Ontologie naturelle/Leçon 15

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Garnier Frères (p. 121-134).

QUINZIÈME LEÇON

Théorie de la formation des os. — Extirpations sous-périostées. — Le système des germes accumulés réfuté.

Vous connaissez le système de Bonnet sur les germes accumulés : je vous ai dit que ce système était contredit par mes expériences sur la formation des os.

Voyons donc ces expériences.

Mais, d’abord, un mot sur celles qui ont précédé les miennes.

Belchier, chirurgien de Londres, étant à dîner chez un teinturier en toiles peintes, remarqua que les os d’un jeune porc étaient rouges. Il fut curieux de savoir à quoi tenait cette singulière coloration. On lui répondit que l’animal avait été nourri avec du son chargé de l’infusion de garance, employée pour la teinture des toiles peintes.

Belchier fit aussitôt quelques expériences (1736) : il mêla de la racine de garance en poudre aux aliments dont il nourrit un coq. Au bout de seize jours, le coq mourut. Tous ses os se trouvèrent rouges, et les os seuls : les muscles, les membranes, les cartilages, toutes les autres parties conservaient leur couleur ordinaire.

Duhamel n’eut pas plutôt connaissance de l’expérience de Belchier qu’il la répéta sur des poulets, sur des pigeons, sur des cochons (1739). Il vit constamment la garance rougir les os, et ne rougir que les os.

Duhamel ne s’en tint pas là. Il remit au régime ordinaire un porc dont les os étaient devenus rouges par le régime de la garance ; six semaines après il le tua, et, ayant scié ses os, il vit que la couche rouge de l’os se trouvait recouverte par une couche blanche.

Un autre porc, que Duhamel avait alternativement soumis, soustrait et de nouveau remis au régime de la garance, présentait dans ses os des couches alternativement rouges et blanches.

Duhamel tira de ses expériences cette conclusion fondamentale et complètement vraie : Les os croissent en grosseur par couches successives et superposées.

Mais ce n’est pas là tout ce qui se passe pendant l’accroissement des os. À mesure que les os s’accroissent par la suraddition de couches externes, leur canal médullaire s’accroît par la résorption de couches internes. J’ai prouvé cette résorption, que personne encore n’avait soupçonnée.

Je soumets un animal à un régime mêlé de garance. La couche d’os, qui se forme pendant ce régime, est rouge. Je suspends le régime de la garance et je rends l’animal au régime ordinaire. Les nouvelles couches qui se forment sont blanches et elles recouvrent la couche rouge ; puis cette couche rouge devient tout à fait interne, et les couches blanches qu’elle recouvrait ont disparu ; puis elle disparaît à son tour.

Un autre procédé me donne le même résultat : j’entoure d’un fil de platine l’os d’un jeune animal. Au bout de quelque temps, l’anneau de fil de platine, qui d’abord entourait l’os, se trouve entouré par l’os et contenu dans le canal médullaire.

À mesure donc que l’os se recouvre de nouvelles couches par sa face externe, par celle qui répond au périoste externe, il en perd d’autres par sa face interne, par celle qui répond au périoste interne ; et c’est dans ce double travail de suraddition externe et de résorption interne que consiste le mécanisme de l’accroissement des os en grosseur.

Je suis arrivé aussi à démontrer, toujours expérimentalement, que, de même que les os croissent en grosseur par couches qui se superposent, ils croissent en longueur par couches qui se juxtaposent.

L’os se forme donc par couches ; il est résorbé par couches. Mais quel est l’appareil, quel est l’organe de cette formation et de cette résorption ?

Cet organe, je viens de le dire, est le périoste[1].


Duhamel avait dit : « Les os commencent par n’être que du périoste, car je regarde les cartilages comme un périoste fort épais[2]. » Telle a été la première vue (vue admirable) de la formation de l’os par le périoste. Mais les expériences de Duhamel furent trop tôt délaissées. On ne sait pas tout ce qu’il faut de persévérance pour faire pénétrer une vérité dans la science. Duhamel était, d’ailleurs, combattu par Haller qui régnait alors dans les écoles. Haller voulait que les os fussent formés par une sorte de glu, de suc gélatineux, de lymphe organisable, comme on a dit plus tard, et comme on disait encore au moment où je commençai mes expériences.

À ce moment-là le rôle du périoste, dans la formation des os, était tout à fait oublié.

Une circonstance singulière, et qu’il est bon de rappeler, c’est que Troja, qui fit ses belles expériences sur les os en 1775, ne les fit que pour combattre la théorie de Duhamel. Mieux comprises, elles la confirment.

Troja sciait un os long en travers, un os des membres, par exemple ; et puis, portant un stylet dans le canal médullaire de cet os, il en détruisait toute la membrane médullaire ou périoste interne. Au bout de quelque temps, l’os, dont la membrane médullaire (périoste interne) avait été détruite, tombait en nécrose ; et tout autour de cet os nécrosé, le périoste proprement dit, le périoste externe, qui n’avait point été blessé, reproduisait un os nouveau.

Dans cette reproduction, voici comment les choses se passent : immédiatement après la destruction de la membrane médullaire, le périoste proprement dit, le périoste externe, se gonfle, se tuméfie[3], et l’os meurt ; le périoste, gorgé de sucs, prend bientôt une consistance fibro-gélatineuse et se transforme en os, soit directement, soit en passant par l’état intermédiaire de cartilage. L’ossification est la transformation graduelle du périoste en os.

Troja, dans ses expériences, commençait par pratiquer l’amputation d’une portion du membre. Il n’y avait donc qu’une portion d’os qui fût conservée, qui fût soumise à l’expérience, et qui, par conséquent, pût se reproduire. Le reste de l’os et du membre était perdu.

J’ai voulu faire davantage, j’ai voulu conserver l’os entier.

J’ai pratiqué un trou sur le radius d’un bouc ; et puis, portant un stylet, par ce trou, dans le canal médullaire, j’en ai détruit toute la membrane. Le radius, mort tout entier à la suite de cette opération, a été reproduit tout entier par le périoste.

Quant à l’os ancien, à l’os mort, il est resté enfermé de toute part dans l’os nouveau, dans l’os reproduit ; et peu à peu il y a été résorbé par la membrane médullaire, ou périoste interne, de cet os nouveau.

J’appelle toute votre attention sur ce résultat expérimental, sur cette faculté que possède le périoste de produire et de reproduire l’os. Ici, il ne s’agit plus seulement de la science, il s’agit de l’humanité. Qui ne voit sortir de ceci une chirurgie toute nouvelle touchant le système osseux ? Le périoste pouvant reproduire l’os, n’est-il pas évident qu’il faut s’attacher, avant tout, à le conserver ? D’ici à peu de temps, les amputations pour maladie d’un os ne se feront plus. On y substituera, de plus en plus, les extirpations de l’os seul, dégagé de son périoste, genre d’extirpation que j’appelle extirpation sous-périostée.

Feu M. Blandin, dont la perte prématurée laisse tant de regrets à la chirurgie, a vu une clavicule entière être reproduite par le périoste, habilement conservé[4].

Il y a plus ; il suffira, après les plus énormes fractures, de laisser le périoste en place pour que, l’élimination des fragments broyés et séquestrés une fois opérée, ce périoste, conservé, reproduise et répare tout ce qu’il y aura eu d’os perdu. Je donne, en note, un modèle de la rare intelligence qui désormais devra présider au traitement, pour que, dans ces cas de délabrements affreux, le chirurgien puisse favoriser de son mieux la régénération merveilleuse des os détruits[5].


Je reviens au sujet principal de notre leçon.

L’appareil de formation des os est donc le périoste externe ;

Et l’appareil de résorption est le périoste interne.

Ainsi donc l’os, continuellement accru par le périoste externe, est continuellement résorbé par le périoste interne ; il y a mutation continuelle de toutes les parties qui le composent. La forme reste et la matière change ; et c’est ce que Buffon et Cuvier semblent avoir pressenti : « Ce qu’il y a, dit Buffon, de plus constant, de plus inaltérable dans la nature, c’est l’empreinte ou le moule de chaque espèce ; ce qu’il y a de plus variable et de plus corruptible, c’est la substance qui les compose[6]. »

« Dans les corps vivants, dit Cuvier, aucune molécule ne reste en place ; toutes entrent et sortent successivement ; la vie est un tourbillon continuel[7]. »

Ce tourbillon continuel, cette mutation continuelle, conçue d’une manière abstraite par Buffon et par Cuvier, est aujourd’hui un fait constaté, démontré par mes expériences.

Comment accorder ce fait avec le système de Bonnet sur les germes accumulés ?

Bonnet croyait, avec tous les physiologistes de son temps, que l’accroissement de l’os se faisait par l’interposition de molécules nouvelles entre les molécules anciennes. Suivant ce système, c’était le même os qui s’allongeait et se distendait. Or, dans cet os que Bonnet suppose constant et fixe, l’expérience fait reconnaître une succession d’os continuellement résorbés et reformés. Cet os que je considère sur l’animal vivant n’a plus, en ce moment, aucune des parties qu’il avait il y a quelque temps ; et bientôt, il n’aura plus aucune de celles qu’il a aujourd’hui. Il ne sera plus le même os : que seront devenus ses germes accumulés ?

Il y a plus ; l’os nouveau, l’os reproduit ne se forme pas tout d’un coup, tout d’une pièce ; il se forme peu à peu, parties par parties ; il est d’abord grossier, rugueux, informe ; il n’arrive que lentement à la forme qu’il doit avoir, et quelquefois il n’y arrive point. Comment la formation des os parties par parties se concilie-t-elle avec des germes préformés et préexistants ?

  1. Voyez mon livre intitulé : Théorie expérimentale de la formation des os. Paris, 1847.
  2. VIe Mémoire sur les os, p. 315. Mémoires de l’Académie des sciences, année 1743.
  3. Et c’est ce périoste tuméfié, gonflé, que Troja, dans sa prévention contre le périoste, prenait pour sa matière gélatineuse, pour le suc gélatineux, pour la glu d’Haller.
  4. Voici l’observation de M. Blandin, telle qu’elle a été recueillie par M. le docteur Philippeaux :

    « Un jeune homme de 25 à 30 ans, élève en pharmacie, entra à l’Hôtel-Dieu, dans le service de M. Blandin, pour une plaie fistuleuse de la région antérieure et supérieure de la poitrine, sur le trajet de la clavicule gauche. M. Blandin sonda cette plaie, et il reconnut qu’elle provenait d’une carie de presque toute la moitié interne de l’os. Avant de se décider à faire une opération, il essaya de l’action des émolliens et des pommades fondantes ; mais la maladie résista, et le malade, qui maigrissait, voulut en finir avec sa position. M. Blandin se détermina à faire l’extirpation de la partie malade de l’os, espérant voir cette partie se reproduire, comme il l’avait vu dans les expériences physiologiques de M. le professeur Flourens. Il pratiqua une incision sur la face supérieure de la clavicule, depuis la partie moyenne jusqu’à la partie interne ou sternale ; il comprit dans cette incision le périoste, qui devait jouer le rôle capital dans la reproduction de l’os. À chaque extrémité de cette incision, il en pratiqua une autre à angle droit, de manière à représenter un T à deux branches ; puis il dénuda la clavicule en dehors et en dedans, et passa entre elle et le périoste un instrument fait exprès pour ce genre d’opération, afin de protéger contre la scie le périoste et les parties molles environnantes. Il put ainsi scier, sans crainte, l’os à sa partie moyenne, le désarticuler à son extrémité sternale, l’extirper en un mot.

    « Lorsque M. Blandin eut terminé cette opération avec l’habileté qu’on lui connaît, le malade, homme de courage et de sang-froid, le pria de regarder avec soin la moitié de clavicule qui lui restait, aimant mieux se la voir enlever sur le champ si la carie l’avait déjà attaquée, que d’être forcé de subir plus tard une nouvelle opération. M. Blandin reconnut la nécessité d’extirper l’autre moitié de la clavicule et le fit avec les mêmes précautions et le même succès. Le malade guérit en peu de temps et sortit de l’hôpital.

    « Il en était sorti depuis huit mois, lorsqu’il revint voir M. Blandin pour une autre maladie. Tous les élèves purent examiner cet individu. La clavicule était reformée et presque parfaite ; le bras pouvait exécuter tous les mouvements presque aussi bien qu’auparavant. (Gazette médicale du 14 avril 1847, no 14.) »

  5. Je tire l’observation suivante des Comptes rendus de l’Académie des sciences. T. LI, p. 601. — Lettre de M. Mottet, médecin à Bayeux (Calvados), adressée à M. Flourens.

    « Dans votre Mémoire, lu à la séance du 2 mai 1859, sur la reproduction complète des os, vous émettez le vœu que les chirurgiens trouvent bientôt dans vos expériences un ressort nouveau ; c’est pourquoi, dans l’intérêt de la science et de l’humanité, je me fais un devoir de vous communiquer l’observation suivante :

    « Au mois d’avril 1858, je fus appelé pour réduire une fracture de la jambe chez un homme âgé d’environ 32 ans. Cet homme, doué d’une bonne constitution, avait eu, vingt-quatre heures auparavant, le membre inférieur droit pris sous un éboulement de pierres. La jambe était fracturée dans sa partie moyenne ; les fragments du tibia avaient déchiré le muscle jambier antérieur et la peau. Ils faisaient une issue au dehors et étaient dépouillés de leur périoste. Le chevauchement était considérable ; la plaie par où sortaient les fragments du tibia s’étendait du milieu de la jambe jusqu’auprès de l’articulation du genou ; il y avait une contusion et une inflammation de tout le membre, depuis le pied jusqu’à la fesse. Ces conditions défavorables s’opposaient à ce que je fisse l’amputation ; je dus donc me borner provisoirement à pratiquer la réduction de la fracture. Comme on devait bien s’y attendre, la gangrène s’empara des parties les plus contuses : des escarres se formaient sur différents points de la jambe ; l’une s’étendait sur la partie externe, depuis le milieu du pied jusqu’au quart inférieur de la jambe ; une autre s’étendait du lieu de la fracture, c’est-à-dire de la partie moyenne antérieure et interne jusqu’auprès de l’articulation du genou. Le pronostic était aggravé encore par l’apparition d’un œdème considérable de la cuisse. Une suppuration abondante s’établit au niveau des escarres de la jambe et du pied ; ces escarres tombées, les fragments se trouvèrent complètement dénudés dans une longueur de plus d’un décimètre. Je résolus d’attendre la séparation et l’élimination de ces fragments, dans l’espérance qu’il pourrait se faire une régénération de l’os par le périoste resté en place, phénomène que j’avais observé plus d’une fois, mais dans de moins grandes proportions.

    « Il serait trop long de décrire ici l’appareil que j’employai, pendant près d’une année, pour maintenir dans l’immobilité les fragments du tibia rapprochés bout à bout, appareil qui me permettait d’ailleurs de panser les plaies deux fois par jour. Ces fragments ainsi maintenus devaient forcer le membre à conserver sa longueur et sa rectitude normales pendant le temps nécessaire au travail de la régénération osseuse.

    « Au bout de six mois, la cicatrisation des plaies était faite dans toute leur étendue, si ce n’est à l’endroit de la fracture. À cette époque la jambe aurait pu être amputée au lieu d’élection, mais dans de mauvaises conditions, car il aurait fallu opérer près de l’articulation du genou, sur un tégument régénéré ; et, de plus, il existait encore une fistule près de la tête du péroné, fistule qui ne se guérit que lors de la chute des os.

    « Le détachement des fragments se fit du onzième au douzième mois. Au quinzième mois de la blessure, le vide formé par l’élimination des séquestres était presque comblé ; une masse osseuse s’était formée ; elle acquérait tous les jours de la fermeté ; déjà le malade pouvait marcher avec des béquilles et faire exécuter à son membre des mouvements dans tous les sens, sans le voir fléchir. Aujourd’hui, la jambe a recouvré toute sa solidité et elle a conservé sa longueur et sa rectitude normales.

    « Les fragments extraits du membre m’avaient paru devoir être plus courts qu’ils ne l’ont été en réalité ; ils ont près de 20 centimètres de longueur. À la partie supérieure et dans une longueur de 5 centimètres, le séquestre n’est constitué que par une lame irrégulière correspondant à la face externe de l’os ; dans le reste de sa longueur, c’est-à-dire dans une longueur de près de 15 centimètres, c’est une portion comprenant toute l’épaisseur du tibia. Au niveau du siége de la fracture, on voit très-clairement que le séquestre en ce point comprend, en effet, toute l’épaisseur du tibia ; car les faces et les angles de l’os sont conservés dans toute leur intégrité ; au-dessous de ce point l’os est érodé à sa surface et plus ou moins irrégulier. Je vous envoie la pièce anatomique et je puis montrer à l’Académie l’homme sur lequel a été recueillie cette observation. D’après les faits que j’ai vus, je ne crains pas de dire que l’amputation à la suite des fractures les plus graves ne doit être pratiquée que très-rarement, et dans les cas seulement où il ne sera pas possible de temporiser. »

  6. T. II, p. 521.
  7. Rapport historique sur le progrès des sciences naturelles, p. 200.