Onze jours de siège/Acte II
ACTE deuxième
Même décor.
Scène première
Ainsi, même si j’avais eu des enfants, le mariage était nul ?
À coup sûr, leur présence n’y eût rien fait ; seulement, la loi, qui est sévère sans être injuste, leur eût reconnu les droits d’enfants légitimes.
C’est cependant le mariage qui fait les enfants légitimes !
Oui, plus souvent que le mari !
Et il n’y avait pas mariage ?
Pardonnez-moi ; il y avait, mais il n’y a plus mariage.
C’est vrai, vous m’avez expliqué… la bonne foi !… Savez-vous, mon pauvre Roquefeuille, que si vous ne m’aviez rien dit il y a huit jours, je serais encore mariée ?…
D’idée, oui ; mais de fait, non ! Et eussiez-vous préféré que Robert fît avant vous l’horrible découverte ?
Oh ! non !
Et qu’à la première discussion un peu vive ?…
Oh !
Eh ! mon Dieu ! il faut tout prévoir et tout craindre dans cette vie ! Et prévenus à temps, armés en guerre, avec l’avantage énorme de l’offensive, il ne tient plus qu’à nous d’écarter le péril avant même qu’on le soupçonne !
C’est vrai ! Vous êtes un véritable ami, mon cher Roquefeuille ! Vous n’avez pas besoin d’autres papiers que ceux que je vous ai remis ?
{{Personnage|Roquefeuill e|c}}
Non !
Les publications ?…
Sont faites.
Vous n’avez pas d’autres recommandations à… ?
Vous avez supprimé les journaux ?
Oui, mais sans trop savoir pourquoi.
J’ai mes raisons ; la presse est si indiscrète. Avez-vous vu hier l’homme de la mairie ?
Non !
Ah ! Ainsi, personne ne se doute de rien ?
Si, j’ai cru devoir tout écrire à Léonie.
Tant pis !
Je suis sûre de sa discrétion.
J’en serais encore bien plus sûr si elle ne savait rien.
C’était forcé, mon ami ! (Embarrassée.) J’avais des motifs, des raisons que je ne saurais vous expliquer.
C’est différent !
Chut ! c’est elle !
Scène II
Ah ! ma chère Laurence, ma pauvre amie !
Ah ! ma pauvre Léonie !
Comment ! Je quitte hier une femme mariée, et je retrouve une jeune fille !
Une veuve, madame !… une déplorable veuve !
{{Personnage|Léon ie|c}}
N’est-ce pas une mystification de cet affreux notaire ? Il est capable de tout.
Hélas ! non !
Et voilà huit grands jours que cela dure ?
Huit jours !
Et ton mari ne sait rien ?
Rien.
Pourquoi ne lui avoir pas tout avoué ?
Je l’avais conseillé… mais…
Je n’ai pas osé.
Pourquoi ?
Le soir où Roquefeuille m’apprit le fatal secret, Robert devait passer la nuit dehors. Je comptais donc avoir quelques heures pour réfléchir à mon étrange position et aux nouveaux devoirs qu’elle m’imposait, quand j’entendis la voix de mon mari ; ma première, ma seule idée alors fut de me précipiter dans ma chambre et de m’y barricader.
Ah !
Et dire que Robert n’a pas enfoncé la porte !… Maladroit ! la violence avec sa femme, c’eût été délicieux !
Mon Dieu ! après avoir frappé plusieurs fois, voyant que je ne répondais pas, il prit le parti de se retirer. Pour moi, je ne fermai pas l’œil de la nuit ; les idées les plus folles se succédèrent dans ma tête, et je n’avais pu encore voir clair dans ce chaos lorsque le jour vint. Je me levai ne sachant quel parti prendre, confiant presque ma destinée au hasard ou à l’inspiration du moment. Je rencontrai Robert, et déjà mon secret montait à mes lèvres, quand son air froid et sévère l’arrêta. M’avait-il gardé rancune de mes torts de la veille ? m’en voulait-il de ma porte fermée à son retour ? Je ne sais ; mais en le trouvant si froid, si sévère… je demeurai tremblante, mon cœur se serra… je ne vis que dangers à parler ! Je gardai mon secret, et, depuis ce moment, chaque jour augmente mon embarras et diminue mon courage !
Mais que crains-tu ?
Que sais-je ? Tu connais mon mari ; il n’est ni meilleur ni plus mauvais qu’un autre, bien qu’il ait des idées un peu créoles sur les choses de ce monde… Mais, dites à la plupart des maris, après trois ans de mariage : Vous êtes libres !
Ah ! quelle course ! Quel sauve-qui-peut !
Monsieur exagère. Beaucoup reprendraient le chemin de la mairie.
Oui… avec d’autres femmes !…
Tu vois comme il est rassurant ! Et il a peut-être raison, ma chère. Robert m’aime, je le crois… il est homme d’honneur, j’en suis sûre ; mais, après trois ans, le mariage n’est-il pas comme un arbre qui a donné toutes ses fleurs, tous ses fruits… et que l’on voit tomber sans regrets ? Pourquoi risquer tout mon bonheur sur un mot ?
Mais ce silence ne peut toujours durer. Quelle sera la fin de cette comédie ?
La fin de toutes les comédies, un mariage !
Voici ce que Roquefeuille m’a conseillé… Taire mon secret pendant onze jours.
Onze jours !… Le temps nécessaire…
Aux publications, oui… et, pendant ce temps, me laisser faire les démarches, fournir les papiers, afficher les bans, etc. Le maire de notre arrondissement est mon ami, ce qui simplifie bien les choses.
Et le onzième jour ?…
Le onzième jour, conduire Robert à la mairie, sous un prétexte quelconque, toujours sans lui rien dire, et là… brusquement, lui apprendre la vérité.
Comme cela, tout à coup ?
Vlan !
Quel avantage ?
{{Personnage|Roquefeui lle|c}}
Immense ! C’est de ne pas lui laisser le temps de réfléchir.
Mais, c’est…
C’est un guet-apens, je le sais bien ; mais il n’y a que ce moyen-là ! Car, si on lui laisse onze jours de réflexion… Oh !
Quel monstre que ce notaire !
Oui, mais quel notaire que ce monstre !
Bref ! tout est convenu de la sorte, et je ne regrette qu’une seule chose, c’est de n’avoir pas une mère, une sœur, chez laquelle je puisse me retirer pendant ce temps, sous le premier prétexte venu.
Pourquoi ? N’es-tu pas bien ici ?
Oui !… Ce scrupule de jeune fille me semble un peu tardif !
Cela ne vous regarde pas, mon cher Roquefeuille, ce sont des secrets de femme que vos oreilles ne peuvent entendre… et, si vous étiez bien aimable…
Très bien ! Serviteur, Roquefeuille !
Oh ! mon ami !
Bon ! bon ! J’entre chez Robert.
Merci !
Vous pouvez causer sans crainte. Vous savez, je n’oublie pas ma canne. (Il sort.)
Scène III
Eh bien, que voulais-tu dire ?
Vois l’étrange position qui m’est faite : depuis que je sais la nullité de mon mariage, je ne suis plus de bonne foi, et je n’ai plus le droit de me considérer comme mariée…
Eh bien ?
{{Personnage|Laur ence|c}}
Tandis que mon mari, à qui l’ignorance assure la bonne foi, se croit toujours…
Comment, tu pousses le sérieux jusqu’à…
Mais enfin, pense donc, je ne suis pas mariée !… et je ne sais pas ce qu’une autre femme ferait à ma place ; pour moi, au risque de te paraître bien ridicule, je t’avoue qu’un scrupule… bizarre peut-être… une délicatesse exagérée c’est possible… mais enfin… Non !… non !… non !…
Et que dit ton mari ?
II ne dit rien.
Il est donc fâché tout de bon ?
Je l’ai cru le premier jour, je te l’ai dit ; mais, le soir même, sa mauvaise humeur avait disparu, et si bien disparu, que ma situation est devenue très difficile…
Comment ! depuis huit jours… tu te retires chaque soir dans tes retranchements ?
Oui.
Et M. Maubray dans son camp ?
Oui.
Et, passé le couvre-feu, toute communication est interrompue entre les deux places ?
Oui.
Ah ! mais, ah ! mais, voilà une situation délicate !
D’autant plus délicate que, pendant le jour, je me fais aussi douce, aussi aimable, aussi prévenante que possible !
Tu sors de tes retranchements ?
Et le soir…
Tu rentres dans tes lignes ?
Tu l’as dit.
{{Personnage|Léoni e|c}}
Et l’assiégeant ?
Ah !… il est parfois de fort mauvaise humeur !
Dame ! il est dans son droit !
Mais voilà justement ce qui me fait peur ; et c’est précisément pour cela que j’ai besoin de ton aide !
Parle ! (Baptiste entre, des journaux à la main.)
Que voulez-vous ?
Ce sont les journaux que je porte à monsieur.
Mettez-les là !
Mais, madame, monsieur a l’habitude…
C’est bien, vous dis-je ; mettez-les là ! (Baptiste sort.)
Que prétends-tu faire de ces journaux ?
C’est Roquefeuille qui m’a recommandé de les supprimer avec le plus grand soin.
Et pourquoi ?
Je ne sais.
Ah ! les publications, sans doute… (Elle prend un journal ; Laurence va porter les autres journaux dans un petit meuble placé à droite.)
Tu as raison.
Voyons ! (Lisant.) Premier Paris. — Faits divers. Ce n’est pas cela. Ah ! Publications de mariages : « Entre M. Lenormand, 5, rue Coquillière, et mademoiselle Danjou, même maison, M. de Valois, rue Royale, et mademoiselle Laurent, même maison. »
Pourquoi donc toujours : même maison ?
On n’a jamais pu savoir… Ah ! voici !
Poursuis.
« M. Robert Maubray, 8, rue de Londres, et mademoiselle Laurence de Croix. » (Léonie lui donne le journal.)
Même maison !
Comprends-tu, maintenant ?
Ah ! oui… Prends garde ! mon mari ! (Elle cache le journal.)
Scène IV
Avec quelqu’un ! toujours !… (Haut.) Madame !…
Mon cher Maubray !
Vous vous faites rare ; on ne vous voit presque jamais.
Vous êtes trop bon de vous en apercevoir !
Et toi, ma chère Laurence, cette névralgie ?…
Une névralgie ?
Toujours bien souffrante, mon ami,
Soigne-toi. Tu sais combien ta santé m’est chère ! (Il va pour l’embrasser.)
Oh ! prenez garde !
C’est étonnant comme cette névralgie persiste !… Tu n’as pas vu mes journaux ?
Non !
C’est étrange ; voilà déjà deux ou trois jours que cela m’arrive !… Madame !… (À lui-même.) Oh ! cette névralgie !… Il faut absolument que je sache à quoi m’en tenir !
Scène V
(Après s’être assurée du départ de Robert, reprend le journal.) « M. Robert Maubray, 8, rue de Londres, et mademoiselle de Croix, même maison. » Ça y est… Ah !… « M. Maxime Duvernet, 17, rue Louis-le-Grand, et madame de Vanvres. »
Comment ! j’y suis ! nous y sommes !… Ah ! M. Duvernet ne s’est pas déclaré battu ! Il y tient ; il veut m’épouser malgré moi !
Il t’aime, c’est son excuse.
Eh bien, il en sera quitte pour ses frais ; car je reçois ce matin une lettre du Havre qui m’apprend que le Panama part dans trois jours.
Tu t’en vas ?
Veux-tu donc que j’épouse ce monsieur ?
Je veux… je veux que tu restes !
Tu ne comprends donc pas que si je reste, j’arrive tout bonnement au onzième jour, et je…
Tu ne comprends donc pas que si tu pars, je suis perdue ?
Perdue !
Oui, perdue !… Robert s’est étonné d’abord, puis inquiété de la nouvelle position qui lui était faite. Il a bien fallu inventer quelque chose… J’ai supposé…
Ah ! oui, la névralgie !
Mais, maintenant…
Il te croit moins ?
Il ne me croit plus du tout.
Le drame se complique.
Et le siège continue !… et je perds du terrain à tous moments !… et il faut que la place tienne encore trois jours, c omprends-tu, trois jours ?… Je suis perdue si tu ne viens pas à mon aide !
Comment ?
Il faut que tu renonces à ton départ, que tu viennes habiter cette maison, et que tu ne me quittes pas !
Oh ! oh ! oh !
Tu hésites ?
Mais, je crois bien !… Et puis, si cette comédie traîne quelque peu en longueur, c’est ma liberté elle-même qui se trouve compromise, sans parler de l’abominable rancune que M. Maubray va me vouer.
Tu refuses ?
Mais, dame ! songe donc… Eh bien, non ! il ne sera pas dit dans les âges futurs que madame de Vanvres aura refusé des renforts à sa meilleure amie ! J’entre chez toi avec armes et bagages ; nous ravitaillons la place, et tout est sauvé, même l’honneur !
Ah ! que tu es bonne ! (Elle l’embrasse.)
Voilà un baiser que je n’aurai pas volé.
Scène VI
M. Duvernet !
Madame !…
Pardonnez-moi, monsieur Maxime, si je vous quitte si précipitamment !
Madame !…
Nous avons quelques dispositions à prendre…
Elle aussi ?
Les deux femmes
Et nous vous présentons nos très humbles excuses. (Elles sortent.)
Scène VII
Voilà une femme qui me fera damner avant le mariage !
Il y a des gens bien pressés !
Ah ! Maxime ! Parbleu ! j’allais envoyer chez toi !… Sommes-nous seuls ?
Oui.
Eh bien, je suis charmé de vous avoir tous les deux ! J’ai à vous consulter !
Comme médecin ?
Comme notaire ?
Ou comme amis ?
Comme amis avant tout ! Comme notaire, peut-être ! mais surtout comme médecin !
C’est la consultation de Panurge ?
Et sur la même question, le mariage !
Seulement, Panurge était plus fin, il consultait avant.
On t’écoute, parle !
Aux amis, d’abord. Figurez-vous qu’il règne dans cette maison, depuis huit jours, un mystère que j’ai vainement essayé de percer. Ma femme n’est plus la même ; elle me fuit, elle m’évite. Rien ne marche comme d’habitude ; ce sont des allées et venues continuelles de gens que je ne connais pas. Hier, un monsieur fort mal habillé est venu m’offrir les services de son administration, et, après une longue conversation où il n’a été question que de mairie, de voiture de cérémonie, etc., j’ai cru comprendre qu’il s’agissait d’enterrement.
Tiens !
{{Personnage|Roquefeu ille|c}}
Et tu n’as pas profité de l’occasion ?
Ce n’est pas tout !… Ma femme s’enferme des heures entières pour lire, et sais-tu quel roman j’ai trouvé sur son bureau ? Le Code civil… ouvert au titre du mariage… Des droits respectifs des époux !
Ah ! c’est curieux !… Y avait-il une corne ?
Mauvais plaisant !… Enfin, il n’y a pas jusqu’à mes journaux, sur lesquels je ne puis mettre la main depuis huit jours.
Étrange ! étrange !
Et ta conclusion ?
La vôtre ?
Tu n’as pas d’autres indices ?
Si ! il y en a d’autres, mais…
Mais…
C’est délicat à dire !
On peut tout dire à son notaire.
Et à son médecin.
Eh bien, soit ! Tu vois bien cette porte ?
Je la vois.
C’est la porte de la chambre de ma femme.
Eh bien ?
Eh bien, fais-moi le plaisir de l’ouvrir.
Hein ! Pourquoi faire ?
Fais toujours !
Ouvre-lui la porte, pour l’amour de Dieu !
Soit !… Fermée !
Eh bien, oui, fermée ! mais fermée comme on ne ferme pas une porte, à un mari surtout ! Or, voilà huit jours qu’il en est ainsi.
Ah bah !
Je vous avouerai, mes chers amis, que votre rire m’agace !
Quoi ! elle ne s’est pas même ouverte à cette heure discrète où Psyché éteignait sa lampe ?
Non !
Eh bien, que veux-tu que nous y fassions, mon pauvre ami ? Nous ne pouvons pourtant pas…
Parbleu ! je le sais bien ! Mais je veux un conseil, un bon conseil !
Quel conseil ?
Celui du notaire d’abord !
Marche !
Ma femme a-t-elle le droit de me refuser…
L’obéissance ? Non ! Article 213.
Ai-je le droit d’exiger…
L’obéissance ? Oui !… Même article 213.
Bon ! Me voilà tranquille sur le fait de la légalité !
Tu citeras ta femme en justice pour la…
Non, non, non ! Seulement, je connais mon droit. C’est énorme !
Va toujours ! Tu t’amuses infiniment !
Tu comprends bien que je ne me suis pas facilement résigné à ce rôle de…
De Tantale ?
{{Personnage|R obert|c}}
De Tantale, soit ! Et que j’ai demandé à ma femme la cause de ce divorce anticipé…
Et elle t’a répondu qu’elle était souffrante ?
Qu’elle était souffrante… des nerfs !
Des nerfs.
Des nerfs !
Eh bien, la raison en vaut une autre !
La raison est pitoyable, mon cher. Jamais Laurence n’a eu les apparences d’une plus magnifique santé. Elle est fraîche comme à quinze ans, et jolie comme les amours !
Tu la vois à travers les lunettes d’un célibataire !
Voyons, soyons sérieux ! Te connais-tu quelques torts ? Ta femme est-elle fâchée contre toi ?
Mais non ! Et la preuve, c’est que, pendant le jour, elle est charmante, presque coquette avec moi ; mais à mesure que le soleil descend sur l’horizon…
Les belles de jour se ferment au coucher du soleil ! Et cela a commencé ?…
Le jour même de mon billet de garde, vous vous rappelez… cette curieuse découverte sur ma nationalité.
Parbleu ! voilà la raison ! N’en cherche pas d’autres ! Elle veut rompre toutes relations avec toi… depuis que tu es Anglais !
Oh ! oh ! oh ! Au moment du traité de commerce ? C’est invraisemblable !
Mon Dieu ! vous plaisantez, là !…
Sérieusement, je m’y perds !
Je n’ai donc plus qu’une ressource, c’est de m’adresser à toi, mon ami. Je veux qu’adroitement, et sans que Laurence s’en doute, tu puisses me dire si ma femme est malade, oui ou non.
Comment ! sans qu’elle s’en doute ? Mais, malheureux, as-tu songé que notre seul thermomètre, à nous, médecins, c’est le pouls et la langue ?
Et si elle ne s’y prête pas ?
S’il ne faut pas qu’elle s’en doute ?…
Ta, ta, ta, arrange-toi à ta guise ; trouve quelque moyen adroit, détourné, pour arriver à ton but.
Mais…
Chut ! la porte s’ouvre !
Il est grand jour !
Voici ma femme ; je te laisse avec elle. Viens, Roquefeuille.
Non, parbleu ! Mieux vaut que tu sois là !
Et moi aussi !
Scène VIII
Vous ne m’en voulez pas, monsieur Maxime, de vous avoir laissé seul un instant ?
Robert m’a tenu compagnie.
Attention ! Roquefeuille… prévenons-la ! (Bas à Laurence.) Méf…
Plaît-il ?
Moi ?… Ah ! mes amis, je crois que je me grippe.
Mais ce que je ne vous pardonnerais pas, madame, c’est de nous avoir enlevé madame de Vanvres, si je n’étais assuré que c’est pour empêcher son départ.
Précisément !
Méfiez-vous.
{{Personnage|Lauren ce|c}}
Vous dites ?…
Tu dis ?
Moi, je n’ai pas soufflé mot.
Il n’a pas soufflé mot !
Ah ! je croyais. (À part.) Qu’est-ce qu’ils ont donc ?
Va donc !
Et de quoi parliez-vous quand j’ai interrompu votre conversation ? Y a-t-il de l’indiscrétion à vous le demander ?
Comment arriver ?
Voyons donc comment il va se tirer de là ?
Ah ! oui, madame, je racontais à ces messieurs quelques particularités de mes voyages. Je disais que l’Europe, qui se croit à la tête de la civilisation, a été distancée sur certaines sciences par quelques peuplades océaniennes. La divination, par exemple.
La divination !
Voilà le moyen détourné.
Vous croyez à cette science ?
Oui, madame ; mais je fais une différence extrême entre la science de M. Desbarolles et celle des naturels de Nouka-Riva.
Au fait !
Exemple, la chiromancie !
Ah ! l’y voilà !
La chiromancie peut, tout au plus, faire connaître le passé. Donnez-moi votre main, s’il vous plaît !
Ne la donnez pas !
Ma main !
Enfin !
{{PersonnageD|Roquefeuille| c|bas.}}
Ne la donnez pas !
Mais…
Donne donc ta main, chère amie !
Alors, il n’y a qu’un moyen. (À Laurence.) Donnez-moi l’autre.
Prends ta montre et compte une minute.
Je comprends !
Main de race, madame. Hum !
Tout à fait aristocratique ! (Robert compte, et regarde Roquefeuille.)
Eh bien, qu’est-ce qu’il fait donc, lui ?
Je fais la contre-épreuve.
Expliquez-moi donc ?
Nous allons vous dire la bonne aventure, belle dame !… Laissez faire !
Compte !
Eh bien, madame, vous avez la main longue, les doigts effilés… vingt…
Quarante !
Et, ce que nous appelons la main psychique… quarante.
Quatre-vingt !
Qui doit servir merveilleusement les conceptions d’une intelligence supérieure.
Ça y est !
Soixante pulsations !… Le pouls est excellent !
Ça y est ! Cent vingt ! Une fièvre de cheval !
Comment ?
Une fièvre de cheval !
{{Personnage| Robert|c}}
Tu es fou, ou ta montre ne va pas !
Ma montre ne va pas ? La montre de ma mère !
Au diable ! Voyons la langue !
Voyons la langue ! (À part.) Ouf ! et d’une ! (À Laurence.) Oh ! vous n’en êtes pas quitte, madame… il paraît que ce n’est pas fini.
Comment ?
Dans l’art de la divination, madame, la main n’est que la première page du livre…
Quelle est la seconde ?
C’est… ne riez pas d’avance… c’est la langue !
Fermez la bouche !
Ah ! pour le coup, tu ne me persuaderas pas !
Et pourquoi non ? La langue n’est-elle pas l’expression véritable de nos pensées ? Tous nos organes obéissent à notre volonté, la langue seule est indépendante, et, partant, ne saurait mentir, au physique, bien entendu ! On dit : une langue effilée, pour une personne fine et spirituelle ; une langue épaisse, pour un ignorant et un imbécile.
Et une langue bien pendue pour un bavard.
Oui !
Oui !
Et qu’y a-t-il d’étonnant à ce que des peuples observateurs aient fait de la langue le miroir de l’avenir ?
Je me rends ! je me rends ! Et, si Laurence veut bien se prêter…
Comment, monsieur, vous voulez… que… (Riant.) Ah ! ce n’est pas sérieux ?
Fermez la bouche ! (Elle repince les lèvres.)
Je te demande pardon, rien n’est plus sérieux !
{{Personnage|Lauren ce|c}}
Ah ! par exemple ! (Elle rit.)
Allons, belle dame, allons, tirez-nous la langue !
Ah ! ma foi ! je ne puis pas !… Ah ! ah ! ah ! (Elle va tomber en riant sur le canapé. Maxime et Robert se regardent, tandis que Roquefeuille leur tire la langue.)
Manqué !
C’est ta faute !
Moi ?
Oui, tu l’as fait rire !
C’est vous !
C’est toi !
C’est vous !
Scène IX
Mon Dieu ! qu’est-ce donc ?
Ah ! l’idée la plus bouffonne !
Ce n’est rien… (À part.) Il ne manque plus que de me ridiculiser à ses yeux ?
Ma chambre est prête ; si tu veux donner l’ordre à tes domestiques de porter mes bagages ?
Des domestiques ? Ah ! madame !… il n’en faut pas d’autre que moi !
Et moi ? (À part.) Rompons les chiens !
Ah ! Vous êtes bien galants, tous deux ! Eh bien, suivez-moi !
Au bout du monde !
Ouf ! et de deux ! Mais, défiez-vous de ce gaillard-là, il a des idées… légères… (Il se sauve.)
Scène X
Ma femme se dit malade, et se porte à merveille ! Nous allons bien voir… Vous me fuyez, Laurence ?
Moi ?
Restez, je vous prie… on croirait que je vous fais peur.
Oh !
Et j’avoue que je serais moi-même tenté de le croire un peu, à voir le soin avec lequel vous m’évitez.
Je vous évite ?
Vous ne direz pas, je suppose, que c’est le hasard seul qui met un tiers dans tous nos tête-à-tête, et élève sans cesse une barrière entre nous deux ?
Mais si, vraiment… Je n’ai pas remarqué…
Vous ne sauriez croire, ma chère Laurence, le plaisir que vous me faites en me parlant ainsi ; car, d’honneur, j’en étais presque arrivé à douter de votre affection !
Oh ! quelle idée, Robert !
Ah ! dame, chère amie, vous le savez, le cœur peut se lasser, à la fin, d’aimer seul, de battre seul, et sans qu’un autre cœur lui réponde, et, alors… Venez donc vous asseoir auprès de moi ?
Merci ! merci !
Encore ! Vous vous éloignez quand je vous appelle ?
Je ne m’éloigne pas ! (Elle recule.)
Venez donc, je vous en prie !
Il le faut bien !
Ah ! Et maintenant, ma chère Laurence, que nous s ommes l’un près de l’autre, non plus comme de vieux époux, mais comme de jeunes amants, me direz-vous quel est le sujet de vos préoccupations ?
Je vous assure…
Depuis huit grands jours, ne vivons-nous pas comme des étrangers ?
Robert !
Là ! voyez, à l’instant même où, pour la première fois, je vous trouve seule, vous voulez déjà me quitter. Vous ne m’aimez pas.
Je ne vous aime pas ! (À part.) Quel supplice !
Est-ce une jeune fille ? est-ce ma femme qui me parle ?
Oh ! mon Dieu !
Je vous comprendrais si vous étiez mademoiselle de Croix au lieu d’être madame Maubray, et si mon amour…
Mais, je vous assure qu’il n’en est rien, je…
Si vous m’aimiez, vos yeux se baisseraient-ils devant les miens ?… Si vous m’aimiez, me trouveriez-vous ridicule et ennuyeux ? Si vous m’aimiez, repousseriez-vous le bras qui enlace votre taille ? (Il lui prend la taille.)
Robert ! Robert !
Je vous aime, moi ! (Il veut la prendre dans ses bras, elle se débat.)
Scène XI
Ce n’est que moi, chers amis ; ne vous dérangez pas !
La peste soit des importuns !
Il paraît que j’arrive à temps !
Comment se fait-il, ma chère Laurence, que vos domestiques n’aient pas annoncé madame de Vanvres ?
Comment, m’annoncer ? On ne m’annonce plus maintenant que je suis de la maison.
De la maison ?
Mais, vous voyez bien, j’emménage !
Comment ! cette chambre dont vous parliez ?
Mais c’est ici !
Ici !
Votre femme ne vous l’a pas dit ? C’est qu’elle voulait vous faire une surprise agréable.
C’est un garde du corps qu’elle se donne !
Il est furieux !
M’en voudrais-tu, mon ami, de ce que j’ai fait ?
Nullement ! J’en suis enchanté, enchanté !
J’ai dit à ces messieurs de monter mes effets dans ma chambre.
La chambre d’amis, à l’autre bout de l’appartement ?
Y pensez-vous ? À une lieue de tout pays habité. Je mourrais de peur la première nuit. Non, non ! la chambre qui touche à celle de votre femme (Fausse sortie.)
Dites tout de suite sa chambre, et n’en parlons plus ! (À Laurence.) Enfin, je vous disais, ma chère Laurence…
Par ici, monsieur Maxime, par ici !
Scène XII
Me voilà, madame !
À l’autre !… Ah ! l’on veut me pousser à bout !
{{Personnage|Maxi me|c}}
Qu’est-ce qu’il a donc ?
Il a ses vapeurs. Eh bien, et mes cartons à chapeau, et mes robes, et M. Roquefeuille ?
Scène XIII
Voilà, voilà, voilà !
Encore ! Il ne manquait plus que lui ! (Même jeu.)
Par ici, messieurs !
Ouf ! Et on veut que je me marie ?
Allons ! c’est fini !… je ne suis plus chez moi ?… C’est une gare ! c’est un débarcadère !… Oh ! j’aurais du plaisir à casser quelque chose ! (Il sonne.)
Comment cela finira-t-il ?
Monsieur a sonné ?
Mon Constitutionnel !
Mais, monsieur…
Je vous demande mon journal ! Est-ce clair ?
C’est que…
On ne répond pas c’est que… à un homme qui demande le Constitutionnel… Si mon journal n’arrive pas demain, vous serez congédié.
On l’aura égaré, mon ami. (À Baptiste.) Allez, et taisez-vous ! (Il sort.)
Depuis huit jours, les journaux sont d’une platitude…
Quelle patience il faut avoir !
Et tout cela, parce que tu n’as pas lu ton journal. Tu peux te vanter d’être un fier original !
Est-ce que cela te regarde ? Oui, je suis furieux, parce que les journaux ne disparaissent pas ainsi sans laisser de traces ! Voilà huit jours que je n’en ai pas vu un seul !
Si c’est là ce qui te chagrine, vois l’heureux hasard ! je puis venir à ton aide.
Hein !
J’ai précisément le journal les Débats de ce matin dans ma poche !
Ah !
Le maladroit !
Il avait bien besoin, celui-là !…
Ce n’est pas qu’au fond je tienne beaucoup…
Si, si ! Il y a précisément une ligne qui me concerne, et, à titre d’ami, tu dois y prendre intérêt.
Mais tais-toi donc !
Mais taisez-vous donc !
Hein ? Est-ce qu’il y a du mal à dire, madame, que votre nom figure auprès du mien dans les publications des Débats ?
À coup sûr, monsieur, vous me compromettez…
Il va voir aussi les nôtres !
Sac à papier ! Comment parer le coup ?
Ah ! ah ! vous en êtes déjà là ?… Mes compliments…
De condoleance !
Ne lisez pas ! Je n’ai jamais autorisé M. Duvernet… Ne lisez pas !
Si fait ! si fait !
Comment faire ?
Alerte ! (Robert lit le journal.)
{{Personnage|Roquefeuil le|c|à part.}}
Du sang-froid ! de l’audace ! (À Léonie.) Qu’est-ce que vous cherchez, madame ? un morceau de carton ou de papier pour dévider cette laine ?
Oui, précisément.
Le journal ?
Compris !
Où sont donc ces publications, je ne trouve pas ?
À la quatrième page !… Ignorant !
C’est juste !
Pardon ! mon cher Maubray, voilà ce qu’il nous faut !
Oh !
Bien exécuté !
Mais, madame, vous n’avez que faire d’un journal tout entier pour dévider un écheveau de laine !
C’est parfaitement juste !… Vous voyez que quand j’ai tort je me rends ! (Elle déchire le journal en deux et lui donne la première partie.) Tenez, lisez votre premier-Paris !
Bravo ! Et on veut que je me marie ?… Ah ! non !
Mais non, mais non, madame ! Le paragraphe que je veux faire lire à Robert est dans la seconde partie du journal.
Mon Dieu, que vous êtes insupportable !
Vous dites ?…
Je ne dis rien !
J’ai mal entendu.
Animal !
Hein ?… (Il tient la moitié du journal, la déchire en deux, et rend à Léonie une partie.) Il y a encore là de quoi dévider dix écheveaux ! (À Robert.) Et si tu veux jeter les yeux… (Il lui donne le quart du journal.)
{{PersonnageD|R obert|c|à part, regardant Léonie.}}
Voilà une petite dame qui me fera tout bonnement commettre un crime. (Prenant le journal à Maxime.) Donne !
Perdus !
Pas encore ! (Il renverse l’encrier sur la table.) Ah !
Ah !
Qu’y a-t-il ?
Il paraît que ce n’est pas fini.
Ah ! mon Dieu ! c’est madame qui vient de renverser l’encrier, et de faire une tache énorme sur la table. C’est la mer Noire. Comment réparer ? Vite, madame, un chiffon !
Ah ! mon Dieu ! ça coule !… Vite donc !
Voilà, madame. Essuyez ! essuyez !
Essuyons ! (Elle frotte avec le papier.)
Il était temps !
Mais, madame, pour l’amour de Dieu !…
Mêlez-vous de ce qui vous regarde, mon cher monsieur.
Mais.
Ah çà ! madame, vous moquez-vous de moi, par hasard ?
Y pensez-vous ? Je vous assure qu’il n’y paraîtra rien ; mais je suis désolée…
Ça ne paraîtra pas du tout.
Eh ! il s’agit bien de cette table !
De quoi s’agit-il donc ? Ce n’est pas de ce chiffon de papier, je suppose ?
Si fait, madame.
C’est vrai ? c’est celui que vous lisiez ? Que vous êtes étourdi, Roquefeuille.
{{Personnage|Roquefeuil le|c}}
C’est donc moi… Mais le mal peut se réparer. Pouvais-je me douter qu’on attachât quelque importance à un méchant bout de journal ? Où est-il passé, maintenant ?
Le voici, mais dans un piteux état !
Il est légèrement maculé ; mais avec un peu de bonne volonté !…
Impossible d’en déchiffrer une ligne…
Je suis sauvée.
Madame !
Mon Dieu ! qu’y a-t-il ?
Il y a, madame, que je ne suis pas dupe de tout ceci ! Ce journal n’est qu’un prétexte pour les persécutions continuelles dont je suis l’objet !…
Je ne sais quel mauvais vent a soufflé sur mon ménage, mais depuis huit jours, c’est-à-dire depuis votre arrivée, tout va ici de mal en pis. Ma femme oublie qu’elle est ma femme ; mes amis oublient qu’ils sont mes amis ! Je n’ose affirmer que tout ceci soit votre ouvrage…
Mais vous le croyez ?
Mais je le crois.
C’est franc, du moins.
Robert !
Mon ami !
Laissez-moi ! car vous êtes tous d’accord ! Laissez-moi !
Que voulez-vous faire ?
Oh ! rien, je ne veux même pas vous imposer le sacrifice d’une amie, et je lui cède la place. (Il sort.)
Robert ! Robert ! (Robert lui a fermé la porte sur le nez. — Maxime sort par le fond à gauche. — Musique à l’orchestre jusqu’au baissé du rideau.)
Scène XIV
Eh bien !
Eh bien !
Eh bien !
Encore une victoire comme celle-là, aurait dit Pyrrhus, et c’est fait de nous !
Nous avons poussé les choses un peu loin !
Ah ! je le sens bien ! Mais que faire maintenant ?
Dame !…
Il n’y a pas à hésiter. Il faut faire la paix, vite ! vite !
Et comment faire la paix ?
Ceci, c’est votre affaire ! Quand une place assiégée ne peut plus se défendre, elle arbore le pavillon parlementaire et capitule ! Capitulez !
Oui, capitule ! capitule !
Au fait, vous avez raison ! Qu’ai-je gagné jusqu’ici à cette comédie ?… Aujourd’hui la colère, peut-être demain l’indifférence de Robert… J’ai déjà trop compromis mon bonheur.
Capitulez !
Capitule !
Fermée !
Fermée !
Ah !