On peut toujours ajouter un rayon au soleil Partie 4

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Un agrément, ça ne se perd pas…

Des amis à nous avaient accueilli une petite fille. Sa maman, qui souffrait d’un handicap mental, ne pouvait pas l’élever. Un jour, ils nous apprennent que cette femme venait d’avoir des jumeaux. Ils étaient désolés de ne pas pouvoir les accueillir. Nous avons eu envie de prendre le relais. Si nous accueillions ces deux bébés, la fille de nos amis pourrait conserver des liens avec eux, comme nous l’avions fait pour nos deux jumelles et leurs frère et sœurs de sang…

Mais nous sommes arrivés trop tard : il y avait déjà un processus en cours pour ces deux bébés. Ils ont été mis sous tutelle dans une autre famille. Mais l’idée d’accueillir un nouvel enfant avait bel et bien mûri. Alors, nous sommes allés voir auprès d’une association spécialisée si nous ne pouvions pas faire quelque chose. Cette démarche n’a pas abouti. Et puis nous avons appris que cette maman handicapée était à nouveau enceinte, malgré une ligature des trompes. Là, nous ne voulions pas rater le coche. Immédiatement, nous sommes allés voir l’assistante sociale qui s’occupait de cet enfant qui allait naître. Ayant bien compris notre démarche, elle a fait en sorte que nous obtenions à temps notre agrément d’adoption. Pour nous, le parcours du combattant a recommencé pour obtenir tous les papiers. Nous étions très motivés. Le conseil des familles devait prendre une décision pour l’enfant. Notre dossier a été refusé. Ils ont préféré le confier à une famille complètement neutre. Ainsi, tous les ponts étaient coupés entre les frères et sœurs. Vraiment, nous avons été déçus. Mais dans cette histoire là, nous avions gagné un agrément. Et chez nous, un agrément, ça ne se perd pas. Ça s’utilise…

Sept enfants dans la famille… Ça impressionnait un peu nos parents. J’avais juré à mon beau-père que ceux-ci seraient les derniers ! Mais nous ne pouvions pas nous arrêter sur un échec. Nos enfants étaient de notre avis. Ils disaient : « Nous, on a eu de la chance. Il n’y a pas de raisons que les autres n’aient pas cette même chance »…

Quand nous avons des décisions à prendre, nous organisons toujours un conseil de famille. L’opinion de chacun est prise en compte. À cette époque, par exemple, nous avions expliqué aux enfants que si on accueillait un petit frère, on serait un peu plus à l’étroit dans nos murs. Ils avaient réfléchi avec nous à l’agencement des pièces. Ils savaient qu’ils allaient devoir donner une partie de leur confort. Mais ils étaient d’accord.

Nous avions encore un petit regard vers le Pérou. C’est un pays qui nous est vraiment resté cher. Mais les conditions d’adoption étaient épouvantables. Il était hors de question d’aller passer trois ou quatre mois dans ce pays pour tenter d’adopter un enfant. Nous n’avions pas envie de nous remettre dans une histoire pareille.

Et puis, la maison mitoyenne à la nôtre a été mise en vente. Nous l’avons illico annexée ! À ce moment là, sont arrivés les événements de Roumanie. De plus en plus, nous entendions parler des orphelinats de ce pays. C’est comme ça que nous avons trouvé comment employer notre agrément pour une adoption.

La peur au ventre

En janvier 1991, nous nous sommes mis à téléphoner tous azimut. Nous avons glané ainsi un tas d’informations sur l’adoption en Roumanie, toutes contradictoires. Nous avions l’impression que rien n’était organisé dans ce pays, et qu’il y régnait l’anarchie la plus totale. Nous avons fini par contacter l’association S.E.R.A. (solidarité avec les enfants roumains abandonnés). Elle recensait des renseignements pour favoriser l’adoption. Cela nous a été d’une grande utilité.

Nous avions décidé de partir fin avril. Il a fallu refaire nos passeports. Dessus, il y avait la photo de tous nos enfants. Il y en avait une pleine page. Ça faisait une belle brochette qui a surpris plus d’un douanier !

Mais plus la date de départ se rapprochait, plus les informations nous dissuadaient de partir. La veille, on nous a dit : « Si vous ne partez pas, alors vous n’aurez jamais rien. C’est maintenant ou jamais. » Alors, nous avons pris le départ, la peur au ventre.

Tous les échos que nous avions eu de la Roumanie étaient très négatifs. Lorsque nous sommes partis en Colombie ou au Pérou, nous avions de l’appréhension. Là, c’était de la panique.

Notre voiture était pleine à craquer. Entre les ampoules électriques, les lampes de poche, les piles, le chocolat, les fruits secs, les boîtes de gratin dauphinois, nous avions de quoi tenir un siège ! Nous avions même prévu des duvets, un petit réchaud et un chauffe-café à brancher sur l’allume-cigares. En bref, nous étions équipés pour avoir tout l’occident dans notre voiture. On nous avait recommandé d’emmener des savonnettes et des paquets de cigarettes. Cela, paraît-il, faciliterait l’obtention de certains services, en Roumanie…

Notre peur a été grandissante au fur et à mesure que nous nous enfoncions vers l’est. Entre l’Autriche et la Hongrie, nous avons commencé à voir des soldats en costume vert, avec de grands manteaux et des mitraillettes en bandoulière. Nous avons découvert la Hongrie. Notre premier pays de l’Est. Le paysage nous a paru très monotone. Rien à voir avec les pays d’Amérique latine qui nous avaient tant séduits. La Colombie c’est luxuriant, coloré, bigarré. C’est la jungle, les montagnes, des paysages extraordinaires. Le Pérou, c’est le désert, de Lima à Aréquipa. Mais ce sont aussi des Andes fantastiques, avec un peuple d’indiens qui est fascinant. Là, nous étions dans un pays blanc, plat. C’était assez décevant.

Quand nous sommes arrivés à la frontière de Roumanie, toute notre anxiété a décuplé. Nous avons trouvé des villes uniformément grises, aux rues mal pavées avec des tramways délabrés. Quand aux immeubles, on se demandait vraiment s’ils étaient en construction ou en démolition. Je ne pouvais pas croire qu’ils étaient habités !

Et pourtant, le lendemain matin, nous nous sommes aperçus que dans ce pays, il y avait aussi des fleurs. Nous n’avions tout simplement pas pensé qu’un dictateur n’enlève ni les couchers de soleil, ni les fleurs sur les arbres. Nous étions tout étonnés de voir qu’il y avait des églises orthodoxes. Je croyais que ça avait été démoli, banni… Sur la route, des gens qui avaient repéré notre voiture occidentale nous faisaient signe pour nous saluer. Nous étions étonnés d’être ainsi accueillis dans un pays qui nous faisait si peur !

Une « brunette » à adopter

Nous sommes arrivés à Tîrgu-Jiu. Dans cette ville, il y avait des possibilités pour adopter.

Et là, j’ai été effaré. Toute la ville semblait envahie par des couples qui cherchaient à adopter. Et pourtant, ce n’était qu’une petite ville de province ! Au Pérou, nous avions joué les pionniers quasiment en solitaire. Mais là, c’était la ruée vers l’or ! C’était vraiment le Far West, dans tous les sens du terme. Jusqu’aux bagarres de western !

Je me suis senti très mal à l’aise. Nous étions vraiment les occidentaux qui envahissaient le pays, avec nos dollars, notre mentalité de vainqueurs. J’ai souvent eu honte de réflexions de certains Français. Ils ne se préoccupaient pas le moins du monde des Roumains. Ils n’avaient aucune envie de les connaître ni de les comprendre.

Nous sommes allés trouver une certaine Doïna dont la S.E.R.A. nous avait donné l’adresse. Elle parlait très bien le français, et nous a accueilli très chaleureusement avec son mari, Panti. Quand nous leur avons montré la photo de notre famille (celle de la couverture de ce livre), Doïna a simplement dit : « On peut toujours ajouter un rayon au soleil… »

Les Français que nous avons rencontrés étaient complètement lessivés, démoralisés. Ils nous disaient : « On ne va pas y arriver. Ça fait quinze jours qu’on est là et il manque toujours un document. » Ou alors : « L’enfant qu’on veut adopter est dans l’orphelinat, mais il faut qu’on retrouve sa mère pour l’acte de naissance. Mais nous on sait pas où la trouver, personne ne sait où elle habite… » La première chose qu’on s’est dit avec Marie-Christine, c’est : « On est des anciens, on connaît bien tout ces problèmes. On va donc poser nos affaires, consoler tout le monde et leur dire que c’est normal… » Nous ne nous imaginions pas que nous allions vivre la même chose qu’eux. Et qu’en l’espace de quelques jours, nous serions dans le même état. Même si, en matière d’adoption, nous étions rodés…

Nous avons commencé par visiter les orphelinats de Tîrgu-Jiu. Sans grand succès. Le soir, un couple nous avait parlé de l’orphelinat de Tîrgu Carbunesti. Il nous avait dit que tous les enfants habilités à l’adoption avaient trouvé des parents. Il ne restait plus qu’une petite fille, très handicapée. Elle était raide, les jambes pliées en équerre… Ils n’avaient pu faire le pas de l’adopter. Nous nous sommes dit alors : « Si on va à cet orphelinat, on est sûr qu’on va nous confier cette petite fille-là. » Depuis quelques années, nous étions prêts à nous ouvrir à un enfant qui aurait un handicap, c’est vrai. Mais là, nous nous sommes sentis un peu dépassés. Le lendemain matin pourtant, nous avons pris notre courage à deux mains. Nous sommes allés à cet orphelinat.

La directrice nous a accueillis dans un bureau où il y avait déjà deux autres couples. Elle nous dit qu’il n’y avait plus d’enfants adoptables dans son orphelinat. L’interprète qui nous avait accompagnés, lui précise alors : « Mais ils veulent bien une brunette ». La directrice s’est mise à rire en s’exclamant « Ah, s’ils veulent une brunette, j’en ai une qui est sur la liste ! » En roumain, « bruneta » veut dire tsigane. En Roumanie, une enfant tsigane ne se propose pas à l’adoption. Même si elle se trouve sur la liste des enfants adoptables. C’est ainsi qu’on nous a ramené une petite fille. Elle hurlait tellement qu’elle était arc boutée dans les bras de la personne qui la portait. Elle en était complètement raide. Alors nous nous sommes dit que ça devait être cette enfant handicapée dont on nous avait parlé.

Je n’ai pu me retenir de demander : « Elle est handicapée cette enfant ? » On m’a répondu que non. Perplexe, j’ai voulu savoir si elle marchait. « Un peu… » m’a-t-on dit. Alors, nous avons attendu que l’enfant se calme un peu. Je crois qu’elle était complètement paniquée. Elle devait se trouver dans ce bureau pour la première fois de sa vie. Il a fallu une heure pour qu’elle se calme. Et petit à petit, elle s’est laissé approcher. Il a fallu vraiment l’apprivoiser, à petit pas. Au bout d’une heure, j’ai pu la prendre dans mes bras.

Pour adopter cette petite fille, il fallait retrouver la mère. La directrice nous a écrit le nom de l’enfant et sa date et son lieu de naissance sur un petit bout de papier. Elle a ajouté qu’elle était sur la liste du comité, et c’est tout. Elle nous a simplement précisé que la maman portait le même nom que l’enfant. Nous n’avions aucune adresse.

Nous sommes repartis de l’orphelinat à la fois heureux et bouleversés. Heureusement, nous avons rencontré la comptable de l’orphelinat. Elle savait où habitait la maman de cette petite fille. C’était à côté de chez elle. Elle nous a mené devant une cabane en tôle, misérable, dans le camp des tsiganes. Elle s’est mise à appeler. Une jolie tsigane est arrivée. Elle avait une vingtaine d’années, des bouclettes blondes qui dépassaient de son foulard. Elle était pieds nus. Elle avait dans ses jupes un petit gosse de deux ans. Aussitôt, les deux grands mères ont rappliqué, puis les deux frères. La comptable leur a expliqué que nous voulions adopter l’enfant qui était à l’orphelinat. La jeune maman nous a posé des questions. Elle voulait savoir ce que voulait dire « adopter ». J’ai expliqué que nous allions aimer cette enfant, lui donner une famille. Qu’elle pourrait aller à l’école, qu’elle aurait des vêtements, à manger tous les jours, qu’elle habiterait dans une maison, avec des frères et sœurs.

Alors, la jeune femme s’est accroupie pour se faire toute petite. Elle nous a regardés en disant : « Alors si c’est ça adopter, c’est moi qu’il faut adopter. »

Ça m’a vraiment ému. Elle m’a touché. J’aurais eu envie de lui dire : « Si on pouvait, on le ferait ! »

Une signature à monnayer

Le lendemain, nous avons rencontré par hasard, à la préfecture une jeune femme qui était très intéressée par notre démarche. Elle nous a aussitôt proposé de nous aider. C’était une femme très marrante, assez délurée, qui était professeur de français. Elle s’appelait Doïna, comme la première roumaine que nous avions rencontrée ! Elle avait du sang tsigane dans les veines. Elle comprenait très bien la mentalité de ce peuple. Les tsiganes avaient confiance en elle. Son aide nous a été vraiment précieuse. Elle nous a donc accompagnés à l’orphelinat. Nous devions y retrouver la maman de l’enfant que nous voulions adopter. Nous avons eu la surprise de trouver une vingtaine de tsiganes. Il y avait la mère, les grands mères, les frères, les oncles… et ils ont commencé à discuter dollars. Ils nous ont dit : « On est d’accord pour faire tous les papiers. Mais c’est 5000 dollars… ». Nous étions complètement désemparés. Nous ne nous attendions pas du tout à ça. La maman, elle, ne disait rien du tout. C’est le clan qui avait décidé de faire pression.

Ce n’est pas qu’ils voulaient vendre l’enfant. Elle n’avait aucune importance pour eux. La mère ne l’avait jamais vue, elle l’avait abondonnée à la naissance. Dans leur esprit, il s’agissait de monnayer la signature de la maman. C’était juste l’occasion de soutirer de l’argent. Ils vivaient dans un tel dénuement qu’on peut les comprendre… Le problème, c’est qu’au regard des occidentaux, comme nous, le fait de céder aurait été perçu comme l’achat de l’enfant. Nous ne pouvions pas faire ça.

Alors, j’ai commencé à discuter. A un moment donné, la grand-mère a voulu trancher : « Ecoutez, nous a —t-elle dit. Pour 1000 dollars, vous prenez l’enfant, et vous en faites ce que vous voulez. Vous pouvez la tuer, la battre, la couper en morceau. Pour 1000 dollars, on ferme les yeux… » A l’époque, on parlait déjà de trafics d’enfants pour des dons d’organes. En Roumanie, cela faisait partie des idées reçues : les étrangers venaient adopter des enfants pour utiliser leur corps à des fins médicales. C’était tellement atroce que je n’osais même pas me l’imaginer. Alors, j’ai essayé de leur faire comprendre qu’ils se trompaient en leur disant : « Mais non, ça vient du cœur ! » Mais eux, ils ont compris que nous voulions adopter la petite pour une greffe du cœur.

Je n’ai pas pu supporter. C’était une idée tellement horrible, inhumaine ! Je me suis mise à pleurer toutes les larmes de mon corps. En me voyant dans cet état, les tsiganes se sont calmés. Ils ne pouvaient pas comprendre. Nous avons remis la discussion à plus tard. Pour le moment, il fallait s’occuper de l’acte de naissance de l’enfant. Pour cela, il fallait se rendre avec la mère dans sa ville natale. Nous avons dit : « On emmène la mère. » Mais la grand-mère a commencé à s’engouffrer dans la voiture. Je ne voulais surtout pas d’elle. J’ai prétexté qu’il n’y avait pas de place dans la voiture. Nous avons démarré en trombe. Tout d’un coup, nous avons vu des tsiganes arrêter des taxis. Ils nous ont suivi à plusieurs voitures jusqu’au village, qui se trouvait à une dizaine de kilomètres de là.

A la mairie, les paquets de cigarettes et les savonnettes que nous avions emmenés ont dû servir. A notre grande gêne, il a fallu en distribuer pas mal avant d’obtenir notre papier.

Puis nous sommes retournés à l’orphelinat. Les tsiganes se sont remis à nous parler dollars. Nous avions l’impression que jamais nous ne parviendrions à nous accorder avec eux.

Un choix à faire

Nous étions lessivés, usés nerveusement et affectivement. Voyant notre état, Doïna nous a conseillé de laisser tomber. Elle connaissait la famille d’un petit garçon de l’orphelinat. Elle nous a assuré qu’avec ces gens, tout se passerait bien. Nous n’avons pas pris le temps de réfléchir. Nous nous sommes laissés conduire. Au bout de trente ou quarante kilomètres d’une route défoncée, nous sommes arrivés dans un bidonville. Exactement le même genre d’endroit que ce que nous avions rencontré au Pérou. Nous sommes entrés dans une petite maison en bois, très bien tenue. Dans deux toutes petites pièces, vivaient une femme et ses six enfants, plus son concubin qui lui-même en avait quatre.

Enceinte de huit mois, la femme travaillait encore à poser des traverses de chemins de fer. Elle avait confié son septième à l’orphelinat parce qu’il était né au moment de la mort de son mari. Elle ne s’était pas senti la force de garder ce bébé, en ayant six autres à élever. L’idée que cet enfant, pourrait être adopté la réjouissait.

Avant que nous partions, le concubin a tenté de voir si on ne pouvait pas faire un petit quelque chose pour eux. Ils nous dit : « A propos, les enfants aimeraient bien avoir une télé couleur et un magnétoscope… » (Ils n’avaient pas l’électricité !) Il rêvait de ça, parce que c’est l’image de l’Occident. Il pensait qu’on pouvait le sortir de notre poche !

J’ai vraiment apprécié la réaction de la maman. Tout de suite, elle a fait taire son mari. Ce qui importait, pour elle, c’est que l’enfant qu’elle n’avait pu élever trouve une famille. Nous nous sommes mis d’accord pour aller signer le jugement dès le lendemain. Le petit garçon avait trois ans. Sa maman l’avait appelé Daniel-Alexandre.

Toute la nuit nous avons réfléchi. Que faire ? Soit nous tentions d’adopter une petite fille contre un sac rempli de lei (la monnaie roumaine). Ou alors, un petit garçon qui ne figurait pas sur la liste officielle des enfants adoptables.

Quel que soit notre choix, nous nous trouvions dans un nid de guêpes. Un couple

français venait de se casser les dents en tentant de faire inscrire un enfant sur cette fameuse liste. Ils étaient repartis en France, bredouilles, après avoir fait un sitting devant le bureau du préfet !

Nous n’avions jamais rencontré le petit Daniel-Alexandre. En revanche, nous avions porté la petite fille dans nos bras. Cette enfant, on nous l’avait confiée. Dans notre cœur elle était déjà Esther-Julia, notre enfant. Comme elle était tsigane, on nous avait caché son existence dès le départ. Si nous ne tentions pas de l’adopter, personne ne ferait rien pour elle. Alors, nous nous sommes dit : « Demain matin, tant pis, on recommence… »

A partir de ce moment-là, plus rien ne pouvait nous décourager de la sortir de son orphelinat. Elle était devenue notre enfant, à part entière.

Dans les méandres administratifs

Comment me débarrasser de ce café infect ? Nous étions dans le bureau des infirmières, dans l’hôpital où Esther-Julia était née. Il fallait à tout prix retrouver son acte de naissance. Visiblement, aucune des infirmières ne parvenait à mettre la main dessus. Pour nous faire patienter, l’une d’entre elle nous avait offert un café qu’elle avait préparé avec grand soin. Le problème c’est que c’était un café à la turque préparé avec de l’eau froide du lavabo. Imbuvable ! Je cherchais en vain une plante dans laquelle j’aurais pu verser discrètement le breuvage. L’attente était insupportable. Nous désespérions d’obtenir cet acte de naissance, qui semblait introuvable.

Tout d’un coup, quelqu’un est entré triomphalement en annonçant : « J’ai le certificat ! ». J’étais tellement heureuse que j’en ai avalé le café cul sec. Le marc y compris !

Il fallait maintenant que la maman signe un acte d’abandon, puis un consentement pour l’adoption. Nous sommes retourné la chercher. Cela n’a pas été évident de la persuader de venir. Il y avait toujours cette pression de la part du clan. Pour calmer leurs réticences, nous leur avons donné un grand sac d’habits que nous destinions à l’orphelinat. Et la maman est partie avec nous.

Nous voilà au tribunal. Il s’agissait d’un vieux bâtiment en bois, affreux. À l’étage, un balcon vaguement fermé par des vitres cassées. Le bâtiment était divisé en une multitude de petites pièces sombres qui ressemblaient plus à des cellules de prison qu’à des cabinets d’avocats ! Nous sommes entrés dans une pièce qui faisait moins de 10 mètres carrés. A l’intérieur six personnes tapaient sur des machines à écrire ancestrales, qui faisaient un bruit épouvantable. Il était impossible de rentrer plus de deux à la fois ! On nous a menés de bureaux en bureaux, pour taper de nouveaux documents, — moyennant chaque fois un paquet de cigarettes et quelques savonnettes. Notre guide évaluait chaque fois ce qu’il fallait donner à l’employé pour qu’il nous tape rapidement notre papier.

Comme nous commencions à avoir faim, nous sommes retournés à notre hôtel avec Doïna, accompagnés de la jeune tsigane. Celle-ci a été très impressionnée. Dans le hall de l’hôtel, elle s’est exclamée « Comme c’est grand, comme c’est beau. C’est un château ». Il s’agissait pourtant d’un petit hôtel qui, pour nous, était bien ordinaire. Lorsque nous sommes entrés dans la salle à manger, nous avons senti les regard se tourner vers cette tsigane. Les gens étaient ahuris. Amener une femme comme ça dans un hôtel de touristes, ça ne se faisait pas !

Nous ne comprenions pas bien pourquoi elle était si gênée devant son assiette. Alors, Doïna lui a coupé sa côte de porc, et nous a expliqué que visiblement, la jeune femme ne s’était jamais servi d’une fourchette…

Tout à recommencer…

Nous n’arrivions pas à résoudre la question de l’argent et des tsiganes. Nous disposions de tous les papiers nécessaires. Il ne restait plus qu’à faire le jugement d’adoption. Nous avions besoin à nouveau de la maman. Plus que jamais ! Peu à peu, elle s’était rangée dans notre camp. Nous avions réussi à la persuader que l’argent que nous demandait sa famille ne lui profiterait pas. Souvent, elle nous disait « Ne les écoutez pas ! » Elle en avait assez de toutes ces tractations. Finalement, elle a accepté de nous accompagner chez le juge. Nous avions gagné.

Ce jour-là, malheureusement, Doïna ne nous a pas accompagnés. Nous nous sommes présentés au jugement. J’étais dans mes petits souliers. La maman est arrivée dans le bureau du juge avec ses deux frères et le chauffeur de taxi, qui devait être un de leurs amis tsiganes. Tout s’est très bien passé. Il n’y avait plus qu’à aposer nos signature en bas de la page. Mais le juge a commencé à discuter en Roumain, à nous parler de nos enfants, à faire traîner les choses. Et puis il nous a posé un tas de questions sur ce que nous possédions en France. Ses questions étaient apparemment anodines : combien coûte une chemise, un pain, etc.

Les chiffres que nous avancions devaient sembler astronomiques aux Roumains. Je crois que le chauffeur de taxi a redit alors à la maman qu’elle était en train de se faire rouler. Et tout d’un coup, au moment où nous allions enfin signer, la mère s’est levée. Elle est partie avec ses frères. Je ne comprenais plus rien. Je les ai rattrapés dans le couloir. Nous sommes repartis sur les discussions. Ils disaient « Vous êtes en train de nous rouler, nous, on ne fait plus rien. » J’étais tellement paniqué que j’ai sorti les quelques dollars que j’avais dans la poche en criant : « Revenez signer, j’ai de l’argent ! » J’étais effondré, et prêt à n’importe quoi. Mais rien à faire. Ils ne voulaient plus rien entendre. Au bout d’un moment, ils sont partis. Alors, le juge nous a dit : « Les tsiganes, ça ne fait que des esclandres. Ils ont le cœur mauvais dès la naissance. L’éducation n’y change rien. » Pour lui, en adoptant cette petite fille, nous détruisions notre famille.

Sans signature de la mère, le jugement devenait négatif. Il fallait au moins un mois avant de pouvoir recommencer la procédure. Nous nous sommes dit que c’était foutu. Alors, nous avons fait nos valises, et nous sommes retournés en France.

« Dans un an jour pour jour, tu auras un enfant. » Sur le chemin du retour, nous avons reçu la phrase en pleine figure. Nous venions d’ouvrir la Bible, au hasard. Nous étions tombés sur un texte où Elie est accueilli chez une jeune femme. Il demande au serviteur ce qu’il peut faire pour elle. Le serviteur lui explique qu’elle ne peut pas avoir d’enfant. Elie dit alors à la jeune femme cette phrase qui, durant un an, n’a jamais quitté notre cœur. Pour nous, ce texte était un message. Je me suis dit : « Vraiment, Dieu se fiche de nous ! » Je ne pouvais pas croire que notre bataille durerait encore tant de temps.

Nous étions le 8 mai 1991. Un an plus tard, jour pour jour, nous étions dans l’avion avec Esther-Julia. Nous la ramenions à la maison. C’est une vraie coïncidence. Ça n’aura pas de sens pour les autres. Mais pour nous, ça veut dire quelque chose…

Nous sommes rentrés chez nous dépités, déçus. Mais nous avions aussi découvert un pays, des familles auxquels nous nous étions attachés.

Faux espoir

Vide. Le logement des tsiganes était vide. Nous venions de faire 2500 kilomètres en voiture. Nous débarquions à Tîrgu-Jiu. Et nos tsiganes avaient disparu. Volatilisés ! Un mois et demi après l’échec de notre jugement, nous revenions, espérant bien que cette fois, la jeune tsigane accepterait de signer. Encore eût-il fallu que nous la trouvions !

Heureusement, il restait quelques personnes dans le camp qui nous ont dit où les trouver. C’était l’été, et elle et sa famille étaient partis dans un coin de montagnes, dans les pâturages.

Nous avons fait une soixantaine de kilomètres d’un chemin rocailleux pour les retrouver. Notre amie Doïna nous avait accompagnés. Au loin, nous avons aperçu des chevaux et des tentes de nomades, faites de grands tissus simplement tendus.

Ça m’a mis un nœud dans la gorge. Je me suis sentie incapable de sortir de la voiture. J’ai laissé Pierre et Doïna aller parlementer.

J’ai laissé faire Doïna. Les tsiganes avaient confiance en elle. Elle a appelé la maman qui s’est approchée, couverte de glaise de la tête aux pieds. Elle préparait des briques de terre qu’elle allait vendre. Elle lui a demandé si elle voulait bien nous accompagner pour aller chez le juge. Elle était d’accord. Mais pas ce jour-là, parce qu’elle n’était pas présentable. Elle nous a donné rendez-vous deux jours plus tard.

Le surlendemain nous sommes retourné la chercher pour nous présenter ensemble au jugement d’adoption. Elle a été malade durant tout le trajet. Elle n’avait pas l’habitude des transports en voiture !

Cette fois, elle a signé tous les papiers. Enfin, nous respirions ! Et au moment de se dire au revoir, le juge nous donne… la date du jugement. Pour lui, ce rendez-vous n’avait été qu’une étape intermédiaire. Cela, nous ne l’avions pas du tout compris !

A cette époque, une nouvelle loi sur l’adoption était en train de passer en Roumanie. Ce qui rendait très incertaine la date du jugement définitif. Nous n’avions plus qu’à retourner en France, et attendre…

Un défi

Nous sommes allé voir Esther-Julia. Tous les enfants étaient dans la cour de l’orphelinat. La plupart jouaient un peu partout. Une dizaine se contentaient d’être assis, sans aucune activité. Nous sommes passés au milieu d’eux. Une petite fille nous a fixés des yeux. Une seule. Elle nous a regardés avec une espèce de petit sourire mi-tendre mi-ironique. Sans un mot. Et elle s’est mise à applaudir. C’était Esther-Julia. J’ai eu l’impression que, sans un mot, elle nous disait : « Est-que vous êtes chiches d’y arriver ? ». Elle nous lançait le défi. Nous ne l’avions rencontrée qu’une fois, un mois et demi auparavant. Elle nous avait reconnu, c’est certain.

Et pour moi, son petit bravo, c’était vraiment une façon de nous dire : « Allez, on y va ! ». Alors, nous nous sommes dit qu’on ne pouvait pas laisser tomber. Cette fois, la relation était vraiment établie.

Il y a un petit garçon qui n’arrêtait pas de venir vers nous. Il venait se cramponner à moi. Il voulait tout le temps jouer avec nous. Nous étions très gênés, parce que nous ne voulions pas qu’il s’attache à nous. Alors je lui disais : « Petit père, je veux bien jouer avec toi. Mais tu sais, je suis venue pour Esther-Julia. » Nous jouions avec lui, mais la mort dans l’âme. Je priais pour que ce gosse ne s’attache pas à nous. Parce qu’ensuite, ce serait trop dur pour lui.

Quand nous sommes revenus à l’orphelinat, il a couru vers nous. Il nous avait reconnus. Doïna, qui nous avait accompagnés, discutait avec les employés. Alors que nous partions, elle nous dit : « Je viens de demander le nom de cet enfant. Vous savez qui c’est ? » Bien sûr, nous n’en avions aucune idée. « C’est le petit Daniel-Alexandre, reprit-elle. L’enfant que vous envisagiez d’adopter, le mois dernier ».

Ça nous a paralysés. Il y avait cinquante enfants dans cette cour. Deux seulement sont venus vers nous. C’était Esther-Julia et Daniel-Alexandre.

Un Noël pas comme les autres

En France, le combat continuait. Nous étions sans cesse pendus au téléphone, en quête de nouvelles du jugement d’adoption. Sa date ne semblait pas se décider. Trois mois plus tard, j’apprends que celui-ci avait eu lieu. J’en ai hurlé de rage. Personne ne nous avait prévenus. Nous avions pourtant une avocate sur place ! Comme nous n’étions pas présents, le jugement avait été déclaré négatif.

A force de nous battre, nous avons obtenu que le jugement soit cassé pour vice de forme. Six mois s’étaient écoulés depuis notre dernier voyage. Il fallait que nous retournions en Roumanie, simplement pour contresigner les documents qui nous permettaient de recommencer une nouvelle procédure, en Cour Suprême. Nous n’avions aucun espoir de ramener Esther-Julia en France.

Nous avions quatre jours pour partir. Avec tous nos enfants, ce n’était pas évident. Heureusement, c’était les vacances de Noël. Mon frère a fait 700 kilomètres en T.G.V. pour venir chercher nos sept enfants et les emmener chez nos parents. Nos familles sont formidables. Elles ont toujours été là pour nous soutenir dans les moments difficiles.

Nous sommes repartis en Roumanie. Cette fois, le trajet a été vraiment dur. Nous nous sommes retrouvé coincés dans des embouteillages monstres et dans des tempêtes de neige. Arrivés à la frontière roumaine, nous avons trouvé une queue de deux kilomètres de long. Il nous a fallu attendre pas moins de onze heures ( !), par moins quinze degrés, pour passer la douane.

J’étais angoissé. Le dernière fois que nous avions vu Esther-Julia, c’était six mois auparavant. Je me demandais si au bout de tout ce temps, elle allait nous reconnaître. Nous sommes allés la voir la veille de Noël. Elle nous est apparue un peu plus guillerette que la fois précédente. Je l’ai trouvée plus alerte, souriante, plus décontractée.

Elle nous a reconnus, j’en suis certain. Elle n’était pas du tout effarouchée, elle était contente de nous voir. Nous sommes restés un petit moment, pas trop longtemps. L’avocate nous a conseillé de ne pas y retourner le lendemain, jour de Noël. Ce n’était pas la peine de créer trop de relations, trop de dépendance.

Ce soir-là, nous avions vraiement le cafard. Nous nous demandions ce que nous faisions là. Nous avions laissé nos enfants chez les grands-parents. Ils comprenaient très bien la raison de notre absence. Malgré tout, ils étaient privés de leurs parents pour Noël…

Rester seuls le jour de Noël ? Non, vraiment, c’était trop triste. Alors, nous avons accompagné notre amie Doïna et son mari Panti. Ils allaient fêter Noël dans un orphelinat d’enfants et de jeunes handicapés mentaux, avec d’autres gens de la ville. Pendant des années, les personnes de cette institution avaient vécu comme des bêtes. Sans soin, sans aucune reconnaissance. Totalement livrées à elles-mêmes, dans des conditions inimaginables. Ce jour-là, chacun a eu droit à un cadeau qui avait été pensé pour lui. Ces handicapés étaient enfin considérés comme des êtres humains à part entière. Cette expérience a été pour nous très dure, très violente. Mais en même temps, cela a été formidable. Vraiment, c’était un Noël pas comme les autres !

Barricadé dans la mairie !

« Le jugement a été prononcé en votre faveur ! » Enfin ! Nous étions le 23 avril 1992. Cela faisait quatre mois que nous attendions cet appel. Avec angoisse… Cette fois, c’était gagné. Pour de vrai. Nous pouvions aller chercher Esther-Julia. Quand nous voulions. Une semaine plus tard, nous repartions en Roumanie… Pour la quatrième fois ! Nous n’étions pas complètement tranquilles. On nous en a tellement fait voir qu’on se demande toujours ce qui risque encore de nous arriver. Cette fois, nous avons pris l’avion. Nous ne savions pas si Esther Julia aurait supporté les 2500 kilomètres en voiture.

Nous avons d’abord mis deux jours à récupérer notre dossier à la Cour Suprême de Bucarest. Ensuite, il fallait aller faire le nouvel état civil d’Esther-Julia à la mairie de Tîrgu Carbunesti.

Une peur panique m’a envahie. La mairie se trouvait à égale distance entre le camp des tsiganes et l’orphelinat. Avec la BX blanche que nous avions louée, nous ne pouvions pas passer inaperçus. Avec sa grande barbe, Pierre n’avait rien de discret non plus ! Le maire nous a renvoyés dans une autre mairie, dans la ville de naissance de la mère. Je ne me voyais pas revenir une nouvelle fois à Tîrgu Carbunesti. Tout de suite, nous sommes allés chercher Esther Julia à l’orphelinat. Cela ne nous a pas pris plus de dix minutes. La direcrice s’est contentée d’écrire sur un bout de papier les quatre vaccins qu’elle avait reçus. Elle nous a dit qu’elle mangeait les même choses que nous. Puis nous sommes repartis avec l’enfant. Elle refusait d’entrer dans la voiture. Elle s’est mise à hurler en s’accrochant à la portière. Ça ressemblait plus à un rapt qu’à une adoption ! Tout le monde s’est mis aux grilles de l’orphelinat pour voir ces étrangers qui piquaient un gosse. C’est vraiment, l’impression que j’ai eue. Nous sommes quand même parvenu à démarrer, avec un « ouf » de soulagement. Maintenant, nous filions à l’autre mairie d’un tout petit village, à une dizaine de kilomètres, pour obtenir notre papier.

La jeune secrétaire ne savait pas comment faire. C’est la première fois qu’on lui demandait ce genre de papier. Elle avait une peur terrible de se tromper. Tout d’un coup, elle reçoit un coup de téléphone de la directrice de l’orphelinat, paniquée. Une vingtaine de tsiganes venaient d’envahir son établissement. Elle nous dit : « Il faut absolument que vous rameniez l’enfant. » C’était hors de question. Il n’y avait aucune raison pour que nous le fassions. Quelques minutes plus tard, le téléphone sonne à nouveau. On nous prévient que les tsiganes arrivent à plusieurs voitures pour une dernière tentative financière. Nous ne pouvions pas partir sans le papier. Et ça n’avançait pas. Dans la mairie, tout le monde paniquait à l’idée qu’ils allaient arriver. L’histoire tournait au rodéo.

J’étais dans la voiture sur le bord de la route avec Esther-Julia. Je scrutais l’horizon avec angoisse. Chaque fois que je voyais une voiture arriver, je me disais « Mais qu’est ce que je vais faire, si ce sont les tsiganes… »

On nous a emmenés au petit commissariat de police. Les policiers ont réquisitionné un garage pour y cacher la voiture. Ils m’ont gardée au fond du commissariat, avec Esther-Julia. Ils ont monté la garde, l’arme à la main.

Moi, je suis resté dans la mairie fermée à clé, barricadé avec la secrétaire, qui a tenté de terminer les papiers à toute vitesse. Elle était tellement angoissée qu’elle se trompait tout le temps. Elle devait chaque fois recommencer. Et le temps tournait. Les tsiganes pouvaient arriver d’un instant à l’autre. Enfin, j’ai eu l’acte de naissance, rempli en bonne et due forme. J’ai foncé au commissariat chercher ma femme et ma fille. Nous avons bondi dans notre voiture. Nous sommes repartis, sans demander notre reste. Nous venions de vivre une des plus grandes peurs de notre vie.

Je n’en veux pas aux tsiganes. A cette époque, je m’étais laissé embarquer dans la panique collective. Nous ne parvenions pas à nous entendre non pas par mauvaise volonté, mais parce que nous sommes issus de cultures différentes… Mais ça, ce n’est qu’avec le recul que je m’en suis aperçu. Ce recul, il m’est venu parce qu’avec Esther-Julia, nous avons désormais du sang tsigane dans la famille !

Sortir du silence

Nous ne savions pas comment nous y prendre avec Esther-Julia. Chaque changement de situation la stressait. On rentrait dans la chambre, elle pleurait. On restait dans la chambre, elle se calmait. On ressortait de la chambre, elle pleurait. On rentrait dans la voiture, elle pleurait à nouveau. On roulait un moment, elle se calmait. On ressortait de la voiture, elle se remettait à pleurer. Notre vie à nous c’était de changer tout le temps. La sienne avait été de ne jamais bouger.

Ce qui était le plus angoissant, c’était de voir cette enfant évoluer et vivre dans un silence complet. Dès qu’on s’approchait, dès qu’on ouvrait la bouche, elle avait le réflexe de se protéger avec ses mains. A un moment, je l’ai vue assise sur le lit, le dos contre le mur. Le pouce à la bouche, elle dodelinait en tapant la tête contre le mur. Et pas moyen de la faire s’arrêter. Je me disais : « Mon Dieu, pourvu qu’ils ne l’aient pas trop esquintée… ».

Je pense toujours à ce qu’elle a pu vivre à l’orphelinat. Nous ne le saurons jamais exactement. Elle a dû beaucoup souffrir d’abandon et de rejet, du fait qu’elle était tsigane. C’est très douloureux d’y penser.

A la maison, nos sept enfants nous attendaient, tout émus, tout silencieux. Ils nous ont vu arriver avec une grande fille de quatre ans. Elle marchait au radar tellement elle était fatiguée. Elle était toute pâle, et complètement perdue. Je crois qu’elle n’a pas fait très bonne impression.

Nous avions un peu peur de la façon dont les liens se tisseraient avec les frères et sœurs. A tort. Au bout de quelques jours, Esther-Julia s’était insérée dans la famille. Comme elle ne se sentait bien qu’en milieu clos, nous avons passé tout le premier week-end dans la salle de jeux. Tous les neuf !

Nous avions ramené une enfant triste, silencieuse, hagarde. Nous n’avions pas trouvé le moyen de la débloquer. Les enfants se sont mis à faire les clowns. Esther-Julia à cherché à les imiter. Et tout le monde s’est mis à rire, Esther-Julia la première ! Nous nous sommes aperçus que malgré ses quatre ans d’isolement, elle devenait une enfant très sociable.

J’ai l’impression qu’Esther-Julia était comme une graine qu’on avait oubliée dans un grenier. Remise dans la terre, elle se remettait à germer, à pousser, à grandir.

Moi, j’ai senti que son arrivée dans la famille était un peu comme une nouvelle naissance. Il fallait qu’elle apprenne à vivre, qu’elle apprenne à parler… Durant toute l’année où j’ai attendue son arrivée, je pensais à tous les petits bisous que j’allais pouvoir lui donner quand elle serait là, à tous les calins que j’allais lui faire. Mais elle ne savait pas ce qu’était qu’un baiser. Elle ne comprenait pas pourquoi on la prenait sur les genoux. Il a fallu l’apprivoiser…

Elle avait tout à découvrir. Dans la maison, tout l’intriguait. Elle farfouillait partout. Elle avait besoin de voir, de toucher. Comme un petit enfant qui commence à marcher, et qui découvre tout ce qui se trouve à sa hauteur. Sauf qu’elle, elle avait quatre ans. Elle savait ouvrir toutes les portes, tous les tiroirs… Je passais mes journées à dire : « Ah non, ça tu peux pas. Ah non, remet ça à sa place… » Et je me disais : « Ma pauvre petite. Avant, tu n’avais aucune liberté. Maintenant, tu es libre. Mais il faut qu’on te dises non. Alors ce n’est pas mieux !… »