Opinions sociales/Allocution prononcée à la fête d’inauguration de l’« Émancipatrice »

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ALLOCUTION

PRONONCÉE À LA FÊTE D’INAUGURATION
DE l’« ÉMANCIPATRICE », IMPRIMERIE COMMUNISTE,
LE 12 MAI 1901.


Camarades,

Je puis presque me dire un des vôtres ; les ateliers de typographie me rappellent de vieux et chers souvenirs. Mon père était libraire. Encore enfant, j’ai porté de la copie à l’imprimerie ; très jeune, je me suis occupé de la fabrication des livres et j’ai corrigé des épreuves. J’ai corrigé les épreuves des autres avant de corriger les miennes. Je ferais un prote passable. Si j’étais plus jeune, je me recommanderais à vous.

Ce n’est pas seulement par de bons souvenirs que votre art m’est cher. Je le tiens pour le plus beau du monde. Vous savez ce qu’en dit le bon Pantagruel.

Pantagruel dit, par la bouche de Rabelais, que l’imprimerie a été inventée par inspiration angélique, comme à contre-fil la poudre à canon par suggestion diabolique. Je n’ai pas besoin de vous avertir de ne pas prendre à la lettre ce mot d’angélique. Rabelais ne croyait ni aux anges ni aux diables. Il voulait seulement, par cette parole, magnifier l’art qui répand la science et la pensée, et maudire les engins de guerre. Et il faut bien que l’imprimerie soit par elle-même une invention excellente, puisqu’elle a, dès sa naissance, fait une peur horrible aux théologiens. En France, durant tout le XVIe siècle, la Sorbonne brûla des livres, et souvent l’imprimeur avec.

On a dit que l’imprimerie fait autant de mal que de bien, puisqu’elle imprime les mauvais livres comme les bons, et qu’elle propage le mensonge et l’erreur en même temps que la science et la vérité. Ce serait vrai, si le mensonge avait autant d’avantage que la vérité à être mis en lumière. Mais il n’en est rien. L’erreur croît dans l’ombre et la science fructifie dans la lumière. Certes l’imprimerie n’a pas, en quatre siècles, dissipé les vieilles erreurs et les antiques superstitions. Elle ne le pouvait vraiment pas ; c’eût été contraire à la nature des choses. La conquête des vérités utiles au bonheur des hommes est lente et difficile, et l’espèce humaine sort péniblement et peu à peu de la barbarie primitive. On peut dire que le type de société qu’elle a réalisé, après tant de siècles d’efforts et de souffrances, n’est que la barbarie organisée, la violence administrée, l’injustice régularisée.

C’est aussi votre sentiment, camarades. Et vous ayez voulu du moins établir la justice en un point du vieux monde ; vous avez voulu mettre d’accord vos actes et vos pensées ; vous avez voulu que parmi vous le fruit du travail fût équitablement réparti. C’est une entreprise belle et difficile. Prenez garde, camarades, vous vous êtes mis hors de l’ordre commun : vous vous êtes condamnés à la vertu à perpétuité.