ne pouvait faire mieux…

Dès le lendemain matin, on entrait en contact avec ces gens. Pour eux, c’était le ciel qui leur tombait sur la tête ! Ils n’avaient jamais eu d’enfants. En adopter trois d’un coup, cela les effrayait un peu. Cela se comprend ! Mais trois jours plus tard, ils disaient oui.

J’ai souvent eu la future maman au téléphone. Elle était paniquée. Elle me demandait : « Qu’est-ce que tu donnes à tes enfants au petit-déjeuner ? » Je lui répondais qu’ils prenaient du cacao avec des tartines. Elle me répondait « Ah bon, je vais leur faire ça, alors ! » Puis elle raccrochait, rassurée. Avant de me rappeler, pour me poser d’autres questions. Je l’ai conseillée comme je pouvais…

Je me suis aperçu que c’est cette solution qui était la plus réaliste. Marie-Christine avait eu raison ! Mais l’histoire ne s’est pas arrêtée là. Une ou deux semaines plus tard, nous avons reçu un nouveau coup de fil de Colombie. Coup de théâtre : on nous annonce que ces trois enfants ont deux petites sœurs. Des jumelles de deux ans et demi qui se trouvent dans un autre orphelinat. C’était évident : elle devaient être adoptées, elles aussi. Les parents adoptifs des trois frères et sœurs ne pouvaient pas accueillir ces deux petites filles : cinq enfants d’un coup, c’était vraiment trop !

La solution nous est apparue tout de suite : c’est nous qui devions adopter ces jumelles. Nous habitions tout près des parents adoptifs de leurs frère et sœurs. Elles pourraient rester en relation avec eux. Ils pourraient se voir, un peu comme des cousins. L’idée a séduit tout le monde.Alors, nous avons téléphoné en Colombie pour dire qu’on adoptait aussi les jumelles. Ça faisait trois enfants d’un coup !

Je me demandais quelle bêtise on était en train de faire. Mais je sentais que c’était vraiment ça la solution. Après avoir raccroché, nous étions vraiment bouleversés. C’est à ce moment-là que nos yeux sont tombés sur un carton que j’avais descendu du grenier. Il contenait la layette que je voulais préparer pour Jean-Matthieu. Sur ce carton il y avait une petite étiquette. Il y était marqué : « Layette + robes 2 ans ». Il n’y avait aucune raison que les robes « 2 ans » se trouvent avec la layette. C’était justement la taille des jumelles. Alors, on s’est dit : « Voilà la réponse… »

Bien sûr, nous n’avions pas remis en question le fait d’adopter Jean-Matthieu. Pour nous, c’était déjà notre petit dernier. Pour les enfants, c’était le petit frère qu’ils attendaient. Au fil de nos appels en Colombie, nous nous sommes rendus compte que le juge refusait de nous donner à la fois les jumelles et Jean-Matthieu. Alors, il a fallu les convaincre de nous donner les trois enfants. Dans une telle situation, il n’y a plus d’objectivité. Ce n’est pas le nombre d’enfants qui compte. C’est chacun d’entre eux. Dès l’instant qu’un enfant devient le nôtre, il est impensable de revenir en arrière. Nous, on n’y arrive pas. Et la directrice de l’orphelinat l’a très bien compris. Elle nous a défendus, et finalement on a gagné.

Adieu à ma vie de prof.

Sur le panneau aux gommettes, nous avons rajouté le prénom des jumelles à celui de Jean-Matthieu. Tous les jours, à partir de ce moment-là, nous avons collé des gommettes sur une lettre. Et le jour où nous finissions de décorer toutes les lettres, c’était le moment de partir. Encore une coïncidence !

Je me doutais bien qu’avec sept enfants, je ne reprendrais pas de sitôt du service en tant que prof. En partant en Colombie, je faisais quasiment un adieu à la profession. Au départ, nous pensions aller là-bas en février. Je me disais : « Courage, encore un conseil de classe, et aux vacances de février, c’est bon, t’auras fini ! » Finalement, on nous attendait en Colombie au début du mois de mars. J’ai repris un peu de service après les vacances, en sachant que je n’en avais vraiment plus pour longtemps. Et puis, le 7 mars, je fais mes adieux à mes collègues, tout le monde me félicite. J’enterrais ma vie de prof…

La nuit suivante, nous recevons un coup de téléphone de Lilian. Nous ne pouvions plus partir : le juge s’absentait pour la semaine. Les quinze jours suivants étaient des congés en Colombie. Ce qui fait qu’on ne pouvait rien faire avant trois semaines… Le lundi, mes collègues ont eu la surprise de me voir réapparaître !

Cette nouvelle m’a fait un tel choc que je me suis réveillé avec un urticaire géant. Ma tête avait doublé de volume, et j’avais des traces d’urticaire sur les doigts, sur les mains. Ça a duré une semaine. Je n’avais pas supporté l’idée de devoir attendre encore avant d’aller chercher Jean-Matthieu et les jumelles !

Nous avons profité de ce délai supplémentaire pour activer les travaux dans notre nouvelle maison. La priorité, c’était les chambres des enfants et l’installation de l’électricité et de sanitaires. On a décidé de déménager avant notre départ en Colombie. On a convoqué tous les corps de métiers pour leur lancer notre ultimatum : quoi qu’il arrive, on emménageait avant de partir. Il fallait donc qu’ils avancent le plus vite possible.

Moi j’ai lancé un SOS à ma grand-mère, qui avait 86 ans. Je lui demandé de venir me donner un coup de main auprès des enfants. J’avais besoin d’être un peu plus disponible pour continuer à peindre et à décaper. Et en grand-mère exceptionnelle, elle m’a dit : « D’accord, j’arrive ! ». Elle a pris le train et est venue s’installer pendant trois semaines à la maison. Dès que j’avais une heure entre deux cours, je courais me replonger dans le chantier. Il fallait que les choses avancent ! Et le 26 mars, on a pu déménager. La moquette venait à peine d’être posée. Les enfants ont pu choisir leur coin chambre. Ils ont pu installer toutes leurs petites affaires. Ils ont dormi deux nuits dans cette nouvelle demeure, le temps de se familiariser. Et puis, ils sont partis chez leurs grands-parents. Nous, on s’envolait pour la Colombie.

Deux jumelles et un patapouf !

Cette fois, nous n’avons pas emmené les enfants. Ce n’est pas que nous ne l’ayons pas envisagé. Mais nous partions à Cali, fief colombien de la drogue. A cette époque, il y avait déjà eu plusieurs fusillades dans le quartier où nous allions loger. En plus, nous nous sommes dit que si le juge nous voyait débarquer dans son bureau avec nos sept gosses, nous risquions de l’affoler plus qu’autre chose. De toutes façons, nous allions passer tout notre temps avec nos histoires de paperasses. Nos enfants se seraient ennuyé à cent sous de l’heure. Et puis, il y avait quand même la dépense qu’un tel voyage représentait. Nous avons renoncé à cette idée. Mais ce qui est sûr, c’est que maintenant que les enfants sont grands, nous allons nous rendre tous ensemble en Colombie et au Pérou… dès que nous aurons suffisamment d’argent !

Nous sommes partis avec des bagages volumineux. Trois mois avant notre voyage, la ville d’Armero avait été engloutie par une éruption volcanique. En France les médias en avaient beaucoup parlé. Tout le monde se souvient de la petite Omeyra, qu’on avait vu agoniser sous les feux des caméras. Par le biais de notre association, nous avions collecté pas mal de choses pour les gens sinistrés de la région d’Armero. Nous avions prévu de nous rendre dans un village où se trouvaient beaucoup de réfugiés. J’avais négocié avec Air France pour ne pas payer de supplément pour le surplus de bagages. Nous devions faire un changement à Bogota. On m’avait assuré que je ne rencontrerai pas de problèmes sur les lignes intérieures, en Colombie.

Mais à l’aéroport de Bogota, patatras, ça ne marche pas. Au moment d’enregistrer nos bagages, pour repartir vers Cali, on nous dit qu’il faut payer un supplément. Ça allait nous coûter une fortune ! Alors nous commençons à négocier. On n’allait pas se laisser faire ! Au bout d’une heure, nous avons fini par épuiser les employés. Ils nous ont enregistré tous nos bagages gratuitement. Soulagés, nous avons attendu l’heure du décollage de notre avion. Et tout d’un coup, je regarde un de mes tickets de bagages. Il n’y était pas mentionné la bonne destination ! L’avion faisait une escale à Cali, puis il continuait jusqu’à Laeticia, une ville perdue en pleine Amazonie. C’est là qu’on allait descendre nos bagages. J’ai foncé au guichet, où on m’a assuré que c’était trop tard. Il fallait que je les récupère, coûte que coûte. On me dit : « Il n’y a plus qu’une solution : vous montez sur les bandes de roulement, vous passez à travers les franges en caoutchouc, et là, vous essayez de retrouver vos valises… » Avec un peu d’appréhension, je demande : « Mais vous êtes sûr que c’est pas dangereux ? » On m’a rassuré. Alors je me suis transformé en valise, je suis passé sur les bandes de roulement. Ça descendait. Et là, j’ai atterri devant les bagagistes médusés. Je leur ai expliqué dans mon mauvais espagnol qu’on s’était trompé d’étiquettes. Comme ils continuaient à me contempler, bouche bée, j’ai carrément foncé sur le dernier chariot. Par chance, c’est sur celui-ci que se trouvaient mes bagages. J’y ai collé les bonnes étiquettes, et sans demander mon reste, je suis reparti par mes bandes de roulement. J’étais très fier de mon coup !

Nous étions à peine arrivés à l’aéroport que Lilian, qui était venue nous chercher, nous a amenés à l’orphelinat. Même pas le temps de se refaire une beauté ! La directrice nous a accueillis très chaleureusement. Elle nous dit : « Je vais chercher les petites filles. » L’attente m’a paru interminable. Nous tournions en rond. Nous ne savions pas trop comment la rencontre allait se passer. Nous nous demandions quelle attitude il fallait avoir. Qu’est-ce qu’on leur dirait à ces deux petites filles ? J’essayais de me souvenir à quoi elles ressemblaient, d’après les photos qu’on avait reçues. Et est-ce que les robes que j’ai apportées allaient leur aller ? Comme nous ne connaissions pas leur taille, nous avions essayé de l’estimer sur les photos, d’après la taille des carreaux de carrelage. Alors, nous étions allés dans des magasins pour mesurer la grandeur que pouvaient bien avoir ces carrés. Et on se disait : si ce sont des carrés de 20cm, elles doivent avoir telle taille !

Enfin, nous les entendons dévaler les escaliers en piaillant « Papa, mama, papa, mama, papa… » Et voilà les deux petites gamines qui déboulent, toutes mignonettes. Elles étaient sur leur trente-et-un, avec des robes pleines de dentelles. Et tout d’un coup, elles se sont arrêtées, complètement surprises de nous voir. Il y a eu un moment de silence. Et puis finalement, elles se sont remises à courir à droite, à gauche, et elles sont venues vers moi. Il leur a fallu encore petit peu de temps, avant qu’elles s’approchent de Pierre. Alors, nous leur avons proposé d’aller nous promener. Elles nous ont suivi, sans problèmes. Elles étaient toutes guillerettes, pleines de vie !

Jean-Matthieu ne se trouvait pas à l’orphelinat. Dès ses huit jours, il avait été confié à une nourrice, « Mama Olga ». Nous sommes allés le voir. Et là, on a vu une espèce de gros patapouf. Il était complètement perdu de nous voir arriver. Il avait cinq mois, et il n’avait connu que cette nourrice, qui était un peu comme sa maman. Pendant tout ce temps, elle l’avait pouponné, engraissé. A cinq mois, il prenait encore six biberons par jour ! Cette dame s’était fait un point d’honneur de nous confier un bon gros bébé. Pour ça, elle avait réussi : il avait des plis dans les bras tellement il était boudiné.

Notre arrivée a été un déchirement pour Jean-Matthieu comme pour sa nourrice. Nous avons eu un peu mauvaise conscience de le séparer de Mama Olga qui l’avait materné pendant cinq mois. Elle, elle était toute fière de nous le confier. Il fallait voir comment elle l’avait habillé : chemise à plastron, petit gilet sans manche, bleu ciel, avec le petit short assorti. Il était beau comme tout. Elle avait quand même le cœur gros. Vraiment c’était son bébé. Elle nous avait préparé tout un album avec des photos d’un Jean-Matthieu hilare.

Ça m’a fait quelque chose de le voir si rigolard sur ces photos. Parce que les trois premiers mois avec nous, on ne l’a connu que très sérieux. C’était un enfant très facile, sage comme tout. Mais jamais il ne riait vraiment. Et on se disait : « C’est quand même pas possible, toutes ces photos où il rigole ! » Et puis, au bout de quelques temps, il a retrouvé peu à peu sa gaieté.

A Cali, Lilian nous avait loué une petite maison. Pour les jumelles, nous avions trouvé des prénoms. Mais laquelle appeler Sophie-Jeanne, et laquelle appeler Claire-Ségolène ? La question nous trottait dans la tête depuis plusieurs semaines. Avant de partir, j’avais confectionné des petits sacs en tissus. Un bleu sur lequel j’avais brodé « Sophie-Jeanne » et un rose, au nom de Claire-Ségolène. J’y avais mis un tas de petites bricoles de la même couleur que le sac. Quand elles ont su que c’était pour elles, les jumelles se sont précipitées chacune sur un sac. Et c’est comme ça qu’elles ont choisi leurs prénoms !

Nous leur avons demandé si elles voulaient bien dormir ici. Elles ont tout de suite dit oui. Elles étaient heureuses comme des reines. Dans le grand lit où on les a couchées, elles ont rigolé et chahuté un peu. Elles se sont vraiment vite adaptées ! Jean-Matthieu, lui était tout paisible. Nous l’avons mis à dormir dans la grande valise aménagée en berceau. Comme nous l’avions fait quelques années plus tôt pour Marie-Stéphanie !

Toute suite, la famille s’est formée, d’abord à cinq. Les jumelles étaient ravies de s’occuper de Jean-Matthieu. Elles adoraient prendre des douches… d’eau froide. Normal : à l’orphelinat, il n’y avait pas d’eau chaude ! Nous nous sommes aperçus qu’elles étaient très autonomes. Sous la douche, elles se frottaient mutuellement. Elles étaient adorables à voir ! Un jour, il faisait chaud comme tout. Je les avais mises en maillot de bain. Dans la petite cour, là où nous logions, j’ai installé un seau avec un fond d’eau pour qu’elles jouent à la dinette. Au bout de cinq minutes, je les entendais rire comme des folles. Je suis allée voir. Il y en en avait une qui s’était mise carrément dans le seau. L’autre était allée chercher la savonnette et elle frottait sa sœur. Et elles rigolaient !

La famille s’agrandit encore…

Dans le hall de l’aéroport, nos quatre enfants nous attendaient, chacun un bouquet de fleurs à la main. Derrière eux, il y avait mes parents, ma sœur et son mari. Je poussais un grand chariot avec tous nos bagages et les jumelles assises sur les valises. Marie-Christine portait Jean-Matthieu dans mon sac kangourou. Nous étions tellement chargés que nous n’arrivions pas à prendre à la fois les fleurs et embrasser les enfants. Les jumelles devaient se demander ce qu’il se passait. François-Damien, tout ému, s’est approché de Sophie-Jeanne pour lui faire un baiser. Elle devait en avoir tellement marre qu’elle lui a retourné une claque ! François-Damien s’en souvient encore…

Ce qui est curieux, c’est qu’en fin de compte, ce sont les jumelles qui étaient le plus à l’aise. Elles couraient partout en riant. Et nos enfants, qui ne les connaisssaient pas, restaient silencieux, un peu graves. Ils ne savaient pas trop comment accueillir ces nouveaux frère et sœurs.

Pour la famille, ça a été le grand chambardemant. A huit ans, François-Damien se retrouvait l’aîné de sept enfants. Marie-Stéphanie avait été la petite dernière. Et voilà qu’elle se retrouvait au beau milieu d’une famille de sept ! Tout d’un coup, ce sont les jumelles qui sont devenues le point de mire de tout le monde. Avant leur arrivée les gens se retournaient toujours sur Marie-Stéphanie, qui ressemblait vraiment à une petite poupée. Les jumelles, toutes petites, charmantes et volubiles lui ont volé la vedette.

Un jour Marie-Stéphanie me dit : « Les jumelles, j’en ai ras le bol, je veux qu’elles retournent en Colombie ! » Je lui explique que c’est embêtant parce que si on les rend en Colombie, il faut rendre aussi Jean-Matthieu. Alors, Marie-Stéphanie a décidé qu’on pouvait quand même les garder… En fait, elle s’est découvert une vocation de maîtresse d’école. C’est elle qui, des grands frères et sœurs, a le mieux pris en charge l’accueil des trois nouveaux enfants. Et pourtant, elle n’avait que quatre ans !

A la tête de toute cette marmaille, il a fallu que je m’organise. Je préparais les repas dans la journée pour être libre à 16 heures 30, le moment du grand boum. Les toilettes se faisaient avant le repas, et en général, tout le monde était couché à huit heures. A partir de ce moment— là seulement, commençait notre journée à nous. J’avais aussi mon propre temps de relaxation : depuis que j’ai eu les enfants, même tous petits, le temps de la sieste a été important pour moi. C’est là que je prends mon heure pour me reposer, faire du courrier ou tricoter. J’ai des amies qui profitent de la sieste des enfants pour nettoyer la maison de fond en comble. Pour moi, ça a toujours été hors de question !

Au début, l’organisation matérielle n’a pas été évidente : une famille de neuf personnes, ça fait des casseroles un peu plus grandes à remplir, des lessives plus nombreuses. Mais tout cela s’est vite rodé. Il reste juste un détail : jamais nous n’avons trouvé un panier à linge sale suffisemment grand. Le nôtre déborde tout le temps !

On a tout de suite mis les enfants à contribution. Ils mettent le couvert et débarrassent la table ; quand je repasse le linge, ils récupèrent ce qui leur appartient pour le ranger dans leur armoire. Ces petits services que je leur demande me rendent les tâches un peu plus faciles !

Quant à moi, je m’efforce de rentrer du boulot à 18 heures 30 au plus tard. Marie-Christine et moi, nous nous partageons le travail de suivi des enfants. Nous n’avons pas une grande quantité de temps à accorder à chacun d’eux, c’est vrai. Mais nous veillons à être là quand l’un d’entre eux a besoin de nous. Et puis, nous avons mis en place des invitations. Régulièrement, nous réservons une soirée à un enfant, à tour de rôle. Nous l’accueillons exactement comme s’il était un invité qui vient du dehors. Au cours de cette soirée, qui se passe dans le salon, il parle de ce qu’il veut, autour d’une tisane et de petits gâteaux. De temps en temps, on parle de choses importantes, de leur vie, de leur naissance… Parfois, on papote de tout et de rien, ou on fait un jeu de société… Ces soirées sont toujours très attendues par les enfants.