Opinion sur les émigrants

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Nicolas de Condorcet (1743-1794)
Œuvres de Condorcet
Didot (Tome 10p. 223-242).

OPINION


SUR


LES ÉMIGRANTS


25 OCTOBRE 1791

OPINION


SUR


LES ÉMIGRANTS

C’est une grande erreur de croire que l’utilité commune ne se trouve pas constamment unie avec le respect pour les droits des individus, et que le salut public puisse commander de véritables injustices Cette erreur a été partout l’éternelle excuse des attentats de la tyrannie, et le prétexte des menées artificieuses employées pour l’établir.

Au contraire, dans toute mesure proposée comme utile, il faut d’abord examiner si elle est juste. Ne l’est-elle pas, il faut en conclure qu’elle n’avait qu’une vaine et trompeuse apparence d’utilité.

Nous avons promis de maintenir la constitution, de ne point souffrir qu’il y fût porté aucune atteinte ; ce serment embrasse et la déclaration des droits qui lui sert de base, et les conséquences générales de ces droits que l’acte constitutionnel garantit expressément. Ainsi, nous devons avoir sans cesse devant les yeux ces maximes sacrées, ces principes de la justice naturelle, dictés à tous les hommes par la raison, mais reconnus par la loi française, et défendus, contre les sophismes qui voudraient les ébranler, par l’autorité de la volonté générale. Vous ne devez donc écouter, dans la question importante qui vous occupe, ni une juste indignation, ni les sentiments de votre générosité ; mais vous devez peser avec sévérité, dans la balance du droit et de la justice, les moyens qui vous seront proposés. Ainsi, avant de chercher ce qu’il peut être à propos de faire, j’examinerai, Messieurs, ce que vous pouvez faire avec justice ; je chercherai à fixer les limites des moyens dont l’inflexible équité vous a laissé le choix.

La nature accorde à tout homme le droit de sortir de son pays ; la constitution le garantit à tout citoyen français, et nous ne pouvons y porter atteinte. Le Français qui, pour ses affaires, pour sa santé, même pour l’intérêt de son repos et de son bienêtre, veut quitter son pays, doit en avoir la liberté la plus entière ; il doit pouvoir en user sans que son absence le prive du moindre de ses droits. Dans un grand empire, la diversité des professions, l’inégalité des fortunes, ne permettent pas de regarder la résidence, le service personnel, comme une obligation commune que la loi puisse imposer à tous les citoyens. Cette obligation rigoureuse ne peut exister que dans le cas d’une nécessité absolue ; l’étendre à l’état habituel de la société, et même à tous les temps où la sûreté, la tranquillité publique paraissent menacées, ce serait troubler l’ordre des travaux utiles, et attaquer les sources de la prospérité générale.

Tout homme a de plus le droit de changer de patrie ; il peut renoncer à celle où il est né, pour en choisir une autre. Dès ce moment, citoyen de sa nouvelle patrie, il n’est plus qu’un étranger dans la première ; mais s’il y rentre un jour, s’il y a laissé des biens, il doit y jouir de la plénitude des droits de l’homme ; il n’a mérité de perdre que ceux du citoyen.

Mais il se présente ici une première question. Ce citoyen se trouve-t-il, parla seule renonciation, délié de toute obligation envers le corps politique qu’il abandonne ? La société dont il se sépare perd-elle à l’instant même tous ses droits sur lui ? Non, sans doute ; et je ne parle pas seulement ici d’une obligation morale, je ne parle point de ces sentiments qu’une âme noble et reconnaissante conserve pour son pays, même injuste ; je parle d’obligations rigoureuses, de celles auxquelles on ne peut manquer, sans se rendre coupable d’un délit ; et je dis qu’il existe un temps pendant lequel un homme placé entre son ancienne et sa nouvelle patrie, ne peut, dans les différends qui s’élèvent entre elles, se permettre que des vœux ; où celui des deux peuples contre lequel il porterait les armes aurait droit de le punir comme un assassin ; où l’homme qui emploierait ses richesses, ses talents contre ses anciens compatriotes, serait véritablement un traître.

J’ajouterai que chaque nation a de plus le droit de fixer le temps après lequel le citoyen qui l’abandonne doit être regardé comme libre de toute obligation, de déterminer quels sont jusque-là ses devoirs, et quelles actions elle conserve le pouvoir de lui interdire encore. Nier ce principe, ce serait briser tous les liens sociaux qui peuvent unir les hommes. Ce terme n’est pas sans doute arbitraire ; c’est celui pendant lequel le citoyen qui abdique peut employer contre sa patrie les moyens qu’il a reçus d’elle, où il peut lui faire plus de mal qu’un étranger.

Dans l’ordre ordinaire et commun, tout citoyen émigrant doit être supposé n’avoir que quitté son pays ; et pour le regarder comme ayant voulu l’abandonner, on doit attendre qu’il en ait manifesté la volonté : on doit attendre de même que le citoyen qui renonce à sa patrie s’en soit montré l’ennemi, pour cesser de le compter parmi ceux dont l’abdication est innocente.

Mais cette marche, qui est celle de la justice générale, doit-elle être également suivie dans le moment où une notoriété publique à laquelle aucun esprit raisonnable ne peut se refuser, annonce qu’il existe un grand nombre d’émigrants dont les intentions hostiles ne peuvent être douteuses, où il est bien reconnu qu’ils forment un corps armé, une espèce de nation sans territoire ?

Dans cette multitude de Français, les uns ne sortent de leur pays que pour des motifs légitimes ; les autres le quittent parce que sa nouvelle constitution blesse leurs opinions, et surtout leur vanité.

Citoyens égarés, mais paisibles, ils sont plus malheureux que coupables ; car c’est un malheur que d’avoir placé ses jouissances dans de vains préjugés que le jour de la raison a dissipés.

Nous devons les plaindre, et voir en eux des individus qui, pour avoir cessé d’être nos concitoyens, et pour s’être trompés, n’en sont pas moins des hommes, n’en doivent pas moins conserver comme tels tous les droits des étrangers propriétaires.

Une troisième classe enfin a manifesté, avec violence, le désir de renverser cette même constitution.

Plusieurs d’entre eux sont déjà coupables ; or, je demande si, dans une telle circonstance, la justice la plus impartiale, la plus scrupuleuse, peut interdire à la nation française l’usage des moyens qu’elle peut avoir de connaître ses ennemis ; je demande pourquoi elle ne pourrait user du droit naturel à tout individu de prendre des précautions pour sa sûreté ; comment surtout ne le pourrait-elle pas, si elle se borne à obliger les émigrants d’expliquer leurs intentions, à priver ceux qui ne voudraient pas répondre, des moyens de nuire qu’il est en son pouvoir de leur enlever ?

Refuser d’ailleurs de prendre des mesures de ce genre, ce ne serait pas ici rendre un hommage à la liberté, ce serait plutôt la violer. Comment, en effet, les citoyens français, que leurs affaires, que leur santé appellent dans les pays étrangers, auraient-ils une véritable liberté de s’y rendre, si, en sortant de France, ils courent risque d’être confondus avec de vils transfuges ? Par cette fausse générosité, on sacrifierait l’innocent au coupable ; on exposerait des hommes paisibles, des citoyens respectables, à cette haine terrible qui poursuit les ennemis de la patrie.

Enfin, si une puissance étrangère faisait des préparatifs de guerre qui pussent causer à une nation de justes inquiétudes, cette nation aurait le droit de solliciter la déclaration que ces préparatifs ne sont pas dirigés contre elle. Comment ne l’aurait-elle pas à l’égard des citoyens sortis de son sein, si leur nombre, si leurs dispositions excitent des inquiétudes égales ? Le droit est le même ; mais les moyens de l’exercer doivent être différents. S’il s’agit d’une nation, par exemple, la force armée, la propriété publique peuvent seules être regardées comme ennemies. Le citoyen paisible, soumis à la volonté générale, n’est rien dans cette lutte entre les nations. Mais dans un rassemblement qui n’a point une existence sociale reconnue, où il n’existe point de volonté commune, la majorité ne peut obliger la minorité ; on ne peut y reconnaître que des volontés individuelles ; tous sont membres d’une ligue volontaire, et chaque individu peut être considéré comme un ennemi.

J’oserai, d’après ces principes, proposer ici trois mesures que je crois également utiles et légitimes.

La première, d’établir une séparation entre les émigrants que nous pouvons continuer de regarder comme des citoyens, ceux qui doivent être pour nous de simples étrangers, ceux qui, enfin, n’ayant point voulu profiter de la faculté de détruire les soupçons élevés contre eux, ont mérité d’être traités comme des ennemis.

La seconde, de fixer de quels droits, réservés aux seuls citoyens français, doivent être privés ceux à qui leurs préjugés ont fait préférer la qualité d’étrangers.

La troisième, de déterminer quels moyens on peut employer pour ôter le pouvoir de nuire à ceux qui doivent être regardés comme ayant des vues hostiles, et que cependant un délit particulier n’expose pas à une instruction judiciaire.

Je crois avoir montré que la nation avait droit de prendre ces mesures, qu’aucune d’elles ne blessait ni les règles de la justice naturelle, ni les principes reconnus dans la déclaration des droits. Mais ces mêmes règles doivent être également observées, ces mêmes principes doivent être également conservés dans les dispositions que ces mesures nécessitent.

C’est donc encore dans leur rapport avec la justice que j’examinerai celles que je vais vous proposer.

Celui qui aurait prêté le serment civique, inséré dans l’acte constitutionnel ; celui qui, résidant dans les pays étrangers, aurait sousciit, en présence d’un envoyé ou d’un consul de la nation française, la déclaration d’adhérer à la constitution, d’en exécuter toutes les dispositions, de la regarder comme une loi émanée d’une autorité légitime et vraiment obligatoire, seia regardé comme devant conserver tous les droits de citoyen. Or, quel est l’homme qui, ayant ou un motif sérieux, ou seulement la volonté de s’absenter de sa patrie, pourrait regarder cette précaution, ou comme une gêne, ou comme un doute injurieux à son patriotisme ? Veut-il que son voyage soit un secret, il peut encore remplir cette obligation sans risquer de le compromettre. Il reste libre de prolonger son absence, et plus libre qu’il ne l’était lorsqu’il pouvait craindre d’être confondu avec les transfuges.

Celui qui ne voudra, ni prêter le serment civique, ni faire cette déclaration, sera autorisé à se présenter devant un envoyé ou un consul de la nation française, et à souscrire l’engagement solennel que, pendant l’espace de deux ans, il n’entrera au service d’aucune puissance, sans y avoir été autorisé par un décret de l’assemblée nationale, sanctionné par le roi ; qu’il n’agira d’une manière hostile, ni contre la nation française, ni contre aucun pouvoir établi par la constitution ; qu’il ne sollicitera le secours d’aucune puissance, ni contre le peuple français, ni contre aucun de ces mêmes pouvoirs. Regardé alors comme étranger, il jouira de tous les droits dont jouissent en France les étrangers propriétaires.

Il serait tyrannique, sans doute, d’exiger une telle déclaration pour un temps indéfini, et même il serait inutile de la demander : car celui qui croit illégitimes les pouvoirs établis par la constitution, qui regarde comme un devoir de s’y opposer, peut considérer comme nulle la promesse absolue de ne pas agir contre eux ; mais il n’en est pas de même d’un engagement pour un temps déterminé. Ce n’est point ici une distinction chimérique. Malgré le devoir très-réel de défendre sa patrie, personne n’a jamais réclamé contre l’engagement, pris par des militaires, de ne point porter les armes pendant tel nombre de mois ou d’années. Parmi les moralistes qui ont discuté ce genre de questions, aucun n’a combattu la validité de ces ensablements à terme fixe, aucun n’en a justifié la violation.

Les émigrés qui souscriraient cet engagement, répûtes alors étrangers, ne pourraient rentrer dans leurs droits de citoyens actifs, que de la même manière dont les étrangers peuvent les acquérir ; les récompenses pour services rendus leur seraient conservées ; car leurs services n’en existent pas moins, et une erreur ne peut en effacer la mémoire. Ils continueraient de jouir des traitements accordés comme indemnités, comme retraite ; car leur renonciation à la patrie n’est pas un délit.

Mais ils doivent perdre et les grades militaires qu’ils peuvent avoir acquis, et le droit qu’ils peuvent avoir à un remplacement.

Toutes ces privations sont une suite nécessaire de la qualité d’étranger ; et l’on conviendra, sans doute, que l’homme qui a refusé d’adopter la constitution de sa patrie ne peut exiger qu’elle le regarde comme lui appartenant encore.

Ceux enfin qui dédaigneront de faire la déclaration demandée seront censés avoir des intentions hostiles ; et certes, puisqu’ils ont refusé de les désavouer, on peut, sans injustice, les en reconnaître coupables. On ne peut les punir, sans doute ; car il faudrait qu’ils eussent été jugés, il faudrait qu’un délit formel pût leur être imputé ; mais une intention ennemie, non désavouée, et sur laquelle on ne peut avoir de doute, donne le droit d’enlever les moyens de nuire. Prétendre qu’il faut les leur laisser, parce que le crime n’est pas consommé, ce serait dire que, pour désarmer son ennemi, il faut attendre qu’il vous ait assassiné. Ainsi, quant à ceux qui refuseront celte promesse de ne pas se rendre coupables, la nation peut, sans injustice, les priver de la disposition de toute espèce de revenus, de toute espèce de fonds existant en France. Quel serait donc l’effet de l’indulgence que la faiblesse ou la perfidie pourraient réclamer en leur faveur, sinon de conserver à nos ennemis le pouvoir de troubler notre repos, de leur réserver précieusement les moyens, non de nous faire la guerre, non de payer une armée, non de soulever les nations, mais d’acheter contre nous des ennemis à la cour des despotes, dans les bureaux de leurs ministres ; mais de continuer cette distribution systématique de mensonges, de fausses nouvelles, de calomnies, source première des vexations que les citoyens français ont éprouvées ; mais de désorganiser sans cesse notre armée, d’y corrompre la discipline, de soudoyer l’hypocrisie de nos prêtres séditieux ; mais d’établir enfin des manufactures où l’on puisse exercer en grand l’art des faussaires ? car ces hommes qui nous parlent sans cesse de l’honneur, ne dédaignent aucune bassesse, pourvu qu’elle puisse servir la noble cause du fanatisme et de la tyrannie.

Offrons-leur encore une fois le moyen de cesser d’être nos ennemis ; mais, s’ils s’obstinent à l’être, de vains ménagements deviendraient une faiblesse ou plutôt un crime : et de quel droit, par pitié pour des hommes méprisables, sacrifierions-nous la sûreté de nos commettants, exposés, lorsque le besoin les appelle dans les pays étrangers, aux outrages de celte horde insolente et barbare ?

Mais quel sera l’effet de ces mesures de rigueur qui, justes en elles-mêmes, ont cependant encore besoin d’être justifiées par leur utilité ?

Sans doute, elles auraient été inutiles, si, dès les premiers temps de la révolution, le ministre des affaires étrangères eût parlé le langage qui convient à l’agent d’une grande nation ; si, par exemple, il n’eût pas souffert qu’au moment où la France, agitée par des troubles, fatiguée du désordre de ses finances, oubliait ses propres maux pour secourir l’Espagne menacée, cette même puissance osât refuser tout autre ambassadeur que celui dont une trop juste défiance avait exigé la destitution ; s’il ne se fût pas rendu complice des maux que le fanatisme nous fait aujourd’hui, en laissant un cardinal chargé de soli tenir à Rome la cause de la raison et de la liberté ; si, aux premières insultes faites à des individus de la nation française, il eût osé déployer toute la hauteur d’un peuple libre, qui demande justice au nom de la nature outragée.

Si nos envoyés chez les puissances étrangères, ennemis couverts ou même publics de la révolution, et conservant dans leurs places une immobilité scandaleuse, n’y avaient établi l’opinion qu’il se préparait une révolution contraire ; si, pour les remplacements, on n*avait pas affecté de chercher les hommes qu’il était le plus impossible de soupçonner de ne point haïr la liberté ; si la conduite du gouvernement n’avait pas sans cesse excité une juste défiance ; si les premiers défenseurs des droits du peuple n’avaient pas mérité le soupçon d’en avoir abandonné la cause : si aucun indice n’avait annoncé une connivence coupable entre Paris et Coblentz, alors, sans doute, la clémence eût pu ne paraître que l’effet de la bonté naturelle au peuple français, et du sentiment de ses forces ; mais aujourd’hui elle ne serait que faiblesse ; elle réveillerait toutes les défiances, elle fortifierait tous les soupçons.

Notre gouvernement nous a fait dévorer trop d’outrages ; sa timidité, son incertitude nous ont trop montrés à l’Europe comme les jouets d’une intrigue dont les fils nous étaient cachés, pour qu’il soit possible de céder au mouvement qui nous porte à l’indulgence. Que le nom français soit respecté, qu’on rende enfin justice au peuple généreux que nous représentons, et c’est alors seulement que, sans le trahir, il pourra nous être permis de pardonner en son nom.

C’est de notre conduite envers cette lie de la nation, qui ose encore s’en nommer l’élite, que dépend l’opinion des nations étrangères, si nécessaire au succès de nos travaux. Soyez modérés et justes, mais fermes, vous serez respectés par elles ; mais, si vous suivez les mouvements d’une juste indignation, on vous croira faibles ; si vous accordez un pardon qu’on ne vous demande point, on vous croira, ou dupes de l’artifice de vos ennemis, ou dominés par une influence secrète, et plus occupés des intérêts d’une famille que du salut d’un grand peuple.

D’autres considérations me paraissent devoir encore vous déterminera prendre ces mêmes mesures.

Un grand nombre d’émigrants n’a, pour la constitution française, qu’une aversion fondée sur d’anciens préjugés ; n’a été déterminé à la fuite que par la crainte des troubles trop réels sans doute, mais qu’une exagération coupable a rendus plus effrayants ; il faut y joindre le désagrément passager d’un changement dans leur importance personnelle. Presque tous, une fois assurés de la stabilité de la constitution française, désireront d’en partager les avantages : encore quelque temps, et ils conviendront qu’il n’y a point de proportion entre la suppression d’un vain titre et celle de la Bastille ; ils sentiront qu’il est doux d’être libre ; et quand vous leur offrirez un moyen de prouver qu’ils tiennent encore à la nation, qu’ils ne doivent point perdre sa confiance, et que vous leur laisserez en même temps la liberté de choisir le moment de leur retour, beaucoup profiteront des avantages de cette loi bienfaisante et juste. Croyez qu’ils ne voudront point se déclarer étrangers, et sacrifier des biens réels, pour le vain orgueil de conserver de l’humeur pendant quelques mois de plus. Quant à ceux dont les préjugés sont plus enracinés, mais qui n’ont point formé de projets criminels, qui n’y sont entrés que par complaisance ou par air ; en voyant que leur obstination les exposerait à des malheurs plus grands, croyez qu’ils céderont à la voix de la raison. Ainsi nous verrons le nombre de nos ennemis diminuer, en même temps que nous apprendrons à les connaître.

Ajoutons ici, que si cette espérance était trompée, si l’obstination était générale, elle annoncerait des espérances bien coupables ; elle nous apprendrait que nous devons multiplier les précautions et les efforts.

Une amnistie accordée sans les réserves, sans les précautions qui doivent accompagner ces actes de clémence, n’a eu jusqu’ici d’autre effet que de confondre l’innocent avec le coupable ; il est temps de les séparer, il est temps que l’homme retenu chez l’étranger par des motifs puissants, que l’homme faible poursuivi par des terreurs imaginaires, ne puisse plus être confondu avec le citoyen parjure, avec l’ennemi de la patrie. Ceux-ci, dira-t-on, nous tromperont encore, ils signeront ce qu’on voudra, et ne respecteront cette nouvelle signature que comme ils ont respecté leurs premiers serments ; mais ne serait-ce rien que d’avoir été à leur perfidie une dernière excuse, que de les avoir réduits à un état où il n’y aura plus que des princes, des courtisans et des ministres qui osent ne point paraître les mépriser ?

Je n’ai point proposé de mettre entre eux aucune distinction. Que l’émigrant qui renonce au litre de citoyen, ou qui refuse de s’engager à ne pas troubler la paix, soit un des suppléants du trône, ou qu’il soit appelé à remplir, à son tour, une lieutenance dans un régiment ; qu’il abandonne la résidence imposée au régent présomptif du royaume, ou celle qu’on exige du fonctionnaire public le moins important, tous sont égaux aux yeux de la loi ; tous, placés dans les mêmes circonstances, doivent également perdre tous leurs droits, et voir également tous leurs revenus suspendus. Osons enfin tout envisager d’un œil égal, et ne caressons pas l’orgueil, même par la distinction d’une rigueur plus grande ; seulement la publicité nécessaire de leur conduite les empêchera de se soustraire à la loi. Mais que deviendront les familles des hommes dont on séquestrera les biens ? Ce que deviennent les familles de ceux qui ont été ou qui sont tombés dans un autre genre de démence, et auxquels il a fallu retirer l’administration de leur fortune.

Je ne dis plus qu’un mot : toute mesure est inutile ; toute espérance d’en imposer aux puissances étrangères est illusoire ; toute démarche pour leur faire respecter le nom français, pour les empêcher d’aider nos ennemis, ne sera qu’une honte de plus, tant que les noms de nos ambassadeurs, choisis parmi ceux que les événements de la révolution ont consacrés dans les fastes de la liberté, n’apprendront pas aux rois et à leurs ministres qu’il n’existe plus parmi nous qu’une seule volonté efficace et puissante, celle du peuple français.

Voici le projet de décret que je propose : L’assemblée nationale, considérant qu’il importe à la tranquillité publique et au salut de l’empire d’enlever, à ceux des Français qui ont trahi leur patrie, les moyens de poursuivre leurs projets, et convaincue de l’obligation de ne pas s’écarter, même à l’égard des ennemis les plus perfides, des lois de l’équité rigoureuse, a décrété ce qui suit :

article premier.

Tout citoyen français sera admis à prêter, dans sa municipalité, le serment civique, institué dans l’acte constitutionnel.

II.

Tous ceux qui auront prêté ce serment conserveront, malgré leur absence du royaume, la plénitude de leurs droits de citoyens.

III.

Il en sera de même de ceux qui, étant actuellement dans les pays étrangers, souscriront dans le délai de… chez l’envoyé ou le consul de la nation française, l’engagement de maintenir la constitution de tout leur pouvoir, d’en exécuter toutes les dispositions, et déclareront qu’ils la regardent comme une loi émanée d’un pouvoir légitime et obligatoire pour tous les Français.

IV.

Quiconque n’aura pas rempli l’une de ces deux obligations, et restera hors du royaume, sera réputé avoir renoncé à la qualité de citoyen, et en conséquence il ne pourra en obtenir de nouveau le titre que comme tout autre étranger ; il sera déchu de tout grade militaire, de tout droit à un remplacement dans l’armée, de toute expectative d’une place quelconque, de tout traitement pécuniaire, à l’exception des pensions qui seraient une récompense de services passés ou une indemnité.

V.

Tout citoyen français, déchu de ce titre en vertu de l’article précédent, qui souscrira chez l’envoyé ou le consul de la nation française, pour l’espace de deux ans, l’engagement de n’entrer au service d’aucune puissance, sans y être autorisé par un décret de l’assemblée nationale, sanctionné par le roi ; de ne porter les armes, ni contre la nation française, ni contre aucun des pouvoirs établis par l’acte constitutionnel ; de ne solliciter, ni contre la nation, ni contre aucun de ces pouvoirs, le secours d’aucune puissance étrangère, jouira des biens qui lui appartiennent en France, de la même manière que les étrangers qui y possèdent des propriétés mobilières ou territoriales.

VI.

Tout citoyen français absent j qui, dans le terme fixé, n’aura souscrit aucune de ces déclarations, ou qui aura manqué à ses engagements après les avoir souscrits, sera déclaré ennemi de la nation ; ses revenus et ses propriétés de toute nature seront mis en séquestre ; l’assemblée nationale se réservant de prononcer sur l’emploi des revenus, et les fonds étant gardés pour lui être rendus, s’il y a lieu, à une amnistie, ou restitués après sa mort à ses héritiers.

VII.

Il sera incessamment présenté par le comité de législation une loi pour régler le mode d’exécution de cet article, afin de conserver le droit des femmes ou des créanciers antérieurs, et de pourvoir à la subsistance, à l’éducation, à l’entretien des enfants.

VIII.

Aucune saisie de biens ne pourra avoir lieu sur le motif d’absence, qu’à la réquisition du procureur syndic du département où était situé le dernier domicile du citoyen tombé dans le cas de l’article VI.