Ontologie naturelle/Leçon 35

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Garnier Frères (p. 282-288).

TRENTE-CINQUIÈME LEÇON

Ossements fossiles de Sibérie (suite). — Opinions de Cuvier ; de Laplace.

Nous venons de voir l’opinion de Buffon sur le grand fait des ossements des animaux, supposés du midi[1], trouvés dans le nord.

Selon Buffon, tout, dans cet événement immense, se serait passé lentement, graduellement. « Suivons, dit-il, suivons nos éléphants dans leur marche progressive du nord au midi. » Il dit encore : « Cette marche régulière qu’ont suivie les plus grands, les premiers animaux dans notre continent… » On dirait que, dans l’esprit de Buffon, la migration de ces éléphants ne s’est pas faite sans un certain ordre déterminé et presque sans quelque solennité.

Au contraire, Cuvier pose, dès l’abord, une cause instantanée, violente.

« Les irruptions, les retraites répétées des eaux, dit-il, n’ont point toutes été lentes, ne se sont point toutes faites par degrés ; au contraire, la plupart des catastrophes qui les ont amenées ont été subites. Et cela est surtout facile à prouver pour la dernière de ces catastrophes, pour celle qui, par un double mouvement, a inondé et ensuite remis à sec nos continents actuels, ou du moins une grande partie du sol qui les forme aujourd’hui. Elle a laissé encore dans les pays du nord des cadavres de grands quadrupèdes que la glace a saisis, et qui se sont conservés jusqu’à nos jours avec leur peau, leur poil et leur chair. S’ils n’eussent été gelés aussitôt que tués, la putréfaction les aurait décomposés. Et, d’un autre côté, cette gelée éternelle n’occupait pas auparavant les lieux où ils ont été saisis ; car ils n’auraient pas pu vivre sous une pareille température. C’est donc le même instant qui a fait périr les animaux et qui a rendu glacial le pays qu’ils habitaient. Cet événement a été subit, instantané, sans aucune gradation ; et ce qui est si clairement démontré pour cette dernière catastrophe, ne l’est pas moins pour celles qui l’ont précédée[2]. »

Ainsi, Cuvier explique le fait par un cataclysme subit. Il veut aussi que le climat de la Sibérie ait varié brusquement. Tout cela souffre plus d’une difficulté.

« On ne peut douter, dit Laplace, que la mer n’ait recouvert une grande partie de nos continents, sur lesquels elle a laissé des traces incontestables de son séjour. Les affaissements successifs des îles d’alors et d’une partie des continents, suivis d’affaissements étendus du bassin des mers, qui ont découvert les parties précédemment submergées, paraissent indiqués par les divers phénomènes que la surface et les couches des continents actuels nous présentent. Pour expliquer ces affaissements, il suffit de supposer plus d’énergie à des causes semblables à celles qui ont produit les affaissements dont l’histoire a conservé le souvenir. L’affaissement d’une partie du bassin de la mer en découvre une autre partie, d’autant plus étendue que la mer est moins profonde. Ainsi, de vastes continents ont pu sortir de l’Océan sans de trop grands changements dans la figure du sphéroïde terrestre. La propriété dont jouit cette figure de différer peu de celle que prendrait sa surface en devenant fluide, exige que l’abaissement du niveau de la mer n’ait été qu’une petite fraction de la différence des deux axes du pôle et de l’équateur. Toute hypothèse fondée sur un déplacement considérable des pôles à la surface de la terre doit être rejetée, comme incompatible avec la propriété dont je viens de parler. On avait imaginé ce déplacement pour expliquer l’existence des éléphants dont on trouve les ossements fossiles en si grande abondance dans les climats du nord, où les éléphants actuels ne pourraient pas vivre. Mais un éléphant que l’on suppose avec vraisemblance contemporain du dernier cataclysme, et que l’on a trouvé dans une masse de glace, bien conservé avec ses chairs, et dont la peau était recouverte d’une grande quantité de poils, a prouvé que cette espèce d’éléphants était garantie, par ce moyen, du froid des climats septentrionaux, qu’elle pouvait habiter et même rechercher. La découverte de cet animal a donc confirmé ce que la théorie mathématique de la terre nous apprend, savoir que, dans les révolutions qui ont changé la surface de la terre et détruit plusieurs espèces d’animaux et de végétaux, la figure du sphéroïde terrestre et la position de son axe de rotation sur sa surface n’ont subi que de légères variations[3]. »

Cette opinion de Laplace aurait-elle influé sur Cuvier ? « Je ne pense pas, dit-il dans la dernière édition de ses Recherches sur les ossements fossiles, qu’il y ait des preuves d’un changement de climat. Les éléphants et les rhinocéros de Sibérie étaient couverts de poils épais, et pouvaient supporter le froid aussi bien que les ours et les argalis ; et les forêts dont ce pays est couvert à des latitudes fort élevées leur fournissaient une nourriture plus que suffisante[4]. »

Voilà sur l’origine des ossements fossiles de la Sibérie bien des opinions diverses. Voyons rapidement ce que mérite de confiance chacune d’elles.

Gmelin et Pallas pensent que les éléphants dont on trouve les squelettes en Sibérie y sont venus du midi. Mais comment y sont-ils venus ? Ou les éléphants, disent Gmelin et Pallas, fuyant devant une inondation, sont arrivés en Sibérie pour y périr de froid et de faim. — Mais, peut-on leur répondre, est-il admissible que des animaux aient pu prendre l’avance sur une inondation aussi formidable que celle qu’aurait produite le déplacement de la mer des Indes ? — Ou les cadavres, disent-ils encore, des éléphants ont été transportés par l’inondation jusqu’en Sibérie. — Mais la position des ossements fossiles sur le sol de la Sibérie contredit cette supposition : ils ne paraissent pas avoir été soumis à l’action violente d’un courant marin ; ils sont parfaitement conservés ; on dirait qu’ils ont été déposés tranquillement là où on les trouve.

Enfin, voici quelque chose de plus décisif, et même de tout à fait décisif. Il est démontré aujourd’hui (et c’est à Cuvier que l’on doit cette grande démonstration) que les animaux fossiles sont très-différents de ceux qui vivent aujourd’hui dans l’Inde ; ils n’ont donc pu en venir.

On pourrait appeler la théorie de Buffon la théorie des causes lentes ; et Cuvier me semble avoir raison quand il veut que le même instant ait fait périr les animaux et rendu glacial le pays qu’ils habitaient. Il est vrai qu’il abandonne, plus tard, cette opinion.

Je crois qu’on peut la reprendre, du moins en partie.

Il y a sûrement eu un changement de climat. Comment, sans un changement de climat, et un changement brusque, soudain, les animaux dont les ossements couvrent le sol de la Sibérie auraient-ils pu être détruits en masse, comme ils l’ont été ? Sur les bords des fleuves, dans les cavernes, partout, on les a trouvés entassés, accumulés les uns sur les autres et en quantités énormes.

Un fait, d’ailleurs, est constant, c’est que ces terres, peuplées autrefois, sont aujourd’hui inhabitées et inhabitables. Le climat de ces terres a donc changé.

Mais quelle a été la cause de ce changement ? Ici commence le doute, et un grand doute.

  1. Je dis : supposés du midi, parce qu’en effet, ils n’en étaient pas, comme on va le voir.
  2. Discours sur les révolutions du globe.
  3. Exposition du système du monde, t. II, p. 139.
  4. Recherches sur les ossements fossiles, t. II, p. 245 (édition de 1834).