Onze jours de siège/Acte III
ACTE troisième
Même décor.
Scène première
Eh bien, quelles nouvelles ?
Aucune !
Aucune !
Rien. Je viens de la préfecture de police, on m’a demandé mille renseignements. J’ai raconté tout ce que je savais : que notre ami Robert était un peu fantasque ; qu’après une scène assez vive, il s’était retiré chez lui ; que, le soir même, sa femme avait trouvé sa porte fermée ; que, le lendemain, ne le voyant pas paraître, on s’était décidé à enfoncer la porte ; que la chambre était vide, notre ami étant sorti par son escalier dérobé, et que depuis, on ne l’a plus revu chez lui, ni au cercle, ni à la Bourse… et, enfin, que sa femme était dans une mortelle inquiétude.
Je crois bien !
Tout cela était écrit au vol par un monsieur barbu qui m’a congédié avec ces mots : « C’est bien, monsieur, on le trouvera… » Et je suis venu en toute hâte vous rendre compte de ma démarche, tandis que Roquefeuille courait à Chatou, voir s’il n’est pas à sa maison de campagne.
Quel événement ! cette disparition ! cette fuite !
Et maintenant, madame, que j’ai fait ce que l’amitié me commandait, me sera-t-il permis de ne pas négliger tout à fait l’amour, et de vous faire remarquer que nous sommes précisément aujourd’hui à ce fameux onzième jour qui ne devait jamais luire pour moi.
Ah ! vous prenez bien votre temps ! C’est au moment où votre ami…
{{Personnage|M axime|c}}
Oh ! mon ami a l’âge de raison, madame, il sait se conduire : bonderie de ménage ! Il aura voulu donner une leçon à sa femme ; il va revenir tout à l’heure frais et vermeil comme un écolier qui a fait l’école buissonnière ; mais moi, moi, madame, voilà onze jours que je ne mange pas ! onze nuits que je ne dors plus !…
Eh bien ! vous devez commencer à vous y faire !
Et que j’attends ce fameux délai qui expire enfin, et qui vous met dans l’absolue nécessité de tenir votre promesse.
Moi ?
Oui, il n’y a plus à s’en défendre ! Les onze jours sont révolus : j’ai tout prévu, tout préparé, pour ne vous laisser aucune défaite. Les bans sont publiés, M. le maire déploie son écharpe, l’église allume ses cierges, l’orgue prélude, et le suisse fait résonner sa hallebarde !
Ah bien, il attendra, le suisse !
Ah ! madame, ce n’est pas possible !
Mais conçoit-on cet entêtement ?
Ah ! oui, on le conçoit quand on vous regarde !… Et si vous voulez m’écouter !…
Mais, est-ce que je puis vous écouter dans la disposition d’esprit où je suis ? Je n’ai pas seulement la tête à moi !
Roquefeuille vous dira que c’est une excellente disposition pour se marier !
Et le Panama qui m’attend et qui chauffe !
Et moi, donc !
Tenez ! ne me parlez de rien tant que Robert ne sera pas retrouvé.
Et après ?
Ah ! après ?
Scène II
Eh bien, l’avez-vous ?… l’a-t-il ?… l’a-t-on ?…
Rien. Et vous ?
Rien… Et vous ?
Mais, à Chatou ?
J’en viens ! Rien ! rien ! rien !
C’est effrayant !
C’est sinistre !
Mais êtes-vous enfants avec vos inquiétudes ! Pourquoi ne l’avez-vous pas mis dans les Petites-Affiches, à l’article des objets perdus.
Les femmes courraient après, et ne voudraient plus le rendre.
Voulez-vous bien ne pas plaisanter !
Et madame Maubray ?
Ah ! vous jugez ! Elle en tombera malade !
On n’a qu’un mari et il s’envole !…
Et au milieu de tout cela, M. Duvernet a le cœur de me parler mariage.
Dame ! Cela lui donne l’espoir de vous égarer aussi un jour !
Mais je ne vois pas…
Plus un mot. Je ne consentirai à vous pardonner, que si vous me ramenez votre ami.
Vous dites ?
Va, marche… Et si tu le rapportes… récompense honnête !
Voilà un espoir qui me donne des ailes !… J’ai une idée.
Saisis-la !
Maxime, regardant l’heure.
Dix heures ! Le mariage est pour deux heures ! j’ai le temps (Il se sauve.)
Oui, oui, vous avez le temps !
De se marier ! Ah ! oui, il a le temps… Ah ! en voilà un qui connaîtra la corde avant de se pendre.
C’est elle ! Laurence !
Scène III
Eh bien ?
Eh bien ! ma pauvre Laurence, rien de nouveau.
Mon Dieu !
C’est à n’y rien comprendre !
Ah ! je le comprends trop bien, moi !… Ce que nous voulions lui cacher, il le sait… et maintenant qu’il est libre, il est parti pour ne plus revenir !
Mais non ! Quelle idée !
Ah ! ne me dis pas que non, j’en suis sûre !
Autrement, est-ce qu’il ne serait pas déjà de retour, lui qui se faisait un scrupule de rentrer plus tard que l’heure dite, pour m’épargner la plus petite inquiétude ?… Car il était si bon !… il était si tendre, si doux, parfois !… Ah ! c’est fini, maintenant, c’est bien fini, va !… Je l’ai perdu, et pour toujours !…
Mais veux-tu ne pas pleurer comme cela !
Voilà ce que c’est que d’avoir voulu ruser avec lui, au lieu de lui tout dire !… Ah ! si j’avais tout dit !… il m’aimait tant ! et quelques instants encore avant son départ… Ah ! si j’avais su !… C’était si facile !
Voyons, voyons, chère dame, ne nous désolons pas, et cherchons le remède ! Vous êtes bien sûre qu’il n’a pas laissé le plus petit mot d’avis ?
Pas un ! J’ai fouillé partout !
Et, depuis ce temps, pas une lettre, pas un mot pour expliquer sa conduite ?
Rien !
C’est incompréhensible !… Et dire que cela nous arrive au moment de le marier sérieusement, de lui river la chaîne ! Il a soupçonné l’embûche, le scélérat !… Un plan si joli, si bien conduit !… J’avais tout prévu… tout est prêt… le maire est prévenu ; il nous attend pour deux heures ; après deux heures, il serait trop tard : il a une assemblée d’actionnaires qu’il préside, et comme il ne donne jamais de dividende, il doit au moins être exact ! Et le premier mariage dont je me sois occupé va manquer par l’absence inexplicable du futur !… et quel futur ?… Un futur sérieux, éprouvé, garanti ! un futur passé ! un futur antérieur ! Non ! ce n’est pas possible ! il va arriver ! il arrivera ! il arrive ! le voilà ! (Entrée de Thérèse.)
Scène IV
Non, ce n’est pas lui !
THÉRÈSE, un coffret à la main.
Pour madame !
Il ne peut pas tenir là-dedans !
De quelle part ?
THÉRÈSE
Je l’ignore ! C’est un commissionnaire qui m’a dit : « Pour madame Maubray ! »
Qu’est-ce que cela peut bien être ? (Thérèse sort.)
Voulez-vous permettre ?… Ah ! un écrin !
{{Personnage|Léo nie|c}}
Le magnifique écrin !
Qu’est-ce que cela signifie ?
Un écrin ?… Ah ! c’est toujours assez clair !
Ouvre donc !
Des diamants !
Quelle splendide rivière !
Rivière ? C’est parbleu bien un fleuve !
Y comprends-tu quelque chose ?
Absolument rien !
Ah ! je devine !… C’est un cadeau de l’ami Maxime à sa fiancée !
C’est possible !
De quel droit M. Duvernet se permettrait-il de m’envoyer des diamants ?
Ma foi ! du droit qu’ont les diamants de se présenter partout ; d’ailleurs, au point où vous en êtes…
Au point où nous en sommes, M. Duvernet serait un impertinent !… Non ! cet écrin n’est pas pour moi, mais pour Laurence !
Point ; il y a erreur… C’est pour toi !
Ah ! c’est bien la première fois que je vois deux femmes se renvoyer une parure !
Scène V
Madame ! madame ! le voilà !
Mon mari ?
Monsieur ! c’est monsieur ! Il descend de voiture !
Lui ! c’est lui !… Ah ! que cela fait du bien !
Nous le tenons ! Ne le laissez pas échapper !… Je cours à la mairie !… Par où sort-on pour ne pas le rencontrer ?
Par cette porte !
Il y passera, le misérable ! (Il sort vivement.)
Monsieur ! (Il sort avec Thérèse.)
Scène VI
(Robert entre lentement par le fond, en costume anglais de voyage, gros paletot fourré, couverture, casquette, etc.)
Ah ! mon ami, que je suis heureuse de vous voir !
Très heureux aussi !
Ce ton !
Ah ! si vous saviez combien j’étais inquiète de votre absence !
Il n’y avait pas de quoi, madame.
Madame !… Voilà trois jours que vous êtes loin de moi, et, au lieu de m’embrasser…
Que ne le disiez-vous tout de suite ! Avec plaisir ! (Il l’embrasse froidement sur le front et va s’asseoir.)
Mais d’où venez-vous, mon Dieu ?
Je viens de Londres !
De Londres ?
Il s’est gelé en traversant le détroit !
Ah ! madame de Vanvres, pardonnez-moi, je ne vous avais pas vue ! (Il salue cérémonieusement.)
Monsieur !
Que faire à Londres, mon ami ?
Mais, d’abord, faire une visite de politesse à mes concitoyens ; car, vous savez, madame, que je suis Anglais, et puis y corriger, par la fréquentation d’un peuple calme et froid, cette pétulance de caractère dont je vous ai donné ici même un si fâcheux exemple !
Eh bien, là, vraiment, je vous aimais mieux à la française !
Non, madame.
Comment, non ?
Vous m’avez suffisamment fait comprendre que mon éducation n’était pas complète, et qu’il me manquait ce vernis…
Mon Dieu !…
Ce vernis anglais !
Ah çà, est-ce que vous allez toujours parler comme ça, maintenant ?
Toujours !
Et vous serez toujours habillé comme cela ?
Toujours !
Et toujours aussi vif ?
Aussi aimable ?
Toujours !… (Il remonte à la cheminée et va s’asseoir devant, dans un fauteuil, tenant ses jambes en l’air.)
LES DEUX FEMMES, effrayées.
Oh !
Ma chère Laurence, mes sincères compliments ! Je te vois déjà te promenant le long de Piccadilly ou sur les gazons d’Hyde-Park avec une capote rose ornée d’un voile vert, une robe groseille, et une écharpe jonquille, au bras de m ilord en waterproof et en mac-farlane. C’est splendide ! Et, si je n’étais Française, je voudrais être Anglaise !
Scène VII
Madame !
Qu’est-ce encore ?
Un bouquet que l’on vient d’apporter pour madame.
Qui on ?
Madame me demande…
De quelle part ?
Je l’ignore. Voici le bouquet ! (Il donne à Laurence le bouquet enveloppé dans du papier.)
Je ne dois pas accepter.
Un bouquet s’accepte toujours. (Baptiste sort.)
Mais, mon mari ?
Est-ce qu’il pense à toi ?
Léonie !
Tiens, regarde !
(Elle a retiré le bouquet de son enveloppe et pousse un cri.) Ah !
Un bouquet de fleurs d’oranger !
Des fleurs d’oranger !
En tous cas, qui est-ce qui a pu…
Scène VIII
Arrivé ! Il est arrivé ?
{{Personnage|Lau rence|c}}
Oui, d’Angleterre.
Ce n’est pas possible ! J’arrive du bureau des passeports, on ne lui en a pas délivré.
Yes ! on ne donne plus de passeports pour l’Angleterre.
Essoufflez-vous donc ! Tu vas très bien ?… Oui… Allons, tant mieux !
Laurence, le faisant retourner vers elle.
Pardon ! Est-ce vous, monsieur Duvernet, qui nous avez envoyé ces bijoux ?
Quels bijoux ?
Est-ce vous, monsieur Duvernet, qui nous avez envoyé ce bouquet ?
Quels bijoux ? Quel bouquet ?
Ceux-ci !
Celui-ci !
Ces diamants ! ces fleurs !
Vous n’avez peut-être pas remarqué quelles sont ces fleurs ?
Des boutons de fleurs d’oranger ! (Riant.) Ah ! ah !
Vous riez ?
Je ne sais qui peut vous avoir envoyé ce bouquet, mais je vous jure que ce n’est pas moi.
Qui cela peut-il être, alors ?
Scène IX
C’est moi !
Comment, c’est vous ?
Eh ! parbleu ! oui, c’est moi !… Robert est-il prêt ?
Ah ! vous êtes l’auteur d’une pareille mystification ?
Quelle mystification ?
J’aurais dû m’en douter !
Mais quoi ? (Léonie lui montre le bouquet.)
Vous avez l’impertinence de m’adresser un bouquet de fleurs d’oranger à moi, madame de
Vanvres ?
Des fleurs d’oranger ! à vous, encore ! Merci ! Quelle plaisanterie ! J’aurais compris une caisse d’oranges.
Ainsi, ce n’est pas vous ?
Je vous jure…
Ni vous ?…
Mais, sac à papier ! dépêchons-nous donc ! Où est Robert ?
Chut !
Dieu me pardonne ! je crois qu’il dort !
Il en a tout à fait l’air !
Il a bien choisi son temps ! Je viens de la mairie, nous n’avons pas une minute à perdre. Réveillez-le, réveillez-le ! Il ne peut paraître dans ce costume devant les autorités !
Mais, comment ?
Eh ! c’est votre affaire, sac à papier ! Depuis ce matin, je ne fais que monter et descendre des escaliers, et courir de l’église à la mairie, et de la mairie à l’église ! C’est le maire qui me renvoie à son vicaire, et l’adjoint qui me renvoie à son bedeau. Et les voitures et les cochers, et la marmaille !… Monsieur le marié !… monsieur le marié !… Oui ! oui ! je t’en moque !… le marié !… Tâche de m’y prendre !… va !…
Mais alors, mais alors !… Madame consent !… Vous consentez donc ?…
Hein ?
Mais ce mariage !… cette église, cette mairie ! C’est pour nous !
Pour nous !
Dame !
Tiens ! c’est vrai, il ne sait rien, lui !… Laissons-lui son erreur !… le malheureux !
Ah ! madame !… si vous consentez… un mot… un seul mot !…
Allez vous habiller !
En mariée ?…
Point, monsieur, en demoiselle de noces !
Alors, gardez le bouquet pour que l’illusion soit complète ! (Léonie hausse les épaules.)
Ah ! vous êtes un impertinent. (Elle sort.)
Mais, je n’y comprends rien ! Mais si ce n’est pas moi, qui marie-t-on ici ?
Cela ne te regarde pas ! (À Laurence.) Dépêchez-vous, je vais faire patienter M. le maire !… (Montrant Robert.) Habillez-le !… (À Maxime.) Allons, marche !
Mais, mon ami…
L’habit noir, c’est de rigueur ! Un mariage, grand deuil ! (Il entraîne Maxime.)
Scène X
Une heure ! Je n’ai plus qu’une heure, et Robert qui dort ! Comment lui faire quitter ce costume pour endosser l’habit noir ? (Elle s’approche et l’appelle doucement.) Robert, mon ami, Robert ! (Il ronfle légèrement.) Oh ! (Appelant de nouveau.) Robert !
{{PersonnageD|Robe rt|c|se réveillant et se levant.}}
Ah ! je crois, parbleu ! que je dormais ! Quel grossier personnage je fais !
Il n’y a pas grand mal, mon ami, surtout si vous êtes fatigué !
C’est mon excuse, si je puis en invoquer une !
Avez-vous besoin de quelque chose ?
J’aurais besoin de mon lit. (Il s’assied sur le canapé.)
De son lit ! (Haut.) Ne croyez-vous pas que cela vous ferait du bien de quitter ces vêtements si lourds ?
Je le croirais assez volontiers ; mais, vous l’avouerai-je, je me sens si à l’aise dans cette excellente causeuse, que le moindre mouvement m’effraie.
Qu’à cela ne tienne ! Ne suis-je pas là ?
Je ne veux pas abuser.
Au contraire, c’est un plaisir pour moi. Entre jeunes époux, ces petits soins ne sont-ils pas une preuve de tendresse qu’on aime à se donner ?
Oh ! oh !
Vous en doutez ? Votre femme n’est-elle plus votre ménagère ?
C’est très joli, ce que vous dites là, ma chère Laurence, et je vous fais mon sincère compliment, si vous voyez encore la vie éclairée des reflets de la lune de miel ! Mais…
Mais ?…
Vous êtes en retard ; les années se sont écoulées, et ce qui paraissait jadis un jeu charmant et plein de poésie, risquerait fort aujourd’hui de devenir un non-sens ridicule.
Est-ce vous que j’entends ?
Je vous étonne.
Mais oui, je l’avoue… Et ce que vous me disiez, il y a trois jours à peine… (Elle s‘assied sur la causeuse près de Robert.)
{{PersonnageD|Rob ert|c|se levant aussitôt.}}
Pardon !
Ah !… vous me quittez ?…
Non… mais si on nous surprenait, on nous prendrait peut-être pour des amoureux !
Eh bien, mon ami ?
Eh bien, ce serait un peu ridicule !
Ridicule ! que vous aimiez votre femme et que votre femme vous aime ?
Ai-je dit cela ? En ce cas, je me serai fait bien mal comprendre.
Ah !
Je vous aime, ma chère Laurence, je vous aime raisonnablement et sérieusement, comme on doit aimer sa femme, après trois ans de mariage.
C’est-à-dire que l’amour ne résiste pas à trois ans de mariage, n’est-ce pas ?
Cela dépend du régime auquel on l’a soumis, ma chère !… Il ressemble assez à l’eau que vous placez sur le feu. Plus le feu est ardent, plus vite l’eau se perd en vapeur ! Ainsi l’amour…
En sommes-nous là ?
Pas encore !
Pas encore est plein de promesses !
Mais c’est le sort qui attend l’homme assez fou pour croire la jeunesse éternelle ; ne luttons donc pas, et obéissons aux lois de la nature.
C’est charmant ! C’est-à-dire que…
C’est-à-dire qu’à l’automne de la vie, il ne faut demander ni la poésie du printemps, ni les ardeurs de l’été.
Ah ! Robert, que me dites-vous là ?…
{{Personnage|Rober t|c}}
Ce que vous m’avez fait comprendre, si vous ne me l’avez dit, il y a trois jours. J’ai réfléchi, et j’ai vu combien vous étiez sage !
Mais non !
Mais si !
Êtes-vous sûr d’avoir bien compris ?
Parfaitement ! Décidément, vous aviez raison ! Ces vêtements sont d’un poids… Aussi vais-je suivre votre avis, et en changer !… (Il entre à gauche.)
Scène XI
Il ne m’aime plus ! Je n’en puis plus douter maintenant ! On ne raisonne pas ainsi quand on aime ? Il ne m’aime plus !…
Êtes-vous prête ?
Pas encore !
Ne plaisantons pas ; les voitures me suivent. Je suis en nage !
Robert est passé dans sa chambre ; il va trouver son habit préparé sur son lit, entre ses gants et sa cravate blanche. J’ai caché les autres vêtements.
Bien, bien ! encore une demi-heure ! Vous savez… le maire… ses actionnaires… Pas de dividende ! il faut qu’il soit exact ! Je vais le faire patienter, il me fera patienter, nous nous ferons patienter. Mais, sac à papier ! si on m’y reprend à marier quelqu’un !
Nous marier !… Ah ! mon ami ! si Robert n’allait plus vouloir se marier, maintenant qu’il ne m’aime plus !
Comment ?
Une fois à la mairie, s’il allait dire : « Non ! »
Non tout sec, comme ça ?
{{Personnage|La urence|c}}
Je n’y avais jamais pensé. Mais c’est une peur horrible qui me vient tout à coup !
Mais non !… mais non ! Quelle idée ! En voilà une idée, par exemple !
Chut ! il vient !
Vous voyez bien, il a ses gants noirs, son habit blanc… c’est-à-dire non… Enfin, peu importe, il est habillé, nous sommes sauvés !
Scène XII
Là !
Ah !
Le fait est qu’on est ainsi plus à l’aise !
En robe de chambre ?
En robe de chambre, oui !
Et en pantoufles ?
Et en pantoufles. Tiens, le voilà ? Bonjour ! J’ai même eu assez de peine à les trouver.
Mais, mon ami, il est impossible que vous restiez ainsi !
C’est impraticable !
Impraticable, pourquoi ?
Mais, s’il vient une visite ?…
Oui… plusieurs visites, une foule de visites ?
Je ferai fermer la porte.
Vous allez étouffer !
Il va étouffer ! Il fait une chaleur…
Je ferai ouvrir la fenêtre !
C’est impossible !
Impossible ! Il fait un froid…
Impossible ! Je ne vous comprends pas, ma chère Laurence : vous m’engagez à quitter mes vêtements de voyage pour me reposer, je vous écoute ; je me coule dans ma robe de chambre, je me glisse dans mes pantoufles, et vous n’êtes pas satisfaite ? En vérité, que voulez-vous donc ? Que je mette une cravate blanche et un habit noir ?
Mais, justement… Voilà… ce qu’on voudrait !
Vous ne me persuaderez jamais que ce soit une tenue de maître de maison. Alors, mettez une robe décolletée et allumez les lustres !
Que faire, mon Dieu !
Et le maire qui croque le marmot ! Il faut avouer…
Jamais ! Ce serait tout risquer.
Mais qu’avez-vous donc ?
Moi, je…
Oh ! une idée ! — Parbleu, oui !
Eh bien ?
Eh bien, oui, mon ami, j’ai perdu !
Perdu ? Perdu quoi ?
Une gageure que j’avais faite avec ces dames, et que tu m’as fait perdre !
Explique-toi !
Tu as à moitié deviné. Je voulais te faire quitter tes vêtements de voyage, non pas pour la robe de chambre, mais pour l’habit noir de cérémonie. J’avais parié avec ces dames arriver à ce résultat sans te prévenir. J’ai perdu !
Voyez-vous ! Et quelle était la raison de cette mascarade ?
On te la dira quand tu seras déguisé.
Non, avant, ou je ne me déguise pas !
Quel entêté ! Avant, soit ! Tu es le témoin de ton ami Maxime, qui se marie dans une demi- heure à la mairie du 9e arrondissement.
Par exemple !
Chut !… Il n’y a que ça !
Il se marie ?
Il se marie. Ah ! je le crois bien, le gaillard ! Tout le monde se marie, il se marie !
Mais…
Chut !… Il n’y a que ça !
Madame de Vanvres s’est décidée avec… ?
Non, sans enthousiasme !
Et c’est dans une demi-heure ?
Dans une demi-heure !
Mon Dieu ! vous…
Je vous dis qu’il n’y a que ça !
Que ne le disiez-vous plus tôt, ma chère ?
Moi ! vous dire que…
Et le pari ?
Le pari, c’est juste !… Allons ! tant mieux ! voilà notre ami Maxime le plus heureux des hommes !
Après toi !
Après moi ?
{{Personnage|Roquefeuil le|c}}
Allons, vite ! cet habit, cette cravate !…
Noire, n’est-ce pas ?
Blanche ! malheureux !
Tu crois qu’une cravate longue…
Blanche ! blanche ! blanche ! Un témoin, c’est presque un mari !
Sois tranquille ! Dans cinq minutes, vous aurez un témoin irréprochable ! (Il sort à gauche.)
Scène XIII
C’est fait ! (Il tombe sur une chaise.)
Mais, y pensez-vous ? Lui dire que Léonie va se marier ?
Je n’avais que ce moyen-là.
Mais elle ne veut pas !
Il faut qu’elle le veuille !
Mais pensez donc…
Je ne pense pas, je ne pense pas ! Depuis ce matin, je ne sais plus ce que je fais… et vous le voyez bien, puisque je viens de marier quelqu’un… moi !
Mais…
Ne dites pas mais… Vous m’avez rendu fou avec votre mariage. Et puisque c’est comme ca, eh bien, oui ! je traînerai madame de Vanvres à l’autel, j’y traînerai Robert et je m’y traînerai moi-même, ou nous dirons tous pourquoi !…
Il n’y a pas un instant à perdre ! Il faut prévenir Léonie, au moins.
Prévenez-la, ne la prévenez pas, ça m’est égal !… Je cours à l’église faire patienter le suisse !
{{Personnage|Lauren ce|c}}
Un instant !
Je redoute le suisse ! (Léonie entre.) Ah ! madame de Vanvres ! victoire ! Il s’habille en marié ! Voilà pourtant le plus beau jour de la vie ! Sac à papier ! comment donc est le plus laid ? (Il se sauve.)
Scène XIV
Il s’habille en marié ?
Pas positivement !
Que veux-tu dire ?
Mais c’est le même costume.
Le même costume ?
Ma chère Léonie ! ma seule, mon unique amie ! mon sort est entre tes mains !
Parle !
Apprends donc… (Robert entre en grand costume.)
Madame !…
Pour cette fois, c’est fini !
Vous voyez que je ne vous ai pas gardé rancune de vos torts envers moi ?
Je le vois… à quoi ?
Vous n’avez donc pas remarqué cette tenue digne et solennelle ?
En quoi, je vous prie, cette tenue digne et solennelle est-elle une preuve que vous avez oublié mes torts ?
Tais-toi !
{{PersonnageD|Léonie|c| étonnée.}}
Hein ?
Comment ! vous raillez encore à ce moment suprême ?
Quel moment suprême ?
Mais il n’y a donc rien de sacré pour vous ?
Qu’est-ce qui n’est pas sacré ?
Ah ! par exemple, c’est trop fort ! Si c’est ainsi que vous récompensez votre témoin…
Quel témoin ?
Silence ! malheureuse ! Je n’ai pas eu le temps de te dire que tu te mariais dans dix minutes.
Moi ?
Scène XV
Ah ! Robert en habit noir !
Oui, mon cher, et à cause de toi !
À cause de moi ?
Allons-nous recommencer ?… Ils sont fous, ma parole d’honneur !…
Ceci passe la permission, et c’est abuser étrangement…
Entends-moi !
Je suis le témoin de madame de Vanvres, que tu épouses dans sept minutes.
Tu dis ?
Le bonheur lui a mis la cervelle à l’envers !
Ah !… vous consentez, madame ! La joie, le saisissement…
{{Personnage|Léon ie|c}}
Permettez, permettez !…
Léonie !…
Madame !…
Comment, encore des hésitations ? Quand vous serez parfaitement décidés, vous me ferez prévenir ! (Il rentre à gauche.)
Scène XVI
Mais sais-tu que tu me mets dans une affreuse position !
C’était le seul moyen de lui faire endosser l’habit noir !
Mon mariage dépend de l’habit noir de Robert !
Me voici bel et bien compromise !
Un mot, madame, et je vous rends l’honneur !
Laissez-moi tranquille ! Il s’agit bien de vous !
Il le faut ! En te voyant consentir à ton mariage, il sera forcé de consentir au sien.
Qui il ?
Cela ne vous regarde pas. Écoute, Laurence, je consens à une transaction, je vous accompagne à la mairie, mais ne m’en demande pas davantage !
Ce n’est pas assez !
Ce n’est pas assez !
Si tu dis non, il dira non aussi.
Il dira non aussi !
Scène XVII
Partons ! partons ! Le maire s’impatiente et le suisse ne veut rien entendre.
Il faut absolument que j’épouse M. Duvernet !
Deux mariages ! Très bien ! Plus on est de fous plus on rit. En route !
Ah çà ! mais quel est donc le second mariage ? Est-ce le tien ?
Pas de mauvaise plaisanterie !
Cependant !…
Cela ne te regarde point. Partons ! partons !
Ma chère Léonie !…
Madame !…
Eh bien ?
Eh bien ?
Allons donc ! qu’est-ce que cela vous fait ?
Ce n’est pas pour vous, au moins, monsieur !
Et d’un !… À l’autre !
Appelez Robert.
Robert ! Robert !
Aurait-il encore pris la fuite ?
Je n’ai pas le temps de l’attendre, je cours à la mairie ; vous n’avez plus que quelques minutes ! En route ! (Il sort.)
Allons, mon cher monsieur, le bonheur vous a-t-il paralysé ? Trouvez-nous cet introuvable Robert !
Robert ! Robert !
Scène XVIII
Ah ! c’est à toi que je devrai le bonheur !
Puissé-je en dire autant !
Il t’aime ! il te rendra heureuse !
Dieu le veuille !
Mais Robert ! où est Robert ? (Elle sonne. — Baptiste et Thérèse entrent.) Où est monsieur ?
Avez-vous vu monsieur ?
THÉRÈSE
Mais, madame…
Au dernier moment ! Courez ! cherchez !
Scène XIX
Eh bien ?
Personne !
Personne !
C’est une fatalité !
Et deux heures vont sonner !
Robert !
Robert !
Monsieur Maubray !
Monsieur ! monsieur !
Scène XX
On m’appelle ?
Nous le tenons.
Enfin !
Vite, donnez-moi votre bras et partons !
Le voilà ! (Deux heures sonnent.)
Deux heures !
Deux heures !
Scène XXI
Trop tard ! (Il tombe épuisé.)
Tout est fini ! (Elle tombe sur le canapé.)
Le maire est parti en colère, il ne reviendra pas !
Et dire que je touchais au port ! (Il tombe sur une chaise.)
Pauvre Laurence ! (Moment de silence et d’embarras.)
Robert, tire des gants blancs de sa poche, les met lentement ; il s’approche de Laurence.
Mademoiselle ?
Tous
Hein ?
Mademoiselle Laurence de Croix veut-elle me faire l’honneur de m’accorder sa main ?
Robert… tu savais donc ?
Tout !
Ah ! que je t’aime ! (Elle tombe dans ses bras.)
Bravo ! Supérieurement joué !
Si j’y comprends quelque chose…
Mon cher mari !
Pas encore !…
Mais, comment avez-vous deviné ?…
Oui, comment ?
Ce journal que vous vouliez me cacher, et que Baptiste m’a déterré il y a trois jours, m’a mis sur la voie, et le maire, à qui Roquefeuille avait dû tout dire, m’a appris le reste !
Et tu as voulu prendre ta revanche ?
De vos mystères et de vos secrets !
Quels mystères ? quels secrets ?
Ainsi, ce départ ?
Comédie !
Cette froideur ?
C’était là surtout qu’était la comédie ! Eh quoi ! petite tête folle, vous avez douté de moi un seul instant ? Vous avez pu croire que je ne vous aimais plus ?…
Pardon !
Très bien ! très bien ! Mais, avec tout cela, M. le maire…
L’assemblée des actionnaires, c’était moi ! Le maire nous attend !
Encore ! (À Maxime.) Va toucher ton dividende ! (Il le conduit près de madame de Vanvres.)
Espérons qu’un jour on me dira le mot !
Qu’est-ce que cela fait, puisque, comme dans les comédies, cela finit par un mariage.
Par deux mariages !
Le mien… et ?…
Et le mien !
Ah bah !
Votre exemple me gagne… J’en ferais bien autant… si l’on pouvait se marier… sans prendre une femme !