Ontologie naturelle/Leçon 11

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Garnier Frères (p. 88-96).

ONZIÈME LEÇON

Hypothèse de la préexistence des germes, imaginée par Leibnitz ; adoptée par Haller, Bonnet, Cuvier ; contredite par mes expériences sar les métis.

J’ai fait l’historique de la génération spontanée.

Quoi de plus absurde que d’imaginer qu’un corps organisé, dont toutes les parties ont entre elles une connexion, une corrélation si admirablement calculée, si savante, puisse être produit par un assemblage aveugle d’éléments physiques ? Ce corps organisé aurait puisé sa vie dans des éléments qui en sont dépourvus ! On fait venir le mouvement de l’inertie, la sensibilité de l’insensibilité, la vie de la mort !

De toutes les erreurs sur la formation des êtres, la plus absurde, c’est-à-dire la génération spontanée, est aussi celle qui a été la plus vivace. Quand je commençai l’enseignement de la physiologie comparée, au Muséum, je trouvai dans la science ces deux hypothèses : la mutabilité des espèces et la génération spontanée. Je me suis constamment appliqué, dès lors, à les combattre. Elles n’en subsistent pas moins, me dira quelqu’un ; elles subsistaient bien autrement, avant d’avoir été combattues.

Si je voulais suivre l’ordre chronologique des hypothèses sur la formation des êtres, ce serait le moment de parler ici de celle d’Hippocrate : le mélange des liqueurs des deux sexes. Mais c’est un système qui appartient aux physiologistes. Épuisons, d’abord, les hypothèses des philosophes.

De l’antiquité aux temps modernes, la question n’avait pas fait un seul pas. Convaincu de la radicale impuissance de l’esprit humain touchant la formation des êtres, Leibnitz imagina un système d’après lequel les êtres ne se formaient pas : ils étaient formés, tous et tout d’une pièce, depuis le commencement des choses.

Un être vivant, se dit Leibnitz, ne peut être formé que par un miracle. Il y aurait donc miracle à chaque naissance. Il est bien plus simple de réduire tous les miracles à un, et, puisqu’il faut se résigner au prodige, d’en admettre un complet, et de l’admettre une fois pour toutes. L’Ouvrier suprême, en formant le premier individu de chaque espèce, aura mis en lui les germes de tous les individus qui devaient en provenir, de toutes les générations futures. Ainsi, le premier homme a contenu les germes de son fils, du fils de son fils, et ainsi de suite jusqu’à la consommation des siècles. Étant tous contenus dans le premier individu, ces germes s’y trouvaient nécessairement enveloppés, emboîtés les uns dans les autres ; le premier germe enveloppait immédiatement le second et médiatement tous les autres.

De là les noms de préexistence, d’évolution, d’emboîtement des germes, que l’on a donnés à l’hypothèse de Leibnitz.

Le moment de l’apparition du germe n’est pas, pour Leibnitz, celui de sa formation. Le germe était tout formé. Seulement, il était resté dans un état passif, faute des conditions extérieures nécessaires à son développement. Un grain de blé, placé dans un lieu sec et froid, nous offre un exemple de cet état d’engourdissement et d’inertie : ce n’est que quand on l’expose à un certain degré d’humidité et de chaleur réunies, qu’il se développe, qu’il végète.

Tous ces germes sont si petits, que nos sens ne peuvent les apercevoir.

On objectait à Leibnitz cette effroyable petitesse. Si le germe prochain est si petit qu’il n’est pas visible, que doivent être les plus éloignés, les derniers ?

Leibnitz répondait, sans se déconcerter, que la petitesse n’y faisait rien ; l’idée de petitesse et l’idée de grandeur ne sont, disait-il, que des termes relatifs. Une montagne, grande pour nous, est petite par rapport au globe terrestre ; mais qu’est-ce que la terre comparée au soleil ? Celui-ci n’est, à son tour, qu’un point dans l’univers ; et au delà même de cet univers il y a d’autres univers, d’autres espaces dont notre pensée ne pourra jamais saisir les limites. Nous n’avons donc pas l’idée de la grandeur absolue ; nous n’avons pas davantage celle de la petitesse absolue. Divisez la matière tant que vous le voudrez ; ce qui aura été divisé sera encore divisible par la pensée, et divisible à l’infini[1].

Je viens d’exposer le système de Leibnitz, système célèbre, et qui a subjugué beaucoup d’esprits, et de très-excellents esprits.

Comment Leibnitz y fut-il conduit ? J’entends par quelle cause extérieure et occasionnelle son imagination tourna-t-elle de ce côté-là ?

Jusqu’à Swammerdam on avait cru que le ver, la chenille, se transformait tout à coup en chrysalide et celle-ci tout à coup en papillon : papillon, chrysalide, chenille étaient considérés comme autant d’êtres nouveaux, distincts, ayant chacun son existence à part, sa vie propre. Swammerdam démontra que le papillon est contenu tout entier dans la chrysalide. En dépouillant celle-ci avec soin, il dégagea les ailes, les antennes et successivement toutes les parties du papillon. De même, il démontra que toutes les parties de la chrysalide étaient contenues dans la chenille.

Pour arriver à ces beaux résultats, Swammerdam n’avait fait que désenvelopper, que désemboîter les différentes parties de la chrysalide et de la chenille.

Ces expériences physiologiques frappèrent Leibnitz, qui, voyant la chenille contenue dans la chrysalide et la chrysalide dans le papillon, en déduisit successivement l’emboîtement, l’enveloppement infini des germes.

Mais, remarquons-le bien, les faits que Leibnitz suppose n’ont aucune analogie avec les faits que Swammerdam démontre. Le papillon, la chrysalide et la chenille sont le même individu, dans différents états d’évolution. Ce n’est pas un être qui préexiste dans un autre : le papillon, la chrysalide, la chenille, tout cela n’est que le même individu, le même être, le même germe. Or, Leibnitz, dans son système d’évolution, passe d’un germe à un autre, d’un individu à un autre, d’une génération à une autre. Entre ces deux données, il y a un hiatus profond, un abîme.

Charles Bonnet fut le premier qui, dans ses Considérations sur les corps organisés, appliqua de toutes pièces à l’histoire naturelle l’hypothèse philosophique de la préexistence des germes. Placé à Genève et écrivant dans notre langue, il a été longtemps un intermédiaire, et un intermédiaire singulièrement utile, entre les idées allemandes et les idées françaises.

Le système de Leibnitz devait faire une conquête bien plus importante encore, celle d’Haller. Ce grand physiologiste avait commencé par adopter les idées d’Harvey, le fondateur du système de l’épigénèse, c’est-à-dire de la formation de l’être parties par parties. Il entreprit plus tard une série d’études sur le développement du poulet dans l’œuf. Là il vit le poulet se développer dans l’œuf, tenir[2] à l’œuf ; celui-ci tenir à la mère et être produit par la mère indépendamment du concours du mâle. Donc, l’être préexiste à la fécondation dans la femelle. Notez que c’est dans le mâle que Leibnitz plaçait la préexistence des germes[3].

On disait à Haller : Mais à quoi donc sert le concours du mâle ? Il répondait que la liqueur prolifique n’avait d’autre effet que d’éveiller le germe endormi dans le corps de la femelle ; la liqueur prolifique, par rapport à la gestation, jouait un rôle analogue à celui de la température dans le phénomène de l’incubation.

La doctrine de la préexistence devait encore gagner Cuvier. Ce qui surtout déterminait Cuvier, c’était la grande pensée de l’être conçu d’ensemble. Ce qu’il ne pouvait admettre, c’était la formation des êtres parties par parties, fragments par fragments.

J’avoue que, pendant longtemps, j’ai été moi-même très-porté à adopter la théorie de la préexistence. Mes expériences sur le croisement des espèces me semblent prouver qu’elle n’est pas fondée.

J’unis un chacal et une chienne. Il résulte de cette union un être moitié chacal et moitié chien. Cet être, que l’on suppose préexistant, qui aurait dû être tout à fait chien suivant Haller, tout à fait chacal suivant Leibnitz, le voilà mixte, mi-parti, composé de deux moitiés, d’une moitié chacal et d’une moitié chien.

Je prends ce métis et je l’unis avec une chienne ; cette fois le produit ne représente plus qu’un quart de chacal. J’unis encore ce métis (quart de chacal) avec une chienne ; le produit ne représente plus qu’un huitième de chacal[4]. Enfin, j’unis ce métis (huitième de chacal) avec une chienne. Le produit n’a presque plus rien du chacal : c’est un chien.

Remarquez qu’il dépend de moi d’obtenir un chacal au lieu d’un chien : il me suffit pour cela d’employer, dans la série des croisements, la femelle du chacal, au lieu de celle du chien.

Par conséquent, j’ai pu, par mes expériences, changer le prétendu germe préexistant.

Il ne me semble pas possible que l’hypothèse de la préexistence des germes résiste à de pareils faits.

  1. « L’imagination se lassera plutôt de concevoir que la nature de fournir », a dit Pascal dans cette belle page où il considère l’homme entre l’infini de grandeur et l’infini de petitesse.
  2. C’est là l’erreur d’Haller. Le poulet ne tient pas à l’œuf. Ce point sera expliqué plus tard.
  3. Voyez la leçon suivante.
  4. Aux Colonies, le langage rend fidèlement un pareil ordre de faits, considéré dans le croisement des races humaines. Le produit du mulâtre (moitié blanc et moitié noir) avec une blanche ou une négresse est un quarteron ; il n’a qu’un quart de nègre, si l’union s’est faite avec une blanche, et qu’un quart de blanc, si l’union s’est faite avec une négresse Le produit du quarteron, soit avec une blanche, soit avec une négresse, est un octavon ; il n’a qu’un huitième de nègre, si l’union s’est faite avec une blanche, et qu’un huitième de blanc, si l’union s’est faite avec une négresse.