Ontologie naturelle/Leçon 01

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Garnier Frères (p. 1-9).

PREMIÈRE LEÇON

La physiologie comprend : 1o l’étude des fonctions ; 2o l’étude des êtres. — L’étude des fonctions est la biologie, l’étude des êtres est l’ontologie. — L’ontologie comprend : 1o la néontologie ; 2o la paléontologie. — Les espèces se perdent ; la quantité de vie reste la même.

La physiologie est la science de la vie.

Ce merveilleux phénomène de la vie peut être considéré sous deux grands aspects.

On peut considérer la vie en elle-même, c’est-à-dire dans ses forces et dans ses fonctions. C’est la physiologie proprement dite.

Les fonctions se divisent en trois ordres : les fonctions de relation, qui mettent l’individu en rapport avec le monde extérieur ; les fonctions de conservation, qui maintiennent la vie de l’individu ; et les fonctions de reproduction, qui perpétuent la vie de l’espèce.

Les fonctions sont les actes, les phénomènes de la vie.

Les forces sont les causes des phénomènes.

À côté de l’étude propre de la vie, il y a l’étude des êtres vivants.

Ce second aspect de la physiologie a été souvent indiqué dans mes cours précédents. J’ai parlé de l’espèce, de la formation des races, de celle des êtres, de la succession des êtres sur le globe ; mais je ne l’ai guère fait que par occasion. Aujourd’hui je traiterai de ces matières méthodiquement.

La physiologie proprement dite est une étude analytique et expérimentale. Que faisons-nous quand nous étudions la vie, prise en elle-même ? Nous cherchons toutes les propriétés qui se jouent dans l’organisation animale : nous divisons, nous séparons, nous localisons les forces et les fonctions. Tout, dans notre travail, tend à cette localisation, à cette analyse.

L’étude des êtres nous donne une autre science. Nous ne décomposerons plus les êtres : nous les étudierons en eux-mêmes, chacun ayant son individualité, son unité propre.

Je divise donc la physiologie en deux branches : la physiologie des fonctions, et la physiologie des êtres.

Ce cours aura pour objet la physiologie des êtres. J’y étudierai successivement ces quatre questions :

1o La spécification des êtres ;

2o La formation des êtres ;

3o La répartition des êtres dans l’espace, ou sur la surface du globe ;

4o La répartition des êtres dans le temps, ou dans les différents âges du globe.

Ce mot être, dans le sens où je m’en sers ici, est un mot nouveau. On le trouve cependant un peu employé déjà par Bonnet, qui écrivait dans la seconde moitié du dernier siècle ; et, chaque jour, il l’est davantage.

J’appelle être de la nature tout corps qui a une constitution, des qualités, des lois propres. Tout corps, ainsi individualisé, est un être de la nature : un minéral, un animal, une plante, le globe que nous habitons, les corps qui roulent dans l’espace, sont des êtres de la nature.

La grandeur ou la petitesse n’y fait rien : ce ne sont là que des attributs relatifs. On ne connaît ni la grandeur ni la petitesse absolue. La pensée ne peut donner une limite à l’espace, pas plus que fixer un terme aux divisions de la matière. L’homme est placé entre deux infinis.

Au point de vue qui m’occupe ici, celui de l’étude de la nature, on peut diviser la science humaine, le savoir humain, en deux grands domaines : celui de la physique et celui de la physiologie.

Toutes les autres sciences ne sont que des subdivisions de ces deux-là. La géologie, la minéralogie, la chimie, etc., ne sont que des subdivisions de la physique ; l’anatomie, la zoologie et toutes ses branches, la botanique et toutes ses branches, ne sont que des subdivisions de la physiologie.

Je viens de dire que la physiologie peut être étudiée sous deux aspects. Quels noms donner à ces deux ordres d’études ?

J’appelle l’étude propre de la vie biologie, et l’étude des êtres vivants ontologie.

L’ontologie, pour la scolastique, était la science de l’être en soi, de l’être des êtres ; c’était la prima philosophia. Après avoir fait, on peut le dire, de belles et très-belles choses, la scolastique tomba dans des excès, dans des abus. Elle imagina les formes substantielles, elle prodigua les forces plastiques, etc.

Aujourd’hui, on n’emploie guère le mot ontologie que dans un sens ironique. Broussais, particulièrement, a crié contre l’ontologie pendant une moitié de sa vie, et il a passé l’autre moitié à en faire. La phrénologie, qui l’a tant occupé sur la fin de ses jours, était-ce autre chose que de l’ontologie, et au plus mauvais sens du mot ?

Pour moi, l’ontologie est la science des êtres naturels.

Et de même que j’ai divisé la physiologie en biologie et en ontologie, je divise l’ontologie :

1o En néontologie, ou étude des êtres actuels ;

Et 2o En paléontologie, ou étude des êtres anciens, des êtres perdus, des êtres fossiles.

Tous les êtres créés ne se sont pas conservés. Il y a beaucoup plus d’espèces perdues que d’espèces vivantes. Parmi les éléphants, plusieurs espèces ont disparu. Nous n’avons plus qu’une espèce d’hippopotame : on en connaît sept ou huit fossiles. Dans les seules carrières de Montmartre, Cuvier a trouvé plus de quarante espèces de pachydermes qui n’existent plus aujourd’hui. On compte par milliers les reptiles et les poissons qui ont cessé de vivre ; on compte près de quarante mille espèces de coquillages perdus.

Faut-il que la physiologie reste éternellement étrangère à ce grand ensemble d’études nouvelles que notre siècle a vues naître ? Se bornera-t-elle toujours à étudier les organes et les fonctions, sans s’occuper jamais des êtres ?

J’ose dire que ces espèces perdues manquaient à la physiologie. En comblant les lacunes, elles nous ont permis d’embrasser l’unité du règne animal. Une des meilleures vues de M. de Blainville a été de faire entrer les fossiles dans l’échelle des êtres[1], pour la première fois bien comprise. Cuvier niait l’échelle des êtres, et M. de Blainville la complétait précisément avec les découvertes de Cuvier.

On dira : mais si tant d’espèces se perdent, la vie finira donc par disparaître du globe ?

Je prouverai deux choses :

La première, que le nombre des espèces va toujours en diminuant ;

La seconde, que la quantité de vie, sur le globe, se maintient toujours la même.

Des espèces se sont perdues, même depuis les temps historiques : par exemple, le dronte[2]. On a détruit le loup en Angleterre. Le bœuf, proprement dit, n’existe plus en Europe. La souche du chien, celle du cheval ont disparu.

Ainsi des espèces se perdent, ce qui prouve que cet axiome, tant répété, n’est point vrai : La nature dédaigne les individus, mais a grand soin des espèces.

La nature a un égal dédain des espèces et des individus. La nature n’est qu’un vain mot.

Mais en même temps que certaines espèces disparaissent, le nombre des individus augmente dans d’autres espèces. La compensation s’établit.

Voyons, par exemple, ce qui s’est passé à Paris : nous y trouvons les restes d’une foule d’êtres fossiles. J’ai parlé des découvertes de Cuvier dans les carrières de Montmartre : il y a trouvé en quantité des palæotheriums, des anoplotheriums, des lophiodons, etc. ; il y a trouvé jusqu’à des restes fossiles d’un animal à bourse. Voilà bien de la vie perdue.

Mais supputons combien d’individus de l’espèce humaine ont foulé le sol de Paris, depuis le peu de temps que Paris est Paris. Quelle production de vie, pour me servir d’un terme des économistes ! Une seule espèce a produit à elle seule plus de vie que toutes les espèces détruites semblent n’en avoir laissé se perdre avec elles. Ajoutons à cela les espèces domestiques que l’homme a multipliées pour ses besoins. On ne trouve plus le chien primitif ; mais aussi, que de chiens domestiques !

Ce n’est pas tout. L’homme fait des êtres nouveaux. Que de races d’animaux n’auraient jamais vu le jour sans l’industrie de l’homme !

Et, au fond, quelles sont les espèces dont l’homme a purgé le globe ? Les espèces malfaisantes. Quelles sont celles qu’il a multipliées ? Les espèces supérieures, les espèces utiles ; en sorte que la prédominance va toujours remontant des espèces infimes aux espèces supérieures, et que la supériorité restera, en définitive, à l’espèce humaine[3].

  1. Voyez mon Éloge de M. de Blainville, dans le premier volume de mes Éloges historiques. Paris, 1856.
  2. Les Portugais l’avaient trouvé dans les îles de France et de Bourbon. Il n’était bon à rien. Ils détruisirent toute l’espèce. Il ne reste plus aujourd’hui du dronte qu’une tête osseuse, qui est au Musée d’Oxford, et qu’un pied, qui est au Musée britannique.
  3. Voyez, sur ce grand objet, mon livre intitulé : De la longévité humaine et de la quantité de vie sur le globe.