On purge bébé !/Scène VII

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Librairie théâtrale (p. 83-105).


Scène VII

Les Mêmes, Julie, Toto, tenue de travail : petit tablier à manches par-dessus son costume.
Julie

Oui ! eh bien ! tu vas un peu voir ton père ! (Elle lâche Toto, le temps de refermer la porte ; après quoi, le reprenant par la main, elle l’entraîne vers son père tout en parlant.) Il est furieux après toi, papa ! (Arrivée à Follavoine.) Veux-tu dire à ton fils… (S’apercevant que Follavoine rit avec Chouilloux, lui envoyant un coup de pied bas dans le tibia, et entre chair et cuir pour que Toto, qu’elle écarte, n’entende pas.) Ah ! je t’en prie, hein ?

Follavoine, se cabrant sous la douleur,

Allons ! Voyons !

Julie

Je dis à Toto que tu es furieux après lui ; s’il te voit te tordre avec M. Chouilloux… !

Follavoine

Quoi ? Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a encore ?

Julie, lui remettant Toto.

Il y a que je te prie de faire obéir ton fils !… Fais-moi le plaisir de le purger !

Elle gagne la gauche.
Follavoine

Moi ?

Julie

Oui, toi ! (Déposant la bouteille, puis le verre, sur le petit guéridon près du canapé.) Voilà la bouteille ! voilà le verre ! Moi, j’y renonce !

Elle s’assied sur le canapé.
Follavoine

Mais ce n’est pas mon affaire ! est-ce que ça me regarde ?

Julie

Je te demande pardon ! tu es son père ! C’est à toi à faire montre d’autorité.

Follavoine, lève les yeux au ciel, puis, à chouilloux, avec un sourire de résignation.

Je vous demande pardon, monsieur Chouilloux… !

Chouilloux

Je vous en prie

Follavoine, sévèrement à Toto.

Qu’est-ce que c’est, monsieur ? Je suis très mécontent !

Toto, frappant du pied et passant dans ce mouvement, entre son père et Chouilloux.

Ça m’est égal ! J’veux pas me purger !

Follavoine

Comment ?

Julie, nerveuse.

Voilà ! voilà ce que j’entends depuis une demi-heure !

Chouilloux, lui mettant sa main amicalement sur l’épaule.

Comment, mon petit ami !… C’est un grand garçon comme vous…

Toto dégage son épaule avec un geste d’humeur.
Follavoine, qui a vu son geste.

Qu’est-ce que c’est ?… D’abord, dis bonjour à monsieur !

Toto, têtu, frappant du pied.

Ca m’est égal ! j’veux pas me purger !

Follavoine, le secouant.

Oui ? Eh bien ! on ne te demande pas ce que tu veux !… Dis donc, espèce de petit garnement, est-ce que tu t’imagines…

Julie, voyant malmener son enfant, sautant sur Follavoine et l’écartant brusquement.

Ah ! tu n’as pas fini, toi !

Follavoine

Ah ! Zut !

Il remonte avec humeur, pour redescendre à sa table, mais sans s’y asseoir.

Julie, à Chouilloux.

On ne peut pourtant pas ne pas le purger !… il a une langue d’un blanc !… (À Toto.) Fais voir ta langue au monsieur !

Chouilloux, complaisant.

Attendez ! pardon ! (Il met un genou à terre, pour être à la hauteur de Toto, tire de la poche de son gilet un lorgnon qu’il ajuste sur son nez par-dessus ses lunettes, puis à Toto.) Voyons ?

Julie

Là ! fais voir ta langue !

Toto tire une langue toute noire d’encre.
Chouilloux

Mon Dieu ! Elle me paraît plutôt… noire.

Julie, avec une certaine fierté.

Ah ! c’est parce qu’il a travaillé !… (Changeant de ton.) Mais il est facile de se rendre compte qu’il a l’haleine trouble. (À Toto, en lui dirigeant la tête vers la figure de Chouilloux.) Tiens, fais « hhah » dans le nez de monsieur !

Chouilloux, se garant instinctivement avec la main,

Non, merci ! non !

Julie

Quoi ? vous n’êtes pas dégoûté de l’haleine d’un enfant ?

Chouilloux

Du tout ! Du tout ! mais…

Julie

Eh ben, alors ?… (À Toto, en lui poussant comme précédemment la tête vers la figure de Chouilloux.) Va ! fais : « hhah » dans le nez du monsieur !

Chouilloux

Mais non ! mais non ! je vous assure, je n’ai pas besoin ; je me rends très bien compte… ! (Se rasseyant et à Toto.) Qu’est-ce que c’est, mon petit ami ? C’est comme cela qu’on est raisonnable ?… Comment vous appelez-vous ?

Geste boudeur de Toto qui ne répond pas.
Follavoine, se penchant par-dessus la table pour parler à Toto.

Eh ! bien, réponds, voyons ! Comment t’appelles-tu ?

Toto, buté,

J’veux pas me purger !

Follavoine, rongeant son frein.

Oh ! (Aimable, à Chouilloux.) Il s’appelle Toto.

Chouilloux

Ah ?

Follavoine

C’est un diminutif d’Hervé.

Chouilloux. Tiens ! Ah ?… C’est curieux !… Et… vous avez quel âge ? Six ans !

Julie, avec importance.

Sept ans, monsieur !

Chouilloux

Ainsi, voyez ! Sept ans ! et vous vous appelez Toto ! Mais, quand on s’appelle Toto et qu’on a sept ans, est-ce qu’on fait une histoire pour se purger !

Toto

Ça m’est égal, j’veux pas me purger !

Chouilloux

C’est très mal ! Qu’est-ce que vous direz donc plus tard quand vous irez à la guerre ?

Julie, attirant vivement Toto contre elle comme pour le protéger, tout en frappant deux ou trois fois de la main gauche le bois de la table, par superstition.

Ah ! Taisez-vous !

Toto, dans les jupes de sa mère.

Ça m’est égal ! j’irai pas à la guerre.

Chouilloux

« Vous n’irez pas ! Vous n’irez pas ! » S’il y en a une, cependant, il faudra bien… !

Toto

Ca m’est égal ! j’irai en Belgique.

Chouilloux

Hein ?

Julie, le couvrant de baisers.

Ah ! chéri, va !… Est-il intelligent !

Chouilloux, à Follavoine.

Mes compliments !… C’est vous qui l’élevez dans ces idées ?

Follavoine, vivement.

Mais non ! mais non ! (À Toto.) C’est très mal de dire des choses comme ça !… Tu entends… Hervé !

Julie, emmenant Toto vers le canapé.

Mais laisse-le donc tranquille, cet enfant ! Tu ne vas pas l’ennuyer, avec des choses qui ne sont pas de son âge ! (S’asseyant sur le canapé avec Toto entre ses genoux.) Il est bien sage, bien raisonnable ; il va faire plaisir à sa maman et prendre gentiment sa purgation.

Tout en parlant, elle a rempli le verre d’Hunyadi-Janos et, sur le dernier mot, le présente à Toto.

Toto, s’écartant des genoux de sa mère.

J’veux pas m’purger !

Julie

Mais puisqu’on te dit qu’il faut !

Follavoine, venant s’asseoir sur la chaise à côté du canapé.

Regarde, Toto ! Si tu avais obéi tout de suite, ce serait fait ; tu serais débarrassé.

Toto

Ça m’est égal, je veux pas !

Follavoine

Veux-tu être raisonnable, voyons !

Toto, se dégageant et passant au 3.

Non j’veux pas !

Chouilloux, qui s’est levé pendant ce qui précède. Intervenant.

Mon petit ami, moi, quand j’avais votre âge… que j’étais tout petit, quand mes parents me disaient de faire une chose, eh ! bien…

Toto, dans le nez de Chouilloux.

Ta gueule !…

Follavoine et Julie

Oh !

Chouilloux, interloqué.

Comment ?…

Follavoine, sautant sur Toto et le faisant passer derrière lui.

Rien ! Rien !

Chouilloux, se le tenant pour dit,

Ah ! pardon !

Il va s’asseoir par la suite sur le fauteuil, droite de la table.
Follavoine, furieux, secouant Toto.

Ah ! Et puis en voilà assez ! Tu vas me faire le plaisir d’obéir, hein ! Ce n’est pas un avorton de ton espèce…

Julie, s’interposant et lui arrachant l’enfant des mains.

Ah ! çà ! tu es fou ! Tu ne vas pas bousculer ce petit, maintenant ?

Follavoine

Mais tu n’as pas entendu ? il a dit « Ta gueule ! »

Julie

Eh ! bien, il a dit : « Ta gueule ! » Quoi ? c’est français !

Follavoine, indigné.

Oh !

Julie, à Toto en l’embrassant.

Mon pauvre chéri, va !

Elle l’emmène au canapé sur lequel elle s’assied.
Follavoine, remontant à son bureau.

Ah ! non, zut ! alors ! zut !

Il s’assied avec humeur.
Julie, à Toto qu’elle tient enserré dans son bras droit. Le caressant de sa joue contre sa joue.

Va, ton père est un méchant ! heureusement, ta maman est là !

Follavoine, furieux.

C’est ça ! voilà ! Mets-lui bien ces idées-là dans la tête !

Julie, prenant de la main droite le verre plein qui est sur la petite table et se le passant dans la main gauche.

Mais, absolument !… Maltraite ce petit qui n’est déjà pas bien !

Follavoine, tournant son fauteuil presque dos à la table, comme un homme qui affecte de se détacher de ce qui se passe.

Dorénavant, tu sais, tu t’adresseras à qui tu voudras !

Julie, bourrue.

Oui, oh ! (À Toto, se faisant aussitôt très douce tout en présentant le verre à ses lèvres.) Prends ta purgation, mon chéri !

Toto, serrant les lèvres tout en éloignant la tête.

Non, je veux pas !

Julie, les narines dilatées, les lèvres serrées, a un regard de rage vers son mari, puis faisant effort sur elle-même, revenant à Toto d’un ton suppliant.

Si !… pour me faire plaisir.

Toto, entêté.

Non, j’veux pas !

Julie, même regard à Follavoine ; même retour à Toto.

Je t’en prie, mon chéri, prends ta purgation.

Toto

Non…

Julie, serrant les dents.

Oh ! (Jetant un regard haineux à Follavoine.) Ah ! quand tu te mêles d’une chose, toi !

Follavoine, ahuri.

Moi !

Julie

Naturellement, toi ! (À Toto.) Écoute, Toto ! Si tu prends bien ta purgation, eh ! bien, maman te donnera une pastille de menthe !

Toto

Non ! j’veux la pastille, d’abord !

Julie

Non, après !

Toto

Non, avant.

Julie

Oh !… Eh bien, soit, là ! On te donnera la pastille avant ; seulement, après, tu prendras ta purgation ?

Toto

Oui.

Julie

Tu me promets ?

Toto

Oui.

Julie

Tu me donnes ta parole d’honneur ?

Toto, un long « oui » traîné.

Oui !

Julie

C’est bien ! j’ai confiance en toi. (À Follavoine qui est assis à sa table, le dos presque tourné et les yeux au plafond dans une attitude résignée.) Papa !… (Voyant que Follavoine, distrait, ne répond pas. Sèchement.) Bastien !…

Chouilloux, machinalement.

Bastien !

Follavoine, comme sortant d’un rêve.

Hein ?

Julie, sèchement.

La boîte de pastilles !

Chouilloux, passant la demande.

La boîte de pastilles !

Follavoine, avec un soupir de victime.

Voilà ! (Il a ouvert son tiroir et extrait la boîte demandée. Se levant et à Chouilloux au moment d’aller porter la boîte à Julie.) Je vous demande pardon de vous faire assister à cette scène de famille.

Chouilloux

Mais comment donc ! c’est très intéressant !… pour un homme qui n’a pas d’enfant.

Follavoine, présentant la boîte ouverte à Julie.

Voilà la boîte de pastilles !

Julie, prenant une pastille.

Merci. (À Toto.) Ouvre ton becquot, mon chéri ! (Lui mettant une pastille dans la bouche.) Là !

Follavoine, allant resserrer sa boîte dans le tiroir. À Chouilloux.

Ça n’est pas pour ça que je vous ai invité à déjeuner !

Chouilloux, avec insouciance.

Oh ! ben !…

Julie, à Toto.

C’était bon ?

Toto

Oui !

Julie, lui tendant le verre.

Là ! Eh ! bien, maintenant, bois, mon chéri ! bois ta purgation !

Toto, se sauvant.

Non, j’veux pas me purger !

Julie, ahurie.

Quoi ?

Follavoine, les nerfs à fleur de peau.

Voilà, parbleu ! Voilà !

Julie

Mais, ce n’est pas sérieux, Toto ? Je t’ai donné un bonbon !

Toto, remontant vers le fond.

Ça m’est égal, j’veux pas me purger !

Follavoine, ayant peine à se contenir.

Oh’C’t enfant ! C’t enfant !

Julie, furieuse, à Follavoine, tout en allant chercher Toto.

Quoi « c’t’enfant ! » Quand tu répéteras : « C’t’enfant ! C’t’enfant ! » au lieu de m’aider ! tu vois que j’y perds mon latin !

Elle prend Toto en le soulevant par les aisselles et le porte au canapé sur lequel elle s’assied.

Follavoine, hors de ses gonds.

Mais quoi ? Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?

Julie, remontant par le milieu de la scène.

Oh ! rien ! rien ! naturellement ! (Avec amertume.) Ah ! Dieu de Dieu !

Tout en parlant, elle se dirige vers sa chambre.
Follavoine

Eh ! bien, quoi ? quoi ? Où vas-tu ?

Julie

Eh ! bien, qu’est-ce que tu veux ? Je vais essayer d’un autre moyen !… (Arrivée sur le pas de sa porte, se retournant et indiquant Chouilloux du geste.) Oh !… et c’est ce jour-là qu’il choisit pour m’inviter des gens à déjeuner !

Elle sort en faisant claquer la porte.
Follavoine, se dressant d’un bond et entre chair et cuir.

Oh !

Chouilloux, qui s’est levé également. À Follavoine.

Comment ?

Follavoine, faisant l’innocent.

Quoi ?

Chouilloux

Qu’est-ce qu’a dit madame Follavoine ?

Follavoine

Rien ! rien !… Elle a dit : « Je ne sais vraiment pas à… quelle heure on pourra déjeuner. »

Chouilloux, avec indifférence et en se rasseyant.

Ah ?… Oh ! ben, qu’est-ce que vous voulez !…

Follavoine, allant à Toto et le faisant lever du canapé en le tirant par la main.

C’est honteux, Toto, de manquer ainsi à sa parole !… N’est-ce pas, monsieur Chouilloux ?

Chouilloux, prudent

Oh ! moi, je ne dis plus rien ! je ne dis plus rien !

Follavoine, s’accroupissant devant Toto pour être à sa hauteur.

Voyons, Toto ! Tu as sept ans ! tu es un petit homme ! tu n’as plus le droit d’agir comme un enfant ! Eh ! bien, si tu avales gentiment ta purgation, moi, je te ferai une surprise.

Il se redresse.
Toto, curieux.

Quoi ?

Follavoine

Eh ! ben, je te dirai où sont les îles Hébrides.

Toto

Oh ! ça m’est égal, j’veux pas le savoir.

Follavoine, du tac au tac.

C’est un tort !… (Entre chair et cuir.) Surtout après tout le mal qu’on s’est donné pour les trouver ! (À Toto.) C’est au nord de l’Écosse.

Toto, indifférent.

Ah ?

Follavoine

Et puis, il y en a d’autres aussi, dans la Ménalé… dans la Malana… Manélé… Ah ! zut ! Enfin, quoi ! tu as celles du nord de l’Écosse, ça doit te suffire !

Il lâche Toto et, pivotant sur les talons, gagne la droite.
Toto, le rattrapant par le pan de sa redingote.

Et le lac Michigan ?

Follavoine, fronçant les sourcils.

Quoi ?

Toto

Où qu’c’est qu’il est le lac Michigan ?

Follavoine, répétant machinalement.

« Où qu’c’est qu’il est le lac Michigan ? »

Toto

Oui ?

Follavoine

Oh ! j’avais bien entendu !… (À part.) Ce qu’il est embêtant avec ses questions, ce petit ! (À Chouilloux.) Dites-moi !… Je vous demande ça comme ça : Le lac Michigan… Vous ne vous rappelleriez pas par hasard où c’est ?

Chouilloux

Le lac Michigan ?…

Follavoine

Oui !

Chouilloux

Eh bien, mais en Amérique !… aux États-Unis !

Follavoine

Oh ! que je suis bête ! Mais oui !

Chouilloux

… dans l’État de Michigan !

Follavoine

De Michigan ! Voilà : c’est le nom de l’État qui ne me revenait pas !

Chouilloux

Le lac Michigan ! En 77, j’ai pris un bain dedans !

Follavoine

Non ! Vous ? (À Toto, se baissant vers lui et lui indiquant Chouilloux.) Eh ! bien, tu vois, Toto ! Tu cherchais le lac Michigan, eh ! ben, ce monsieur-là… qui n’a l’air de rien, eh ! bien, il a pris un bain dedans ! (Sans transition.) J’espère qu’après ça, tu vas être raisonnable et prendre sagement ta purgation !

Toto, se sauvant et grimpant sur le canapé.

Non ! J’veux pas !

Follavoine, les yeux au ciel.

Oh !

Chouilloux

Ah ! C’est un enfant qui a de la volonté !

Follavoine, avec conviction.

Ah ! oui, il en a !

Julie, arrivant avec un second verre pareil au premier et descendant par l’extrême gauche jusqu’au guéridon.

Là ! j’apporte un autre verre !… (Tout en remplissant le verre d’Hunyadi-Janos.)… Et pour que Bébé avale sagement son Hunyadi-Janos… (Posant la bouteille, prenant Toto au passage et allant avec lui droit à son mari.) Eh ! bien, papa en prendra un grand verre avec lui !

Follavoine, avec un sursaut.

Quoi ?

Julie, à Follavoine, en lui tendant le verre sous le nez.

N’est-ce pas ?

Follavoine, allant se réfugier à son bureau.

Moi ! Mais jamais de la vie ! J’en veux pas, je te remercie bien !

Julie, sèchement, à mi-voix.

Ah ! je t’en prie, n’est-ce pas ? Tu ne vas pas dire non !

Follavoine

Mais absolument ! je n’ai aucune envie de me purger ! Bois-le, ton verre, toi, si ça te fait plaisir !

Julie

Oh !… tu ne peux même pas faire ça pour ton fils ?

Follavoine, tout en repoussant le verre que Julie présente obstinément à ses lèvres.

« Pour mon fils ! Pour mon fils ! » Il est aussi bien le tien !

Julie

Voilà ! Toutes les corvées, alors ? (Tout en posant le verre sur le coin du bureau.) Oui, toutes les corvées ! Tu trouves que je n’ai pas fait assez pour lui depuis qu’il est né ?… et surtout avant ?… tu trouves que ce n’est pas suffisant de l’avoir porté pendant neuf mois dans mes flancs !…

Elle passe devant Toto, et descend un peu à gauche.
Follavoine, agacé.

Ah ! là ! « dans tes flancs ! » Qu’est-ce que tu vas chercher : « Dans tes flancs » ?

Il s’assied à son bureau.
Toto

Maman !

Julie

Quoi ?

Toto

Pourquoi c’est toi qui m’as porté dans tes flancs ! pourquoi c’est pas papa ?

Julie, soulevant Toto et le portant sur le canapé sur lequel elle s’assied également.

Ah ! pourquoi… parce que, ton père !… S’il avait fallu compter sur lui !… mais comme il savait que ce devait être moi… alors !

Follavoine, à Chouilloux.

Je vous demande un peu si c’est des choses à dire à un enfant !

Toto

T’avais qu’à prendre un autre monsieur.

Follavoine, furieux.

Voilà : « T’avais qu’à prendre un autre monsieur ! » C’est charmant !

Julie

Oh ! tu sais, un homme ou un autre !…

Toto

Ah ! ben, j’serai pas comme ça !

Julie, l’embrassant.

Chéri, va ! Au moins tu as du cœur, toi !

Follavoine, à Chouilloux.

C’est insensé, monsieur Chouilloux ! C’est insensé !

Chouilloux

Mais non, c’est charmant ! (Se levant, en considérant Toto de loin.) Les enfants ont de ces réflexions !

Julie, à Toto.

Tu vois la différence entre un père et une mère ! Ton père ne veut même pas se purger pour toi !

Toto

Ça m’est égal ! J’veux pas qu’il se purge !

Follavoine, descendant jusqu’au canapé.

Ehé !… Tu entends ! Il est plus raisonnable que toi.

Chouilloux, descendant également vers Toto.

Ehé !… Il ne veut pas qu’on fasse boire son papa !

Toto, indiquant Chouilloux avec son doigt.

Je veux qu’on fasse boire le monsieur !

Follavoine

Hein ?

Chouilloux, reculant instinctivement.

Quoi ?

Julie, heureuse de saisir cette occasion de faire plaisir à son fils.

Tu veux qu’on fasse boire le monsieur ? Eh bien ! on va faire boire le monsieur !

Elle prend le verre plein qui est resté sur le guéridon et, accompagnée de Toto collé à elle, se dirige vers Chouilloux.

Follavoine, s’interposant.

Ah ! çà ! tu n’y penses pas !

Julie, l’écartant et passant avec Toto.

Chut ! Laisse donc !

Chouilloux, devant le trou du souffleur, ronchonnant entre chair et cuir.

Vraiment, ce petit est d’un mal élevé ! Oh !

Julie, son verre à la main.

Tenez, cher monsieur Chouilloux !…

Elle lui porte le verre aux lèvres juste au moment où il dit : « … D’un mal élevé ! Oh ! » de sorte qu’en aspirant le « oh ! » il boit malgré lui une gorgée.

Chouilloux

Ah ! pouah !

Julie, accompagnée de Toto, avançant sur Chouilloux le verre tendu.

Soyez gentil, buvez un peu pour faire plaisir à Toto !

Elle lui porte à nouveau le verre aux lèvres.
Chouilloux, crachant.

Ah ! pfutt ! (Reculant vers la droite à mesure que Julie avance sur lui.) Mais non, madame ! mais non, je vous remercie !

Follavoine

Ah ! çà ! tu perds la tête !

Julie, à Chouilloux.

Oh ! la moindre des choses, voyons ! La moitié du verre, ça suffira !

Même jeu avec le verre, contre lequel Chouilloux s’efforce de se défendre.

Chouilloux

Mais, non, madame ! je vous en prie !… Je suis désolé !…

Follavoine

Tu n’y penses pas ! M. Chouilloux n’est pas ici pour se purger !

Julie

Quoi ! Il n’y a pas de quoi faire une affaire pour un peu d’Hunyadi-Janos !

Chouilloux, acculé contre le fauteuil de droite.

Je ne vous dis pas, mais…

Julie

Je comprends ça d’un enfant, mais d’une grande personne !… (Engageante.) Allons, monsieur Chouilloux !

Elle lui met le verre sous le nez.
Follavoine

Julie, voyons !

Chouilloux

Mais non, madame ! je regrette beaucoup, mais une purge ! Je vous ai dit que, précisément, l’état de mes intestins me défendait !…

Follavoine

Mais c’est évident !

Julie

Eh ! bien, oui, mais ce n’est pas un demi-verre d’Hunyadi-Janos qui peut leur faire du mal, à vos intestins !

Follavoine

Julie ! Julie.

Julie

Et vraiment, entre la santé de Toto et vos intestins, je trouve que !…

Follavoine

Je t’en prie, Julie !

Chouilloux

D’ailleurs, madame, je vous assure !… je ne sais même pas jusqu’à quel point une purge est bonne pour monsieur votre fils…

Julie, faisant vivement passer Toto n°2, et entre chair et cuir à Chouilloux.

Ah ! non, je vous en prie, hein !… Si maintenant vous allez dire des choses pareilles devant cet enfant ! Ah ! bien, c’est complet !

Follavoine, faisant passer Toto n°1.

Julie !… Julie !…

Chouilloux

Je vous demande pardon, madame ! Si je vous dis ça !…

Julie, sous le nez de Chouilloux.

Vous voyez tout le mal que j’ai avec Bébé ! toute la diplomatie que je suis obligée d’employer !…

Follavoine

Julie ! Julie !

Julie, sans lâcher prise.

Si vous allez, par-dessus le marché, lui persuader maintenant qu’il ne doit pas prendre sa purge !

Chouilloux

Mais non ! Mais non !… Seulement je croyais…

Julie, lui mangeant positivement le nez.

Ah ! « Vous croyiez ! Vous croyiez ! »

Follavoine

Julie ! Julie !

Julie

Qu’est-ce que vous en savez ? Où avez-vous appris ? Dans votre régime de Plombières ? Mais puisque c’est le contraire, le régime de Plombières ! puisque c’est le contraire !

Chouilloux

Ecoutez, madame, je retire !

Follavoine

Je t’en prie, Julie ! En voilà assez !

Julie, gagnant, suivie de Toto, l’extrême gauche.

C’est vrai, ça ! Est-ce que je me mêle, moi, si sa femme le fait cocu avec son cousin Truchet ?

Elle dépose le verre qu’elle a en main sur le guéridon.
Chouilloux, bondissant.

Cocu !

Follavoine, entre chair et cuir.

Oh ! n… de D… !

Sans plus se soucier de Chouilloux, Julie a soulevé Toto et l’a fait asseoir n°2 sur le canapé ; après quoi elle s’assied n°1, près de lui.

Chouilloux

Qu’est-ce que vous avez dit ?… Cocu ! Ma femme !… Truchet !…

Follavoine

C’est faux, monsieur Chouilloux ! C’est faux !

Chouilloux, écartant Follavoine.

Laissez-moi ! Laissez-moi ! Ah !… Ah ! j’étouffe !

Il aperçoit le verre laissé primitivement par Julie sur la table, se précipite dessus et en avale gloutonnement le contenu.

Follavoine

Ah !

Toto, ravi en voyant ce jeu de scène, désignant Chouilloux à sa mère.

Maman ! Maman !

En gambadant, il remonte jusqu’au-dessus de la table et grimpe à genoux sur le fauteuil de son père.

Julie, de sa place, à Chouilloux, pendant que celui-ci avale la purge.

Eh ! bien… Vous ne pouviez pas faire ça tout de suite ?… au lieu de faire toutes ces histoires !

Follavoine, affolé.

Monsieur Chouilloux, je vous en prie ! (La physionomie de Chouilloux brusquement se contracte ; ses yeux deviennent hagards ; c’est la purgation qui lui tourne sur le cœur ; il jette des regards à droite et à gauche ! Puis, soudain, se rappelant d’où Follavoine extrayait ses vases, il se précipite comme un fou vers la bibliothèque fond droit. Follavoine, comprenant sa pensée et courant après lui.) Non ! pas par là ! il n’y en a plus ! il n’y en a plus ! (Le poussant vers la porte du premier plan gauche.) Par là, tenez ! par là !

Chouilloux se précipite dans la chambre.