Oppression et Liberté/05/06

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Gallimard (p. 159-162).


conclusion


Qu’est-ce au juste qui périra et qu’est-ce qui subsistera de la civilisation actuelle ? Dans quelles conditions, en quel sens l’histoire se déroulera-t-elle par la suite ? Ces questions sont insolubles. Ce que nous savons d’avance, c’est que la vie sera d’autant moins inhumaine que la capacité individuelle de penser et d’agir sera plus grande. La civilisation actuelle, dont nos descendants recueilleront sans doute tout au moins des fragments en héritage, contient, nous ne le sentons que trop, de quoi écraser l’homme ; mais elle contient aussi, du moins en germe, de quoi le libérer. Il y a dans notre science, malgré toutes les obscurités qu’amène une sorte de nouvelle scolastique, des éclairs admirables, des parties limpides et lumineuses, des démarches parfaitement méthodiques de l’esprit. Dans notre technique aussi il y a des germes de libération du travail. Non pas sans doute, comme on le croit communément, du côté des machines automatiques ; celles-ci apparaissent bien comme étant propres, du point de vue purement technique, à décharger les hommes de ce que le travail peut contenir de machinal et d’inconscient, mais en revanche elles sont indissolublement liées à une organisation de l’économie centralisée à l’excès, et par suite très oppressive. Mais d’autres formes de la machine-outil ont produit, surtout avant la guerre, le plus beau type peut-être de travailleur conscient qui soit apparu dans l’histoire, à savoir l’ouvrier qualifié. Si, au cours des vingt dernières années, la machine-outil a pris des formes de plus en plus automatiques, si le travail accompli, même sur les machines de modèle relativement ancien, est devenu de plus en plus machinal, c’est la concentration croissante de l’économie qui en est cause. Qui sait si une industrie dispersée en d’innombrables petites entreprises ne susciterait pas une évolution inverse de la machine-outil, et, parallèlement, des formes de travail demandant encore bien plus de conscience et d’ingéniosité que le travail le plus qualifié des usines modernes ? Il est d’autant moins défendu de l’espérer que l’électricité fournit la forme d’énergie qui conviendrait à une semblable organisation industrielle. Étant donné que notre impuissance presque complète à l’égard des maux présents nous dispense du moins, une fois clairement comprise, de nous soucier de l’actualité en dehors des moments où nous en subissons directement l’atteinte, quelle tâche plus noble pourrions-nous assumer que celle de préparer méthodiquement un tel avenir en travaillant à faire l’inventaire de la civilisation présente ? C’est à vrai dire une tâche qui dépasse de très loin les possibilités si restreintes d’une vie humaine ; et d’autre part s’orienter dans une pareille voie, c’est se condamner à coup sûr à la solitude morale, à l’incompréhension, à l’hostilité aussi bien des ennemis de l’ordre existant que de ses serviteurs ; quant aux générations futures, rien ne permet de supposer que le hasard leur fasse même parvenir, le cas échéant, à travers les catastrophes qui nous séparent d’elles, les fragments d’idées que pourraient élaborer de nos jours quelques esprits solitaires. Mais il serait fou de se plaindre d’une telle situation. Jamais aucun pacte avec la Providence n’a promis l’efficacité aux efforts même les plus généreux. Et quand on a résolu de ne faire confiance, en soi-même et autour de soi, qu’à des efforts ayant leur source et leur principe dans la pensée de celui même qui les accomplit, il serait ridicule de désirer qu’une opération magique permette d’obtenir de grands résultats avec les forces infimes dont disposent les individus isolés. Ce n’est jamais par de pareilles raisons qu’une âme ferme peut se laisser détourner, quand elle aperçoit clairement une chose à faire, et une seule. Il s’agirait donc de séparer, dans la civilisation actuelle, ce qui appartient de droit à l’homme considéré comme individu et ce qui est de nature à fournir des armes contre lui à la collectivité, tout en cherchant les moyens de développer les premiers éléments au détriment des seconds. En ce qui concerne la science, il ne faut plus essayer d’ajouter à la masse déjà trop grande qu’elle constitue ; il faut en faire le bilan pour permettre à l’esprit d’y mettre en lumière ce qui lui appartient en propre, ce qui est constitué par des notions claires, et de mettre à part ce qui n’est que procédé automatique pour coordonner, unifier, résumer ou même découvrir ; il faut tenter de ramener ces procédés eux-mêmes à des démarches conscientes de l’esprit ; il faut d’une manière générale, partout où on le peut, concevoir et présenter les résultats comme un simple moment dans l’activité méthodique de la pensée. À cet effet une étude sérieuse de l’histoire des sciences est sans doute indispensable. Quant à la technique, il faudrait l’étudier d’une manière approfondie, dans son histoire, dans son état actuel, dans ses possibilités de développement, et cela d’un point de vue tout à fait nouveau, qui ne serait plus celui du rendement, mais celui du rapport du travailleur avec son travail. Enfin il faudrait mettre en pleine lumière l’analogie des démarches qu’accomplit la pensée humaine, d’une part dans la vie quotidienne et notamment dans le travail, d’autre part dans l’élaboration méthodique de la science. Quand même une suite de réflexions ainsi orientées devrait rester sans influence sur l’évolution ultérieure de l’organisation sociale, elle n’en perdrait pas pour cela sa valeur ; les destinées futures de l’humanité ne sont pas l’unique objet qui mérite considération. Seuls des fanatiques peuvent n’attacher de prix à leur propre existence que pour autant qu’elle sert une cause collective ; réagir contre la subordination de l’individu à la collectivité implique qu’on commence par refuser de subordonner sa propre destinée au cours de l’histoire. Pour se déterminer à un pareil effort d’analyse critique, il suffit de comprendre qu’il permettrait à celui qui l’entreprendrait d’échapper à la contagion de la folie et du vertige collectif en renouant pour son compte, par dessus l’idole sociale, le pacte originel de l’esprit avec l’univers.

1934.