Ontologie naturelle/Leçon 34

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Garnier Frères (p. 271-281).

TRENTE-QUATRIÈME LEÇON

Vue physiologique des mammifères fossiles. — Idées fausses auxquelles la découverte de leurs ossements a donné lieu. — Animaux du Midi découverts en Sibérie par Gmelin, Pallas, Adams. — La paléontologie créée par Cuvier.

Des ossements fossiles de grands mammifères ont été trouvés de bonne heure ; mais les premiers observateurs les prirent pour des restes de géants humains. C’étaient les débris d’une race de géants qui nous avait précédés. Nous étions une race dégénérée.

En 1613, on découvrit dans le Dauphiné des os gigantesques. Un chirurgien du pays, nommé Mazurier, les achète et les apporte à Paris. Là il en fait une exhibition publique ; et, pour exciter la curiosité, il assure qu’on les a trouvés dans un tombeau de trente pieds de long qui portait pour inscription : Teutobochus rex. Ces ossements n’étaient donc rien moins que les restes du fameux Teutobochus, roi des Cimbres, que Marius défit dans le midi de la Gaule. Nous avons aujourd’hui, au Muséum, les prétendus os du roi Teutobochus. C’étaient les os d’un mastodonte[1].

Il n’est pas jusqu’à la ridicule idée des jeux de la nature qui n’ait reparu à propos des ossements fossiles des mammifères. En 1696 on découvrit à Tonna, dans le duché de Gotha, des dents, des vertèbres et des côtes d’éléphant. Les médecins du pays, consultés par le duc de Gotha, déclarèrent unanimement que ces os étaient des jeux de la nature.

Avec le xviiie siècle commencent enfin les études sérieuses.

En 1733, Gmelin (Jean-Georges) explore la Sibérie, par ordre du gouvernement russe. Il y trouve un nombre énorme d’ossements fossiles de mammifères.

Gmelin était un excellent observateur, et, de plus, il savait saisir les grands points de vue. C’est par un de ces points de vue supérieurs qu’il fixe aux monts Ourals la ligne zoologique qui sépare l’Europe de l’Asie. « C’est, dit-il, au delà des monts Ourals et du fleuve Jaïk que l’aspect du pays, les plantes, les animaux, l’homme enfin, et tout ce qui l’entoure, prennent une physionomie nouvelle. »

En 1768, Pallas succède à Gmelin dans l’exploration de la Sibérie. Son voyage dure six années. Parti de Saint-Pétersbourg le 21 juin 1768, il y rentre le 30 juillet 1774. Avant de partir, il avait soigneusement étudié les ossements fossiles rassemblés au musée de Saint-Pétersbourg ; il s’était, en quelque sorte, orienté pour les recherches qu’il allait faire.

Pallas trouva, comme Gmelin, une prodigieuse quantité d’ossements d’éléphants, de rhinocéros, d’hippopotames, etc. La relation de son voyage parut, et l’on y vit ce fait, à peine croyable, d’un rhinocéros, trouvé tout entier, près du fleuve Wiliouï, avec sa peau, ses chairs, ses tendons, etc. Ce corps s’était conservé dans la terre gelée.

Lorsque Pallas arriva à Irkoutsk, il y trouva encore deux pieds et la tête, et les reconnut, du premier coup d’œil, pour appartenir à un rhinocéros. La tête était couverte de son cuir ; les paupières n’étaient pas tout à fait tombées en corruption ; sous la peau, des parties charnues putréfiées existaient encore. Pallas remarqua aux pieds des restes très-sensibles de tendons et de cartilages.

Un fait, tout pareil, devait se reproduire encore quelques années plus tard, et c’est Cuvier qui va nous le raconter :

« En 1799, un pêcheur Tougouse remarqua, dit-il, sur les bords de la mer Glaciale, près de l’embouchure de la Léna, au milieu des glaçons, un bloc informe qu’il ne put reconnaître. L’année d’après, il s’aperçut que cette masse était un peu plus dégagée, mais il ne devinait point encore ce que ce pouvait être. Sur la fin de l’été suivant, le flanc tout entier de l’animal et une des défenses étaient distinctement sortis des glaçons. Ce ne fut que la cinquième année que, les glaces ayant fondu plus vite que de coutume, cette masse énorme vint échouer à la côte sur un banc de sable. Au mois de mars 1804, le pêcheur enleva les défenses dont il se défit pour la valeur de 50 roubles. On exécuta, à cette occasion, un dessin grossier de l’animal… Ce ne fut que deux ans après, et la septième année de la découverte, que M. Adams, membre de l’Académie de Pétersbourg, qui voyageait avec le comte Golovkin, envoyé la Russie en ambassade à la Chine, ayant été informé à Jakutsi de cette découverte, se rendit sur les lieux. Il y trouva l’animal déjà fort mutilé. Les Jakoutes du voisinage en avaient dépecé les chairs pour nourrir leurs chiens. Des bêtes féroces en avaient aussi mangé ; cependant le squelette se trouvait encore tout entier, à l’exception d’un pied de devant. L’épine du dos, une omoplate, le bassin et les restes des trois extrémités étaient encore réunis par les ligaments et par une portion de la peau. L’omoplate manquante se retrouva à quelque distance. La tête était couverte d’une peau sèche. Une des oreilles, bien conservée, était garnie d’une touffe de crins ; on distinguait encore la prunelle de l’œil. Le cerveau se trouvait dans le crâne, mais desséché ; la lèvre inférieure avait été rongée, et la lèvre supérieure, détruite, laissait voir la mâchelière. Le cou était garni d’une longue crinière. La peau était couverte de crins noirs et d’un poil ou laine rougeâtre ; ce qui en restait était si lourd que dix hommes eurent beaucoup de peine à la transporter. On retira, suivant M. Adams, plus de trente livres pesant de poils et de crins que les ours blancs avaient enfoncés dans le sol humide, en dévorant les chairs. L’animal était mâle ; ses défenses étaient longues de plus de neuf pieds en suivant les courbures, et sa tête, sans les défenses, pesait plus de quatre cents livres.

« M. Adams mit le plus grand soin à recueillir ce qui restait de cet échantillon unique d’une ancienne création ; il racheta ensuite les défenses. L’empereur de Russie, qui a acquis de lui ce précieux monument, l’a fait déposer à l’Académie de Pétersbourg[2]. »

L’époque de ces étonnantes découvertes répond à peu près à celle où commençaient les grands travaux de Cuvier. En l’an IV, et devant l’Institut, réuni pour la première fois en séance publique, il avait lu son premier et célèbre mémoire sur les éléphants fossiles. « Qu’on se demande, disait-il dans ce mémoire, pourquoi l’on trouve tant de dépouilles d’animaux inconnus, tandis qu’on n’en trouve presque aucune dont on puisse dire qu’elle appartient aux espèces que nous connaissons, et l’on verra combien il est probable qu’elles ont appartenu à des êtres d’un monde antérieur au nôtre, à des êtres détruits par quelque révolution de ce globe ; êtres dont ceux qui existent aujourd’hui ont rempli la place, pour se voir peut-être un jour également détruits et remplacés par d’autres. »

Cuvier venait donc enfin de saisir le grand fait d’un monde d’êtres animés antérieur au nôtre, d’un monde d’espèces perdues : la paléontologie allait être créée.

Je reviens aux découvertes de Gmelin, de Pallas et d’Adams en Sibérie. Voilà des éléphants, des hippopotames, des rhinocéros, tous animaux du Midi, dont on trouve les dépouilles sur les rivages des mers polaires !

Comment expliquer cela ?

Gmelin supposa que de grandes inondations, survenues dans les terres méridionales, avaient chassé les éléphants vers les contrées du Nord, et qu’ils y avaient tous péri par la rigueur du climat.

Écoutons Gmelin lui-même encore tout ému des choses étonnantes qu’il vient de voir : « Nous ne révoquons point en doute, dit-il, un fait constaté par une médaille, une statue, un bas-relief, un seul monument de l’antiquité ; pourquoi refuserions-nous toute croyance à une aussi grande quantité d’os d’éléphants ? Ces espèces de monuments sont peut-être beaucoup plus anciens, plus certains et plus précieux que toutes les médailles grecques et romaines. Leur dispersion générale sur notre globe est une preuve incontestable des grands changements qu’il a éprouvés. Je conjecture que les éléphants se sont enfuis des lieux qui étaient jadis leur patrie, pour éviter leur destruction. Quelques-uns auront échappé en allant très-loin, mais ceux qui se seront réfugiés dans les pays septentrionaux seront tous morts de froid et de faim ; les autres, morts de lassitude ou noyés dans une inondation, auront été emportés au loin par les eaux[3]. »

Pallas, avant son voyage, repoussait l’idée de Gmelin. C’est qu’il jugeait sans avoir vu. Il croyait que les ossements fossiles, en Sibérie, ne se trouvaient que dispersés, isolés, rassemblés tout au plus en très-petit nombre : pour un effet qu’il supposait si petit, il ne pensait pas qu’on dut recourir à de si grandes causes.

Mais, après avoir vu ces quantités d’ossements amoncelés, entassés, et dont une partie, et la plus délicate, l’ivoire, forme, à elle seule, l’objet d’un commerce important, inépuisable, Pallas se convertit bien vite à l’idée de Gmelin. Il pensa, comme lui, qu’une inondation formidable, immense, avait pu seule pousser ou transporter les éléphants des contrées méridionales dans les contrées polaires.

Buffon vivait encore, et c’est, si je puis ainsi dire, à la nouvelle de ces grands faits qu’il se hâta de composer sa fameuse théorie du refroidissement successif du globe, en allant du pôle à l’équateur.

Le refroidissement du globe a commencé, selon Buffon, par le pôle, l’épaisseur de la terre étant moins considérable à cette région et l’accession de la chaleur solaire y étant presque nulle. Le refroidissement de la partie équatoriale n’est venu que plus tard. C’est donc le pôle qui a reçu les premiers habitants de la terre, ces grands animaux dont on retrouve aujourd’hui les dépouilles en Sibérie. L’équateur s’étant refroidi à son tour, les animaux ont quitté le pôle, devenu trop froid, pour aller habiter l’équateur.

« Dans quelle contrée du nord, dit Buffon, les premiers animaux terrestres auront-ils pris naissance ? N’est-il pas probable que c’est dans les terres les plus élevées, puisqu’elles ont été refroidies avant les autres ? Et n’est-il pas également probable que les autres éléphants et les autres animaux, actuellement habitant les terres du midi, sont nés les premiers de tous et qu’ils ont occupé ces terres du nord pendant quelques milliers d’années et longtemps avant la naissance des rennes qui habitent aujourd’hui ces mêmes terres du nord ?

« Dans ce temps,… les éléphants, les rhinocéros, les hippopotames, et probablement toutes les espèces qui ne peuvent se multiplier actuellement que sous la zone torride, vivaient donc et se multipliaient dans les terres du nord, dont la chaleur était au même degré et par conséquent tout aussi convenable à leur nature ; ils y étaient en grand nombre ; ils y ont séjourné longtemps ; la quantité d’ivoire et de leurs autres dépouilles que l’on a découvertes et que l’on découvre tous les jours dans ces contrées septentrionales, nous démontre évidemment qu’elles ont été leur patrie, leur pays natal, et certainement la première terre qu’ils aient occupée[4]. »

  1. Tout près de nous, l’hypothèse des os de géants régnait encore dans le siècle dernier. Le garde-meuble de la couronne de France possédait, comme une de ses raretés les plus curieuses, un os qu’on supposait avoir appartenu à un géant. Daubenton montra qu’il fallait n’y voir qu’un radius de girafe.
  2. Recherches sur les ossements fossiles, t. II, pag. 131. (Édition de 1834.)
  3. Voyage en Sibérie, par Gmelin, traduction de M. de Keralio, 1767.
  4. T. IX, p. 547.