Ontologie naturelle/Leçon 02

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Garnier Frères (p. 10-17).

DEUXIÈME LEÇON

Spécification des êtres. — De l’espèce. — L’espèce se caractérise par la fécondité continue ; le genre, par la fécondité bornée.

J’ai exposé l’objet et le plan de ce cours. L’objet, c’est l’ontologie naturelle ; le plan, c’est l’étude de ces quatre grandes questions : 1o la spécification des êtres ; 2o la formation des êtres ; 3o la répartition des êtres dans l’espace ; 4o leur répartition dans le temps.

J’aborde la première question : La spécification des êtres.

J’ai dit qu’on pouvait, à la rigueur, appeler être de la nature tout corps ayant une constitution propre : ainsi, un minéral, un animal, un arbre, le globe que nous habitons.

Je ne m’en tiendrai pas à cette définition. Je resserre mon sujet, mais je ne le resserre que pour l’approfondir. Quelle est, sur les êtres vivants, les êtres animés (seul objet de ce cours), la vue savante, la vue précise ?

Écoutons un grand penseur, Buffon. Pour lui, les êtres de la nature, ce ne sont pas les individus. Les individus ne sont que les formes fugitives de quelque chose de permanent. Buffon dit : « Les espèces sont les seuls êtres de la nature, » et il ajoute : « Êtres perpétuels, aussi anciens, aussi permanents qu’elle, que, pour mieux juger, nous ne considérons plus comme une collection ou une suite d’individus semblables, mais comme un tout indépendant du nombre, indépendant du temps ; un tout toujours vivant, toujours le même ; un tout qui a été compté pour un dans les ouvrages de la création, et qui, par conséquent, ne fait qu’une unité dans la nature[1]. »

Dans toute science, le premier pas vraiment scientifique, le pas philosophique est une abstraction, une conception générale, où je néglige les conditions purement individuelles pour m’élever à une condition commune. Ainsi, l’espèce est une abstraction.

Mais cette idée abstraite est fondamentale. La classification tout entière (embranchements, classes, ordres, genres,) n’a été imaginée que pour arriver à l’espèce, qu’en vue de l’espèce.

« L’espèce, dit Buffon, est une succession constante d’individus semblables et qui se reproduisent[2]. »

Cuvier a adopté la définition de Buffon, à de très-légères différences près dans les termes. Pour lui, « l’espèce est la réunion des individus descendus l’un de l’autre ou de parents communs, et de ceux qui leur ressemblent autant qu’ils se ressemblent entre eux[3]. »

Il y a vingt ans, je m’occupai du caractère de l’espèce[4]. Les idées étaient alors dans un grand désordre sur ce point. Une philosophie nouvelle donnait cours à l’opinion que les espèces sont variables.

J’étais confusément dans l’opinion contraire. J’avais senti, de bonne heure, qu’il devait y avoir quelque chose de fixe dans la caractéristique des êtres qui peuplent cet univers. Mon esprit ne s’accommode point des choses qui n’ont rien de stable.

J’étudiai cette question ayant sous les yeux Buffon et Cuvier, et je vis que ces deux hommes supérieurs avaient réuni dans leurs définitions deux idées fort distinctes : l’idée de ressemblance, et l’idée de reproduction.

L’idée de ressemblance n’est qu’une idée accessoire ; l’idée de reproduction est seule une idée fondamentale.

Prenons pour exemple l’âne et le cheval : ils se ressemblent singulièrement, surtout pour les traits profonds. La taille n’est pas la même, il est vrai ; mais la taille ne peut servir de caractère spécifique. Il est vrai encore que, dans l’animal vivant, il y a des caractères superficiels différents : dans l’âne, les oreilles sont plus longues, la queue est plus courte. Si l’on passe même à des organes plus intérieurs, la voix diffère : l’âne brait, le cheval hennit. Mais dès que nous arrivons au squelette, plus de différence appréciable, sensible. Cuvier n’a jamais pu trouver un caractère ostéologique qui distinguât l’âne du cheval.

Pourtant, l’âne et le cheval sont deux espèces distinctes. L’idée de ressemblance n’est donc qu’une idée accessoire.

Il n’en est pas de même de l’idée de reproduction. Si l’on unit ensemble l’âne et le cheval, on obtient bien un produit, un métis, mais non une suite de métis. Il est très-rare de voir des mulets qui se reproduisent.

L’idée de reproduction est donc l’idée fondamentale. Elle marque une distinction où la conformation extérieure n’en marquait pas.

Prenons un exemple contraire : on sait combien les races de chiens varient : le barbet, le lévrier, le mâtin, le dogue, etc., etc. Malgré les différences qui les distinguent, le barbet, le lévrier, le dogue, etc., sont de la même espèce. Il y a entre eux production continue.

La fécondité continue est le caractère de l’espèce.

Avant moi, Buffon et Cuvier avaient défini l’espèce : seulement, j’ai dégagé, dans leur définition, l’élément essentiel de l’élément accessoire. Mais, avant moi, personne n’avait songé à chercher le caractère du genre. J’ai trouvé ce caractère dans la fécondité bornée.

La fécondité continue donne l’espèce ; la fécondité bornée donne le genre.

Il y a un certain nombre d’animaux qui peuvent produire ensemble, mais avec une fécondité bornée : l’âne et le cheval, le chien et le loup, etc., etc. Ils sont donc d’espèce différente.

Buffon a fait, sur la reproduction du chien et du loup, une série d’expériences. Il n’a jamais pu passer la troisième génération. Frédéric Cuvier, qui a été pendant trente ans le directeur de la Ménagerie du Jardin des Plantes, n’a pu aller plus loin que Buffon. Moi-même, je n’ai pu obtenir davantage.

Dans mes expériences sur le chacal et le chien, j’ai pu aller jusqu’à la quatrième génération ; mais je n’ai pu la dépasser.

Il faut remarquer qu’entre le chien et le chacal la ressemblance est bien plus grande encore qu’entre le chien et le loup. Ces deux-ci diffèrent par l’instinct : le chien est sociable ; le loup est solitaire, il ne fait pas compagnie, même avec ses petits.

Au contraire, le chacal est sociable comme le chien. Tous les deux ont aussi l’instinct de se creuser des terriers ; je parle du chien à l’état sauvage.

Ainsi donc un caractère certain pour la distinction de l’espèce, c’est la fécondité continue.

Et un caractère certain pour la distinction du genre, c’est la fécondité bornée.

Le genre est la limite de la parenté.

J’exclus de la nomenclature zoologique le mot de famille[5]. Il fait naître dans l’esprit l’idée d’une fausse analogie.

Par famille, on entend, dans le sens ordinaire et vulgaire du mot, une parenté de sang.

En histoire naturelle, ou, plus exactement, en ontologie positive, la véritable famille c’est l’espèce, parce que tous les individus, toutes les races d’une espèce donnée viennent du même sang.

Après avoir dégagé l’idée de reproduction de celle de ressemblance, dégageons, à son tour, l’idée de collection de l’idée de suite.

L’idée de suite se rapporte essentiellement à l’espèce. Tous les animaux de la même espèce sont des descendances, des suites les uns des autres. À peine est-elle applicable au genre, puisque, dans le genre, la fécondité est bornée ; et, passé le genre, elle n’est plus applicable du tout.

Tout le reste n’est que collection.

L’idée de collection se rapporte à l’embranchement, à la classe, à l’ordre. Ainsi l’embranchement des vertébrés, la classe des oiseaux, l’ordre des rongeurs, etc., sont des collections.

Les collections sont, en grande partie, le fruit de notre esprit. Il ne forme des collections que par la comparaison et l’appréciation des similitudes.

L’ordre, la classe, l’embranchement sont des similitudes de divers degrés.

Notre esprit n’est pour rien dans la constitution de l’espèce, ni dans celle du genre.

Ce qui donne l’espèce, c’est un fait : la fécondité continue ; et ce qui donne le genre, c’est un autre fait : la fécondité bornée.

  1. Œuvres complètes de Buffon, t. III, p. 414. J’avertis, une fois pour toutes, que c’est toujours l’édition annotée, que j’ai donnée des Œuvres de Buffon, que je cite ici.
  2. Œuvres complètes de Buffon, t. II, p. 416.
  3. Le Règne animal, t. I, p. 16 (seconde édition).
  4. Voyez mon livre intitulé : Histoire des travaux de Cuvier.
  5. Dans le langage des Jussieu, le mot famille répond au mot ordre. Le célèbre livre des familles naturelles a pour titre : Genera plantarum secundum ordines naturales disposita.