Aller au contenu

Onze jours de siège/Acte I

La bibliothèque libre.
Onze jours de siège : comédie en 3 actes en prose
Michel Lévy Frères (p. 1-24).

ONZE JOURS DE SIÉGE


ACTE premier

Un salon chez Robert : au fond, portes à droite et à gauche ; au milieu, une cheminée ; pendule ; vases de fleurs ; bougies allumées ; à gauche, une porte, un guéridon ; au milieu du théâtre, une table, sonnette ; siège de chaque côté ; à droite, une porte, un canapé.


Scène première

Baptiste, seul.

(Au lever du rideau. Baptiste sort du fond à gauche, et écoute à la porte.)

On les entend d’ici ! (Descendant en scène). Ma foi ! m’est avis que quand les maîtres se disputent à table, les domestiques font sagement de s’en aller. (On sonne. Il hausse les épaules et va s’asseoir sur le canapé.) C’est vrai, cela trouble le service ; on ignore si monsieur ou madame parlent sérieusement ou plaisantent, (On resonne.) et l’on ne sait plus quelle contenance garder, s’il faut sourire ou prendre son air grave.


Scène II

Baptiste, Robert, puis Laurence.
Robert, entrant.

Ah ! c’est ainsi que vous venez lorsqu’on vous appelle ?

Baptiste

Monsieur, c’est que…

Robert

C’est bien… Apportez-moi mon pardessus et mon chapeau. (Laurence entre et congédie du geste Baptiste qui s’incline et sort.)


Scène III

Robert, Laurence.
Laurence

Ainsi, vous êtes bien décidé, Robert, à vous rendre à cette soirée de garçons ? (Elle descend à droite.)

Robert

Encore ! Ah çà ! nous allons recommencer ! Ce n’est pas chose convenue ?

Laurence

J’espérais, au contraire, que mes observations…

Robert

Mais vos observations sont des enfantillages, ma chère amie ; je ne veux pas, en les prenant au sérieux, nous rendre aussi ridicules l’un que l’autre !

Laurence

Ridicules !… parce que vous m’auriez fait un petit sacrifice ?

Robert

Eh ! mon Dieu ! demandez-moi des choses raisonnables !… Mais, j’en appelle à vous, voyons !… m’empêcher de sortir ce soir, d’aller à ce rendez-vous… une fantaisie pareille ! un caprice aussi puéril !

Laurence

J’ai vu le temps où vous n’auriez même pas songé à le discuter.

Robert

Ah ! voilà bien mon tort, parbleu ! C’est d’avoir fait, dès les premiers jours, une telle abnégation de mon autorité, que, de concession en concession, nous en sommes aujourd’hui, vous, à la tyrannie, et moi, à l’humiliation !

Laurence

Oh !

Robert, appuyant.

Oui ! à l’humiliation ! En vérité, si je vous laissais faire, je ne serais plus un homme, mais un enfant mené à la lisière… Je ne pourrais ni sortir ni rentrer sans consulter votre bon plaisir ! Et je n’irais plus voir de bons amis, le soir, qu’à la dérobée, et en me glissant le long des murs, comme un homme qui va commettre un crime !

Laurence

Oh ! ce n’est pas un crime !

Robert

Vous êtes bien bonne !

Laurence

Mais c’est une faute !

Robert

Eh bien, ma chère Laurence, le sage pèche sept fois par jour ; or, je suis dans les limites de la sagesse, puisque, depuis ce matin, je n’ai encore commis que deux fautes !

Laurence

Vous êtes modeste ! Lesquelles ?

Robert

La première, c’est de vous avoir parlé de cette partie projetée, au lieu d’imaginer quelque prétexte ; la seconde, c’est d’avoir discuté avec vous mon droit d’y aller !… Je me permettrai donc d’en commettre une troisième, qui sera de me rendre à cette soirée quand l’heure en sera venue.

Laurence

Vous me faites comprendre un peu cruellement que vous êtes le maître absolu de vos actions.

Robert

Voyons, Laurence, ce n’est pas sérieux, n’est-ce pas ? Et cette méchante querelle a trop duré ! Donne-moi ta petite main, et n’en parlons plus ! Je suis vif, je m’emporte… j’ai tort… mais aussi sois raisonnable… et ne me boude pas comme un enfant ! Tu as assez de confiance en moi pour que ces idées d’indépendance ne te portent aucun ombrage ; je t’accorde les mêmes droits, parce que j’ai la même confiance. Et de tout cela il résulte, en y songeant bien, que nous avons été tout à l’heure aussi fous et aussi maladroits l’un que l’autre (Il va pour l’embrasser.)

Laurence, se levant.

Parlez pour vous !

Robert, un peu piqué.

Soit ! comme vous voudrez ! Baptiste !… (Baptiste entre avec les objets et sort.)

Laurence

Je croyais que cette petite débauche ne commençait qu’à neuf heures, et il est à peine…

Robert

Il est l’heure à laquelle s’envolent les maris que l’on veut garder en cage !

Laurence

Trop d’esprit !

Robert

Esprit de liberté, voilà tout ! J’aurais eu plaisir à vous tenir encore compagnie, si vous aviez voulu être plus aimable ; mais j’aime mieux vous quitter que de continuer la conversation sur ce ton ; je pars donc, je vais à mon cercle, parce que mon ami Maxime Duvernet m’y a donné rendez-vous ; mon ami Maxime m’y a donné rendez-vous, parce que je dois le présenter chez mon autre ami Horace. Je ne sais quand je reviendrai, parce que j’ignore à quelle heure finira cette orgie romaine ; et maintenant, ma chère Laurence, que j’ai répondu à mon juge d’instruction, mes parce que ont l’honneur de tirer la révérence à vos pourquoi ! (Il sort par le fond.)


Scène IV

Laurence

Non… il s’éloigne !… (Écoutant.) Il est parti !… C’est la première fois qu’il ne revient pas m’embrasser et me demander pardon. J’ai peut-être été trop sévère aussi ? Si je l’appelais ?… Il est trop loin… Et puis, enfin, c’est lui qui a tort, ce n’est pas moi ! Me laisser seule !… une soirée entière ! Oh ! si l’on m’avait dit cela il y a un an seulement ! Et pourtant j’aurais dû me douter que la troisième année de ménage serait difficile à traverser, les deux autres étaient si douces… cela ne pouvait pas durer ! (Entendant ouvrir.) Qu’est-ce que c’est ? je n’y suis pour personne !


Scène V

Laurence, Roquefeuille.
Roquefeuille

Pas même pour votre vieil ami Roquefeuille ?

Laurence

Ah ! excepté pour lui ! (Elle lui tend la main.)

Roquefeuille

Merci de la faveur ! Mais permettez à l’élu de protester pour les réprouvés : une jolie femme n’a pas le droit de fuir ainsi le monde, et de se dérober à l’admiration de tous. Voici pour moi ! (Il lui tend la main.) Et voici pour les autres ! (Il baise l’autre à plusieurs reprises.)

Laurence, retirant sa main.

Eh bien, eh bien ! encore ?

Roquefeuille, continuant.

Dame ! il y a foule !

Léonie

Vous êtes galant, ce soir, mon cher notaire !

Roquefeuille

Ah ! voilà un mot qui fait sur moi l’effet de la glace ! Ne m’appelez pas notaire, si vous appréciez quelque peu ma galanterie. Est-ce que je ressemble à un notaire ? Maxime devait me prendre ici, où est-il ?

Laurence

Il n’y est pas.

Roquefeuille

Et Robert ?

Laurence

Il n’y est plus.

Roquefeuille

Oh ! oh ! comme vous dites cela !

Laurence

Ah ! mon cher Roquefeuille, tâchez de me distraire, et soyez gai pour nous deux, car je suis bien triste.

Roquefeuille

Est-ce possible ? Contez-moi cela bien vite !… Qu’avez-vous ?

Laurence

Je n’ai rien… pas même… mon mari !

Roquefeuille

Robert le diable ?

Laurence

Voilà que vous plaisantez !

Roquefeuille

Ah ! ah ! le cas est grave. Vous me dites : Soyez gai, sans vous informer si c’est mon heure ! Je fais tous mes efforts, et vous n’êtes pas contente. Il y a donc quelque chose ?

Laurence

Oui.

Roquefeuille

Eh bien, confessez-vous ! Je sais plus d’une oreille qui serait friande d’entendre ces jolis péchés de femme ! Je vous prête la mienne. Avouez que votre mari est sorti à la suite d’une petite discussion.

Laurence

Oui.

Roquefeuille

Je m’en doutais. Et cette discussion est venue de ce que vous n’avez jamais bien compris le rôle respectif des époux. Tenez, regardez la première voiture qui passe. Il y a un homme sur le siège et un cheval dans les brancards.

Laurence

C’est leur place !

Roquefeuille

D’accord ! Mais pourquoi ? Le cheval est le plus fort, et, s’il le voulait, il emporterait la voiture et l’homme, et c’est lui qui conduirait. Or l’homme, qui le sait, se garde bien d’irriter le cheval ; il le flatte, il le caresse de la voix, de la main, et, grâce à cet accord mutuel, la voiture marche sans accident. Eh bien ! chère dame, vous avez trop appuyé sur la bride, et votre mari se sera cabré.

Laurence

Je le crains !

Roquefeuille

J’en étais sûr ! Robert n’est pas parti… Il s’est évadé… Il a le mors aux dents !

Laurence

Le croyez-vous ?

Roquefeuille

C’est évident ! Ah ! qu’un grand moraliste a donc eu raison de dire : « Le mariage est un combat à outrance, avant lequel les époux demandent au ciel sa bénédiction ! »

Laurence

Merci, mon cher notaire !

Roquefeuille

Encore ! Pas de notaire, ou je ne ris plus ! Et ne me rappelez pas une profession que j’ai en horreur !

Laurence

En horreur !

Roquefeuille

En horreur ! Le notaire sérieux, officiel, convaincu, zélé, celui qui rédige, qui fait des actes et qui entasse d’affreux dossiers dans les cartons de son affreuse étude, celui-là est une calamité publique ! Je le dénonce à la haine de ses concitoyens, auxquels il prête son ministère pour tous les désastres de la vie : les hypothèques, les testaments et les mariages !… Le bon, le vrai, le parfait notaire, c’est moi ! Je ne me prends pas au sérieux, moi !… Jamais !… Qu’un client me consulte pour l’acquisition d’un immeuble, je lui prouve par A plus B que la terre est un médiocre placement, où il récoltera moins de blé que de procès, et le client remporte son argent… Qu’un autre m’appelle pour recevoir son testament, je lui démontre qu’il s’apprête à faire des ingrats, et il prend le parti de guérir… Tout profit ! Enfin, qu’un troisième me demande de dresser un contrat de mariage, je le conduis chez l’avoué, mon voisin, qui a la spécialité des séparations, et de là au café Anglais, où je lui montre les joies du célibat à travers les fumées du champagne ! Et il se marie tout de même… Mais enfin, il se marie !…

Laurence

Vous devez avoir une jolie clientèle ?

Roquefeuille

La plus belle clientèle de Paris. L’honnête homme fait toujours son chemin.

Laurence

Vous finiriez par me convertir… et si mon contrat était à refaire…

Roquefeuille

Vous jetteriez la plume au feu ?

Laurence

Je le signerais des deux mains ! J’aime tant mon pauvre Robert !

Roquefeuille

Il vous aime aussi, parbleu !

Laurence

Sans doute, mais pas comme autrefois.

Roquefeuille

Il a raison de varier : « L’ennui naquit un jour de l’uniformité ! »

Laurence

Qu’il y a loin de Paris à Maurice, où nous nous sommes connus, où nous nous sommes aimés !

Roquefeuille

Trois mille lieues, si vous consultez Malte-Brun !

Laurence

L’immensité, si je consulte son cœur !

Roquefeuille

C’est la loi ! Vous me parlez de Maurice ! Voyez Paul et Virginie. Si Virginie eût épousé Paul, où serait Virginie, ce soir ?… Au coin du feu !… et Paul, au cercle !

Laurence

Encore s’il n’y avait que le cercle ! Mais, après le cercle, Robert et son ami Maxime doivent finir leur nuit dans une réunion de garçons !

Roquefeuille

Eh bien, tant mieux !

Laurence

Tant mieux… pour qui ?

Roquefeuille

Pour vous ! Votre mari redevient garçon, et vous, vous redevenez demoiselle. À son retour, ce sera un nouveau mariage que vous contracterez tous deux.

Laurence

Mon cher Roquefeuille, je ne tiens pas à me remarier si souvent.

Roquefeuille

C’est pourtant ce qu’on a de mieux à faire quand on a commis la maladresse de se marier une première fois.

Laurence, riant.

Tenez, vous êtes insupportable !

Roquefeuille

Allons donc ! voilà un sourire !

Laurence

Ah ! si vous me donniez le moyen d’empêcher Robert d’aller à cette soirée !

Roquefeuille

Obtenez un mandat d’arrêt !

Laurence

Je voudrais quelque chose de moins violent !

Roquefeuille

Cherchons !


Scène VI

Les mêmes, Baptiste.
Baptiste

Madame… je demande pardon à madame… madame sait-elle si monsieur rentrera bientôt ?

Laurence

Je l’ignore… Pourquoi cette question ?

Baptiste

C’est que… c’est un billet très pressé pour monsieur.

Laurence

Eh bien ?

Baptiste

On l’a apporté ce matin ; mais, je ne sais comment cela s’est fait…

Roquefeuille

Vous l’avez oublié dans votre poche ?

Baptiste

Oui, monsieur.

Roquefeuille

Quelle race !… Tous les mêmes !

Laurence

Donnez-moi ce billet. (Baptiste sort. — À Roquefeuille.) Cet empressement à sortir… Si c’était un rendez-vous ?… Une lettre…

Roquefeuille

Allons, du calme ! du calme ! du calme !

Laurence

Ah ! je n’ai pas la force… Tenez, regardez vous-même.

Roquefeuille

Un billet !…

Laurence, vivement.

Un billet ?

Roquefeuille

De garde !

Laurence, avec joie.

De garde ?

Roquefeuille

Et pour cette nuit, encore… Madame, ce n’est pas un tambour, c’est la fortune en bonnet de police qui a apporté ce billet.

Laurence

Que voulez-vous dire ?

Roquefeuille

Permettez-moi de donner des ordres en votre nom. (Il appelle.) Baptiste ! (Baptiste paraît.) Vous allez porter ce billet à monsieur, à son cercle, et vous le remettrez en mains propres.

Baptiste

Monsieur va me recevoir bien mal.

Roquefeuille

Ah ! c’est votre affaire, cela ?

Laurence

Allez ! (Baptiste fait quelques pas.)

Baptiste, revenant.

Ah ! M. le docteur Duvernet fait demander si M. Roquefeuille est ici.

Laurence

Monsieur Maxime ?… Faites entrer ! (Baptiste sort.)

Laurence

Mais, mon ami, quel est votre projet ?

Roquefeuille

Vous n’avez pas compris, votre mari est en état de récidive ; il y va pour lui de la prison. Il ne peut donc se dispenser d’obéir, et, ma foi, s’il ne passe pas sa soirée en tête-à-tête avec sa femme, il ne la passera du moins ni au cercle, ni dans une soirée de garçons.

Laurence

Ah ! c’est vrai !… Va-t-il être de mauvaise humeur !… Eh bien, tant mieux, qu’il enrage ! (Elle sort à droite.)

Roquefeuille

Voilà une scélératesse de femme, par exemple ! Et l’on veut que je me marie ?… Oh ! non !


Scène VII

Roquefeuille, Maxime.
Maxime

Je viens de chez toi !

Roquefeuille

Je comptais te trouver ici.

Maxime

J’avais hâte de t’annoncer mon bonheur ! Elle arrive, mon ami.

Roquefeuille

Elle arrive ! Ah bah ! Qui Elle ?

Maxime

Mais Léonie !… L’amie de madame Maubray !

Roquefeuille

Madame de Vanvres ! Elle ! Léonie ! Un pronom ! Un nom de baptême ! Mais, qu’est-ce que ces manières-là ?

Maxime

Eh ! quel plus joli mot que celui-là ! Elle ! Il dit tout ! il résume tout ! Elle ! c’est-à-dire la beauté, la grâce, l’esprit… la femme aimée, adorée, vénérée. Elle, la seule, l’unique, la divine, l’idéal, la perfection !… Elle ! elle, enfin !…

Roquefeuille

Et lui… le cerveau brûlé !… lui… l’évaporé ! lui, l’insensé, le toqué, le fou, lui, lui, enfin !

Maxime

Oui, oui, raille-moi !… Je suis heureux, je te le permets ! Je suis jeune, je suis riche, je ne suis ni bossu, ni bancal, ni tortu ! Je suis médecin, estimé, aimé, et je n’ai qu’une passion au monde : les voyages ! Elle semblait me défendre l’amour, et surtout le mariage : comment espérer qu’une femme voulût unir son sort à celui d’un être si remuant, si coureur, si nomade ?… Eh bien, non ! la fortune, ou plutôt le ciel m’a fait rencontrer, dans madame de Vanvres, une veuve plus passionnée que moi pour les déplacements continuels, une voyageuse effrénée, enragée, endiablée !… Et cette femme, mon ami, j’ai l’espoir d’obtenir sa main, de la posséder et de faire le tour du monde avec elle !

Roquefeuille

C’est enchanteur !

Maxime

Elle arrive ! Je puis publier les bans, dresser le contrat, acheter les gants et commander la corbeille !

Roquefeuille

Et comment sais-tu ?…

Maxime

Ah ! par une lettre écrite à madame Maubray, qui me l’a fait tenir ce matin… et que voilà !…

Roquefeuille

Tapissée de timbres de toutes couleurs et de toutes formes, sale, jaunie de la poussière de toutes les chancelleries ! À ta place, je la passerais au vinaigre ; on ne la prendrait qu’avec des pincettes !

Maxime

Lis, lis, âme froide et vulgaire !

Roquefeuille

Elle est datée ?

Maxime

Du mois dernier. Elle s’est égarée en route, en venant de Séville.

Roquefeuille

Ah bah ! Séville ! Je croyais que ça n’existait que dans les romances. (Chantant.)

Connaissez-vous dans Barcelone…

(Se reprenant.) Non !… Et cette lettre ?

Maxime

Ah ! deux lignes seulement ; mais deux lignes qui, sans prononcer mon nom, révèlent pourtant la passion la plus tendre, l’amour le plus vrai !

Roquefeuille

Voyons cela. (Il lit.). « En quittant Séville, je me rendrai immédiatement à Paris, en passant par Naples et la Suisse. »

Maxime

Ah !

Roquefeuille

Ah ! c’est ça la passion la plus tendre, et l’amour le plus vrai ? Une feuille de route !

Maxime

Quoi ! tu ne trouves pas cela adorable ? Revenir à Paris… elle… pour moi ! et revenir directement, encore !…

Roquefeuille

Avec un tout petit détour…

Maxime

Pour arriver plus vite ! pour me voir plus tôt !

Roquefeuille

Ah ! vous faites deux jolis fous, tous les deux.

Maxime

Non pas, deux comètes ; tout bonnement deux comètes : moi, celle de 1828 ; elle, celle de 1832. Nous décrivons des courbes immenses dans le monde entier, mais parfois nos orbites se croisent, et…

Roquefeuille

Ah ! bien, non, non !… tu deviens trop léger !


Scène VIII

Les mêmes, Robert.
Robert

C’est jouer de malheur ! Comprend-on rien à ce qui m’arrive ?… Bonjour, Maxime ! Au moment où je vais partir… Bonjour, Roquefeuille !

Maxime

Qu’as-tu donc ?

Roquefeuille, à part.

Je m’en doute !

Robert

Ce que j’ai ?… Je viens de recevoir un billet au cercle !

Maxime

Un billet doux ?

Roquefeuille

Un billet à payer ?

Robert

Un billet de garde !

Roquefeuille

Ah ! diable !

{{Personnage|Rober t|c}}

Et, le pis, c’est que j’ai épuisé l’indulgence des conseils de discipline ! Impossible, maintenant, d’aller à cette soirée !

Roquefeuille

Allons donc !

Maxime

Oh ! pour moi, j’y renonce bien volontiers !

Robert

Ce n’est pas que j’y tienne plus que de raison ; car la perspective d’une nuit passée côte à côte avec mon bottier et mon tailleur, n’a rien de vraiment réjouissant.

Roquefeuille

C’est même dur, un lit de camp !

Robert

Que le diable les emporte ! Je n’irai pas !

Roquefeuille

Et la prison ?

Robert

C’est vrai, la prison ! Ah ! si je le tenais, ce tambour !

Roquefeuille

Tu battrais le tambour ?

Robert

Et, ce qui est plus irritant encore, c’est que, pour cette maudite soirée à laquelle je ne puis plus aller, je me suis presque fâché avec ma femme !

Maxime

Comment ! tu en es déjà aux discussions avec madame Maubray ?

Roquefeuille

S’il en est là, parbleu ! Où veux-tu qu’il en soit ? Vous vous mariez, voilà ce que c’est ! De grands enfants qui ne se jetteraient pas à l’eau sans savoir nager, et qui se précipitent tête baissée dans le gouffre du mariage ! Vous étudiez dix ans pour être ingénieur des ponts et chaussées, médecin ou pianiste, et vous voulez deviner, sans l’apprendre, cet art bien autrement difficile… être heureux en ménage !… heureux en ménage !

Maxime

Toujours la même note !

Roquefeuille

Mais, ignorants ! ânes bâtés que vous êtes !… savez-vous qu’un physiologiste allemand a publié un ouvrage rien que sur les devoirs conjugaux, et qu’il a douze volumes ?

Maxime

Un vrai dictionnaire !

Roquefeuille

Oui, un dictionnaire depuis A, amour ! jusqu’à Z, zéro ! Tout le mariage est là !

Robert

Voyons, je suis marié, n’est-il pas vrai ? Ce n’est donc pas la qualité de mari qui m’inquiète ce soir, c’est la qualité de citoyen.

Maxime

Attends donc, je fais une réflexion !

Robert

Laquelle ?

Maxime

Ah çà ! comment es-tu de la garde nationale, toi ?

Robert

C’est là ce que tu appelles une réflexion ?

Maxime

Tu t’es donc fait naturaliser Français, depuis ton mariage ?

Robert

À quoi bon ? Où veux-tu en venir ?

Maxime

À ceci : les Français seuls sont admis à l’honneur de figurer dans cette institution : or Robert n’est pas Français ; donc il n’est pas de la garde nationale.

Robert

Tu me ferais grand plaisir de me prouver ce paradoxe, par exemple ; j’ai été élevé à Maurice, c’est vrai, mais je suis né à Paris, faubourg Saint-Germain ; mon père et ma mère étaient Français.

Roquefeuille

En effet ! La cause me semble jugée. Tu es Français, mon cher, va monter ta garde !

Maxime

Un instant !

Roquefeuille

Esculape demande la parole.

Maxime

Ce que Robert a dit est parfaitement exact ; mais ce qu’il ne dit pas, c’est que, s’il est né à Paris, faubourg Saint-Germain, s’il avait une mère Française, il avait un père parfaitement Anglais, un Anglais pur sang.

Robert

D’accord ! Mais mon père s’est fait naturaliser Français.

Roquefeuille

Un instant ! Ceci devient sérieux. Est-ce avant ou après la naissance que ton père s’est fait naturaliser.

Maxime

C’est après.

Robert

C’est possible ; un an ou deux, peut-être ! Je crois me rappeler que ce fut dans l’année qui précéda notre départ pour Maurice.

{{Personnage|Roque feuille|c}}

Alors, mon cher, ne va pas monter ta garde, tu n’es pas Français.

Robert

Quelle plaisanterie ! Suis-je Parisien ?

Roquefeuille

Tu es Parisien, parce que tu es né à Paris, c’est évident ; mais tu es Anglais, parce que ton père était Anglais au moment de ta naissance. Tu es un Anglais-Parisien, voilà tout, ou un Parisien-Anglais, comme tu voudras, cela m’est égal !

Maxime

Tu vois, tu consultes la loi, et la loi te répond !

Robert

Cependant…

Roquefeuille

Ah ! je te comprends ! Il te semble étrange qu’un moutard de deux ans ait une personnalité aussi définie ; mais le père qui a le droit de lui donner le fouet, n’a pas le droit de lui donner sa nationalité… Voilà !

Robert

Tiens, tiens ! Cela me fait un drôle d’effet !… je suis Anglais… me voilà Anglais !

Roquefeuille

Perfectly well ! sir !

Robert

Cela ne me change pas.

Maxime

Fais voir ?

Roquefeuille

Fais voir ? Tu as absolument la même tête ; seulement, tu ne seras plus électeur en France, ni juré, ni garde national.

Maxime, appuyant.

Ni garde national !

Robert

Je ne suis plus garde national ! je ne monte plus ma garde ! Vive John Bull ! Un grognement pour John Bull !

Roquefeuille

Je connais pas ton John Bull.

Robert

Ça ne fait rien… Hourra ! hourra ! (Tout trois crient.)

Maxime

Stope ! stope !

Roquefeuille

Ah ! mari, va ! si tu n’es pas Français, tu es bien digne de l’être !

Robert

Ma femme ! Tiens, au fait, maintenant que je suis Anglais… Est-ce qu’elle est Anglaise, elle ?

Roquefeuille

Chut !


Scène IX

Les mêmes, Laurence.
Maxime

Ah ! madame, nous avons une chose curieuse à vous apprendre.

Robert

Eh bien, ne vas-tu pas… Et ma soirée ?

Maxime

Sois tranquille, je m’arrêterai à temps.

Laurence

Et moi une grande nouvelle à vous annoncer.

Robert

Je doute que la vôtre vaille la nôtre.

Laurence

Vous allez en juger.

Roquefeuille

Devinez ce qu’est votre mari ?

Laurence

C’est ?…

Robert, bas, à Laurence.

Le plus repentant des hommes.

Laurence

Le plus sûr de son pardon.

Maxime

Mais non, mais non !

Laurence

Mais si !

Maxime

Je veux dire que Robert s’est trompé de nationalité, qu’il est Anglais. Vous avez épousé un Anglais !

Laurence

Ah ! un Anglais ! Quelle folie !

Maxime

Que pensez-vous de ma nouvelle ?

Laurence

Et vous, de la mienne : Léonie est en France !

Maxime

Serait-il vrai ?

Laurence

Mieux encore ! elle est ici, et… (Léonie paraît.) la voici !


Scène X

Les mêmes, Léonie.
Maxime et Robert

Madame de Vanvres !

Roquefeuille

Elle, comme dit l’ami Maxime.

Léonie

Moi-même. (À Robert.) Mon cher Maubray !… mon cher Roquefeuille !…

Roquefeuille

Ah ! par exemple, voilà une aimable surprise !

Robert

Soyez la bienvenue, madame.

Léonie

J’arrive de Genève à l’instant, et, vous le voyez, ma première visite est pour ma meilleure amie.

Laurence, l’embrassant.

Et tes meilleurs amis t’en remercient !

Maxime

Pas un mot pour moi, madame ?

Léonie

Monsieur Maxime, mon intrépide voyageur !

Maxime

Vous ne vous attendiez pas à me revoir ?

Léonie

Mais non, je vous assure ; et même…

Maxime

Quoi ! ces mots que vous avez daigné prononcer un jour !… cette promesse de mariage ?…

Léonie

Me marier, quand je suis libre, indépendante ? Oh ! non, non !…

Roquefeuille, à Maxime.

Qu’est-ce que tu me contais donc, toi, avec ton tour du monde ?

Maxime

Mais, j’ai cru…

Roquefeuille

Une veuve ! Chatte… chatte échaudée !

Léonie

Comment ! Il vous a conté… Ah ! ah ! ah !… Figurez-vous que la première fois que le hasard nous mit en présence, c’était à Lisbonne. Nous nous reconnaissons pour des compatriotes, et, loin de France, un compatriote, c’est un peu la patrie, et puis, aux premiers mots échangés, nous nous trouvons soudain en pays de connaissance ; nous causons de toi, de ton mari, du notaire, de Roquefeuille, dis-je… Le lendemain…

Robert

Le lendemain…

Léonie

Nous nous serrons la main comme de vieux amis, puis la vapeur emporte M. Duvernet à Rotterdam, et je fais voile pour Alger.

Roquefeuille

Et c’est tout ? Un roman qui s’arrête au premier chapitre !

Maxime

Mais non, ce n’est pas tout !… Un an après, nouvelle rencontre sur le Vésuve !

Roquefeuille

Diable !

Maxime

Cette fois, j’exprime à madame toute l’ardeur des sentiments que sa vue a fait naître en moi. Je lui parle amour, passion, feux et flammes… Elle me répond…

Roquefeuille

Volcan !

Maxime

Et le lendemain, nouveau départ, nouvelle séparation !…

Léonie

Oui, mais au lieu de prendre la main que je lui tends en camarade, n’a-t-il pas l’audace de me la demander ?

Laurence

Et tu lui réponds ?…

Maxime

Oh ! une chose inouïe, étrange, incroyable !

Madame répond qu’elle n’a pas le temps ; mais que si le hasard nous réunit seulement onze jours à Paris, elle me donnera le droit de courir le monde avec elle.

Tous

Onze jours !

Maxime

L’avez-vous dit ?

Léonie

Assurément !… Ne savez-vous pas qu’il faut onze jours pour se marier ?

Roquefeuille

Le fait est que si les hommes étaient sages, il faudrait onze ans !

Maxime

Et bien, nous y sommes, à Paris, et…

Léonie

Oui, mais je pars demain.

{{Personnage|M axime|c}}

Demain ! (Baptiste apporte un plateau sur lequel se trouve le thé, le pose sur la table et sort.)

Laurence, à part.

Nous verrons cela.

Léonie

Ma place est retenue au Havre, sur le Panama, en charge pour Maurice.

Tous

Maurice !

Maxime

Et vous croyez que je vous laisserai partir ? Non, madame, dussé-je, en ma qualité de médecin, empoisonner le second et le capitaine du Panama, il ne partira pas !

Léonie

De la violence !

Roquefeuille

Oui, madame ; il est décidé à faire mettre l’embargo sur tous les bâtiments qui voudraient quitter la France avant onze jours ! comme le duc de Buckingham !

Maxime

Et je partirai avec vous ! bon gré ! mal gré !

Roquefeuille

Il est dans son rôle ! un rôle absurde, mais il est dedans !

Léonie

Pour ne pas vous répondre, j’accepterai une tasse de thé.

Laurence

Voici, ma chère Léonie.

Maxime

Car enfin vos promesses… Voulez-vous du sucre ?

Léonie

Merci !

Robert

Épousera !

Roquefeuille

Épousera pas !

Maxime

Vos promesses ?

Léonie

Oui, donnez-moi du lait.

Robert, riant.

Épousera !

Roquefeuille

Épousera pas !

Léonie

Ah ! pendant que j’y pense, mon cher Maubray, j’ai un service à vous demander, une lettre de recommandation ! Vous connaissez probablement notre consul de France à Maurice ?

{{Personnage|Ro bert|c}}

Parfaitement ! monsieur de La Salle.

Léonie

C’est bien cela !

Robert

Si je le connais ! C’est lui qui nous a mariés.

Roquefeuille, avalant de travers.

Hein ?

Robert

Eh bien, qu’est-ce qu’il y a ?

Maxime

Une malice rentrée.

Roquefeuille

C’est le consul de France qui vous a mariés ?

Robert

Oui. Qu’est-ce que cela te fait ?

Roquefeuille

À moi ? Oh ! rien ! moins que rien !

Léonie

Qu’a-t-il donc ?

Laurence

Il ne peut entendre parler de mariage sans avaler de travers.

Léonie

Et maintenant, voulez-vous permettre un peu de repos à une voyageuse qui n’a pas fermé l’œil de la nuit ?

Laurence

Mais il n’est pas tard ! Onze heures !

Robert

Onze heures !… et l’honneur qui m’appelle sous les drapeaux ! Allons revêtir mon uniforme, et veiller au salut de l’empire.

Maxime

Me permettez-vous, madame, de vous offrir mon bras jusqu’à votre voiture ?

Léonie

Du moment où ce n’est que le bras, j’accepte. (À Laurence.) Au revoir ! (Elle l’embrasse.)

Laurence

Au revoir ! À demain, n’est ce pas ?

Léonie

À demain… Eh ! mais, Roquefeuille est devenu muet. Méfiez-vous ! il y a quelque anguille sous roche.

Roquefeuille, préoccupé.

Moi, je…

Léonie

Nous ne vous demandons pas vos secrets. Adieu ! {{didascalie|(Elle lui tend la main. Roquefeuille, d’un air distrait, lui donne sa tasse et s’a perçoit de sa méprise. Il se confond en excuses ; Léonie, en riant, remoule près de Maxime.)}}

Maxime, bas à Robert.

Décidément, je ne vais pas chez Horace. (Il sort avec Léonie.)

Robert

Bonsoir, Roquefeuille ! (Il parle à sa femme.) Ma chère Laurence, que je vais donc m’ennuyer loin de toi !… (Il l’embrasse ; Laurence le conduit près de la porte. — Roquefeuille, qui avait fait quelques pas, profite du moment où Laurence accompagne Robert, qui rentre chez lui, pour revenir et déposer sa canne sur le canapé, et sort en marchant sur la pointe des pieds.)


Scène XI

Léonie, seul.

Si mon mari s’ennuie au corps de garde, il y aura du moins sympathie entre nous.


Scène XII

Laurence, Roquefeuille.
Roquefeuille

Mais qu’est-ce que j’ai donc fait de ma canne ?

Laurence

La voilà !

Roquefeuille

Je le sais bien !

Laurence

Comment ?

Roquefeuille

Chut ! (Il écoute.) On n’imagine pas les services que cette canne m’a déjà rendus dans des circonstances analogues.

Laurence

Ah çà !… expliquez-moi…

Roquefeuille

Oui, je vais vous expliquer le fait le plus singulier, le plus incroyable, le plus incompréhensible… le plus…

Laurence

Vite, au fait ! M. de Sévigné !…

Roquefeuille

Il faut d’abord m’assurer que je ne me trompe pas moi-même. Permettez-moi donc quelques questions. Nous sommes seuls ?

{{Personnage|La urence|c}}

Absolument seuls ! Parlez vite… Vous commencez à me faire peur !

Roquefeuille

Vous savez ce que M. Duvernet vous a dit de la nationalité de votre mari ?… de Robert, veux-je dire ?

Laurence

Pourquoi vous reprendre ? Robert et mon mari ne font qu’un !

Roquefeuille

Un notaire… (permettez-moi de redevenir notaire pour un instant) est tenu à la plus grande rigueur dans le choix de ses termes. Donc, je le répète, avez-vous ici l’acte de naissance de Robert ?

Laurence

Il doit être dans le secrétaire de sa chambre.

Roquefeuille

Alors, veuillez me l’aller chercher.

Laurence

Mais, encore une fois…

Roquefeuille

Faites, je vous prie, ma chère dame, ce que je vous demande ; je répondrai ensuite à toutes vos questions… Ah ! veuillez m’apporter votre acte de mariage. (Laurence sort.) D’honneur ! ce serait bien drôle. Mais c’est impossible ; si Robert est un ignorant, le consul doit connaître la loi.

Laurence, revenant avec une liasse de papiers.

Voici ce que j’ai trouvé.

Roquefeuille

Merci ! (Feuilletant.) L’acte de naissance et l’acte de naturalisation. Maxime a dit vrai ! Robert avait deux ans quand son père s’est fait naturaliser Français. Donc, Robert est Anglais. L’acte de mariage ! Il est bien passé devant le consul français de Maurice… Mais comment le consul n’a-t-il pas exigé la production de l’acte de naissance ? Ah ! voici ! Robert se donne la qualité de Français, et l’acte de naissance, étant en France, est remplacé par un acte de notoriété… (À part.) Je comprends maintenant !

Laurence

Eh bien ! aurai-je le mot de l’énigme ?

Roquefeuille

Le mot !… Vous me promettez que vous n’allez pas crier ?

Laurence

Mais non, mon Dieu !…

Roquefeuille

Et que vous n’allez pas vous évanouir ?

Laurence

Ah ! vous m’impatientez… Parlez vite ; je le veux !

Roquefeuille

Eh bien, mademoiselle…

Laurence

Mademoiselle !

Roquefeuille

Vous n’êtes pas mariée.

Laurence

Je ne suis pas mariée !

Roquefeuille

Car votre mariage est radicalement nul. Article 170.

Laurence

Nul !

Roquefeuille, lui fermant la bouche.

Chut ! vous m’avez promis de ne pas crier !

Laurence, chancelant.

Ah ! mon Dieu !

Roquefeuille

Vous m’avez promis de ne pas vous évanouir !

Laurence

Ce n’est pas possible ! Vous vous jouez de moi ! c’est une plaisanterie indigne !

Roquefeuille

Je ne plaisante jamais après minuit.

Laurence

Mais ne me dites donc pas cela ! Je suis une folle de vous avoir cru un seul instant… Vous tenez entre les mains les preuves mêmes de mon mariage.

Roquefeuille

C’est précisément parce que j’ai ces preuves en main, que je vous répète : « Vous n’êtes pas mariée. »

Laurence

Ah ! pour le coup !…

Roquefeuille

L’officier public était incompétent. C’est comme si vous étiez mariée devant un garde champêtre !

Laurence, perdant la tête.

Mais c’est horrible cela !… Mais ce n’est pas de ma faute !… Mais c’est affreux !… Mais, comment cela a-t-il pu se faire ?

Roquefeuille

Eh ! mon Dieu ! bien simplement !… Robert s’est cru Français, et il ne l’était pas !

Laurence

Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! Mais qu’est-ce que je vais devenir, alors ?… Mais je ne suis pas la femme de Robert, je ne suis que sa…

Roquefeuille

Allons ! courage, calmez-vous, nous aviserons à réparer cela ! Vous avez heureusement la nuit entière pour réfléchir.

Laurence

Oui, vous avez raison ; je vais… (On entend la voix de Robert.)

{{Personnage|Roquefeuil le|c}}

Hein !

Laurence, effrayée.

La voix de Robert !

Roquefeuille

Déjà !… Remettez-vous, et recevez-le !

Laurence

Oh ! non.

Roquefeuille

Comment ?

Laurence

Lui parler maintenant ! Mais est-ce que je puis ?

Roquefeuille

Mais, pourtant…

Laurence

Non, je ne veux pas le voir ! Je n’ai plus la tête à moi ! je ne saurais que lui dire ! il devinerait tout !… Oh ! mais non, je ne veux pas le voir !

Roquefeuille

Mais un mari…

Laurence

Mais est-ce qu’il est mon mari, maintenant ?

Et, pensez donc… Ah ! mais non ! (Elle se sauve à droite.)

Roquefeuille, ahuri.

Ah ! c’est juste !


Scène XIII

Roquefeuille, Robert.
Robert, au dehors.

C’est bien, c’est bien ! vous pouvez aller vous coucher… (Entrant.) Tiens ! tu es encore là, toi ?

Roquefeuille

Eh ! sapristi ! oui… Voilà une demi-heure que je cherche ma canne… Où diable ai-je fourré ma canne ?

Robert

Mais, la voilà !

Roquefeuille

Tiens ! c’est vrai, la voilà !… Merci ! bonsoir !

Robert

Écoute donc !

Roquefeuille

Ah ! oui, j’ai bien le temps !

Robert

Deux mots !

{{Personnage|Roquef euille|c}}

Ta, ta, un rendez-vous. On m’attend, un rendez-vous d’amour !

Robert

Mais…

Roquefeuille

Et, tu comprends, je tenais à ma canne ; un rendez-vous d’amour, on ne sait pas ce qui peut arriver ; je tenais à ma canne. (Roquefeuille va prendre son chapeau sur la cheminée.)

Robert

C’est mon chapeau !

Roquefeuille

Ah ! (Il le repose et prend le sien.)

Robert

Et ta canne ?

Roquefeuille

Je sais où elle est, ça me suffit. Bonne nuit, et toi aussi !… Merci !… Ouf ! (il se sauve.)


Scène XIV

Robert, seul.

Est-ce qu’il est fou ? Pas tant que moi, toujours ! Que nous sommes absurdes ! Je fais un mensonge à ma femme, je la trompe pour une heure de liberté, et je ne suis pas plus tôt chez Horace que l’ennui me prend à la gorge et m’étouffe. C’est vraiment stupide, ces soirées de garçons, et je ne comprends pas comment j’ai pu… Mais le repentir a suivi de près la faute, et je viens tout avouer. Laurence doit être dans sa chambre, et je… (Il va pour ouvrir la porte ; elle est fermée ; il frappe, pas de réponse ; étonné.) Ah ! fermée !