Ontologie naturelle/Leçon 13

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Garnier Frères (p. 104-111).

TREIZIÈME LEÇON

Hypothèse des molécules organiques, imaginée par Buffon.

Mes expériences sur les métis prouvent : 1o la non-préexistence des germes ; 2o l’instantanéité, la simultanéité de formation du nouvel être ; 3o la part égale du mâle et de la femelle dans cette formation.

J’ose dire que cette suite d’expériences est une suite de preuves ; et, à ce sujet, je ne saurais trop appeler votre attention sur la puissance de la méthode expérimentale. Elle découvre à l’esprit ce que nos sens ne peuvent voir ; elle nous fait pénétrer dans les plus profonds mystères de la nature. Il est vrai que nous pouvons étendre la portée de nos sens : par exemple, la portée du sens de la vue, au moyen du microscope, instrument qui, je le confesse, nous a rendu, et nous rend chaque jour, de bien grands services ; mais la méthode expérimentale, qui est à notre esprit ce que le microscope est à nos yeux, la méthode expérimentale, véritable instrument intellectuel, nous fait voir par delà les sens, bien au delà des sens. Avec elle, nous ne nous arrêtons qu’aux limites mêmes où s’arrête l’intelligence humaine.

Il me reste à faire l’historique de trois fameux systèmes sur la formation des êtres : 1o le système de Buffon ; 2o celui d’Hippocrate ; 3o celui d’Harvey.

Comme celui de Buffon est encore un système philosophique, je l’examinerai d’abord, pour suivre l’ordre que j’ai indiqué. Dans ma prochaine leçon, j’exposerai ceux d’Hippocrate et d’Harvey, qui sont des systèmes physiologiques ; et, après cela, nous en aurons fini avec les systèmes.

Celui de Buffon est connu sous le nom de système des molécules organiques.

Lorsqu’en 1739 Buffon fut appelé à l’Intendance du Jardin du roi, il n’était pas naturaliste. Il n’était connu que par des travaux de physique et d’économie rurale, et par la traduction de deux beaux ouvrages ; la Statique des végétaux de Hales, et le Traité des fluxions de Newton.

Buffon, qui avait conscience de son génie, ne doutait pas qu’il ne fût un jour illustre, mais il n’avait pas encore choisi le genre d’études qui devait l’illustrer. L’emploi qui lui était confié décida de son choix : il se voua à l’histoire naturelle. Admirons ici la patience d’un génie sûr de lui-même : maître de ces riches collections du Jardin des Plantes, Buffon va-t-il se presser de produire quelques-uns de ces mille petits travaux qu’il lui eût été si facile de rendre brillants ? Non, il se condamne, pendant dix ans, au travail, à la méditation. Il se donne des collaborateurs intelligents et laborieux, entre autres Daubenton. Lui-même travaille prodigieusement. Enfin, en 1749, il produit trois volumes ; son génie éclate et ses contemporains reconnaissent en lui le plus grand naturaliste qui ait encore paru.

Le premier regard de Buffon fut pour le globe tout entier. « Ceci est la nature en grand, » s’écrie-t-il. Il se demande comment le globe s’est formé ; il réunit tout ce qu’on savait de géologie à son époque, étudie, médite et présente le résumé de ses observations dans son premier discours, qu’il intitule : Théorie de la terre. Comme les auteurs que Buffon avait sous la main, principalement Woodward, qui lui sert ici de guide, n’avaient vu que la superficie de la terre, laquelle est couverte partout de coquilles fossiles, il rapporte uniquement, dans ce premier discours, à l’action des eaux la formation du globe.

Le second regard de Buffon embrassa les planètes. Cette fois, il se laisse inspirer par les idées de Leibnitz, le premier qui ait su remarquer les traces d’incandescence que présente la terre. Buffon produit son système sur la formation des planètes ; il les considère comme des fragments d’abord enflammés et détachés du soleil par le choc d’une comète.

Le troisième regard de Buffon fut pour la vie : il se demande comment la vie s’est formée.

Tels sont, dans leur succession, les premiers travaux de Buffon. Je ne dois m’occuper aujourd’hui que du troisième de ces points de vue : la formation de la vie.

J’ai examiné le système de Leibnitz. C’était déjà une grande simplification. Dieu a renfermé dans le premier individu de chaque espèce toute la suite des êtres qui en devaient naître.

Toutefois Leibnitz suppose encore autant de créations individuelles distinctes qu’il y a d’espèces diverses. Buffon va plus loin : il imagine qu’à un moment donné, et une fois pour toutes, Dieu a répandu sur le globe la vie commune et destinée à tous les êtres vivants, animaux et végétaux.

Buffon fait consister cette vie, première et commune, en une infinité de germes, de particules, de molécules organiques, qui, par leur agrégation, forment les individus. Ces particules, douées de vie, sont indestructibles, incorruptibles et réversibles.

Cuvier faisait cette objection à l’indestructibilité prétendue des molécules organiques. D’un côté, le globe a d’abord été incandescent, c’est l’idée même de Buffon ; nous savons, d’un autre côté, que tout ce qui est organique se compose de plusieurs éléments distincts ; le feu du globe aura donc décomposé, désagrégé ces éléments, oxygène, azote, etc. : partant, plus de vie.

On dirait que Buffon avait prévu l’objection ; car il imagine ses molécules simples et par conséquent indécomposables ; et il ne lui en coûtait pas davantage de les imaginer ainsi.

Mais, comment ces molécules éparses, répandues partout, arriveront-elles à former un individu total ? C’est pour ceci que Buffon invente les moules intérieurs : expressions contradictoires ; un moule est toujours extérieur.

Quoi qu’il en soit, suivons Buffon : les molécules vivantes servent d’abord à la nutrition de l’animal ou du végétal ; pour cela, elles pénètrent dans les diverses parties du corps, et chacune y prend exactement la forme de la partie qui la reçoit. Les parties du corps sont les moules intérieurs des molécules organiques.

Voilà pour le développement, pour l’accroissement de l’être. Mais sa formation, comment se fait-elle ? Le voici : les molécules introduites ne sont pas toutes employées à la nutrition ; il y en a de surabondantes, de superflues ; il y en a de telles surtout lorsque le corps a pris la plus grande partie de son accroissement. Ces molécules surabondantes sont renvoyées de toutes les parties du corps, où elles étaient inutiles, dans certains réservoirs, qui sont les réservoirs séminaux ; et une fois rendues là, comme elles sont absolument semblables à chacune des parties d’où elles viennent, puisqu’elles s’y étaient moulées, elles se rassemblent et forment un petit corps semblable au premier. « C’est ainsi, dit Buffon, que se fait la production dans toutes les espèces, comme les arbres, les plantes, les polypes, les pucerons, etc., où l’individu tout seul reproduit son semblable, et c’est aussi le premier moyen que la nature emploie pour la reproduction des animaux qui ont besoin de la communication d’un autre individu pour se reproduire ; car les matières séminales des deux sexes contiennent toutes les molécules nécessaires à la reproduction ; mais il faut quelque chose de plus pour que cette reproduction se fasse en effet : c’est le mélange de ces deux liqueurs dans un lieu convenable au développement de ce qui doit en résulter, et ce lieu est la matrice de la femelle[1]. »

Buffon pousse intrépidement son système jusqu’au bout. Outre les molécules employées à la nutrition et à l’accroissement, outre celles qui servent à la reproduction de l’être, il en reste encore de disponibles, de libres, dans le corps de l’animal ou du végétal : alors, ces molécules qui n’ont pas trouvé leur moule, comme disait spirituellement Voltaire, ces molécules, toujours actives, comme dit Buffon, forment des êtres vivants, particuliers, nouveaux, tels que les vers intestinaux, les champignons, les anguilles de la farine, celles du vinaigre, etc. Comme on voit, Buffon tombe d’hypothèse en hypothèse, (et c’est bien le cas de le dire ici, de chute en chute,) jusque dans l’hypothèse de la génération spontanée.

Tel est le système des molécules organiques.

Buffon est, après Descartes, l’homme du monde qui s’entendait le mieux à faire un système ; mais à quoi sert un système ?

  1. Tome I, p. 658.