Ontologie naturelle/Leçon 08

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Garnier Frères (p. 58-66).

HUITIÈME LEÇON

Durée de la gestation. — Naissances précoces ou tardives. — Naissance du mâle précédant celle de la femelle.

J’ai exposé les quatre lois principales de la fécondité : il en est d’autres.

Il y en a une qui règle la durée de la gestation. Cette durée est toujours en raison directe de la grandeur de l’animal ; c’est le contraire de ce qui arrive pour la fécondité. Les plus grands animaux sont les moins féconds, et ceux qui ont la gestation la plus longue.

L’éléphant, qui est le plus grand des animaux terrestres, est aussi celui dont la gestation est la plus longue. Nous savons aujourd’hui qu’il porte vingt, ou peut-être vingt-deux mois. La durée de l’allaitement étant, en général, égale à la durée de la gestation, il est probable, par cela même, que l’éléphant ne peut pas produire plus d’une portée tous les quatre ans, comme je l’ai dit.

Cet animal, que Buffon, dans son beau langage, appelle le dernier effort de la nature, mérite de nous arrêter un instant. Il a intéressé de tout temps les naturalistes ; il a excité la curiosité du peuple : le caractère de la grandeur frappe l’imagination des hommes, et de tous les hommes.

Les naturalistes ont dit sur l’éléphant beaucoup de belles choses et quelques sottises : Pline, Élien se sont imaginé qu’il avait une intelligence infiniment supérieure à celle des autres animaux ; ils lui attribuent une religion, le culte du soleil et de la lune, etc. D’autres ont dit qu’il refusait de produire dans l’esclavage. Ils lui prêtent ce motif qui serait bien noble : qu’il ne veut pas produire une race d’esclaves. Voici qui est encore plus fort : l’éléphant connaîtrait la pudeur. Ainsi il serait doté des sentiments les plus fiers et les plus délicats. Ai-je besoin de dire que ce sont là des fables ? Il est certain qu’il produit en esclavage ; l’Anglais Corse, qui a dirigé pendant vingt ans les éléphants de la compagnie des Indes, a constaté le fait. C’est aussi lui qui nous a fait connaître la durée de la gestation de l’animal. Élien nous apprend qu’il y avait, à Rome, des hommes qui s’occupaient de la reproduction des éléphants ; Columelle de même : Cum inter mænia nostra natos animadvertamus elephantes.

Il est sociable, il vit en troupe, la troupe a un chef. Mais alors on demande : pourquoi n’est-il pas domestique ?

En Orient, à Siam, on le trouve à l’état de domesticité ; c’est même un domestique très-fidèle, très-intelligent. Dans nos contrées, l’homme ne se l’est pas attaché, par une raison bien simple : c’est qu’il lui serait inutile. En outre, la grande quantité d’aliments qu’il consomme rendrait sa domesticité onéreuse.

C’est par la même raison, tirée du défaut d’utilité, que plusieurs autres animaux n’ont pas été acclimatés en Europe. À quoi nous servirait le chameau, quand nous avons le cheval ; l’alpaca, quand nous avons le mérinos ? Cette loi, que tous les animaux sociables peuvent devenir domestiques, n’en subsiste pas moins. Le chameau, en Afrique, l’alpaca, en Amérique, sont à l’état domestique. D’autres animaux, quoique très-sociables, n’ont pas été soumis à la domesticité, parce qu’on n’a pas jugé à propos de les y soumettre ; par exemple, le singe : nulle part l’homme n’a voulu s’associer cet animal pétulant, fantasque et malfaisant.

Quel est l’âge auquel peut atteindre l’éléphant ? À cet égard, les observations sont encore peu nombreuses : on a vu des éléphants qui ont vécu cent vingt et même cent trente ans à l’état de domesticité.

Je me suis beaucoup occupé de la question de la durée de la vie dans les différentes espèces. Je suis arrivé à cette conclusion, que la durée normale de la vie, dans chaque espèce, répond à cinq fois la durée du développement. Tout animal croît en hauteur jusqu’à l’époque où se fait la soudure des os avec les épiphyses. Dans l’homme, cette soudure se fait à vingt ans. L’homme peut donc vivre cinq fois vingt ans, c’est-à-dire cent ans. Voilà sa vie normale. Quant à sa vie extrême, elle peut aller jusqu’à deux cents ans[1].

La vie extrême de l’éléphant peut aller, je crois, jusqu’à trois cents ans ; il est certain du moins que la durée normale de sa vie n’est pas moindre de cent cinquante ou deux cents.

Quelle est la durée de la gestation dans les autres espèces animales ?

Parmi les grands animaux, le rhinocéros porte 16 mois ; la girafe, 12 ; le cheval et le zèbre, 11.

Pour la durée de la gestation, l’espèce humaine appartient à la catégorie des espèces de deuxième taille. La gestation, dans l’espèce humaine, dure 9 mois. Le cerf, le renne, l’élan portent 8 mois ; le lama, l’alpaca, 6 ; le bélier, la chèvre, 5.

Parmi les petits animaux : le castor porte 4 mois ; le porc-épic, 3 ; l’écureuil, 1 ; la souris, 3 semaines.

Je dois m’arrêter un moment sur un fait qui paraît contredire la loi que je viens d’établir : le lapin porte 30 jours, et le cochon d’Inde, qui est plus petit que lui, porte 60 jours. L’anomalie n’est qu’apparente : les petits du lapin naissent à peine ébauchés, pour ainsi dire ; ils ne peuvent point marcher, ils sont nus, ils restent, sans presque bouger, sous le ventre de leur mère. Leur développement fœtal ne s’achève qu’à l’extérieur. Le petit du cochon d’Inde, au contraire, s’est complétement développé dans l’utérus ; à sa naissance, il est à moitié aussi grand que père et mère : il est agile, fort, couvert de poils.

Il s’établit donc ainsi, dans ces deux espèces, une véritable compensation entre la durée du développement intérieur et la durée du développement extérieur.

Des observations précises nous ont appris que le lion, le tigre et le léopard portent 108 jours. Le chat porte 56 jours. Le loup, le chien, le chacal, groupe très-naturel, ont une gestation de durée égale : elle est, en général, de 60 jours. L’ours porte 6 mois.

Dans la classe des oiseaux, l’incubation répond à ce qu’est la gestation dans les mammifères : le germe de l’oiseau se développe à l’extérieur, c’est-à-dire dans l’œuf pondu. Le cygne couve 45 jours ; l’oie, de 32 à 35 ; le canard et le dindon, 28 ; le faisan, de 22 à 25 ; la pintade, 25 ; la poule, 21 ; le pigeon et le serin, 13 ; le colibri, 12.

Ainsi, l’éléphant porte 20 mois, le colibri couve 12 jours : voilà les deux extrêmes.

Je dois dire ici quelques mots touchant la question des naissances précoces et des naissances tardives.

Dans l’espèce humaine, les organes de la vie d’adulte[2] étant formés à sept mois, le fœtus, né à cette époque, peut être viable, mais il demande les plus grands soins.

Il n’existe pas un seul fait authentique d’un fœtus né viable à six mois. À plus forte raison, faut-il rejeter, comme autant de fables, ces naissances, suivies de vie, qui auraient eu lieu à cinq et même à quatre mois.

Le terme de la naissance, j’entends de la naissance d’un fœtus viable, peut donc être avancé. Mais peut-il être retardé ? C’est ici une des questions qui ont été le plus vivement débattues en médecine.

Le terme de la naissance est quelquefois retardé du 60me au 64me jour pour le chacal, le chien et le loup ; du 28me au 30me jour pour le canard. J’ai vu ces variations. L’analogie porte à penser que, dans l’espèce humaine, la naissance peut aussi être retardée, mais certainement de bien peu, de quelques jours tout au plus.

Tout dans la nature, et très-particulièrement tout ce qui se rapporte à la fécondité, est soumis à des lois. Ces lois nous échappent souvent, mais elles existent. Une expérience faite par Aristote va nous en révéler une des plus délicates.

Le pigeon produit deux œufs, l’un mâle, l’autre femelle : cela est invariable, ou à fort peu près. Aristote voulut savoir quel était celui des deux sexes qui naissait le premier. Il trouva que toujours le premier œuf donnait le mâle, et le second la femelle.

J’ai répété cette petite et jolie expérience. J’ai observé les pontes d’un même couple de pigeons jusqu’à onze fois de suite : dix fois consécutives, l’œuf mâle est sorti le premier. À la onzième fois, il y a eu une production anormale de trois œufs, mais il s’est trouvé un œuf clair, et c’est le premier sorti qui a donné la femelle.

Ainsi donc, dans l’espèce du pigeon, la loi générale est que le mâle naît le premier.

Le philosophe, ou plutôt celui qui se croit philosophe, dédaigne ces faits qu’il regarde comme petits, comme puérils. Savoir quel est celui des deux sexes qui naît le premier. Eh ! qu’importe ? Les plaisants de l’antiquité se moquaient d’Aristote et de son école. Lucien nous représente un péripatéticien qui s’applique à rechercher quelle peut être la durée de la vie d’un cousin ou la nature de l’âme d’une huître. Le naturaliste peut répondre au satirique comme au philosophe que, dans l’observation scientifique, rien n’est petit, rien n’est inutile. Un des plus beaux priviléges de la pensée est de s’élever, par l’étude comparée des faits, même les plus petits, à la connaissance de quelque loi de la nature, chose toujours très-grande.

  1. Voyez, sur la durée de vie dans les différentes espèces, mon livre intitulé : De la longévité humaine et de la quantité de vie sur le globe.
  2. On verra plus tard qu’il y a des organes distincts pour la vie fœtale et pour la vie d’adulte.