Oppression et Liberté/05/05

La bibliothèque libre.
Gallimard (p. 142-159).


ESQUISSE DE LA VIE SOCIALE CONTEMPORAINE


Il est impossible de concevoir quoi que ce soit de plus contraire à cet idéal que la forme qu’a prise de nos jours la civilisation moderne, au terme d’une évolution de plusieurs siècles. Jamais l’individu n’a été aussi complètement livré à une collectivité aveugle, et jamais les hommes n’ont été plus incapables non seulement de soumettre leurs actions à leurs pensées, mais même de penser. Les termes d’oppresseurs et d’opprimés, la notion de classes, tout cela est bien près de perdre toute signification, tant sont évidentes l’impuissance et l’angoisse de tous les hommes devant la machine sociale, devenue une machine à briser les cœurs, à écraser les esprits, une machine à fabriquer de l’inconscience, de la sottise, de la corruption, de la veulerie, et surtout du vertige. La cause de ce douloureux état de choses est bien claire. Nous vivons dans un monde où rien n’est à la mesure de l’homme ; il y a une disproportion monstrueuse entre le corps de l’homme, l’esprit de l’homme et les choses qui constituent actuellement les éléments de la vie humaine ; tout est déséquilibre. Il n’existe pas de catégorie, de groupe ou de classe d’hommes qui échappe tout à fait à ce déséquilibre dévorant, à l’exception peut-être de quelques îlots de vie plus primitive ; et les jeunes, qui y ont grandi, qui y grandissent, reflètent plus que les autres à l’intérieur d’eux-mêmes le chaos qui les entoure. Ce déséquilibre est essentiellement une affaire de quantité. La quantité se change en qualité, comme l’a dit Hegel, et en particulier une simple différence de quantité suffit à transporter du domaine de l’humain au domaine de l’inhumain. Abstraitement les quantités sont indifférentes, puisqu’on peut changer arbitrairement l’unité de mesure ; mais concrètement certaines unités de mesure sont données et sont demeurées jusqu’ici invariables, par exemple le corps humain, la vie humaine, l’année, la journée, la rapidité moyenne de la pensée humaine. La vie actuelle n’est pas organisée à la mesure de toutes ces choses ; elle s’est transportée dans un tout autre ordre de grandeurs, comme si l’homme s’efforçait de l’élever au niveau des forces de la nature extérieure en négligeant de tenir compte de sa nature propre. Si l’on ajoute que, selon toute apparence, le régime économique a épuisé sa capacité de construction et commence à ne pouvoir fonctionner qu’en sapant peu à peu ses bases matérielles, on apercevra dans toute sa simplicité l’essence véritable de la misère sans fond qui constitue le lot des générations présentes. En apparence presque tout s’accomplit de nos jours méthodiquement ; la science est reine, le machinisme envahit peu à peu tout le domaine du travail, les statistiques prennent une importance croissante, et, sur un sixième du globe, le pouvoir central tente de régler l’ensemble de la vie sociale d’après des plans. Mais en réalité l’esprit méthodique disparaît progressivement, du fait que la pensée trouve de moins en moins où mordre. Les mathématiques constituent à elles seules un ensemble trop vaste et trop complexe pour pouvoir être embrassé par un esprit ; à plus forte raison le tout formé par les mathématiques et les sciences de la nature ; à plus forte raison le tout formé par la science et ses applications ; et d’autre part tout est trop étroitement lié pour que la pensée puisse véritablement saisir des notions partielles. Or tout ce que l’individu devient impuissant à dominer, la collectivité s’en empare. C’est ainsi que la science est depuis longtemps déjà et dans une mesure de plus en plus large une œuvre collective. À vrai dire les résultats nouveaux sont toujours en fait l’œuvre d’hommes déterminés ; mais, sauf peut-être de rares exceptions, la valeur d’un résultat quelconque dépend d’un ensemble si complexe de rapports avec les découvertes passées et avec les recherches possibles que l’esprit même de l’inventeur ne peut en faire le tour. Ainsi les clartés, en s’accumulant, font figure d’énigmes, à la manière d’un verre trop épais qui cesse d’être transparent. À plus forte raison la vie pratique prend un caractère de plus en plus collectif, et l’individu comme tel y est de plus en plus insignifiant. Les progrès de la technique et la production en série réduisent de plus en plus les ouvriers à un rôle passif ; ils en arrivent dans une proportion croissante et dans une mesure de plus en plus grande à une forme de travail qui leur permet d’accomplir les gestes nécessaires sans en concevoir le rapport avec le résultat final. D’autre part une entreprise est devenue quelque chose de trop vaste et de trop complexe pour qu’un homme puisse pleinement s’y reconnaître ; et d’ailleurs, dans tous les domaines, tous les hommes qui se trouvent aux postes importants de la vie sociale sont chargés d’affaires qui dépassent considérablement la portée d’un esprit humain. Quant à l’ensemble de la vie sociale, elle dépend de tant de facteurs dont chacun est impénétrablement obscur et qui se mêlent en des rapports inextricables que personne n’aurait même l’idée de chercher à en concevoir le mécanisme. Ainsi la fonction sociale la plus essentiellement attachée à l’individu, celle qui consiste à coordonner, à diriger, à décider, dépasse les capacités individuelles et devient dans une certaine mesure collective et comme anonyme.

Dans la mesure même où ce qu’il y a de systématique dans la vie contemporaine échappe à l’emprise de la pensée, la régularité y est établie par des choses qui constituent l’équivalent de ce que serait la pensée collective si la collectivité pensait. La cohésion de la science est assurée par des signes ; à savoir d’une part par des mots ou des expressions toutes faites qu’on utilise au delà de ce que comporteraient les notions qui y étaient primitivement renfermées, d’autre part par les calculs algébriques. Dans le domaine du travail, les choses qui assument les fonctions essentielles sont les machines. La chose qui met en rapport production et consommation et qui règle l’échange des produits, c’est la monnaie. Enfin là où la fonction de coordonner et de diriger est trop lourde pour l’intelligence et la pensée d’un homme seul, elle est confiée à une machine étrange, dont les pièces sont des hommes, où les engrenages sont constitués par des règlements, des rapports et des statistiques, et qui se nomme organisation bureaucratique. Toutes ces choses aveugles imitent à s’y méprendre l’effort de la pensée. Le simple jeu du calcul algébrique est parvenu plus d’une fois à ce qu’on pourrait appeler une notion nouvelle, à cela près que ces simili-notions n’ont pas d’autre contenu que des rapports de signes ; et ce même calcul est souvent merveilleusement propre à transformer des séries de résultats expérimentaux en lois, avec une facilité déconcertante qui rappelle les transformations fantastiques que l’on voit dans les dessins animés. Les machines automatiques semblent présenter le modèle du travailleur intelligent, fidèle, docile et consciencieux. Quant à la monnaie, les économistes ont longtemps été persuadés qu’elle possède la vertu d’établir entre les diverses fonctions économiques des rapports harmonieux. Et les mécanismes bureaucratiques parviennent presque à remplacer des chefs. Ainsi dans tous les domaines la pensée, apanage de l’individu, est subordonnée à de vastes mécanismes qui cristallisent la vie collective, et cela au point qu’on a presque perdu le sens de ce qu’est la véritable pensée. Les efforts, les peines, les ingéniosités des êtres de chair et de sang que le temps amène par vagues successives à la vie sociale n’ont de valeur sociale et d’efficacité qu’à condition de venir à leur tour se cristalliser dans ces grands mécanismes. Le renversement du rapport entre moyens et fins, renversement qui est dans une certaine mesure la loi de toute société oppressive, devient ici total ou presque, et s’étend à presque tout. Le savant ne fait pas appel à la science afin d’arriver à voir plus clair dans sa propre pensée, mais aspire à trouver des résultats qui puissent venir s’ajouter à la science constituée. Les machines ne fonctionnent pas pour permettre aux hommes de vivre, mais on se résigne à nourrir les hommes afin qu’ils servent les machines. L’argent ne fournit pas un procédé commode pour échanger les produits, c’est l’écoulement des marchandises qui est un moyen pour faire circuler l’argent. Enfin l’organisation n’est pas un moyen pour exercer une activité collective, mais l’activité d’un groupe, quel qu’il puisse être, est un moyen pour renforcer l’organisation. Un autre aspect du même renversement consiste dans le fait que les signes, mots et formules algébriques dans le domaine de la connaissance, monnaie et symboles de crédit dans la vie économique, font fonction de réalités dont les choses réelles ne constitueraient que les ombres, exactement comme dans le conte d’Andersen où le savant et son ombre intervertissaient leurs rôles ; c’est que les signes sont la matière des rapports sociaux, au lieu que la perception de la réalité est chose individuelle. La dépossession de l’individu au profit de la collectivité n’est au reste pas totale, et elle ne peut l’être ; mais on conçoit mal comment elle pourrait aller beaucoup plus loin qu’aujourd’hui. La puissance et la concentration des armements mettent toutes les vies humaines à la merci du pouvoir central. En raison de l’extension formidable des échanges, la plupart des hommes ne peuvent atteindre la plupart des choses qu’ils consomment que par l’intermédiaire de la société et contre de l’argent ; les paysans eux-mêmes sont aujourd’hui soumis dans une large mesure à cette nécessité d’acheter. Et comme la grande industrie est un régime de production collective, bien des hommes sont contraints, pour que leurs mains puissent atteindre la matière du travail, de passer par une collectivité qui se les incorpore et les astreint à une tâche plus ou moins servile ; lorsque la collectivité les repousse, la force et l’habileté de leurs mains restent vaines. Les paysans eux-mêmes, qui échappaient jusqu’ici à cette condition misérable, y ont été réduits récemment sur un sixième du globe. Un état de choses aussi étouffant suscite bien ça et là une réaction individualiste ; l’art, et notamment la littérature, en porte des traces ; mais comme en vertu des conditions objectives, cette réaction ne peut mordre ni sur le domaine de la pensée ni sur celui de l’action, elle demeure enfermée dans les jeux de la vie intérieure ou dans ceux de l’aventure et des actes gratuits, c’est-à-dire qu’elle ne sort pas du royaume des ombres ; et tout porte à croire que même cette ombre de réaction est vouée à disparaître presque complètement.

Quand l’homme est à ce point asservi, les jugements de valeur ne peuvent se fonder, en quelque domaine que ce soit, que sur un critérium purement extérieur ; il n’y a pas, dans le langage, de terme assez étranger à la pensée pour exprimer convenablement quelque chose d’aussi dépourvu de sens ; mais l’on peut dire que ce critérium se définit par l’efficacité, à condition d’entendre par là des succès remportés à vide. Même une notion scientifique n’est pas appréciée d’après son contenu, lequel peut être tout à fait inintelligible, mais d’après les facilités qu’elle procure pour coordonner, abréger, résumer. Dans le domaine économique, une entreprise est jugée non d’après l’utilité réelle des fonctions sociales qu’elle remplit, mais d’après l’extension qu’elle a prise et la rapidité avec laquelle elle se développe ; et ainsi pour tout. Ainsi le jugement des valeurs est en quelque sorte confié aux choses au lieu de l’être à la pensée. L’efficacité des efforts de toute espèce doit toujours, il est vrai, être contrôlée par la pensée, car, d’une manière générale, tout contrôle procède de l’esprit ; mais la pensée est réduite à un rôle si subalterne qu’on peut dire, pour simplifier, que la fonction de contrôler est passée de la pensée aux choses. Mais cette complication exorbitante de toutes les activités théoriques et pratiques qui a ainsi découronné la pensée en arrive, lorsqu’elle s’aggrave encore, à rendre ce contrôle exercé par les choses à son tour défectueux et presque impossible. Tout est alors aveugle. C’est ainsi que, dans le domaine de la science, l’accumulation démesurée des matériaux de toute espèce aboutit à un chaos tel que le moment semble proche où tout système apparaîtra comme arbitraire. Le chaos de la vie économique est encore bien plus évident. Dans l’exécution même du travail, la subordination d’esclaves irresponsables à des chefs débordés par la quantité des choses à surveiller, et d’ailleurs irresponsables eux aussi dans une large mesure, est cause de malfaçons et de négligences innombrables ; ce mal, d’abord limité aux grandes entreprises industrielles, s’est étendu aux champs là où les paysans sont asservis à la manière des ouvriers, c’est-à-dire en Russie soviétique. L’extension formidable du crédit empêche la monnaie de jouer son rôle régulateur en ce qui concerne les échanges et les rapports des diverses branches de la production ; et c’est bien en vain que l’on essaierait d’y remédier à coups de statistiques. L’extension parallèle de la spéculation aboutit à rendre la prospérité des entreprises indépendante, dans une large mesure, de leur bon fonctionnement ; du fait que les ressources apportées par la production même de chacune d’elles comptent de moins en moins à côté de l’apport perpétuel de capital nouveau. Bref, dans tous les domaines, le succès est devenu quelque chose de presque arbitraire ; il apparaît de plus en plus comme l’œuvre du pur hasard ; et comme il constituait la règle unique dans toutes les branches de l’activité humaine, notre civilisation est envahie par un désordre continuellement croissant, et ruinée par un gaspillage proportionnel au désordre. Cette transformation s’accomplit au moment même où les sources de profit d’où l’économie capitaliste a autrefois tiré son développement prodigieux se font de moins en moins abondantes, où les conditions techniques du travail imposent par elles-mêmes au progrès de l’équipement industriel un rythme rapidement décroissant.

Tant de changements profonds se sont opérés presque à notre insu, et pourtant nous vivons une période où l’axe même du système social est pour ainsi dire en train de se retourner. Tout au cours de l’essor du régime industriel la vie sociale s’est trouvée orientée dans le sens de la construction. L’équipement industriel de la planète était par excellence le terrain sur lequel se livrait la lutte pour le pouvoir. Faire grandir une entreprise plus vite que ses rivales, et cela par ses propres ressources, tel était en général le but de l’activité économique. L’épargne était la règle de la vie économique ; on restreignait au maximum la consommation non seulement des ouvriers, mais aussi des capitalistes, et, d’une manière générale, toutes les dépenses tendant à autre chose qu’à l’équipement industriel. Les gouvernements avaient avant tout pour mission de préserver la paix civile et internationale. Les bourgeois avaient le sentiment qu’il en serait indéfiniment ainsi, pour le plus grand bonheur de l’humanité ; mais il ne pouvait pas en être indéfiniment ainsi. De nos jours, la lutte pour le pouvoir, tout en gardant dans une certaine mesure l’apparence des mêmes formes, a complètement changé de nature. L’augmentation formidable de la part prise dans les entreprises par le capital matériel, si on la compare à celle du travail vivant, la diminution rapide du taux de profit qui en a résulté, la masse perpétuellement croissante des frais généraux, le gaspillage, le coulage, l’absence de tout élément régulateur permettant d’ajuster les diverses branches de la production, tout empêche que l’activité sociale puisse encore avoir pour pivot le développement de l’entreprise par la transformation du profit en capital. Il semble que la lutte économique ait cessé d’être une rivalité pour devenir une sorte de guerre. Il s’agit non plus tant de bien organiser le travail que d’arracher la plus grande part possible de capital disponible épars dans la société en écoulant des actions, et d’arracher ensuite la plus grande quantité possible de l’argent dispersé de toutes parts en écoulant des produits ; tout se joue dans le domaine de l’opinion et presque de la fiction, à coups de spéculation et de publicité. Le crédit étant à la clef de tout succès économique, l’épargne est remplacée par les dépenses les plus folles. Le terme de propriété est devenu presque vide de sens ; il ne s’agit plus pour l’ambitieux de faire prospérer une affaire dont il serait le propriétaire, mais de faire passer sous son contrôle le plus large secteur possible de l’activité économique. En un mot, pour caractériser d’une manière d’ailleurs vague et sommaire cette transformation d’une obscurité presque impénétrable, il s’agit à présent dans la lutte pour la puissance économique bien moins de construire que de conquérir ; et comme la conquête est destructrice, le système capitaliste, demeuré pourtant en apparence à peu près le même qu’il y a cinquante ans, s’oriente tout entier vers la destruction. Les moyens de la lutte économique, publicité, luxe, corruption, investissements formidables reposant presque entièrement sur le crédit, écoulement de produits inutiles par des procédés presque violents, spéculations destinées à ruiner les entreprises rivales, tendent tous à saper les bases de notre vie économique bien plutôt qu’à les élargir. Mais tout cela est peu de chose auprès de deux phénomènes connexes qui commencent à apparaître clairement et à faire peser sur la vie de chacun une menace tragique ; à savoir d’une part le fait que l’État tend de plus en plus, et avec une extraordinaire rapidité, à devenir le centre de la vie économique et sociale, et d’autre part la subordination de l’économique au militaire. Si l’on essaie d’analyser ces phénomènes dans le détail, on est arrêté par un enchevêtrement presque inextricable de causes et d’effets réciproques ; mais la tendance générale est assez claire. Il est assez naturel que le caractère de plus en plus bureaucratique de l’activité économique favorise les progrès de la puissance de l’État, lequel est l’organisation bureaucratique par excellence. La transformation profonde de la lutte économique joue dans le même sens ; l’État est incapable de construire, mais du fait qu’il concentre entre ses mains les moyens de contrainte les plus puissants, il est amené en quelque sorte par son poids même à devenir peu à peu l’élément central là où il s’agit de conquérir et de détruire. Enfin, étant donné que l’extraordinaire complication des opérations d’échanges et de crédit empêche désormais que la monnaie puisse suffire à coordonner la vie économique, il faut bien qu’un semblant de coordination bureaucratique y supplée ; et l’organisation bureaucratique centrale, qui est l’appareil d’État, doit naturellement être amenée tôt ou tard à prendre la haute main dans cette coordination. Le pivot autour duquel tourne la vie sociale ainsi transformée n’est autre que la préparation à la guerre. Dès lors que la lutte pour la puissance s’opère par la conquête et la destruction, autrement dit par une guerre économique diffuse, il n’est pas étonnant que la guerre proprement dite vienne au premier plan. Et comme la guerre est la forme propre de la lutte pour la puissance lorsque les compétiteurs sont des États, tout progrès dans la mainmise de l’État sur la vie économique a pour effet d’orienter la vie industrielle dans une mesure encore un peu plus grande vers la préparation à la guerre ; cependant que réciproquement les exigences continuellement croissantes de la préparation à la guerre contribuent à soumettre de jour en jour davantage l’ensemble des activités économiques et sociales de chaque pays à l’autorité du pouvoir central. Il apparaît assez clairement que l’humanité contemporaine tend un peu partout à une forme totalitaire d’organisation sociale, pour employer le terme que les nationaux-socialistes ont mis à la mode, c’est-à-dire à un régime où le pouvoir d’État déciderait souverainement dans tous les domaines, même et surtout dans le domaine de la pensée. La Russie offre un exemple presque parfait d’un tel régime, pour le plus grand malheur du peuple russe ; les autres pays ne pourront que s’en approcher, à moins de bouleversements analogues à celui d’octobre 1917, mais il semble inévitable que tous s’en approchent plus ou moins au cours des années qui viennent. Cette évolution ne fera que donner au désordre une forme bureaucratique, et accroître encore l’incohérence, le gaspillage, la misère. Les guerres amèneront une consommation insensée de matières premières et d’outillage, une folle destruction des biens de toute espèce que nous ont légués les générations précédentes. Quand le chaos et la destruction auront atteint la limite à partir de laquelle le fonctionnement même de l’organisation économique et sociale sera devenu matériellement impossible, notre civilisation périra ; et l’humanité, revenue à un niveau de vie plus ou moins primitif et à une vie sociale dispersée en des collectivités beaucoup plus petites, repartira sur une voie nouvelle qu’il nous est absolument impossible de prévoir.

Se figurer que l’on peut aiguiller l’histoire dans une direction différente en transformant le régime à coups de réformes ou de révolutions, espérer le salut d’une action défensive ou offensive contre la tyrannie et le militarisme, c’est rêver tout éveillé. Il n’existe rien sur quoi appuyer même de simples tentatives. La formule de Marx selon laquelle le régime engendrerait ses propres fossoyeurs reçoit tous les jours de cruels démentis ; et l’on se demande d’ailleurs comment Marx a jamais pu croire que l’esclavage puisse former des hommes libres. Jamais encore dans l’histoire un régime d’esclavage n’est tombé sous les coups des esclaves. La vérité, c’est que, selon une formule célèbre, l’esclavage avilit l’homme jusqu’à s’en faire aimer ; que la liberté n’est précieuse qu’aux yeux de ceux qui la possèdent effectivement ; et qu’un régime entièrement inhumain, comme est le nôtre, loin de forger des êtres capables d’édifier une société humaine, modèle à son image tous ceux qui lui sont soumis, aussi bien opprimés qu’oppresseurs. Partout, à des degrés différents, l’impossibilité de mettre en rapport ce qu’on donne et ce qu’on reçoit a tué le sens du travail bien fait, le sentiment de la responsabilité, a suscité la passivité, l’abandon, l’habitude de tout attendre de l’extérieur, la croyance aux miracles. Même aux champs, le sentiment d’un lien profond entre la terre qui nourrit l’homme et l’homme qui travaille la terre s’est effacé dans une large mesure depuis que le goût de la spéculation, les variations imprévisibles des monnaies et des prix ont habitué les paysans à tourner leurs regards du côté de la ville. L’ouvrier n’a pas conscience de gagner sa vie en faisant acte de producteur ; simplement l’entreprise l’asservit chaque jour durant de longues heures, et lui octroie chaque semaine une somme d’argent qui lui donne le pouvoir magique de susciter en un instant des produits tout fabriqués, exactement comme font les riches. La présence de chômeurs innombrables, la cruelle nécessité de mendier une place font apparaître le salaire comme étant moins un salaire qu’une aumône. Quant aux chômeurs eux-mêmes, ils ont beau être des parasites involontaires et d’ailleurs misérables, ils n’en sont pas moins des parasites. D’une manière générale, le rapport entre le travail fourni et l’argent reçu est si difficilement saisissable qu’il apparaît comme presque contingent, de sorte que le travail apparaît comme un esclavage, l’argent comme une faveur. Les milieux que l’on nomme dirigeants sont atteints par la même passivité que tous les autres, du fait que, débordés comme ils sont par un océan de problèmes inextricables, ils ont depuis longtemps renoncé à diriger. On chercherait en vain, du plus haut au plus bas de l’échelle sociale, un milieu d’hommes en qui puisse un jour germer l’idée qu’ils pourraient, le cas échéant, avoir à prendre en mains les destinées de la société ; les déclamations des fascistes pourraient seules faire illusion à ce sujet, mais elles sont creuses. Comme il arrive toujours, la confusion mentale et la passivité laissent libre cours à l’imagination. De toutes parts on est obsédé par une représentation de la vie sociale qui, tout en différant considérablement d’un milieu à l’autre, est toujours faite de mystères, de qualités occultes, de mythes, d’idoles, de monstres ; chacun croit que la puissance réside mystérieusement dans un des milieux où il n’a pas accès, parce que presque personne ne comprend qu’elle ne réside nulle part, de sorte que partout le sentiment dominant est cette peur vertigineuse que produit toujours la perte du contact avec la réalité. Chaque milieu apparaît du dehors comme un objet de cauchemar. Dans les milieux qui se rattachent au mouvement ouvrier, les rêves sont hantés par des monstres mythologiques qui ont nom Finance, Industrie, Bourse, Banque et autres ; les bourgeois rêvent d’autres monstres qu’ils nomment meneurs, agitateurs, démagogues ; les politiciens considèrent les capitalistes comme des êtres surnaturels qui possèdent seuls la clef de la situation, et réciproquement ; chaque peuple regarde les peuples d’en face comme des monstres collectifs animés d’une perversité diabolique. On pourrait développer ce thème à l’infini. Dans une pareille situation, n’importe quel soliveau peut être regardé comme un roi et en tenir lieu dans une certaine mesure grâce à cette seule croyance ; et cela n’est pas vrai seulement en ce qui concerne les hommes, mais aussi en ce qui concerne les milieux dirigeants. Rien n’est plus facile non plus que de répandre un mythe quelconque à travers toute une population. Il ne faut pas s’étonner dès lors de l’apparition de régimes « totalitaires » sans précédent dans l’histoire. On dit souvent que la force est impuissante à dompter la pensée ; mais pour que ce soit vrai, il faut qu’il y ait pensée. Là où les opinions irraisonnées tiennent lieu d’idées, la force peut tout. Il est bien injuste de dire par exemple que le fascisme anéantit la pensée libre ; en réalité c’est l’absence de pensée libre qui rend possible d’imposer par la force des doctrines officielles entièrement dépourvues de signification. À vrai dire un tel régime arrive encore à accroître considérablement l’abêtissement général, et il y a peu d’espoir pour les générations qui auront grandi dans les conditions qu’il suscite. De nos jours toute tentative pour abrutir les êtres humains trouve à sa disposition des moyens puissants. En revanche une chose est impossible, quand même on disposerait de la meilleure des tribunes ; à savoir diffuser largement les idées claires, des raisonnements corrects, des aperçus raisonnables.

Il n’y a pas de secours à espérer des hommes ; et quand il en serait autrement, les hommes n’en seraient pas moins vaincus d’avance par la puissance des choses. La société actuelle ne fournit pas d’autres moyens d’action que des machines à écraser l’humanité ; quelles que puissent être les intentions de ceux qui les prennent en main, ces machines écrasent et écraseront aussi longtemps qu’elles existeront. Avec les bagnes industriels que constituent les grandes usines, on ne peut fabriquer que des esclaves, et non pas des travailleurs libres, encore moins des travailleurs qui constitueraient une classe dominante. Avec des canons, des avions, des bombes, on peut répandre la mort, la terreur, l’oppression, mais non pas la vie et la liberté. Avec les masques à gaz, les abris, les alertes, on peut forger de misérables troupeaux d’êtres affolés, prêts à céder aux terreurs les plus insensées et à accueillir avec reconnaissance les plus humiliantes tyrannies, mais non pas des citoyens. Avec la grande presse et la T.S.F., on peut faire avaler par tout un peuple, en même temps que le petit déjeuner ou le repas du soir, des opinions toutes faites et par là même absurdes, car même des vues raisonnables se déforment et deviennent fausses dans l’esprit qui les reçoit sans réflexion ; mais on ne peut avec ces choses susciter même un éclair de pensée. Et sans usines, sans armes, sans grande presse on ne peut rien contre ceux qui possèdent tout cela. Il en est ainsi pour tout. Les moyens puissants sont oppressifs, les moyens faibles sont inopérants. Toutes les fois que les opprimés ont voulu constituer des groupements capables d’exercer une influence réelle, ces groupements, qu’ils aient eu nom partis ou syndicats, ont intégralement reproduit dans leur sein toutes les tares du régime qu’ils prétendaient réformer ou abattre, à savoir l’organisation bureaucratique, le renversement du rapport entre les moyens et les fins, le mépris de l’individu, la séparation entre la pensée et l’action, le caractère machinal de la pensée elle-même, l’utilisation de l’abêtissement et du mensonge comme moyens de propagande, et ainsi de suite. L’unique possibilité de salut consisterait dans une coopération méthodique de tous, puissants et faibles, en vue d’une décentralisation progressive de la vie sociale ; mais l’absurdité d’une telle idée saute immédiatement aux yeux. Une telle coopération ne peut pas s’imaginer même en rêve dans une civilisation qui repose sur la rivalité, sur la lutte, sur la guerre. En dehors d’une telle coopération, il est impossible d’arrêter la tendance aveugle de la machine sociale vers une centralisation croissante, jusqu’à ce que la machine elle-même s’enraye brutalement et vole en éclats. Que peuvent peser les souhaits et les vœux de ceux qui ne sont pas aux postes de commande, alors que, réduits à l’impuissance la plus tragique, ils sont les simples jouets de forces aveugles et brutales ? Quant à ceux qui possèdent un pouvoir économique ou politique, harcelés qu’ils sont d’une manière continuelle par les ambitions rivales et les puissances hostiles, ils ne peuvent travailler à affaiblir leur propre pouvoir sans se condamner presque à coup sûr à en être dépossédés. Plus ils se sentiront animés de bonnes intentions, plus ils seront amenés même malgré eux à tenter d’étendre leur pouvoir pour étendre leur capacité de faire le bien ; ce qui revient à opprimer dans l’espoir de libérer, comme a fait Lénine. Il est de toute évidence impossible que la décentralisation parte du pouvoir central ; dans la mesure même où le pouvoir central s’exerce, il se subordonne tout le reste. D’une manière générale l’idée du despotisme éclairé, qui a toujours eu un caractère utopique, est de nos jours tout à fait absurde. En présence de problèmes dont la variété et la complexité dépassent infiniment les grands comme les petits esprits, aucun despote au monde ne peut être éclairé. Si quelques hommes peuvent espérer, à force de réflexions honnêtes et méthodiques, apercevoir quelques lueurs dans cette obscurité impénétrable, ce n’est certes pas le cas pour ceux que les soucis et les responsabilités du pouvoir privent à la fois de loisir et de liberté d’esprit. Dans une pareille situation, que peuvent faire ceux qui s’obstinent encore, envers et contre tout, à respecter la dignité humaine en eux-mêmes et chez autrui ? Rien, sinon s’efforcer de mettre un peu de jeu dans les rouages de la machine qui nous broie ; saisir toutes les occasions de réveiller un peu la pensée partout où ils le peuvent ; favoriser tout ce qui est susceptible, dans le domaine de la politique, de l’économie ou de la technique, de laisser çà et là à l’individu une certaine liberté de mouvements à l’intérieur des liens dont l’entoure l’organisation sociale. C’est certes quelque chose, mais cela ne va pas loin. Dans l’ensemble, la situation où nous sommes est assez semblable à celle de voyageurs tout à fait ignorants qui se trouveraient dans une automobile lancée à toute vitesse et sans conducteur à travers un pays accidenté. Quand se produira la cassure après laquelle il pourra être question de chercher à construire quelque chose de nouveau ? C’est peut-être une affaire de quelques dizaines d’années, peut-être aussi de siècles. Aucune donnée ne permet de déterminer un délai probable. Il semble cependant que les ressources matérielles de notre civilisation ne risquent pas d’être épuisées avant un temps assez long, même en tenant compte de guerres ; et d’autre part, comme la centralisation, en abolissant toute initiative individuelle et toute vie locale, détruit par son existence même tout ce qui pourrait servir de base à une organisation différente, on peut supposer que le système actuel subsistera jusqu’à l’extrême limite des possibilités. Somme toute il paraît raisonnable de penser que les générations qui seront en présence des difficultés suscitées par l’effondrement du régime actuel sont encore à naître. Quant aux générations actuellement vivantes, elles sont peut-être, de toutes celles qui se sont succédé au cours de l’histoire humaine, celles qui auront eu à supporter le plus de responsabilités imaginaires et le moins de responsabilités réelles. Cette situation, une fois pleinement comprise, laisse une liberté d’esprit merveilleuse.