Onze jours de siège/Acte I
ONZE JOURS DE SIÉGE
ACTE premier
Un salon chez Robert : au fond, portes à droite et à gauche ; au milieu, une cheminée ; pendule ; vases de fleurs ; bougies allumées ; à gauche, une porte, un guéridon ; au milieu du théâtre, une table, sonnette ; siège de chaque côté ; à droite, une porte, un canapé.
Scène première
(Au lever du rideau. Baptiste sort du fond à gauche, et écoute à la porte.)
On les entend d’ici ! (Descendant en scène). Ma foi ! m’est avis que quand les maîtres se disputent à table, les domestiques font sagement de s’en aller. (On sonne. Il hausse les épaules et va s’asseoir sur le canapé.) C’est vrai, cela trouble le service ; on ignore si monsieur ou madame parlent sérieusement ou plaisantent, (On resonne.) et l’on ne sait plus quelle contenance garder, s’il faut sourire ou prendre son air grave.
Scène II
Ah ! c’est ainsi que vous venez lorsqu’on vous appelle ?
Monsieur, c’est que…
C’est bien… Apportez-moi mon pardessus et mon chapeau. (Laurence entre et congédie du geste Baptiste qui s’incline et sort.)
Scène III
Ainsi, vous êtes bien décidé, Robert, à vous rendre à cette soirée de garçons ? (Elle descend à droite.)
Encore ! Ah çà ! nous allons recommencer ! Ce n’est pas chose convenue ?
J’espérais, au contraire, que mes observations…
Mais vos observations sont des enfantillages, ma chère amie ; je ne veux pas, en les prenant au sérieux, nous rendre aussi ridicules l’un que l’autre !
Ridicules !… parce que vous m’auriez fait un petit sacrifice ?
Eh ! mon Dieu ! demandez-moi des choses raisonnables !… Mais, j’en appelle à vous, voyons !… m’empêcher de sortir ce soir, d’aller à ce rendez-vous… une fantaisie pareille ! un caprice aussi puéril !
J’ai vu le temps où vous n’auriez même pas songé à le discuter.
Ah ! voilà bien mon tort, parbleu ! C’est d’avoir fait, dès les premiers jours, une telle abnégation de mon autorité, que, de concession en concession, nous en sommes aujourd’hui, vous, à la tyrannie, et moi, à l’humiliation !
Oh !
Oui ! à l’humiliation ! En vérité, si je vous laissais faire, je ne serais plus un homme, mais un enfant mené à la lisière… Je ne pourrais ni sortir ni rentrer sans consulter votre bon plaisir ! Et je n’irais plus voir de bons amis, le soir, qu’à la dérobée, et en me glissant le long des murs, comme un homme qui va commettre un crime !
Oh ! ce n’est pas un crime !
Vous êtes bien bonne !
Mais c’est une faute !
Eh bien, ma chère Laurence, le sage pèche sept fois par jour ; or, je suis dans les limites de la sagesse, puisque, depuis ce matin, je n’ai encore commis que deux fautes !
Vous êtes modeste ! Lesquelles ?
La première, c’est de vous avoir parlé de cette partie projetée, au lieu d’imaginer quelque prétexte ; la seconde, c’est d’avoir discuté avec vous mon droit d’y aller !… Je me permettrai donc d’en commettre une troisième, qui sera de me rendre à cette soirée quand l’heure en sera venue.
Vous me faites comprendre un peu cruellement que vous êtes le maître absolu de vos actions.
Voyons, Laurence, ce n’est pas sérieux, n’est-ce pas ? Et cette méchante querelle a trop duré ! Donne-moi ta petite main, et n’en parlons plus ! Je suis vif, je m’emporte… j’ai tort… mais aussi sois raisonnable… et ne me boude pas comme un enfant ! Tu as assez de confiance en moi pour que ces idées d’indépendance ne te portent aucun ombrage ; je t’accorde les mêmes droits, parce que j’ai la même confiance. Et de tout cela il résulte, en y songeant bien, que nous avons été tout à l’heure aussi fous et aussi maladroits l’un que l’autre (Il va pour l’embrasser.)
Parlez pour vous !
Soit ! comme vous voudrez ! Baptiste !… (Baptiste entre avec les objets et sort.)
Je croyais que cette petite débauche ne commençait qu’à neuf heures, et il est à peine…
Il est l’heure à laquelle s’envolent les maris que l’on veut garder en cage !
Trop d’esprit !
Esprit de liberté, voilà tout ! J’aurais eu plaisir à vous tenir encore compagnie, si vous aviez voulu être plus aimable ; mais j’aime mieux vous quitter que de continuer la conversation sur ce ton ; je pars donc, je vais à mon cercle, parce que mon ami Maxime Duvernet m’y a donné rendez-vous ; mon ami Maxime m’y a donné rendez-vous, parce que je dois le présenter chez mon autre ami Horace. Je ne sais quand je reviendrai, parce que j’ignore à quelle heure finira cette orgie romaine ; et maintenant, ma chère Laurence, que j’ai répondu à mon juge d’instruction, mes parce que ont l’honneur de tirer la révérence à vos pourquoi ! (Il sort par le fond.)
Scène IV
Non… il s’éloigne !… (Écoutant.) Il est parti !… C’est la première fois qu’il ne revient pas m’embrasser et me demander pardon. J’ai peut-être été trop sévère aussi ? Si je l’appelais ?… Il est trop loin… Et puis, enfin, c’est lui qui a tort, ce n’est pas moi ! Me laisser seule !… une soirée entière ! Oh ! si l’on m’avait dit cela il y a un an seulement ! Et pourtant j’aurais dû me douter que la troisième année de ménage serait difficile à traverser, les deux autres étaient si douces… cela ne pouvait pas durer ! (Entendant ouvrir.) Qu’est-ce que c’est ? je n’y suis pour personne !
Scène V
Pas même pour votre vieil ami Roquefeuille ?
Ah ! excepté pour lui ! (Elle lui tend la main.)
Merci de la faveur ! Mais permettez à l’élu de protester pour les réprouvés : une jolie femme n’a pas le droit de fuir ainsi le monde, et de se dérober à l’admiration de tous. Voici pour moi ! (Il lui tend la main.) Et voici pour les autres ! (Il baise l’autre à plusieurs reprises.)
Eh bien, eh bien ! encore ?
Dame ! il y a foule !
Vous êtes galant, ce soir, mon cher notaire !
Ah ! voilà un mot qui fait sur moi l’effet de la glace ! Ne m’appelez pas notaire, si vous appréciez quelque peu ma galanterie. Est-ce que je ressemble à un notaire ? Maxime devait me prendre ici, où est-il ?
Il n’y est pas.
Et Robert ?
Il n’y est plus.
Oh ! oh ! comme vous dites cela !
Ah ! mon cher Roquefeuille, tâchez de me distraire, et soyez gai pour nous deux, car je suis bien triste.
Est-ce possible ? Contez-moi cela bien vite !… Qu’avez-vous ?
Je n’ai rien… pas même… mon mari !
Robert le diable ?
Voilà que vous plaisantez !
Ah ! ah ! le cas est grave. Vous me dites : Soyez gai, sans vous informer si c’est mon heure ! Je fais tous mes efforts, et vous n’êtes pas contente. Il y a donc quelque chose ?
Oui.
Eh bien, confessez-vous ! Je sais plus d’une oreille qui serait friande d’entendre ces jolis péchés de femme ! Je vous prête la mienne. Avouez que votre mari est sorti à la suite d’une petite discussion.
Oui.
Je m’en doutais. Et cette discussion est venue de ce que vous n’avez jamais bien compris le rôle respectif des époux. Tenez, regardez la première voiture qui passe. Il y a un homme sur le siège et un cheval dans les brancards.
C’est leur place !
D’accord ! Mais pourquoi ? Le cheval est le plus fort, et, s’il le voulait, il emporterait la voiture et l’homme, et c’est lui qui conduirait. Or l’homme, qui le sait, se garde bien d’irriter le cheval ; il le flatte, il le caresse de la voix, de la main, et, grâce à cet accord mutuel, la voiture marche sans accident. Eh bien ! chère dame, vous avez trop appuyé sur la bride, et votre mari se sera cabré.
Je le crains !
J’en étais sûr ! Robert n’est pas parti… Il s’est évadé… Il a le mors aux dents !
Le croyez-vous ?
C’est évident ! Ah ! qu’un grand moraliste a donc eu raison de dire : « Le mariage est un combat à outrance, avant lequel les époux demandent au ciel sa bénédiction ! »
Merci, mon cher notaire !
Encore ! Pas de notaire, ou je ne ris plus ! Et ne me rappelez pas une profession que j’ai en horreur !
En horreur !
En horreur ! Le notaire sérieux, officiel, convaincu, zélé, celui qui rédige, qui fait des actes et qui entasse d’affreux dossiers dans les cartons de son affreuse étude, celui-là est une calamité publique ! Je le dénonce à la haine de ses concitoyens, auxquels il prête son ministère pour tous les désastres de la vie : les hypothèques, les testaments et les mariages !… Le bon, le vrai, le parfait notaire, c’est moi ! Je ne me prends pas au sérieux, moi !… Jamais !… Qu’un client me consulte pour l’acquisition d’un immeuble, je lui prouve par A plus B que la terre est un médiocre placement, où il récoltera moins de blé que de procès, et le client remporte son argent… Qu’un autre m’appelle pour recevoir son testament, je lui démontre qu’il s’apprête à faire des ingrats, et il prend le parti de guérir… Tout profit ! Enfin, qu’un troisième me demande de dresser un contrat de mariage, je le conduis chez l’avoué, mon voisin, qui a la spécialité des séparations, et de là au café Anglais, où je lui montre les joies du célibat à travers les fumées du champagne ! Et il se marie tout de même… Mais enfin, il se marie !…
Vous devez avoir une jolie clientèle ?
La plus belle clientèle de Paris. L’honnête homme fait toujours son chemin.
Vous finiriez par me convertir… et si mon contrat était à refaire…
Vous jetteriez la plume au feu ?
Je le signerais des deux mains ! J’aime tant mon pauvre Robert !
Il vous aime aussi, parbleu !
Sans doute, mais pas comme autrefois.
Il a raison de varier : « L’ennui naquit un jour de l’uniformité ! »
Qu’il y a loin de Paris à Maurice, où nous nous sommes connus, où nous nous sommes aimés !
Trois mille lieues, si vous consultez Malte-Brun !
L’immensité, si je consulte son cœur !
C’est la loi ! Vous me parlez de Maurice ! Voyez Paul et Virginie. Si Virginie eût épousé Paul, où serait Virginie, ce soir ?… Au coin du feu !… et Paul, au cercle !
Encore s’il n’y avait que le cercle ! Mais, après le cercle, Robert et son ami Maxime doivent finir leur nuit dans une réunion de garçons !
Eh bien, tant mieux !
Tant mieux… pour qui ?
Pour vous ! Votre mari redevient garçon, et vous, vous redevenez demoiselle. À son retour, ce sera un nouveau mariage que vous contracterez tous deux.
Mon cher Roquefeuille, je ne tiens pas à me remarier si souvent.
C’est pourtant ce qu’on a de mieux à faire quand on a commis la maladresse de se marier une première fois.
Tenez, vous êtes insupportable !
Allons donc ! voilà un sourire !
Ah ! si vous me donniez le moyen d’empêcher Robert d’aller à cette soirée !
Obtenez un mandat d’arrêt !
Je voudrais quelque chose de moins violent !
Cherchons !
Scène VI
Madame… je demande pardon à madame… madame sait-elle si monsieur rentrera bientôt ?
Je l’ignore… Pourquoi cette question ?
C’est que… c’est un billet très pressé pour monsieur.
Eh bien ?
On l’a apporté ce matin ; mais, je ne sais comment cela s’est fait…
Vous l’avez oublié dans votre poche ?
Oui, monsieur.
Quelle race !… Tous les mêmes !
Donnez-moi ce billet. (Baptiste sort. — À Roquefeuille.) Cet empressement à sortir… Si c’était un rendez-vous ?… Une lettre…
Allons, du calme ! du calme ! du calme !
Ah ! je n’ai pas la force… Tenez, regardez vous-même.
Un billet !…
Un billet ?
De garde !
De garde ?
Et pour cette nuit, encore… Madame, ce n’est pas un tambour, c’est la fortune en bonnet de police qui a apporté ce billet.
Que voulez-vous dire ?
Permettez-moi de donner des ordres en votre nom. (Il appelle.) Baptiste ! (Baptiste paraît.) Vous allez porter ce billet à monsieur, à son cercle, et vous le remettrez en mains propres.
Monsieur va me recevoir bien mal.
Ah ! c’est votre affaire, cela ?
Allez ! (Baptiste fait quelques pas.)
Ah ! M. le docteur Duvernet fait demander si M. Roquefeuille est ici.
Monsieur Maxime ?… Faites entrer ! (Baptiste sort.)
Mais, mon ami, quel est votre projet ?
Vous n’avez pas compris, votre mari est en état de récidive ; il y va pour lui de la prison. Il ne peut donc se dispenser d’obéir, et, ma foi, s’il ne passe pas sa soirée en tête-à-tête avec sa femme, il ne la passera du moins ni au cercle, ni dans une soirée de garçons.
Ah ! c’est vrai !… Va-t-il être de mauvaise humeur !… Eh bien, tant mieux, qu’il enrage ! (Elle sort à droite.)
Voilà une scélératesse de femme, par exemple ! Et l’on veut que je me marie ?… Oh ! non !
Scène VII
Je viens de chez toi !
Je comptais te trouver ici.
J’avais hâte de t’annoncer mon bonheur ! Elle arrive, mon ami.
Elle arrive ! Ah bah ! Qui Elle ?
Mais Léonie !… L’amie de madame Maubray !
Madame de Vanvres ! Elle ! Léonie ! Un pronom ! Un nom de baptême ! Mais, qu’est-ce que ces manières-là ?
Eh ! quel plus joli mot que celui-là ! Elle ! Il dit tout ! il résume tout ! Elle ! c’est-à-dire la beauté, la grâce, l’esprit… la femme aimée, adorée, vénérée. Elle, la seule, l’unique, la divine, l’idéal, la perfection !… Elle ! elle, enfin !…
Et lui… le cerveau brûlé !… lui… l’évaporé ! lui, l’insensé, le toqué, le fou, lui, lui, enfin !
Oui, oui, raille-moi !… Je suis heureux, je te le permets ! Je suis jeune, je suis riche, je ne suis ni bossu, ni bancal, ni tortu ! Je suis médecin, estimé, aimé, et je n’ai qu’une passion au monde : les voyages ! Elle semblait me défendre l’amour, et surtout le mariage : comment espérer qu’une femme voulût unir son sort à celui d’un être si remuant, si coureur, si nomade ?… Eh bien, non ! la fortune, ou plutôt le ciel m’a fait rencontrer, dans madame de Vanvres, une veuve plus passionnée que moi pour les déplacements continuels, une voyageuse effrénée, enragée, endiablée !… Et cette femme, mon ami, j’ai l’espoir d’obtenir sa main, de la posséder et de faire le tour du monde avec elle !
C’est enchanteur !
Elle arrive ! Je puis publier les bans, dresser le contrat, acheter les gants et commander la corbeille !
Et comment sais-tu ?…
Ah ! par une lettre écrite à madame Maubray, qui me l’a fait tenir ce matin… et que voilà !…
Tapissée de timbres de toutes couleurs et de toutes formes, sale, jaunie de la poussière de toutes les chancelleries ! À ta place, je la passerais au vinaigre ; on ne la prendrait qu’avec des pincettes !
Lis, lis, âme froide et vulgaire !
Elle est datée ?
Du mois dernier. Elle s’est égarée en route, en venant de Séville.
Ah bah ! Séville ! Je croyais que ça n’existait que dans les romances. (Chantant.)
Connaissez-vous dans Barcelone…
(Se reprenant.) Non !… Et cette lettre ?
Ah ! deux lignes seulement ; mais deux lignes qui, sans prononcer mon nom, révèlent pourtant la passion la plus tendre, l’amour le plus vrai !
Voyons cela. (Il lit.). « En quittant Séville, je me rendrai immédiatement à Paris, en passant par Naples et la Suisse. »
Ah !
Ah ! c’est ça la passion la plus tendre, et l’amour le plus vrai ? Une feuille de route !
Quoi ! tu ne trouves pas cela adorable ? Revenir à Paris… elle… pour moi ! et revenir directement, encore !…
Avec un tout petit détour…
Pour arriver plus vite ! pour me voir plus tôt !
Ah ! vous faites deux jolis fous, tous les deux.
Non pas, deux comètes ; tout bonnement deux comètes : moi, celle de 1828 ; elle, celle de 1832. Nous décrivons des courbes immenses dans le monde entier, mais parfois nos orbites se croisent, et…
Ah ! bien, non, non !… tu deviens trop léger !
Scène VIII
C’est jouer de malheur ! Comprend-on rien à ce qui m’arrive ?… Bonjour, Maxime ! Au moment où je vais partir… Bonjour, Roquefeuille !
Qu’as-tu donc ?
Roquefeuille, à part.
Je m’en doute !
Ce que j’ai ?… Je viens de recevoir un billet au cercle !
Un billet doux ?
Un billet à payer ?
Un billet de garde !
Ah ! diable !
{{Personnage|Rober t|c}}
Et, le pis, c’est que j’ai épuisé l’indulgence des conseils de discipline ! Impossible, maintenant, d’aller à cette soirée !
Allons donc !
Oh ! pour moi, j’y renonce bien volontiers !
Ce n’est pas que j’y tienne plus que de raison ; car la perspective d’une nuit passée côte à côte avec mon bottier et mon tailleur, n’a rien de vraiment réjouissant.
C’est même dur, un lit de camp !
Que le diable les emporte ! Je n’irai pas !
Et la prison ?
C’est vrai, la prison ! Ah ! si je le tenais, ce tambour !
Tu battrais le tambour ?
Et, ce qui est plus irritant encore, c’est que, pour cette maudite soirée à laquelle je ne puis plus aller, je me suis presque fâché avec ma femme !
Comment ! tu en es déjà aux discussions avec madame Maubray ?
S’il en est là, parbleu ! Où veux-tu qu’il en soit ? Vous vous mariez, voilà ce que c’est ! De grands enfants qui ne se jetteraient pas à l’eau sans savoir nager, et qui se précipitent tête baissée dans le gouffre du mariage ! Vous étudiez dix ans pour être ingénieur des ponts et chaussées, médecin ou pianiste, et vous voulez deviner, sans l’apprendre, cet art bien autrement difficile… être heureux en ménage !… heureux en ménage !
Toujours la même note !
Mais, ignorants ! ânes bâtés que vous êtes !… savez-vous qu’un physiologiste allemand a publié un ouvrage rien que sur les devoirs conjugaux, et qu’il a douze volumes ?
Un vrai dictionnaire !
Oui, un dictionnaire depuis A, amour ! jusqu’à Z, zéro ! Tout le mariage est là !
Voyons, je suis marié, n’est-il pas vrai ? Ce n’est donc pas la qualité de mari qui m’inquiète ce soir, c’est la qualité de citoyen.
Attends donc, je fais une réflexion !
Laquelle ?
Ah çà ! comment es-tu de la garde nationale, toi ?
C’est là ce que tu appelles une réflexion ?
Tu t’es donc fait naturaliser Français, depuis ton mariage ?
À quoi bon ? Où veux-tu en venir ?
À ceci : les Français seuls sont admis à l’honneur de figurer dans cette institution : or Robert n’est pas Français ; donc il n’est pas de la garde nationale.
Tu me ferais grand plaisir de me prouver ce paradoxe, par exemple ; j’ai été élevé à Maurice, c’est vrai, mais je suis né à Paris, faubourg Saint-Germain ; mon père et ma mère étaient Français.
En effet ! La cause me semble jugée. Tu es Français, mon cher, va monter ta garde !
Un instant !
Esculape demande la parole.
Ce que Robert a dit est parfaitement exact ; mais ce qu’il ne dit pas, c’est que, s’il est né à Paris, faubourg Saint-Germain, s’il avait une mère Française, il avait un père parfaitement Anglais, un Anglais pur sang.
D’accord ! Mais mon père s’est fait naturaliser Français.
Un instant ! Ceci devient sérieux. Est-ce avant ou après la naissance que ton père s’est fait naturaliser.
C’est après.
C’est possible ; un an ou deux, peut-être ! Je crois me rappeler que ce fut dans l’année qui précéda notre départ pour Maurice.
{{Personnage|Roque feuille|c}}
Alors, mon cher, ne va pas monter ta garde, tu n’es pas Français.
Quelle plaisanterie ! Suis-je Parisien ?
Tu es Parisien, parce que tu es né à Paris, c’est évident ; mais tu es Anglais, parce que ton père était Anglais au moment de ta naissance. Tu es un Anglais-Parisien, voilà tout, ou un Parisien-Anglais, comme tu voudras, cela m’est égal !
Tu vois, tu consultes la loi, et la loi te répond !
Cependant…
Ah ! je te comprends ! Il te semble étrange qu’un moutard de deux ans ait une personnalité aussi définie ; mais le père qui a le droit de lui donner le fouet, n’a pas le droit de lui donner sa nationalité… Voilà !
Tiens, tiens ! Cela me fait un drôle d’effet !… je suis Anglais… me voilà Anglais !
Perfectly well ! sir !
Cela ne me change pas.
Fais voir ?
Fais voir ? Tu as absolument la même tête ; seulement, tu ne seras plus électeur en France, ni juré, ni garde national.
Ni garde national !
Je ne suis plus garde national ! je ne monte plus ma garde ! Vive John Bull ! Un grognement pour John Bull !
Je connais pas ton John Bull.
Ça ne fait rien… Hourra ! hourra ! (Tout trois crient.)
Stope ! stope !
Ah ! mari, va ! si tu n’es pas Français, tu es bien digne de l’être !
Ma femme ! Tiens, au fait, maintenant que je suis Anglais… Est-ce qu’elle est Anglaise, elle ?
Chut !
Scène IX
Ah ! madame, nous avons une chose curieuse à vous apprendre.
Eh bien, ne vas-tu pas… Et ma soirée ?
Sois tranquille, je m’arrêterai à temps.
Et moi une grande nouvelle à vous annoncer.
Je doute que la vôtre vaille la nôtre.
Vous allez en juger.
Devinez ce qu’est votre mari ?
C’est ?…
Le plus repentant des hommes.
Le plus sûr de son pardon.
Mais non, mais non !
Mais si !
Je veux dire que Robert s’est trompé de nationalité, qu’il est Anglais. Vous avez épousé un Anglais !
Ah ! un Anglais ! Quelle folie !
Que pensez-vous de ma nouvelle ?
Et vous, de la mienne : Léonie est en France !
Serait-il vrai ?
Mieux encore ! elle est ici, et… (Léonie paraît.) la voici !
Scène X
Madame de Vanvres !
Elle, comme dit l’ami Maxime.
Moi-même. (À Robert.) Mon cher Maubray !… mon cher Roquefeuille !…
Ah ! par exemple, voilà une aimable surprise !
Soyez la bienvenue, madame.
J’arrive de Genève à l’instant, et, vous le voyez, ma première visite est pour ma meilleure amie.
Et tes meilleurs amis t’en remercient !
Pas un mot pour moi, madame ?
Monsieur Maxime, mon intrépide voyageur !
Vous ne vous attendiez pas à me revoir ?
Mais non, je vous assure ; et même…
Quoi ! ces mots que vous avez daigné prononcer un jour !… cette promesse de mariage ?…
Me marier, quand je suis libre, indépendante ? Oh ! non, non !…
Qu’est-ce que tu me contais donc, toi, avec ton tour du monde ?
Mais, j’ai cru…
Une veuve ! Chatte… chatte échaudée !
Comment ! Il vous a conté… Ah ! ah ! ah !… Figurez-vous que la première fois que le hasard nous mit en présence, c’était à Lisbonne. Nous nous reconnaissons pour des compatriotes, et, loin de France, un compatriote, c’est un peu la patrie, et puis, aux premiers mots échangés, nous nous trouvons soudain en pays de connaissance ; nous causons de toi, de ton mari, du notaire, de Roquefeuille, dis-je… Le lendemain…
Le lendemain…
Nous nous serrons la main comme de vieux amis, puis la vapeur emporte M. Duvernet à Rotterdam, et je fais voile pour Alger.
Et c’est tout ? Un roman qui s’arrête au premier chapitre !
Mais non, ce n’est pas tout !… Un an après, nouvelle rencontre sur le Vésuve !
Diable !
Cette fois, j’exprime à madame toute l’ardeur des sentiments que sa vue a fait naître en moi. Je lui parle amour, passion, feux et flammes… Elle me répond…
Volcan !
Et le lendemain, nouveau départ, nouvelle séparation !…
Oui, mais au lieu de prendre la main que je lui tends en camarade, n’a-t-il pas l’audace de me la demander ?
Et tu lui réponds ?…
Oh ! une chose inouïe, étrange, incroyable !
Madame répond qu’elle n’a pas le temps ; mais que si le hasard nous réunit seulement onze jours à Paris, elle me donnera le droit de courir le monde avec elle.
Onze jours !
L’avez-vous dit ?
Assurément !… Ne savez-vous pas qu’il faut onze jours pour se marier ?
Le fait est que si les hommes étaient sages, il faudrait onze ans !
Et bien, nous y sommes, à Paris, et…
Oui, mais je pars demain.
{{Personnage|M axime|c}}
Demain ! (Baptiste apporte un plateau sur lequel se trouve le thé, le pose sur la table et sort.)
Nous verrons cela.
Ma place est retenue au Havre, sur le Panama, en charge pour Maurice.
Tous
Maurice !
Et vous croyez que je vous laisserai partir ? Non, madame, dussé-je, en ma qualité de médecin, empoisonner le second et le capitaine du Panama, il ne partira pas !
De la violence !
Oui, madame ; il est décidé à faire mettre l’embargo sur tous les bâtiments qui voudraient quitter la France avant onze jours ! comme le duc de Buckingham !
Et je partirai avec vous ! bon gré ! mal gré !
Il est dans son rôle ! un rôle absurde, mais il est dedans !
Pour ne pas vous répondre, j’accepterai une tasse de thé.
Voici, ma chère Léonie.
Car enfin vos promesses… Voulez-vous du sucre ?
Merci !
Épousera !
Épousera pas !
Vos promesses ?
Oui, donnez-moi du lait.
Épousera !
Épousera pas !
Ah ! pendant que j’y pense, mon cher Maubray, j’ai un service à vous demander, une lettre de recommandation ! Vous connaissez probablement notre consul de France à Maurice ?
{{Personnage|Ro bert|c}}
Parfaitement ! monsieur de La Salle.
C’est bien cela !
Si je le connais ! C’est lui qui nous a mariés.
Hein ?
Eh bien, qu’est-ce qu’il y a ?
Une malice rentrée.
C’est le consul de France qui vous a mariés ?
Oui. Qu’est-ce que cela te fait ?
À moi ? Oh ! rien ! moins que rien !
Qu’a-t-il donc ?
Il ne peut entendre parler de mariage sans avaler de travers.
Et maintenant, voulez-vous permettre un peu de repos à une voyageuse qui n’a pas fermé l’œil de la nuit ?
Mais il n’est pas tard ! Onze heures !
Onze heures !… et l’honneur qui m’appelle sous les drapeaux ! Allons revêtir mon uniforme, et veiller au salut de l’empire.
Me permettez-vous, madame, de vous offrir mon bras jusqu’à votre voiture ?
Du moment où ce n’est que le bras, j’accepte. (À Laurence.) Au revoir ! (Elle l’embrasse.)
Au revoir ! À demain, n’est ce pas ?
À demain… Eh ! mais, Roquefeuille est devenu muet. Méfiez-vous ! il y a quelque anguille sous roche.
Moi, je…
Nous ne vous demandons pas vos secrets. Adieu ! {{didascalie|(Elle lui tend la main. Roquefeuille, d’un air distrait, lui donne sa tasse et s’a perçoit de sa méprise. Il se confond en excuses ; Léonie, en riant, remoule près de Maxime.)}}
Décidément, je ne vais pas chez Horace. (Il sort avec Léonie.)
Bonsoir, Roquefeuille ! (Il parle à sa femme.) Ma chère Laurence, que je vais donc m’ennuyer loin de toi !… (Il l’embrasse ; Laurence le conduit près de la porte. — Roquefeuille, qui avait fait quelques pas, profite du moment où Laurence accompagne Robert, qui rentre chez lui, pour revenir et déposer sa canne sur le canapé, et sort en marchant sur la pointe des pieds.)
Scène XI
Si mon mari s’ennuie au corps de garde, il y aura du moins sympathie entre nous.
Scène XII
Mais qu’est-ce que j’ai donc fait de ma canne ?
La voilà !
Je le sais bien !
Comment ?
Chut ! (Il écoute.) On n’imagine pas les services que cette canne m’a déjà rendus dans des circonstances analogues.
Ah çà !… expliquez-moi…
Oui, je vais vous expliquer le fait le plus singulier, le plus incroyable, le plus incompréhensible… le plus…
Vite, au fait ! M. de Sévigné !…
Il faut d’abord m’assurer que je ne me trompe pas moi-même. Permettez-moi donc quelques questions. Nous sommes seuls ?
{{Personnage|La urence|c}}
Absolument seuls ! Parlez vite… Vous commencez à me faire peur !
Vous savez ce que M. Duvernet vous a dit de la nationalité de votre mari ?… de Robert, veux-je dire ?
Pourquoi vous reprendre ? Robert et mon mari ne font qu’un !
Un notaire… (permettez-moi de redevenir notaire pour un instant) est tenu à la plus grande rigueur dans le choix de ses termes. Donc, je le répète, avez-vous ici l’acte de naissance de Robert ?
Il doit être dans le secrétaire de sa chambre.
Alors, veuillez me l’aller chercher.
Mais, encore une fois…
Faites, je vous prie, ma chère dame, ce que je vous demande ; je répondrai ensuite à toutes vos questions… Ah ! veuillez m’apporter votre acte de mariage. (Laurence sort.) D’honneur ! ce serait bien drôle. Mais c’est impossible ; si Robert est un ignorant, le consul doit connaître la loi.
Voici ce que j’ai trouvé.
Merci ! (Feuilletant.) L’acte de naissance et l’acte de naturalisation. Maxime a dit vrai ! Robert avait deux ans quand son père s’est fait naturaliser Français. Donc, Robert est Anglais. L’acte de mariage ! Il est bien passé devant le consul français de Maurice… Mais comment le consul n’a-t-il pas exigé la production de l’acte de naissance ? Ah ! voici ! Robert se donne la qualité de Français, et l’acte de naissance, étant en France, est remplacé par un acte de notoriété… (À part.) Je comprends maintenant !
Eh bien ! aurai-je le mot de l’énigme ?
Le mot !… Vous me promettez que vous n’allez pas crier ?
Mais non, mon Dieu !…
Et que vous n’allez pas vous évanouir ?
Ah ! vous m’impatientez… Parlez vite ; je le veux !
Eh bien, mademoiselle…
Mademoiselle !
Vous n’êtes pas mariée.
Je ne suis pas mariée !
Car votre mariage est radicalement nul. Article 170.
Nul !
Chut ! vous m’avez promis de ne pas crier !
Ah ! mon Dieu !
Vous m’avez promis de ne pas vous évanouir !
Ce n’est pas possible ! Vous vous jouez de moi ! c’est une plaisanterie indigne !
Je ne plaisante jamais après minuit.
Mais ne me dites donc pas cela ! Je suis une folle de vous avoir cru un seul instant… Vous tenez entre les mains les preuves mêmes de mon mariage.
C’est précisément parce que j’ai ces preuves en main, que je vous répète : « Vous n’êtes pas mariée. »
Ah ! pour le coup !…
L’officier public était incompétent. C’est comme si vous étiez mariée devant un garde champêtre !
Mais c’est horrible cela !… Mais ce n’est pas de ma faute !… Mais c’est affreux !… Mais, comment cela a-t-il pu se faire ?
Eh ! mon Dieu ! bien simplement !… Robert s’est cru Français, et il ne l’était pas !
Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! Mais qu’est-ce que je vais devenir, alors ?… Mais je ne suis pas la femme de Robert, je ne suis que sa…
Allons ! courage, calmez-vous, nous aviserons à réparer cela ! Vous avez heureusement la nuit entière pour réfléchir.
Oui, vous avez raison ; je vais… (On entend la voix de Robert.)
{{Personnage|Roquefeuil le|c}}
Hein !
La voix de Robert !
Déjà !… Remettez-vous, et recevez-le !
Oh ! non.
Comment ?
Lui parler maintenant ! Mais est-ce que je puis ?
Mais, pourtant…
Non, je ne veux pas le voir ! Je n’ai plus la tête à moi ! je ne saurais que lui dire ! il devinerait tout !… Oh ! mais non, je ne veux pas le voir !
Mais un mari…
Mais est-ce qu’il est mon mari, maintenant ?
Et, pensez donc… Ah ! mais non ! (Elle se sauve à droite.)
Ah ! c’est juste !
Scène XIII
C’est bien, c’est bien ! vous pouvez aller vous coucher… (Entrant.) Tiens ! tu es encore là, toi ?
Eh ! sapristi ! oui… Voilà une demi-heure que je cherche ma canne… Où diable ai-je fourré ma canne ?
Mais, la voilà !
Tiens ! c’est vrai, la voilà !… Merci ! bonsoir !
Écoute donc !
Ah ! oui, j’ai bien le temps !
Deux mots !
{{Personnage|Roquef euille|c}}
Ta, ta, un rendez-vous. On m’attend, un rendez-vous d’amour !
Mais…
Et, tu comprends, je tenais à ma canne ; un rendez-vous d’amour, on ne sait pas ce qui peut arriver ; je tenais à ma canne. (Roquefeuille va prendre son chapeau sur la cheminée.)
C’est mon chapeau !
Ah ! (Il le repose et prend le sien.)
Et ta canne ?
Je sais où elle est, ça me suffit. Bonne nuit, et toi aussi !… Merci !… Ouf ! (il se sauve.)
Scène XIV
Est-ce qu’il est fou ? Pas tant que moi, toujours ! Que nous sommes absurdes ! Je fais un mensonge à ma femme, je la trompe pour une heure de liberté, et je ne suis pas plus tôt chez Horace que l’ennui me prend à la gorge et m’étouffe. C’est vraiment stupide, ces soirées de garçons, et je ne comprends pas comment j’ai pu… Mais le repentir a suivi de près la faute, et je viens tout avouer. Laurence doit être dans sa chambre, et je… (Il va pour ouvrir la porte ; elle est fermée ; il frappe, pas de réponse ; étonné.) Ah ! fermée !