Ontologie naturelle/Leçon 12

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Garnier Frères (p. 97-103).

DOUZIÈME LEÇON

Conséquences à tirer de mes expériences sur les métis : 1o le germe ne préexiste pas ; 2o la formation est instantanée, simultanée ; 3o le mâle est pour autant que la femelle dans la production du nouvel être. — Animalcules spermatiques ; idées fausses auxquelles a donné lieu leur découverte.

Mes expériences sur les métis nous ont donné plusieurs faits, et très-importants. Il s’agit maintenant de méditer sur ces faits, de les bien comprendre.

J’ai uni un chacal et une chienne. Je dis à ceux qui placent les germes emboîtés dans la femelle : si les germes préexistent dans l’ovaire de la chienne, tous ces germes doivent être chiens. D’où vient donc que le produit que j’obtiens immédiatement est moitié chien et moitié chacal ? Je continue, je prends ce métis (un métis femelle) et je l’unis au chacal : le produit n’a plus du caractère du chien que le quart, il appartient pour les trois autres quarts au chacal. Poursuivant mon expérience, je finis par obtenir un individu tout à fait chacal. Ainsi, avec un germe qui, primitivement, était chien, j’ai obtenu finalement un individu qui est chacal.

Pour ceux qui prétendent que les germes résident dans le mâle, je renverse l’expérience : à chacun des métis mâles je donne successivement une chienne, et avec un germe chacal je finis par obtenir un individu chien.

Cette double expérience rend, ce me semble, évidente la non-préexistence des germes. S’ils avaient préexisté, aurait-il dépendu de moi de les modifier, et, finalement, de les changer ? Elle démontre encore ceci : que la formation du nouvel être est instantanée. C’est au moment de l’union qu’elle a eu lieu : avant l’union il dépendait de moi d’avoir un chacal ou un chien. J’ajoute : la formation est simultanée, complète. Le mâle n’y a concouru qu’une fois, et dans un seul moment. Après l’union, l’animal qui doit en provenir est tout ce qu’il doit être ; il ne dépend plus de moi d’avoir, soit un chacal, soit un chien.

Je déduis de mes expériences cette autre proposition : Le mâle est pour autant que la femelle dans la production du nouvel être.

Voyons, en effet, ce qui se passe : le chacal et la chienne ont produit un être moitié chacal et moitié chien. J’unis ce métis, femelle, avec un chacal : dans cette union, le chacal donne moitié, le métis également moitié, c’est-à-dire un quart de chacal et un quart de chien. Ce métis de seconde génération, femelle, qui se trouve être pour les trois quarts chacal et pour un quart chien, je l’unis avec un chacal ; le produit qui naîtra d’eux recevra du père la moitié de son caractère de chacal, et de la mère la moitié de ses caractères, c’est-à-dire un huitième de chien et trois huitièmes de chacal. Le produit de troisième génération sera donc chien pour un huitième et chacal pour les sept autres huitièmes. Ainsi, la proportion se maintient toujours égale entre le père et la mère.

En résumé, je me crois fondé à tirer de mes expériences ces trois principales propositions : 1o le germe ne préexiste pas ; 2o la formation du nouvel être est instantanée, simultanée ; 3o le mâle et la femelle concourent, dans la génération, chacun pour égale part, chacun pour moitié.

Nous avons vu comment Haller fut amené à placer les germes dans la femelle. Leibnitz les plaçait dans le mâle. Les expériences physiologiques de Swammerdam lui avaient donné l’idée de la préexistence des germes ; ce fut une autre découverte physiologique qui lui fit attribuer les germes au mâle.

Vers le milieu du xviie siècle, en Hollande, un jeune homme très-curieux des secrets de la nature, Hartsoëker, avait construit un microscope ; il eut l’idée d’examiner avec cet instrument la liqueur spermatique ; il y aperçut les animalcules. Stupéfait de sa découverte, il la confia à quelques amis seulement. Un autre observateur, le fameux Leeuwenhoeck qui, de son côté, s’était livré à des investigations sur la même liqueur, avait aussi vu s’agiter sous le microscope les animalcules spermatiques. Il publia sa découverte. Hartsoëker qui, jusqu’alors, avait gardé le silence, revendiqua bruyamment la découverte comme sienne ; il prétendit que c’était à lui que revenait la gloire d’avoir trouvé le têtard, la larve de l’homme. Ces nouvelles arrivèrent à Leibnitz, qui se dit aussitôt : Voilà mes germes trouvés. C’est dans le mâle qu’ils préexistent.

L’idée fit fortune et devint populaire. Ce fut une sorte d’engouement. En 1704, un savant français, Étienne-François Geoffroy[1], fit une thèse latine sur cette question : Si l’homme a commencé par être ver. Il concluait pour l’affirmative. Le ver, c’était, bien entendu, l’animalcule spermatique. La thèse eut un grand succès, à ce point qu’il fallut la traduire en français pour satisfaire les dames, dit Fontenelle. Le traducteur ne fut autre que le doyen même de la Faculté de médecine, Nicolas Andry. Qu’on juge si les idées de Geoffroy devaient être sympathiques à celles du traducteur : Andry voyait des vers partout et dans toutes les maladies. On l’avait surnommé plaisamment homo vermiculosus.

Tout cela était pris au sérieux par les faiseurs de systèmes et par le public. Vint un homme de bon sens, Plantade, de Montpellier, qui, pour ouvrir les yeux de ses contemporains, s’avisa d’une singulière plaisanterie. De son nom, Plantade, il fit d’abord un nom latin, Plantadeius ; ne le trouvant pas encore assez respectable comme cela, il imagina de le tourner en anagramme et en fit Dalenpatius. Ainsi protégé par ce nom savant, il publia une brochure dans laquelle il disait avoir vu l’animalcule spermatique se transformer : le ver prenait peu à peu une tête, des bras, des jambes ; puis sa queue disparaissait ; le ver arrivait enfin à la forme humaine.

Ce qu’il y a de curieux, c’est que les naturalistes prirent la plaisanterie au sérieux. Et Buffon lui-même comme les autres ; il trouve seulement que Dalenpatius va trop loin : « il a cru voir ce qu’il dit, mais il s’est trompé.[2] »

Plantade s’était moqué en vain. De nos jours encore on dit, on enseigne que l’être humain n’est autre chose que le spermatozoïde qui va se loger dans l’ovule de la femelle et s’y développe. Pour toute réponse à cette hypothèse, je me contenterai de répéter que je suis le maître, au moyen des expériences que je viens de vous exposer, expériences péremptoires, si je ne m’abuse, de modifier et même de changer l’animalcule de Leeuwenhoeck, d’Hartsoëker, le spermatozoïde des physiologistes actuels, comme je change le prétendu germe préexistant de Leibnitz.

  1. Voyez l’Éloge de Geoffroy par Fontenelle.
  2. Tome I, p. 506.