Opuscules humoristiques (Wailly)/Instructions aux domestiques

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Traduction par Léon de Wailly.
Opuscules humoristiquesPoulet-Malassis et De Broise (p. 1-91).


INSTRUCTIONS AUX DOMESTIQUES


Quoique d’une certaine étendue, ce traité n’est qu’un fragment. On présume que Swift voulait faire tout un volume, mais que le temps et la santé lui manquèrent. Ce qui paraît certain c’est qu’il faisait grand cas de ce travail, car en 1739, alors qu’il avait perdu la mémoire, et que l’indifférence pour la littérature le gagnait de plus en plus, il écrit avec anxiété à Faulkner, son éditeur irlandais, au sujet de ce manuscrit qu’il a égaré.

Règles qui concernent tous les domestiques en général.

Quand votre maître ou maîtresse appelle un domestique par son nom, si ce domestique n’est pas là, aucun de vous ne doit répondre, car alors il n’y aura pas de raison pour que vous finissiez de trimer ; et les maîtres eux-mêmes reconnaissent que si un domestique vient lorsqu’on l’appelle, cela suffit.

Quand vous avez fait une faute, payez d’effronterie et d’impertinence, et conduisez-vous comme si c’était vous qui aviez à vous plaindre ; cela calmera immédiatement votre maître ou maîtresse.

Si vous voyez un de vos camarades faire tort à votre maître, ayez soin de n’en rien dire, de peur d’être traité de rapporteur : à moins, pourtant, qu’il ne s’agisse d’un domestique favori, qui soit justement haï de toute la maison ; auquel cas il est prudent de rejeter sur lui tout ce qu’on pourra de fautes.

Le cuisinier, le butler, le groom, l’homme qui va au marché, et tous les autres domestiques chargés des dépenses de la maison, feront bien d’agir comme si la fortune entière du maître devait être affectée à leur budget particulier. Par exemple, si la cuisinière évalue la fortune de son maître à mille livres sterling par an, elle en conclut raisonnablement qu’avec un millier de livres par an on aura suffisamment de viande, et que par conséquent il n’est pas besoin de lésiner ; le butler fait le même raisonnement ; autant en peuvent faire le groom et le cocher ; et ainsi la dépense en tous genres se fait à l’honneur de votre maître.

Quand vous êtes grondé devant le monde (ce qui, avec toute la déférence due à vos maîtres et maîtresses, est de bien mauvais goût), il arrive souvent que quelque étranger a la bonté de glisser un mot à votre excuse ; dans ce cas, vous serez en droit de vous justifier vous-même, et vous pouvez justement conclure que lorsqu’il vous grondera plus tard, dans d’autres occasions, il peut avoir tort ; opinion dans laquelle vous vous confirmerez en exposant à votre façon le cas à vos camarades, qui certainement décideront en votre faveur ; c’est pourquoi, je le répète, toutes les fois que l’on vous gronde, plaignez-vous comme si c’était vous qui étiez lésé.

Il arrive fréquemment que les domestiques envoyés en message sont sujets à rester un peu plus longtemps que le message ne l’exige, peut-être deux, quatre, six ou huit heures, ou quelque semblable bagatelle ; car la tentation à coup sûr est grande, et la chair ne saurait toujours résister. Quand vous revenez, le maître jette feu et flamme, la maîtresse crie ; vous faire mettre habit bas, vous bâtonner, vous jeter à la porte, voilà ce qui se dit. Mais vous devez être muni d’un assortiment d’excuses qui suffisent à toutes les occasions : par exemple, votre oncle est arrivé ce matin en ville ayant fait quatre-vingts milles tout exprès pour vous voir, et il s’en retourne demain au point du jour ; un camarade, qui vous avait emprunté de l’argent lorsqu’il était sans place, se sauvait en Irlande ; vous preniez congé d’un vieux camarade à vous, qui s’embarquait pour les Barbades ; votre père vous avait envoyé une vache à vendre, et vous n’avez pas pu trouver d’acheteur avant neuf heures du soir ; vous avez fait vos adieux à un cher cousin qui doit être pendu samedi prochain ; vous vous êtes donné une entorse au pied contre une pierre, et vous avez été forcé de rester trois heures dans une boutique avant de pouvoir faire un pas ; on vous a jeté quelque chose de sale d’une mansarde, et vous avez eu honte de rentrer avant d’être nettoyé et que l’odeur soit partie ; vous avez été pressé pour le service maritime, et mené devant un juge de paix, qui vous a gardé trois heures avant de vous interroger, et vous avez eu beaucoup de peine à vous en tirer ; un recors, par méprise, vous a arrêté comme débiteur et vous a tenu toute la soirée en prison chez lui ; on vous a dit que votre maître était allé à une taverne et qu’il lui était arrivé un malheur, et votre douleur a été si grande, que vous avez demandé Son Honneur à une centaine de tavernes entre Pall-Mall et Temple-Bar.

Prenez le parti de tous les marchands contre votre maître, et quand on vous envoie acheter quelque chose, ne marchandez jamais, mais payez généreusement tout ce qu’on demande. Ceci tourne grandement à l’honneur de votre maître, et peut vous mettre quelques shillings en poche ; et vous devez considérer que si votre maître a payé trop, il peut mieux supporter cette perte qu’un pauvre boutiquier.

Ne vous soumettez jamais à remuer un doigt pour aucune besogne autre que celle pour laquelle vous avez été particulièrement engagé. Par exemple, si le groom est ivre, ou absent, et que le butler reçoive l’ordre de fermer l’écurie, la réponse est prête : Sauf le respect de Votre Honneur, je ne m’entends pas aux chevaux. Si le coin de la tenture a besoin d’un seul clou pour la rattacher, et qu’on dise au valet de pied de le clouer, il peut répondre qu’il n’entend rien à cette sorte d’ouvrage, mais que Son Honneur peut faire venir le tapissier.

Les maîtres et maîtresses querellent communément les domestiques de ce qu’ils ne ferment pas les portes après eux ; mais ni les maîtres ni les maîtresses ne réfléchissent qu’il faut ouvrir ces portes avant de pouvoir les fermer, et que fermer et ouvrir les portes, c’est double peine ; le meilleur moyen donc, le plus court et le plus aisé est de ne faire ni l’un ni l’autre. Mais si vous êtes si souvent tourmenté pour fermer la porte qu’il vous soit difficile de l’oublier, alors poussez-la avec tant de violence en vous en allant que la chambre en soit ébranlée et que tout y tremble, afin de faire bien voir à votre maître ou maîtresse que vous suivez ses instructions.

Si vous voyez que vous faites des progrès dans les bonnes grâces de votre maître ou maîtresse, saisissez quelque occasion de leur demander d’un ton très-doux votre compte ; et lorsqu’ils s’enquerront du motif, et qu’il paraîtra leur en coûter de se séparer de vous, répondez que vous aimeriez mieux vivre chez eux que chez n’importe qui, mais qu’un pauvre domestique n’est pas à blâmer s’il essaie d’améliorer sa condition ; que les gens qui servent n’ont pas de rentes ; que votre besogne est lourde, et que vos gages sont très-légers. Là-dessus, votre maître, s’il a aucune générosité, ajoutera cinq ou six shillings par quartier, plutôt que de vous laisser partir ; mais si vous êtes pris au mot, et que vous n’ayez pas envie de partir, faites dire à votre maître par quelque camarade qu’il vous a décidé à rester.

Tous les bons morceaux que vous pouvez dérober dans la journée, serrez-les de côté pour vous régaler le soir en cachette avec vos camarades ; et mettez le butler de la partie, pourvu qu’il vous donne de quoi boire.

Écrivez votre nom et celui de votre bonne amie, avec la fumée de la chandelle, au plafond de la cuisine ou de l’office, pour montrer votre savoir.

Si vous êtes un jeune homme de bonne mine, chaque fois que vous parlez bas à votre maîtresse à table, fourrez-lui votre nez dans la joue ; ou si vous avez l’haleine fraîche, soufflez-lui en plein visage ; j’ai vu ceci avoir de très-bons résultats dans les familles.

Ne venez jamais que vous n’ayez été appelé trois ou quatre fois, car il n’y a que les chiens qui viennent au premier coup de sifflet ; et quand le maître crie : Qui est là ? aucun domestique n’est tenu d’y aller ; car qui est là n’est le nom de personne.

Quand vous avez cassé en bas toutes vos tasses de fayence (ce qui ordinairement est l’affaire d’une semaine), la casserole servira tout aussi bien. On y peut bouillir du lait, chauffer le potage, mettre de la petite bière, ou, en cas de nécessité, remplacer un pot de chambre ; appliquez-la donc indifféremment à tous ces usages ; mais ne la nettoyez ni ne la récurez jamais, de peur d’enlever l’étamage.

Quoiqu’on vous ait affecté des couteaux pour vos repas à l’office, vous ferez bien de les ménager et d’employer ceux de votre maître.

Que ce soit une règle constante que ni chaise, ni escabeau, ni table de l’office ou de la cuisine n’ait plus de trois pieds, ce qui a été l’ancien et invariable usage dans toutes les maisons que j’ai jamais connues, et est fondé, dit-on, sur deux raisons : premièrement, pour montrer que les domestiques sont toujours dans un état branlant ; deuxièmement, il est bon, au point de vue de l’humilité, que les chaises et tables des domestiques aient un pied de moins que celles de leurs maîtres. Je reconnais qu’il a été fait une exception à cette règle en faveur de la cuisinière, à laquelle une vieille coutume accorde une bergère pour y dormir après dîner ; et cependant je l’ai rarement vue avec plus de trois pieds. Or, cette claudication épidémique des sièges de domestiques est imputée par les philosophes à deux causes qui, on l’a observé, font les plus grandes révolutions dans les États et Empires : je veux dire l’amour et la guerre. Un escabeau, une chaise ou une table est la première arme lorsqu’on se bat pour rire ou pour tout de bon ; et après une paix, les chaises, si elles ne sont pas très-fortes, sont sujettes à souffrir dans la conduite d’une galante intrigue, la cuisinière étant ordinairement grosse et lourde, et le butler un peu pris de vin.

Je n’ai jamais pu souffrir de voir des servantes assez peu comme il faut pour aller par les rues avec leurs jupons retroussés ; c’est une bête d’excuse d’alléguer que leurs jupons se sont crottés, lorsqu’elles ont le remède si facile de descendre trois ou quatre fois un escalier propre une fois de retour à la maison.

Quand vous vous arrêtez à babiller avec quelque camarade de la rue, laissez la porte de la maison ouverte, afin de pouvoir rentrer sans frapper ; autrement votre maîtresse pourrait savoir que vous êtes sorti, et vous seriez grondé.

Je vous exhorte tous instamment à l’union et à la concorde ; mais ne vous méprenez pas sur ce que je dis : vous pouvez vous quereller entre vous tant que vous voudrez ; seulement ayez toujours présent à l’esprit que vous avez un ennemi commun, qui est votre maître ou maîtresse, et que vous avez une cause commune à défendre. Croyez-en un vieux praticien : quiconque, par malveillance pour un camarade, fait un rapport à son maître, ameutera tout le monde contre lui et sera perdu.

Le rendez-vous général de tous les domestiques, tant en hiver qu’en été, c’est la cuisine ; c’est là que doivent se traiter les grandes affaires de la maison, qu’elles concernent l’écurie, la laiterie, l’office, la buanderie, la cave, la chambre des enfants, la salle à manger, ou la chambre de madame : là, comme dans votre propre élément, vous pouvez rire, et batifoler, et crier, en pleine sécurité.

Lorsqu’un domestique rentre ivre et ne peut pas se montrer, vous devez tous vous entendre pour dire à votre maître qu’il est allé se coucher très-malade ; sur quoi votre maîtresse sera assez bonne pour faire donner quelque chose de réconfortant à ce pauvre domestique.

Quand vos maîtres vont ensemble dîner en ville, ou en soirée, vous n’avez pas besoin de rester plus d’un au logis, et même il suffira d’un gamin, si vous en avez un, pour répondre à la porte et prendre soin des enfants, en cas qu’il y en ait. Qui de vous restera doit se décider à la courte-paille, et celui sur qui le sort tombera peut avoir pour consolation la visite d’une bonne amie, sans courir le danger d’être surpris avec elle. Ces occasions-là ne doivent pas se manquer, elles viennent trop rarement ; et rien ne périclite tant qu’il y a un domestique à la maison.

Quand votre maîtresse ou maître rentre, et a besoin d’un domestique qui se trouve être dehors, votre réponse doit être qu’il n’y a qu’une minute qu’il vient de sortir, demandé par un de ses cousins qui se meurt.

Si votre maître vous appelle par votre nom, et qu’il vous arrive de répondre à la quatrième fois, vous n’avez pas besoin de vous presser ; et si l’on vous gronde d’avoir tardé, vous pouvez très-légitimement dire que vous n’êtes pas venu plus tôt parce que vous ne saviez pas ce qu’on vous voulait.

Quand vous êtes grondé pour une faute, en sortant de la chambre et en redescendant, murmurez assez haut pour être bien entendu ; cela fera croire que vous êtes innocent.

Quelle que soit la visite qui vienne en l’absence de votre maître ou maîtresse, ne chargez jamais votre mémoire du nom de la personne ; vous avez, ma foi, bien d’autres choses à vous rappeler. D’ailleurs, c’est une besogne de portier, et c’est la faute de votre maître s’il n’en a point. Et qui peut se souvenir des noms ? vous auriez certainement fait quelque méprise, et vous ne savez ni lire, ni écrire.

S’il est possible, ne faites jamais de mensonge à votre maître et maîtresse, à moins d’avoir l’espérance qu’ils ne pourront pas le découvrir avant une demi-heure. Quand un domestique est renvoyé, il faut raconter tous ses méfaits, quoique la plupart ne soient pas connus de son maître ou de sa maîtresse, et tout ce que les autres ont fait de mal doit lui être imputé. Et lorsqu’on vous demandera pourquoi vous n’en avez pas averti, la réponse est : Monsieur, ou Madame, réellement j’avais peur de vous fâcher ; et puis vous auriez peut-être cru que c’était méchanceté de ma part. Lorsqu’il y a des enfants dans une maison, ils sont ordinairement de grands obstacles à ce que les domestiques s’amusent ; le seul remède est de les gagner avec des bonbons, pour qu’ils ne fassent pas de rapports à papa et à maman.

Je conseille à vous autres dont le maître vit à la campagne et qui attendez des profits, de toujours vous mettre sur deux lignes lorsqu’un étranger s’en va, de façon à ce qu’il soit forcé de passer entre vous. Il faudra qu’il ait plus d’assurance ou moins d’argent que d’habitude, si aucun de vous le laisse échapper ; et selon qu’il se conduit, souvenez-vous de le traiter la prochaine fois qu’il vient.

Si l’on vous donne de l’argent pour acheter quelque chose dans une boutique, et que vous ne vous trouviez pas en fonds à ce moment-là, dépensez l’argent pour vous et prenez la marchandise à crédit. C’est pour l’honneur de votre maison et le vôtre ; car un crédit lui est ouvert, et c’est à votre recommandation.

Quand votre maîtresse vous fait appeler dans sa chambre pour vous donner quelque ordre, ne manquez pas de rester à la porte et de la tenir ouverte, jouant avec la serrure tout le temps qu’elle vous parle, et gardez le bouton dans votre main de peur d’oublier de fermer la porte après vous.

Si votre maître ou maîtresse se trouve une fois dans leur vie vous accuser à tort, vous êtes un heureux domestique ; car vous n’avez plus rien à faire, chaque fois que vous commettrez une faute dans votre service, que de leur rappeler cette fausse accusation et de vous jurer également innocent dans le cas présent.

Quand vous avez envie de quitter votre maître, et si, craignant de l’offenser, vous êtes trop timide pour rompre la glace, le meilleur moyen est de devenir tout d’un coup grossier et impertinent plus qu’à votre ordinaire, jusqu’à ce qu’il juge nécessaire de vous renvoyer ; et quand vous êtes parti, pour vous venger, faites-lui, et à sa femme, auprès de vos camarades qui sont sans place, une réputation telle, qu’aucun ne se hasardera à offrir ses services.

Des dames délicates qui sont sujettes à s’enrhumer, ayant remarqué que les domestiques oublient souvent, en bas, de fermer la porte après eux lorsqu’ils rentrent ou sortent dans la cour de derrière, ont imaginé de faire adapter à la porte une poulie et une corde avec un grand morceau de plomb au bout, de façon à ce qu’elle se ferme d’elle-même, et qu’il faille une certaine force pour l’ouvrir ; ce qui est une énorme peine pour les domestiques, que leur besogne peut obliger d’entrer et de sortir cinquante fois dans une matinée. Mais l’esprit peut beaucoup, car de prudents domestiques ont trouvé un remède efficace contre cet insupportable abus, en attachant la poulie de façon à ce que le poids ne fasse aucun effet ; cependant, pour ma part, je préférerais tenir la porte toujours ouverte en mettant au bas une grosse pierre.

Les chandeliers des domestiques sont généralement cassés, car rien ne peut durer éternellement. Mais vous pouvez trouver bien des expédients ; il est assez commode de mettre votre chandelle dans une bouteille, ou avec un morceau de beurre contre la boiserie, dans une poudrière, ou un vieux soulier, ou un bâton fendu, ou un canon de pistolet, ou dans sa propre graisse sur une table, dans une tasse à café, ou un verre à boire, ou un pot en corne, une théière, une serviette tortillée, un pot à moutarde, un encrier, un os à moelle, un morceau de pâté, ou bien vous pouvez faire un trou dans le pain et la ficher dedans.

Quand vous invitez un soir les domestiques du voisinage à se régaler avec vous à la maison, enseignez-leur une manière particulière de frapper ou de gratter à la fenêtre de la cuisine, que vous puissiez entendre, mais non votre maître ou maîtresse, que vous devez prendre soin de ne pas troubler ou effrayer à des heures indues.

Rejetez toutes les fautes sur un petit chien, ou un chat favori, un singe, un perroquet, un enfant, ou sur le domestique qu’on a renvoyé dernièrement : en suivant cette règle, vous vous excuserez vous-même, vous ne ferez de mal à personne, et vous épargnerez à votre maître ou maîtresse la peine et l’ennui de gronder.

Quand vous manquez des instruments convenables pour l’ouvrage que vous êtes en train de faire, usez de tous les expédients que vous pouvez inventer plutôt que de laisser votre besogne inachevée. Par exemple, si le poker n’est pas là sous votre main, ou qu’il soit cassé, remuez le feu avec les pincettes ; si les pincettes n’y sont pas non plus, employez le bout du soufflet, le manche de la pelle à feu, ou du balai, le bout d’une mop, ou la canne de votre maître. S’il vous faut du papier pour flamber un poulet, déchirez le premier livre que vous verrez dans la maison. Essuyez vos souliers, à défaut d’un torchon, avec le bas d’un rideau, ou une serviette damassée. Arrachez le galon de votre livrée pour en faire des jarretières. Si le butler a besoin d’un pot de chambre, il peut se servir de la grande tasse d’argent.

Il y a plusieurs manières d’éteindre les chandelles, et vous devez les connaître toutes : vous pouvez promener rapidement le bout de la chandelle contre la boiserie, ce qui l’éteint immédiatement ; vous pouvez la mettre par terre et l’éteindre avec votre pied ; vous pouvez la renverser sans dessus dessous, jusqu’à ce que sa propre graisse l’étouffe, ou l’enfoncer dans la bobèche ; vous pouvez la faire tourner dans votre main jusqu’à ce qu’elle s’éteigne ; quand vous allez au lit, après avoir pissé, vous pouvez tremper le bout de la chandelle dans le pot de chambre ; vous pouvez cracher sur votre index et votre pouce et pincer la mèche. La cuisinière peut la fourrer dans le tonneau à farine, ou le groom dans un boisseau d’avoine, ou une botte de foin, ou dans la litière ; la fille de service peut éteindre la chandelle contre le miroir, que rien ne nettoie si bien que la mouchure de chandelle ; mais la plus prompte et la meilleure de toutes les méthodes est de la souffler, ce qui la laisse nette et plus facile à rallumer.

Il n’est rien de si pernicieux dans une maison qu’un rapporteur. Contre lui votre principale affaire à tous est de vous liguer ; quel que soit son genre de service, saisissez toutes les occasions de gâter ce qu’il fait, et de le traverser en tout. Par exemple, si c’est le butler, cassez ses verres chaque fois qu’il laisse la porte de l’office ouverte, ou enfermez-y le chat ou le gros chien, ce qui fera aussi bien ; égarez une fourchette ou une cuiller, de façon à ce qu’il ne la retrouve jamais. Si c’est la cuisinière, chaque fois qu’elle tourne le dos, jetez dans le pot un morceau de suie, ou une poignée de sel, ou des charbons fumants dans le lèchefrite, ou barbouillez le rôti contre le fond de la cheminée, ou cachez la clef du tournebroche. Si un valet de pied est suspect, que la cuisinière lui barbouille le dos de sa livrée neuve ; ou lorsqu’il monte avec une soupière, qu’elle le suive tout doucement avec une pleine cuiller à pot, et qu’elle la répande goutte à goutte sur l’escalier jusqu’à la salle à manger, et ensuite que la fille de service fasse un tel bruit que sa maîtresse l’entende. La femme de chambre est vraisemblablement celle qui commettra cette faute, dans l’espoir de se faire bien venir : en ce cas la blanchisseuse doit avoir bien soin de lui déchirer ses chemises en les lavant, et cependant ne les laver qu’à moitié ; et, lorsqu’elle se plaint, dire à toute la maison qu’elle sue si fort, et a une peau si huileuse, qu’en une heure elle salit plus une chemise que la fille de cuisine en une semaine.


CHAPITRE I

Instructions au Butler.


Dans mes instructions aux domestiques, je vois, d’après ma longue expérience, que vous autres butlers vous êtes les principaux intéressés.

Votre besogne offrant la plus grande variété et exigeant la plus grande exactitude, je vais, autant que je pourrai m’en souvenir, parcourir les diverses branches de votre service, et régler mes conseils en conséquence.

Dans vos fonctions au buffet, prenez tout le soin possible d’économiser votre peine et les verres de votre maître. Ainsi, puisque ceux qui dînent à la même table sont supposés être amis, faites-les boire tous dans le même verre, sans le laver, ce qui vous évitera beaucoup de travail, ainsi que la chance de les casser. Ne donnez à boire à personne qu’il ne l’ait demandé trois fois au moins ; de cette façon, les uns par mauvaise honte, et d’autres par oubli, le demanderont moins souvent, et ce sera autant d’économisé pour votre maître.

Si quelqu’un désire un verre d’ale en bouteille, secouez d’abord la bouteille, pour voir s’il y a quelque chose dedans ; puis goûtez, pour voir ce que c’est, afin de ne pas vous tromper, et enfin, essuyez le goulot avec la paume de votre main, pour montrer votre propreté.

Ayez bien soin d’avoir le bouchon plutôt dans le ventre de la bouteille que dans le goulot ; et si le bouchon est moisi, ou qu’il y ait des fleurs sur votre liquide, votre maître en économisera d’autant plus.

Si un humble personnage, un chapelain, un précepteur, ou un cousin pauvre, se trouve être à table, et vous paraisse obtenir peu d’attention du maître et des autres convives (ce que personne n’est plus prompt à découvrir et à observer que vous autres domestiques), votre devoir, à vous et au valet de pied, est de suivre l’exemple de vos supérieurs, en le traitant de plusieurs degrés plus mal que les autres ; et vous ne sauriez mieux plaire à votre maître, ou du moins à votre maîtresse.

Si quelqu’un demande de la petite bière vers la fin du dîner, ne vous donnez pas la peine de descendre à la cave, mais recueillez ce qui reste dans les divers gobelets, verres et soucoupes. Tournez le dos à la compagnie, toutefois, de peur d’être remarqué. Au contraire, quand quelqu’un demande de l’ale vers la fin du dîner, remplissez-en jusqu’au bord le plus grand pot que vous ayez ; de la sorte il vous en restera la plus grande partie pour obliger vos camarades, sans commettre le péché d’en dérober à votre maître.

Il est un expédient tout aussi honnête, par lequel vous avez la chance d’avoir pour vous chaque jour la meilleure partie d’une bouteille de vin, car vous devez supposer que des gens comme il faut ne se préoccuperont pas du reste de la bouteille ; c’est pourquoi mettez-en toujours une fraîche devant eux, après dîner, quoiqu’ils n’aient pas bu plus d’un verre de l’autre.

Ayez particulièrement soin que vos bouteilles ne soient pas moisies avant de les emplir ; pour ce faire, soufflez avec force dans chaque goulot, et si vous ne sentez que votre haleine, emplissez immédiatement.

Si l’on vous fait descendre en hâte pour tirer n’importe quel liquide, et que vous voyiez qu’il ne coule pas, ne vous donnez pas la peine de faire un trou de fausset, mais soufflez avec force dans la cannelle, et vous verrez immédiatement le liquide vous couler dans la bouche, ou bien retirez le fausset. Mais ne perdez pas votre temps à le remettre, de peur que votre maître n’ait besoin de vous.

Si vous êtes curieux de goûter quelques-unes des bouteilles de choix de votre maître, videz-en au-dessous du goulot autant qu’il en faudra pour faire la quantité dont vous avez besoin ; mais alors ayez soin de les remplir d’eau propre, afin que votre maître n’ait pas moins de liquide.

Il y a une excellente invention, trouvée depuis peu d’années, pour le maniement de l’ale et de la petite bière au buffet : par exemple, un convive demande un verre d’ale et n’en boit que la moitié ; un autre demande de la petite bière : vous versez immédiatement le reste de l’ale dans le pot, et remplissez le verre de petite bière ; et ainsi de l’un à l’autre tant que le dîner dure, et par là vous atteignez trois buts : premièrement, vous vous épargnez la peine de laver, et conséquemment le danger de casser vos verres ; secondement, vous êtes sûr de ne pas vous tromper en donnant la boisson qu’on demande ; et enfin, par cette méthode, vous êtes certain que rien n’est perdu.

Comme les butlers sont sujets à oublier de monter à temps leur ale et leur bière, rappelez-vous bien d’avoir les vôtres en haut, deux heures avant le dîner ; et mettez-les au soleil dans la chambre, pour faire voir que vous n’avez pas été négligent.

Quelques butlers ont une manière de décanter (comme ils l’appellent) l’ale en bouteille, qui leur fait perdre une bonne partie du fond. Que votre méthode soit de tourner la bouteille sens dessus dessous, ce qui doublera la quantité en apparence : par ce moyen, vous serez sûr de ne pas perdre une seule goutte, et la mousse empêchera de voir que l’ale est trouble.

Nettoyez votre argenterie, essuyez vos couteaux, et frottez les tables sales avec les serviettes et les nappes qui ont servi ce jour-là ; car ce n’est toujours qu’un blanchissage, et, en outre, cela épargne vos torchons, et en récompense d’une si judicieuse économie, mon avis est que vous pouvez légitimement employer les plus belles serviettes damassées comme bonnet de nuit.

Quand vous nettoyez votre argenterie, laissez voir du blanc dans toutes les rainures, de peur que votre maîtresse ne croie pas que vous ne l’ayez nettoyée.

Il n’est rien où l’habileté d’un butler se montre mieux que dans le maniement des chandelles, qui, bien que les autres domestiques puissent y entrer pour leur part, vous concerne principalement. C’est à vous seul que j’adresserai mes instructions sur cet article, laissant à vos camarades le soin de s’y conformer dans l’occasion.

D’abord, pour éviter de brûler le jour et épargner les chandelles de votre maître, ne les montez jamais qu’une demi-heure après qu’il fait nuit, quel que soit le nombre de fois qu’on les ait demandées.

Que vos bobèches soient pleines de suif jusqu’au bord, avec l’ancienne mouchure en haut, et alors mettez par-dessus vos chandelles neuves. Il est vrai que cela les expose à tomber, mais elles en paraîtront d’autant plus longues et plus belles au salon. D’autres fois, pour varier, laissez-les balloter dans les bobèches, pour montrer que celles-ci sont propres jusqu’au fond.

Quand votre chandelle est trop grosse pour la bobèche, faites-la fondre, devant le feu, à la dimension convenable ; et pour cacher la fumée, enveloppez de papier à la moitié.

Vous n’êtes pas sans avoir observé, dans ces dernières années, l’extravagance de la gentry en fait de chandelles, et un bon butler doit la décourager par tous les moyens : ceci, vous pouvez le faire de plusieurs manières, quand vous avez reçu l’ordre de mettre des chandelles dans les candélabres.

Les candélabres sont de grands gaspilleurs de chandelles, et vous, qui devez toujours considérer l’avantage de votre maître, il faut faire votre possible pour les décourager : c’est pourquoi votre devoir est de forcer des deux mains la chandelle dans la bobèche, et de la faire pencher de telle sorte que le suif tombe tout sur le plancher, si la coiffure de quelque dame ou la perruque de quelque homme n’est là pour l’intercepter : vous pouvez également laisser la chandelle si lâche qu’elle tombe sur le verre et le mette en pièces ; cela sauvera à votre maître plus d’un sol dans l’année, tant en chandelles qu’en verres, et à vous-même beaucoup de peine ; car les candélabres détériorés ne peuvent plus servir.

Ne laissez jamais brûler les chandelles trop bas, mais donnez-les comme profit légitime à votre amie la cuisinière, pour augmenter ce qu’elle retire de la cuisine ; ou, si cela n’est pas souffert dans votre maison, faites-en la charité aux pauvres voisins qui font souvent vos commissions.

Quand vous faites griller du pain, ne perdez pas votre temps à le surveiller, mais posez-le sur le charbon, et vaquez à vos autres affaires : puis revenez, et si vous le trouvez grillé de part en part, grattez le côté brûlé, et servez.

Quand vous dressez le buffet, mettez les plus beaux verres aussi près du bord que possible ; par suite de quoi ils jetteront un double lustre, et feront plus belle figure ; et tout ce qu’il en peut résulter au plus c’est qu’il s’en casse une demi-douzaine, ce qui est une bagatelle pour la poche de votre maître.

Lavez les verres avec votre eau, pour épargner le sel de votre maître.

Quand il a été répandu du sel sur la table, ne le laissez pas perdre, mais le dîner fini, pliez la nappe, avec le sel dedans, puis secouez-en le sel dans la salière pour vous en servir le lendemain ; mais le plus court et le plus sûr est, quand vous enlevez la nappe, d’y envelopper les couteaux, fourchettes, cuillers, salières, croûtes de pain et débris de viande ; comme cela vous serez certain de ne rien perdre, à moins que vous ne préfériez secouer le tout par la fenêtre, afin que les mendiants puissent manger plus commodément les restes.

Laissez le dépôt du vin, de l’ale, et autres boissons dans les bouteilles : les rincer n’est qu’une perte de temps, puisque tout cela se fera à la fois dans un lavage général ; et vous aurez une meilleure excuse pour les casser.

Si votre maître a beaucoup de bouteilles moisies, ou très-sales, ou encrassées, je vous conseille, comme un cas de conscience, que ce soient les premières que vous troquiez au cabaret voisin contre de l’ale ou de l’eau-de-vie.

Quand on envoie un message à votre maître, soyez aimable pour le camarade qui l’apporte ; faites-lui boire du meilleur que vous ayez en garde, pour l’honneur de votre maître ; et, à la première occasion, il vous rendra la pareille.

Après souper, s’il fait nuit, emportez votre argenterie et votre porcelaine dans le même panier pour épargner la chandelle, car vous connaissez assez bien votre office pour les ranger dans l’obscurité.

Quand on attend du monde à dîner ou en soirée, soyez sûr d’être dehors, afin qu’on ne puisse rien avoir de ce que vous avez sous clef ; par là votre maître épargnera sa cave, et n’usera pas son argenterie.

J’arrive ici à une partie très-importante de votre service : la mise en bouteille d’une pièce de vin, où je recommande trois vertus, propreté, frugalité et fraternité. Que vos bouchons soient le plus longs possible, ce qui épargnera du vin dans chaque goulot : quant à vos bouteilles, choisissez les plus petites que vous pourrez trouver, ce qui augmentera le nombre des douzaines, et fera plaisir à votre maître ; car une bouteille de vin est toujours une bouteille de vin, qu’elle tienne plus ou moins ; et si votre maître a son nombre voulu de douzaines, il ne peut pas se plaindre.

Chaque bouteille doit d’abord être rincée avec du vin, de peur qu’on n’ait laissé de la moisissure en la lavant. Quelques personnes, par une économie mal entendue, rinceront une douzaine de bouteilles avec le même vin ; mais je vous conseillerais, pour plus de sûreté, de changer le vin toutes les deux bouteilles ; un demi verre peut suffire. Ayez des bouteilles toutes prêtes pour le mettre de côté ; et ce sera un bon profit, soit pour le vendre, soit pour le boire avec la cuisinière.

Ne videz pas trop votre pièce, et ne la penchez pas, de peur de troubler le vin. Quand il commence à couler lentement, et avant qu’il devienne trouble, secouez-la et portez-en un verre à votre maître, qui vous louera de votre prudence et vous donnera tout le reste comme un profit de votre place : vous pouvez pencher la pièce le lendemain, et dans une quinzaine de jours tirer une ou deux douzaines de bouteilles de bon vin clair pour en disposer comme il vous plaira.

En mettant le vin en bouteille, remplissez votre bouche de bouchons, en compagnie d’une grosse chique, qui donnera au vin le vrai goût de la plante, si délicieuse à boire pour tous les connaisseurs.

Avez-vous ordre de décanter une bouteille suspecte ? quand vous êtes à moitié, donnez à votre main une adroite secousse, et montrez dans un verre que le contenu commence à être trouble.

Quand une pièce de vin ou de tout autre liquide doit être mise en bouteille, lavez vos bouteilles immédiatement avant de commencer ; mais ayez soin de ne pas les sécher : par cette heureuse combinaison, vous économiserez à votre maître plusieurs gallons par pièce.

C’est alors que, pour faire honneur à votre maître, vous devez faire acte de bienveillance envers vos camarades, et spécialement la cuisinière ; car que signifient quelques bouteilles sur une pièce entière ? Mais faites-les boire en votre présence, de peur qu’elles ne soient données à d’autres, et que votre maître ne soit lésé. Mais conseillez-leur, s’ils se grisent, de se mettre au lit, et de faire dire qu’ils sont malades : cette dernière précaution, je la recommande à tous les domestiques, tant mâles que femelles.

Si votre maître trouve que sa pièce n’a pas donné tout ce qu’il attendait, quoi de plus simple que de dire : le tonneau fuyait ; le marchand de vin ne l’avait pas rempli en temps convenable ; le marchand de futailles lui en avait vendu une qui n’était pas de mesure.

Quand il vous faut de l’eau pour le thé après dîner (ce qui, dans bien des maisons, fait partie de votre besogne), pour épargner le combustible et aller plus vite, remplissez la bouilloire avec celle du chaudron dans lequel le chou ou le poisson a bouilli, ce qui la rendra beaucoup plus saine, en corrigeant l’acide et la qualité corrosive du thé.

Soyez économes de vos chandelles, et laissez celles des candélabres, du vestibule, de l’escalier et de la lanterne, brûler dans les bobèches jusqu’à ce qu’elles s’éteignent d’elles-mêmes. Votre maître et votre maîtresse loueront votre économie, dès qu’ils en sentiront l’odeur.

Si un convive laisse une tabatière ou un étui à cure-dents sur la table après dîner, une fois sorti, regardez la chose comme une partie de vos profits, car cela est admis par tous les domestiques, et vous ne faites pas de tort à votre maître ou maîtresse.

Si vous servez un campagnard, quand il vient dîner chez vous des messieurs et des dames, ne manquez pas de griser leurs domestiques, et surtout le cocher, pour l’honneur de votre maître, que vous devez particulièrement avoir en vue dans toutes vos actions, comme en étant le meilleur juge ; car l’honneur de chaque famille repose aux mains de la cuisinière, du butler et du groom, comme je le démontrerai ci-après.

À souper, mouchez les chandelles sur la table ; c’est la méthode la plus sure, parce que si la mouchure s’échappe des mouchettes, vous avez la chance qu’elle tombe dans une soupière, un chaudeau, un riz au lait, etc., où elle s’éteindra immédiatement avec très-peu d’odeur.

Quand vous avez mouché la chandelle, laissez tout jours les mouchettes ouvertes, car la mouchure se réduira d’elle-même en cendres, et ne pourra pas tomber et salir la table quand vous remoucherez les chandelles.

Pour bien unir le sel dans la salière, pressez-le avec votre paume humide.

Quand un convive de votre maître se retire, ayez bien soin de vous tenir en vue et de le suivre jusqu’à la porte, et, quand vous en avez l’occasion, regardez-le en plein visage, cela peut vous valoir un shilling ; mais si ce monsieur a passé la nuit chez vous, dites à la cuisinière, à la fille de service, au palefrenier, à la laveuse de vaisselle, et au jardinier, de vous accompagner et de se tenir sur son passage, dans le vestibule, sur deux rangs de chaque côté de lui : s’il se conduit bien, cela lui fera honneur, et ne coûtera rien à votre maître.

Vous n’avez pas besoin d’essuyer votre couteau pour couper le pain de la table, parce qu’en en coupant une tranche ou deux il s’essuiera de lui-même.

Fourrez votre doigt dans chaque bouteille pour tâter si elle est pleine ; c’est le moyen le plus sûr, car le toucher n’a pas son égal.

Quand vous descendez à la cave pour tirer de l’ale ou de la petite bière, prenez soin de suivre exactement la méthode suivante : tenez le vase entre l’index et le pouce de votre main droite, la paume en dessus ; puis tenez la chandelle entre vos doigts, mais un peu penchée vers l’ouverture du vase ; alors ôtez le fausset de la main gauche, et mettez-en la pointe dans votre bouche, et gardez votre main gauche pour veiller aux accidents ; quand le vase est plein, ôtez le fausset de votre bouche, bien aiguisé par la salive, qui étant d’une consistance visqueuse, le fera tenir plus solidement dans le trou : s’il tombe du suif dans le vase, vous pouvez aisément (si vous y pensez) l’enlever avec une cuiller.

Enfermez toujours un chat dans le cabinet où vous gardez votre porcelaine, de peur que les souris ne se glissent dedans et ne la cassent.

Un bon butler brise toujours la pointe de son tire-bouchon au bout de deux jours, en essayant ce qui est le plus dur de la pointe du tire-bouchon ou du goulot de la bouteille : en ce cas, à défaut de tire-bouchon, après que ce qui en reste a mis le bouchon en pièces, servez-vous d’une fourchette d’argent, et quand les débris du bouchon sont presque retirés, promenez très-vite le goulot trois ou quatre fois dans la fontaine, jusqu’à ce qu’il soit tout à fait dégagé.

Si un gentleman dîne souvent avec votre maître, et ne vous donne rien en s’en allant, vous pouvez employer plusieurs méthodes pour lui témoigner quelque chose de votre mécontentement et lui rafraîchir la mémoire : s’il demande du pain ou à boire, vous pouvez faire semblant de ne pas entendre, ou en envoyer à un autre qui en a demandé après lui ; s’il demande du vin, faites-le attendre un peu, puis envoyez-lui de la petite bière ; donnez-lui toujours des verres sales ; envoyez-lui une cuiller quand il veut un couteau ; faites signe au valet de pied de le laisser sans assiette : par ces expédients et autres de ce genre, vous pouvez probablement être plus riche d’une demi-couronne avant qu’il quitte la maison, pourvu que vous guettiez l’occasion de vous trouver là lorsqu’il sort.

Si votre maîtresse aime le jeu, votre fortune est assurée ; un jeu modéré sera pour vous un profit de dix shillings par semaine, et dans une pareille maison j’aimerais mieux être butler que chapelain, ou même qu’intendant ; c’est tout argent comptant, et gagné sans travail, à moins que votre maîtresse ne se trouve être une de ces femmes qui vous oblige, soit à fournir des bougies, soit à partager avec quelques domestiques favoris ; mais, au pis aller, les vieilles cartes vous reviennent, et si les joueurs jouent gros ou prennent de l’humeur, ils changeront si souvent de cartes, que les vieilles seront un avantage considérable, en les vendant aux cafés, ou aux familles qui aiment le jeu, mais qui n’ont le moyen que d’avoir des cartes de seconde main. Quand vous êtes de service, ne manquez pas de laisser des jeux neufs à la portée des joueurs ; ceux qui perdent ne seront pas longs à les prendre pour changer leur fortune, et de temps en temps un vieux jeu mêlé au reste passera facilement. Faites attention d’être très-officieux les soirs où l’on joue, et tout prêt avec vos chandelles à éclairer ceux qui sortent, et ayez des plateaux de vin sous la main pour leur donner quand ils en demandent ; mais entendez-vous avec la cuisinière pour qu’il n’y ait pas de souper, parce que ce sera autant d’épargné dans le ménage de votre maître, et parce qu’un souper diminuerait considérablement vos profits.

Après les cartes, il n’y a rien de si avantageux que les bouteilles ; et dans ce genre de profits, vous n’avez pas d’autres compétiteurs que les valets de pied, qui sont sujets à les dérober et à les vendre pour des pots de bière ; mais vous êtes tenu de prévenir de tels abus chez votre maître : les valets de pied ne sont pas responsables de la casse lors de la mise en bouteilles, et elle peut être aussi considérable que vous jugerez dans votre sagesse.

Le profit des verres est si peu de chose, que ce n’est guère la peine d’en parler ; il ne consiste qu’en un petit cadeau fait par le marchand, et environ quatre shillings par livre ajoutés au prix, pour votre peine et votre habileté à les choisir. Si votre maître en a une grande provision, et qu’à vous ou à vos camarades il arrive d’en casser quelques-uns à son insu, gardez le secret jusqu’à ce qu’il n’en reste pas assez pour le service de la table ; alors dites à votre maître qu’ils n’existent plus : ce ne sera qu’une vexation pour lui, ce qui vaut beaucoup mieux que de s’impatienter une ou deux fois par semaine : c’est le devoir d’un bon serviteur de troubler aussi rarement qu’il peut le repos de son maître et de sa maîtresse ; et ici le chat et le chien seront d’un grand secours pour vous décharger du blâme. Notez que, des bouteilles qui manquent, une moitié a été volée par les gens qui vont et viennent et les autres domestiques ; et l’autre, cassée par accident, et lors du lavage général.

Repassez le dos de vos couteaux jusqu’à ce qu’il coupe autant que le tranchant ; ce qui aura cet avantage que lorsque les convives les trouveront émoussés d’un côté, ils pourront essayer de l’autre ; et pour montrer que vous n’épargnez pas votre peine en aiguisant les couteaux, repassez-les si longtemps que vous usiez une bonne partie du fer, et même la garde du manche d’argent. Cela fait honneur à votre maître, car cela prouve un ménage bien tenu, et l’orfèvre peut quelque jour vous faire un cadeau.

Votre maîtresse, si elle trouve la petite bière ou l’ale plate, vous blâmera de ne pas vous être souvenu de mettre le fausset dans son trou. C’est une grande erreur, car il est parfaitement clair que le fausset retient l’air dans le fût, ce qui gâte le liquide, et que par conséquent il doit être ôté ; mais si elle insiste, pour éviter la peine de retirer le fausset et de le remettre une douzaine de fois par jour, ce qui n’est pas supportable pour un bon domestique, laissez la cannelle à moitié ouverte la nuit, et vous verrez qu’en perdant deux ou trois quartes de liquide, le reste coulera librement.

Quand vous apprêtez vos chandelles, enveloppez-les de papier blanc et enfoncez-les ainsi dans la bobèche ; que le papier monte à la moitié de la chandelle ; cela a bonne mine, s’il entre quelqu’un.

Faites tout dans l’obscurité, pour épargner les chandelles de votre maître.


CHAPITRE II

Instructions à la Cuisinière.


Quoique je n’ignore point qu’il y a longtemps que la coutume s’est établie, parmi les gens de qualité, d’avoir des cuisiniers, et généralement des cuisiniers français, cependant comme mon traité est particulièrement destiné à la classe des chevaliers, squires et gentlemen, tant de la ville que de la campagne, c’est à vous que je m’adresserai, Madame la cuisinière. Toutefois, une grande partie de ce que j’ai en vue peut servir aux deux sexes, et vous avez naturellement ici la seconde place, parce que le butler et vous êtes unis d’intérêts ; vos profits sont en général égaux, et vous les avez quand les autres sont désappointés : vous pouvez vous régaler ensemble les nuits sur vos provisions, quand le reste de la maison est au lit, et vous avez le moyen de vous faire des amis de tous vos camarades ; vous pouvez donner quelque chose de bon à manger ou à boire aux petits messieurs et aux petites demoiselles, et gagner ainsi leur affection : une querelle entre vous est très-dangereuse pour tous deux, et finirait probablement par le renvoi de l’un de vous ; auquel funeste cas, il ne serait peut-être pas si facile de s’accorder avec un autre. Et maintenant, Madame la cuisinière, je procède à mes instructions, que je vous invite à vous faire lire régulièrement par quelqu’un de vos camarades, une fois par semaine, avant d’aller au lit, que vous serviez à la ville ou à la campagne, car mes leçons s’appliqueront à toutes deux.

Si votre maîtresse oublie à souper qu’il y a de la viande froide à la maison, ne soyez pas assez officieuse pour le lui rappeler ; il est clair qu’elle n’en a pas besoin, et si elle s’en souvient le lendemain, dites-lui qu’elle ne vous a pas donné d’ordres et qu’il n’y en a plus ; c’est pourquoi, de peur de mensonge, disposez-en avec le butler, ou tout autre camarade, avant de vous coucher.

Ne servez jamais à souper une cuisse de poulet, tant qu’il y a dans la maison un chat ou chien qui puisse être accusé de l’avoir emportée ; mais s’il n’y en a pas, vous devez la mettre sur le compte des rats, ou d’un lévrier étranger.

C’est mal entendre l’économie domestique que de salir vos torchons de cuisine à nettoyer le dessous des plats que vous faites servir, puisque la nappe fera aussi bien et se change à chaque repas.

Ne nettoyez jamais vos broches après qu’elles ont servi, car la graisse qu’y laisse la viande est la meilleure chose pour les préserver de la rouille, et quand vous en referez usage, cette même graisse humectera l’intérieur de la viande.

Si vous servez dans une maison riche, rôtir et bouillir sont choses au-dessous de votre dignité, et qu’il convient que vous ignoriez ; laissez donc cette besogne entièrement à la fille de cuisine, de peur de déshonorer la maison où vous servez.

Si vous faites le marché, achetez votre viande le moins cher que vous pourrez ; mais dans vos comptes, ménagez l’honneur de votre maître, et marquez le prix le plus élevé ; ce n’est d’ailleurs que justice, car personne ne saurait vendre au même prix qu’il achète, et je suis convaincu que vous pouvez surfaire en toute sûreté ; jurez que vous n’avez pas donné plus que le boucher et le marchand de volaille n’ont demandé. Si votre maîtresse vous ordonne de servir à souper un morceau de viande, vous ne devez pas entendre par là qu’il faut le servir tout entier ; vous pouvez donc en garder la moitié pour vous et le butler.

Les bonnes cuisinières ne peuvent souffrir cette besogne qu’elles appellent justement vétilleuse, celle qui prend beaucoup de temps pour peu de résultats ; comme, par exemple, de faire rôtir des petits oiseaux, qui demandent énormément de soins, et une seconde et une troisième broche, ce qui, soit dit en passant, est absolument inutile ; car il serait vraiment bien ridicule qu’une broche, qui est assez forte pour tourner un aloyau, ne fût pas capable de tourner une mauviette ; cependant, si votre maîtresse est délicate et qu’elle craigne qu’une grosse broche ne les mette en pièces, placez-les gentiment dans la lèchefrite, où la graisse du rôti de mouton ou de bœuf tombant sur les oiseaux servira à les arroser, et de la sorte économisera le temps et le beurre ; car quelle cuisinière, ayant un peu de cœur, voudrait perdre son temps à plumer des mauviettes, des motteux et autres petits oiseaux ? Si donc vous ne pouvez vous faire aider par les servantes ou par les jeunes demoiselles, allez au plus court, flambez-les ou écorchez-les ; la peau n’est pas une grande perte, et la chair est toujours la même.

Si vous êtes chargée du marché, ne vous laissez pas régaler par le boucher d’un beef-steak ou d’un pot d’ale, ce qui, en conscience, ne vaut pas mieux que de faire tort à votre maître ; mais prenez toujours ce profit en argent, si vous n’achetez pas à crédit ; ou à tant pour cent, quand vous payez les mémoires.

Le soufflet de la cuisine étant ordinairement hors de service à force de remuer le feu pour épargner les pincettes et le poker, empruntez le soufflet de la chambre de votre maîtresse, qui étant le moins employé, est généralement le meilleur de la maison, et s’il vous arrive de l’endommager ou de le graisser, vous avez la chance qu’on le laisse tout-à-fait à votre disposition.

Ayez toujours un petit gamin aux alentours pour faire vos commissions et aller pour vous au marché les jours de pluie, ce qui épargnera vos habits, et vous fera plus d’honneur aux yeux de votre maîtresse.

Si votre maîtresse vous laisse les graisses, en retour de sa générosité prenez soin de bouillir et rôtir suffisamment votre viande. Si elle les garde pour elle, que justice lui soit faite, et plutôt que de ne pas avoir un bon feu, égayez-le de temps en temps avec la graisse du rôti et le beurre qui vient à tourner en huile.

Servez votre viande bien lardée de brochettes, pour la faire paraitre ronde et dodue ; et une brochette de fer, bien employée de temps à autre, lui donnera encore meilleure mine.

Quand vous rôtirez un long morceau de viande, n’en soignez que le milieu, et laissez les deux bouts crus, ce qui servira une autre fois, et aussi économisera le feu.

Quand vous nettoyez vos assiettes et vos plats, tordez-en le bord en dedans, ils en contiendront davantage.

Entretenez toujours un grand feu dans la cuisine quand il y a un petit dîner, ou que la famille dîne dehors, afin que les voisins, voyant la fumée, fassent l’éloge de la manière dont la maison est tenue ; mais lorsqu’il y a beaucoup d’invités, alors épargnez, autant que possible, votre charbon, parce qu’une grande partie de la viande étant crue restera pour le lendemain.

Faites constamment bouillir votre viande dans de l’eau de pompe, parce que nécessairement vous manquerez quelquefois d’eau de rivière ou de source, et alors votre maîtresse, voyant votre viande d’une couleur différente, vous grondera quand vous n’êtes pas en faute.

Quand vous avez beaucoup de poulets dans le garde-manger, laissez-en la porte ouverte, par pitié pour le pauvre chat, s’il attrape bien les souris.

Si vous jugez nécessaire d’aller au marché un jour de pluie, prenez le manteau à capuchon de votre maîtresse, pour épargner vos habits.

Ayez constamment à vos ordres, dans la cuisine, trois ou quatre femmes de journée, que vous paierez à peu de frais, simplement avec les restes de viande, un peu de charbon et toutes les cendres.

Pour écarter de la cuisine les domestiques qui vous ennuient, laissez toujours la manivelle sur le tourne-broche afin qu’elle leur tombe sur la tête.

Si une morceau de suie tombe dans la soupe, et qu’il ne soit pas commode de l’en retirer, mêlez-la bien ; cela lui donnera un haut goût français.

Si votre beurre tourne en huile, ne vous en tourmentez pas et servez : l’huile est une sauce plus distinguée que le beurre.

Grattez le fond de vos marmites et de vos chaudrons avec une cuiller d’argent, de peur de leur donner un goût de cuivre.

Quand vous servez du beurre comme sauce, ayez l’économie d’y mettre moitié eau, ce qui est aussi beaucoup plus sain.

Si votre beurre, lorsqu’il est fondu, sent le cuivre, c’est la faute de votre maître, qui ne veut pas vous donner une casserole d’argent : d’ailleurs, votre beurre en durera plus longtemps, et l’étamage est très-coûteux ; si vous avez une casserole d’argent, et que le beurre sente la fumée, rejetez la faute sur le charbon.

Ne vous servez jamais d’une cuiller pour ce que vous pouvez faire avec vos mains, de peur d’user l’argenterie de votre maître.

Quand vous voyez que vous ne pouvez avoir le dîner prêt pour l’heure fixée, retardez la pendule, et alors il peut être prêt à la minute.

Qu’un charbon rouge tombe de temps en temps dans la lèchefrite, afin que la fumée du jus monte et donne un haut goût au rôti.

Vous devez regarder la cuisine comme votre cabinet de toilette ; mais il ne faut pas laver vos mains avant d’avoir été aux lieux d’aisance, d’avoir embroché votre viande, troussé votre poulet, épluché votre salade, pas avant d’avoir envoyé votre second service ; car vos mains seront salies dix fois plus par toutes les choses que vous êtes forcée de manier ; mais quand votre ouvrage est fini un seul lavage servira pour tous.

Il est une seule partie de votre toilette que j’admettrais tandis que vous surveillez vos bouillis, vos rôtis et vos ragoûts ; c’est de peigner votre tête, ce qui ne vous fait pas perdre de temps, car vous pouvez faire votre dîner d’une main, tandis que vous vous peignez de l’autre.

Si l’on trouve des cheveux dans le manger, vous pouvez, en toute sûreté, jeter la faute sur quelque valet de pied, qui vous aura vexée, attendu que ces messieurs sont sujets parfois à malice, si vous refusez de leur tremper un morceau de pain dans la casserole, ou une tranche de rôti ; bien plus encore lorsque vous déchargez sur leurs jambes une pleine cuiller de soupe bouillante, ou que vous les envoyez à leurs maîtres avec un torchon au derrière.

Quand vous avez à rôtir et à bouillir, dites à la fille de cuisine de n’apporter que de gros charbons de terre, et de garder les petits pour les feux d’en haut ; les premiers sont les plus convenables pour cuire la viande, et lorsqu’il n’y en a plus, s’il vous arrive de manquer un plat, vous pouvez légitimement jeter la faute sur le manque de charbons. D’ailleurs, les ramasseuses de cendres ne manqueront pas de mal parler du ménage de votre maître, si elles ne trouvent pas beaucoup de grosses escarbilles, mêlées avec de gros charbons frais ; de la sorte vous pouvez cuisiner à votre honneur, faire un acte de charité, augmenter la considération de votre maître, et parfois avoir votre part d’un pot d’ale pour votre générosité envers la femme aux cendres.

Dès que vous avez envoyé le second service, vous n’avez rien à faire (dans une grande maison) jusqu’au souper, c’est pourquoi lavez vos mains et votre figure, mettez votre mante à capuchon, et prenez votre plaisir parmi vos camarades, jusqu’à neuf ou dix heures du soir. — Mais dînez d’abord.

Qu’il y ait toujours une étroite amitié entre vous et le butler, car il est de votre intérêt à tous deux d’être unis ; le butler a souvent besoin d’un bon petit morceau friand, et vous avez beaucoup plus souvent besoin d’un bon verre de vin frais. Cependant, méfiez-vous de lui, car il est parfois inconstant dans ses amours, ayant le grand avantage d’allécher les servantes avec un verre de vin d’Espagne, ou de vin blanc sucré.

Quand vous faites rôtir une poitrine de veau, souvenez-vous que votre bon ami le butler aime le ris de veau, mettez-le donc de côté pour le soir ; vous pouvez dire que le chat ou le chien l’a emporté, ou que vous l’avez trouvé gâté ou piqué des mouches ; et puis à table le rôti n’en a pas plus mauvaise mine.

Quand vous faites attendre longtemps le dîner, et que la viande est trop cuite, ce qui est généralement le cas, vous êtes en droit de jeter la faute sur votre maîtresse, qui vous a si fort pressée de servir que vous avez été obligée d’envoyer tout trop bouilli et trop rôti.

Si presque tous vos plats sont manqués, comment pouviez-vous l’empêcher ? Vous étiez tracassée par les valets qui venaient dans la cuisine, et pour prouver votre dire, saisissez une occasion de vous fâcher, et lancez une cuillerée de bouillon sur une ou deux de leurs livrées ; d’ailleurs, le vendredi et la fête des Saints Innocents sont deux jours malheureux, et il est impossible d’y être chanceuse : ainsi vous avez, ces jours-là, une excuse légitime.

Quand vous êtes pressée d’aveindre vos plats, poussez-les de telle sorte qu’il en tombe une douzaine sur le dressoir, juste à votre main.

Pour épargner le temps et la peine, coupez vos pommes et vos oignons avec le même couteau ; les gens bien élevés aiment le goût de l’oignon dans tout ce qu’ils mangent.

Faites avec votre main un monceau de trois ou quatre livres de beurre, puis plaquez-le contre le mur juste au-dessus du dressoir, de façon à pouvoir y puiser quand l’occasion s’en présentera.

Si vous avez une casserole d’argent pour l’usage de la cuisine, je vous conseille de la bien bossuer, et de la tenir toujours noire ; cela fera honneur à votre maître, car cela montre qu’il a tenu constamment bonne maison ; et faites place à votre casserole en la frottant ferme sur le charbon, etc.

De même, si l’on vous a donné une grande cuiller d’argent pour la cuisine, que le cuilleron en soit tout usé à force de gratter et remuer, et répétez souvent avec gaîté : Voilà une cuiller qui n’est pas en reste avec Monsieur.

Quand vous servez le matin à votre maître un bouillon, du gruau, ou autre chose de ce genre, n’oubliez pas de mettre avec votre pouce et vos doigts du sel sur le bord de l’assiette ; car si vous employez une cuiller ou le bout d’un couteau, il peut y avoir danger que le sel tombe, et cela serait signe de malheur ; rappelez-vous seulement de lécher votre pouce et vos doigts, pour qu’ils soient bien propres avant de toucher au sel.


CHAPITRE III

Instructions au Laquais.


Votre service étant d’une nature mixte, s’étend à beaucoup de choses, et vous êtes en bonne passe de devenir le favori de votre maître ou maîtresse, ou des petits messieurs et des petites demoiselles ; vous êtes le joli cœur de la maison, dont toutes les servantes sont éprises. Tantôt votre maître vous prend pour modèle dans sa toilette, et tantôt c’est vous qui le prenez. Vous servez à table, et conséquemment vous avez l’occasion de voir et de connaître le monde, et d’être au fait des hommes et des manières. J’avoue que vos profits sont minimes, à moins qu’on ne vous envoie porter un présent, ou que vous ne serviez le thé à la campagne ; mais on vous donne du Monsieur dans le voisinage, et parfois vous accrochez une fortune, peut-être la fille de votre maître ; et j’ai vu plusieurs de votre tribu avoir de bons commandements dans l’armée. En ville, vous avez un siége réservé à la comédie, où vous avez l’occasion de devenir bel esprit et critique ; vous n’avez aucun ennemi déclaré, excepté la populace, et la femme de chambre de Madame, qui sont portées à vous traiter de saute-ruisseau. J’ai une véritable vénération pour votre office, parce que j’eus jadis l’honneur de faire partie de votre corps que je quittai sottement pour m’avilir en acceptant un emploi dans la douane. Mais afin que vous, mes frères, vous puissiez mieux faire votre chemin, je vais vous donner mes instructions qui sont le fruit de beaucoup de réflexions et d’observations, ainsi que de sept années d’expérience.

Afin d’apprendre les secrets des autres maisons, racontez ceux de la vôtre ; vous deviendrez ainsi un favori au dedans et au dehors, et serez regardé comme une personne d’importance.

Ne soyez jamais vu dans la rue avec un panier ou un paquet à la main, et ne portez rien que ce que vous pouvez cacher dans votre poche ; autrement vous déshonorerez votre profession. Pour empêcher cela, ayez toujours un gamin pour porter vos paquets ; et si vous n’avez pas un liard, payez-le avec une benne tranche de pain, ou un morceau de viande.

Qu’un petit décrotteur nettoie d’abord vos souliers, de peur que vous ne salissiez la chambre, ensuite qu’il nettoie ceux de votre maître ; prenez-le à votre service exprès pour cela, et pour faire les commissions ; vous le paierez en rogatons. Quand vous êtes envoyé en commission, ne manquez pas d’en profiter pour votre compte, comme de voir votre bonne amie ou de boire un pot d’ale avec quelques camarades ; c’est toujours ce temps-là de gagné.

Les avis sont très-partagés sur la manière la plus commode et la plus distinguée de tenir votre assiette pendant le repas ; les uns l’enfoncent entre le siége et le bois de la chaise, ce qui est un excellent expédient lorsque la structure de la chaise le permet ; les autres, de peur que l’assiette ne tombe, la serrent si fort que leur pouce va jusqu’au milieu du creux, ce qui, toutefois, si votre pouce est sec, n’est pas une méthode sûre ; je vous conseille donc, en ce cas-là, de le mouiller avec votre langue : quant à cette absurde pratique de poser le dessous de l’assiette sur le creux de votre main, elle est tout-à-fait condamnée, étant sujette à trop d’accidents. D’autres encore raffinent au point de tenir leur assiette sous l’aisselle gauche, ce qui est le meilleur endroit pour qu’elle soit chaude ; mais qui peut être dangereux lorsqu’il s’agit d’emporter un plat, car votre assiette peut tomber sur la tête de quelque convive. Je confesse avoir moi-même désapprouvé tous ces moyens, que j’ai fréquemment essayés ; c’est pourquoi j’en recommande un quatrième, qui est de fourrer votre assiette jusqu’au bord inclusivement, du côté gauche, entre votre veste et votre chemise ; cela la tiendra pour le moins aussi chaude que sous votre aisselle, ou ockster, comme les Écossais l’appellent ; cela la cachera assez pour que les étrangers puissent croire que vous êtes au-dessus de cette fonction ; cela l’empêchera de tomber, et ainsi logée, vous l’avez là toute prête à tirer en un clin-d’œil, et toute chaude pour le premier convive, à votre portée, qui peut en avoir besoin ; et enfin, un autre avantage de cette méthode, c’est que, si à aucun moment de votre service vous voyez que vous allez tousser ou éternuer, vous pouvez immédiatement arracher l’assiette de votre sein, et en tenir la partie creuse tout contre votre nez ou votre bouche, et ainsi empêcher qu’il ne jaillisse de l’un ou de l’autre aucun liquide sur les plats ou sur les robes des dames. Vous voyez les messieurs et les dames pratiquer la même chose en pareille occasion, avec un chapeau ou un mouchoir ; cependant une assiette se salit moins et se nettoie plus vite qu’aucun de ces objets ; car lorsque votre toux et votre éternuement est passé, il n’y a qu’à remettre l’assiette à la même place, et votre chemise la nettoie au passage.

Enlevez les plus grands plats et posez-les d’une main, pour montrer aux dames votre vigueur et la force de vos reins, mais faites-le toujours entre deux dames, afin que si le plat vient à glisser, la soupe ou la sauce puisse tomber sur leurs habits, et ne pas tacher le parquet : grâce à cette pratique, deux de nos confrères, mes dignes amis, ont fait une fortune considérable.

Apprenez tout ce qui est de la dernière mode en fait d’expressions, de jurements, de chansons et d’extraits de pièces de théâtre, autant que votre mémoire en peut retenir. Vous deviendrez ainsi les délices de neuf dames sur dix, et l’envie de quatre-vingt-dix-neuf beaux sur cent.

Prenez soin à certains moments, durant le dîner particulièrement, lorsqu’il y a des personnes de qualité, d’être, vous et vos camarades, tous à la fois hors de la salle ; par là vous vous reposerez un peu de la fatigue du service et en même temps permettrez à la compagnie de causer plus librement, n’étant plus gênée par votre présence.

Quand vous êtes envoyé en message, délivrez-le dans vos propres termes, fût-ce à un duc ou à une duchesse, et non dans les termes de votre maître ou maîtresse ; car comment peuvent-ils savoir ce qui est relatif à un message aussi bien que vous qui avez fait votre apprentissage de cet emploi ? Mais ne rendez jamais la réponse qu’elle ne soit demandée, et alors ornez-la de votre propre style.

Quand le dîner est fini, descendez une grande pile d’assiettes à la cuisine, et quand vous arrivez au bord de l’escalier faites-la rouler toute devant eux ; il n’est pas de vue ou de son plus agréable, surtout si elles sont en argent, indépendamment de la peine qu’elle vous épargne, et elle sera là, près de la porte de la cuisine, à la disposition de la laveuse.

Si vous montez une morceau de viande dans un plat, et qu’il vous tombe de la main avant que vous entriez dans la salle à manger, la viande par terre et la sauce répandue, ramassez doucement la viande, essuyez-la avec le pan de votre habit, puis remettez-la dans le plat, et servez ; et quand votre maîtresse s’aperçoit que la sauce manque, dites-lui qu’on va l’apporter à part.

Quand vous montez un plat de viande, trempez vos doigts dans la sauce, ou léchez-la avec votre langue, pour voir si elle est bonne et digne de la table de votre maître.

Vous êtes le meilleur juge des amis que votre maîtresse doit avoir ; si donc elle vous envoie en message pour compliment ou affaire à une famille que vous n’aimez pas, rendez la réponse de façon à faire naître entre elles une querelle irréconciliable ; ou si un valet de pied vient de la même maison pour le même sujet, tournez la réponse qu’elle vous ordonne de rendre de telle manière que l’autre famille puisse la prendre pour un affront.

Quand vous êtes en garni, et que vous ne pouvez avoir de décrotteur, nettoyez les souliers de votre maître avec le bas des rideaux, une serviette propre ou le tablier de votre hôtesse.

Portez toujours votre chapeau dans la maison, excepté quand votre maître appelle ; et aussitôt que vous venez en sa présence, ôtez-le pour montrer vos manières.

Ne nettoyez jamais vos souliers au décrottoir, mais dans le corridor, ou au pied de l’escalier ; grâce à quoi vous aurez le mérite d’être au logis près d’une minute plus tôt, et le décrottoir durera plus longtemps.

Ne demandez jamais la permission de sortir ; car alors on saura toujours que vous êtes absent, et vous passerez pour un paresseux et un coureur ; tandis que si vous sortez sans être vu, vous avez la chance de rentrer sans qu’on s’en soit aperçu, et vous n’avez pas besoin de dire à vos camarades où vous êtes allé, car ils ne manqueront pas de répondre que vous étiez là il n’y a que deux minutes, ce qui est le devoir de tout domestique.

Mouchez la chandelle avec vos doigts et jetez la mouchure sur le plancher, mais mettez le pied dessus, pour empêcher l’odeur ; cette méthode empêchera beaucoup les mouchettes de s’user. Il faut aussi les moucher tout-à-fait ras, ce qui les fera couler et augmentera ainsi les profits des graisses de la cuisinière ; car c’est surtout avec elle qu’il est prudent à vous d’être bien.

Tandis qu’on dit les grâces après la viande, vous et vos camarades ôtez les chaises derrière les convives, afin que, lorsqu’ils iront pour se rasseoir, ils puissent tomber en arrière, ce qui les égayera tous ; mais soyez assez sage pour retenir votre rire jusqu’à ce que vous soyez à la cuisine, et alors divertissez vos camarades.

Quand vous savez que votre maître est le plus occupé en compagnie, entrez et faites semblant de ranger la chambre, et s’il gronde, dites que vous pensiez qu’il avait sonné. Ceci l’empêchera de trop s’occuper d’affaires, ou de s’épuiser à parler, ou de se torturer l’esprit, toutes choses mauvaises pour sa constitution.

Si on vous ordonne de casser la patte d’un crabe ou d’un homard, pincez-la dans la porte de la salle à manger : de cette façon, vous pouvez aller graduellement sans écraser la chair, ce qui arrive surtout avec la clef de la porte de la rue, ou le piton.

Quand vous enlevez une assiette sale à un des convives, et que vous voyez que le couteau et la fourchette sales sont sur l’assiette, montrez votre dextérité : enlevez l’assiette, et rejetez le couteau et la fourchette sur la table, sans faire tomber les os ou les restes de viande qu’on y a laissés ; alors le convive, qui a plus de temps que vous, essuiera la fourchette et le couteau qui ont déjà servi.

Quand vous portez à boire à une personne qui l’a demandé, ne lui tapez pas sur l’épaule, et ne lui criez pas : Monsieur, ou Madame, voici le verre ! cela serait de mauvaise compagnie, on croirait que vous voulez entonner de force votre boisson dans le gosier ; maintenez-vous à l’épaule gauche de la personne, et attendez son loisir ; et si elle la renverse du coude par oubli, c’est sa faute, et non la vôtre.

Quand votre maîtresse vous envoie chercher une voiture de place un jour de pluie, revenez dans la voiture pour épargner vos habits et vous éviter la peine de marcher ; il vaut mieux que le bas de ses jupes soit crotté par vos souliers sales, que de gâter votre livrée et d’attraper un rhume.

Il n’est pas d’humiliation aussi grande pour un homme dans votre position que d’éclairer votre maître dans les rues avec une lanterne : c’est pourquoi il est de très-bonne politique d’user de toute espèce d’artifices pour l’éviter ; d’ailleurs, cela montre que votre maître est pauvre ou avare, les deux pires défauts que vous puissiez rencontrer dans aucun service. En pareille circonstance, j’ai eu recours à plusieurs sages expédients que je vous recommande ici. Une fois, je pris une chandelle si longue, qu’elle atteignait le haut de la lanterne et qu’elle la brûla ; mais mon maître, après m’avoir bien rossé, m’ordonna d’y coller du papier. J’employai ensuite une chandelle moyenne, mais je l’assujettis si mal dans la bobèche qu’elle penchait toute et brûla tout un côté de la corne. Puis je mis un bout de chandelle d’un demi-pouce qui s’enfonça dans la bobèche et la désouda, et força mon maître de faire la moitié du chemin dans l’obscurité. Alors il me fit mettre deux pouces de chandelle à l’endroit était la bobèche, après quoi je fis semblant de trébucher, éteignis la chandelle, et mis en pièces toute la partie de fer blanc : à la fin, il fut forcé d’employer un petit garçon pour porter sa lanterne, par une économie bien entendue.

Il est bien déplorable que les gens de notre condition n’aient que deux mains pour porter les assiettes, les plats, les bouteilles, etc., hors de la salle pendant les repas ; et le malheur est d’autant plus grand, qu’une de ces mains est nécessaire pour ouvrir la porte, tandis que vous êtes encombré de ce fardeau ; c’est pourquoi je vous engage à laisser toujours la porte entr’ouverte, de façon à pouvoir l’ouvrir du pied, et alors vous pouvez porter assiettes et plats de votre ventre à votre menton, indépendamment d’une quantité de choses sous vos bras, ce qui vous épargnera bien des pas ; mais prenez garde de rien laisser tomber avant d’être hors de la salle et, s’il est possible, assez loin pour ne pas être entendu.

Si l’on vous envoie mettre une lettre à la poste par une soirée froide et pluvieuse, entrez au cabaret et prenez un pot, jusqu’à ce que vous soyez censé avoir fait votre commission ; mais profitez de la première occasion pour la mettre soigneusement à la poste, comme il convient à un honnête serviteur.

Si l’on vous ordonne de faire du café pour les dames après dîner, et qu’il se mette à s’enfuir tandis que vous montez bien vite chercher une cuiller pour le remuer, ou que vous pensez à quelque autre chose, ou que vous luttez avec la femme de chambre pour avoir un baiser, essuyez bien le dehors du pot avec un torchon, montez hardiment votre café, et quand votre maîtresse le trouvera trop faible, et vous demandera s’il ne s’est pas enfui, niez formellement le fait ; jurez que vous y avez mis plus de café qu’à l’ordinaire, que vous ne l’avez pas quitté d’un instant, que vous vous êtes efforcé de le faire meilleur que de coutume, parce que votre maîtresse avait des dames avec elle, que les domestiques dans la cuisine attesteront ce que vous dites : là-dessus, vous verrez que les autres dames déclareront le café très-bon, et votre maîtresse avouera qu’elle ne sent rien ce soir, et à l’avenir elle se défiera d’elle-même et sera moins prompte à se plaindre. Ceci, je voudrais que vous le fissiez par principe de conscience, car le café est très-malsain ; et, par affection pour votre maîtresse, vous devez le lui donner aussi faible que possible ; et d’après ce raisonnement, quand vous avez envie de régaler quelque servante d’une tasse de café frais, vous pouvez et devez soustraire une partie de la poudre, dans l’intérêt de la santé de votre maîtresse, et pour vous concilier les bonnes grâces de ses servantes.

Si votre maître vous envoie porter un petit cadeau, une bagatelle à un de ses amis, prenez-en soin comme d’une bague en diamant : le cadeau ne fût-il que d’une demi-douzaine de pommes de reinette, faites dire par le domestique qui reçoit le message que vous avez ordre de les remettre en mains propres. Cela montrera votre exactitude et votre soin à prévenir les accidents et les méprises ; et le monsieur ou la dame ne peut moins faire que de vous donner un shilling : de même, quand votre maître reçoit un présent semblable, enseignez au messager qui l’apporte à en faire autant, et faites quelques insinuations à votre maître qui stimulent sa générosité ; car on doit s’assister entre domestiques, puisqu’après tout c’est pour l’honneur des maîtres, ce qui est le principal point à considérer pour tout bon serviteur, et dont il est le meilleur juge.

Quand vous allez à quelques portes de la vôtre pour jaser avec une fille, ou prendre en courant un pot d’ale, ou voir un camarade qui va être pendu, laissez la porte de la rue ouverte, afin de ne pas être forcé de frapper, et que votre maître ne découvre pas que vous êtes sorti ; car un quart d’heure de temps ne peut faire de tort à son service.

Quand vous emportez les croûtes de pain après dîner, mettez-les sur des assiettes sales, et écrasez-les sous d’autres assiettes, de façon à ce que personne n’y puisse toucher ; et alors ce sera le profit du gamin de service.

Quand vous êtes forcé de nettoyer de votre propre main les souliers de votre maître, employez le tranchant du couteau de cuisine qui coupe le mieux, et séchez-les, le bout à un pouce du feu ; car les souliers humides sont dangereux, et d’ailleurs, par ce moyen, vous les aurez plus vite pour vous.

Dans quelques maisons, le maître envoie souvent chercher à la taverne une bouteille de vin, et vous êtes le messager : je vous engage alors à prendre la plus petite bouteille que vous pouvez trouver ; mais, en tout cas, faites-vous donner une pleine quarte ; vous aurez ainsi quelque chose pour vous-même, et votre bouteille sera remplie. Quant à un bouchon, ne vous en mettez pas en peine, car le pouce fera aussi bien, ou un morceau de sale papier mâché.

Dans toutes les disputes avec les porteurs de chaises et les cochers qui demandent trop, quand votre maître vous fait descendre pour marchander avec eux, prenez pitié de ces pauvres diables, et dites à votre maître qu’ils ne veulent pas recevoir un liard de moins : il est plus de votre intérêt d’avoir votre part d’un pot d’ale que d’épargner un shilling à votre maître, pour qui c’est une bagatelle.

Quand vous accompagnez votre maîtresse par une soirée très-sombre, si elle se sert de sa voiture, ne marchez pas à côté de la voiture de façon à vous fatiguer et à vous crotter, mais montez à la place qui vous convient derrière, et de là tenez la torche penchée en avant par dessus l’impériale ; et quand elle a besoin d’être mouchée, frappez-la contre les coins.

Quand vous laissez votre maîtresse à l’église les dimanches, vous avez deux heures d’assurées à dépenser avec vos camarades au cabaret, ou devant un beef-steak et un pot de bière, à la maison, avec la cuisinière et les servantes ; et vraiment les pauvres domestiques ont si peu d’occasions d’être heureux, qu’ils n’en doivent perdre aucune.

Ne portez jamais de bas quand vous servez à table, dans l’intérêt de votre santé comme de celle des convives ; attendu que la plupart des dames aiment l’odeur des pieds des jeunes gens, et que c’est un remède souverain contre les vapeurs.

Choisissez une condition, si vous le pouvez, où les couleurs de votre livrée soient le moins voyantes et le moins remarquables ; vert et jaune trahit immédiatement votre office, et ainsi fait toute espèce de galons, excepté ceux d’argent, qui peuvent difficilement vous échoir, à moins d’un duc, ou de quelque prodigue qui vient d’entrer en possession de sa fortune. Les couleurs que vous devez désirer sont le bleu, ou feuille-morte à parements rouges ; ce qui, avec une épée d’emprunt, un air d’emprunt, le linge de votre maître, et un aplomb naturel perfectionné, vous donnera le titre que vous voudrez, là où vous n’êtes pas connu.

Quand vous emportez des plats ou autre chose de la salle, pendant les repas, emplissez-vous les mains autant que possible ; car bien que vous puissiez tantôt verser, et tantôt laisser tomber, cependant vous trouverez, à la fin de l’année, que vous avez été expéditif, et que vous avez économisé beaucoup de temps.

Si votre maître ou votre maîtresse vont à pied dans la rue, tenez-vous à côté d’eux, et sur leur niveau, autant que vous pourrez. Ce que voyant, l’on croira ou que vous n’êtes pas à eux, ou que vous êtes de leur compagnie ; mais si l’un ou l’autre se retourne pour vous parler, et vous met dans la nécessité d’ôter votre chapeau, n’y employez que le pouce et un doigt, et grattez-vous la tête avec le reste.

En hiver n’allumez le feu de la salle à manger que deux minutes avant qu’on serve le dîner, afin que votre maître voie combien vous êtes économe de son charbon.

Quand on vous ordonne d’attiser le feu, faites tomber les cendres d’entre les barres avec le petit balai.

Quand on vous ordonne d’appeler une voiture, fût-il minuit, n’allez pas plus loin que la porte, de peur de n’être pas là si l’on a besoin de vous, et restez à crier : Cocher ! cocher ! pendant une demi-heure.

Quoique vous autres messieurs de la livrée vous ayez le malheur d’être traités du haut en bas par tout le genre humain, cependant vous trouvez moyen de ne pas perdre courage, et parfois vous arrivez à des fortunes considérables. J’ai eu pour ami intime un de vos camarades qui était valet de pied d’une dame de la cour ; elle avait une place honorable, était sœur d’un comte, et veuve d’un homme de qualité. Elle remarqua quelque chose de si poli dans mon ami, tant de grâce dans sa façon de marcher devant sa chaise, et de mettre ses cheveux sous son chapeau, qu’elle lui fit plusieurs avances ; et un jour qu’elle prenait l’air dans son carrosse, avec Tom derrière, le cocher se trompa de route, et s’arrêta à une chapelle privilégiée, où le couple fut marié, et Tom revint à la maison dans le coupé à côté de sa maîtresse ; mais malheureusement il lui apprit à boire de l’eau-de-vie, dont elle mourut, après avoir mis toute sa vaisselle en gage pour en acheter, et Tom maintenant travaille à la journée chez un fabricant de drèche.

Boucher, le fameux joueur, était aussi de votre confrérie, et lorsqu’il était riche de 50,000 livres il tourmenta le duc de Buckingham pour un arriéré de gages ; et je pourrais en citer beaucoup d’autres, un, particulièrement, dont le fils avait un des principaux emplois de la cour ; mais il suffit de vous donner l’avis d’être impertinent et effronté avec tout le monde, spécialement le chapelain, la femme de chambre, et les principaux domestiques d’une personne de qualité, et ne faites pas attention à quelques coups de pied ou de canne, de temps en temps ; car votre insolence finira par vous profiter, et vous pourrez probablement troquer votre livrée contre un uniforme.

Quand vous vous tenez derrière une chaise, pendant les repas, remuez-en constamment le dossier, afin que la personne derrière laquelle vous êtes, puisse savoir que vous êtes à sa disposition.

Quand vous portez une pile d’assiettes de porcelaine, s’il leur arrive de tomber, ce qui est un malheur fréquent, votre excuse doit être qu’un chien s’est jeté entre vos jambes dans le vestibule ; que la fille de service a par hasard poussé la porte contre vous ; qu’une mop barrait l’entrée, et vous a fait trébucher ; que votre manche s’est prise dans la clef ou dans le bouton de la serrure.

Quand votre maître et votre maîtresse causent ensemble dans leur chambre à coucher, et que vous avez soupçon que vous êtes vous ou vos camarades pour quelque chose dans ce qu’ils disent, écoutez à la porte, dans l’intérêt général de tous les domestiques, et réunissez-vous pour prendre les mesures propres à prévenir toute innovation qui peut nuire à la communauté.

Ne vous enorgueillissez point dans la prospérité : vous avez entendu dire que la fortune tourne sur une roue ; si vous avez une bonne place, vous êtes au sommet de la roue. Rappelez-vous combien de fois on vous a fait mettre habit bas, et jeté à la porte, vos gages tous reçus à l’avance, et dépensés en souliers à talons rouges de hasard, en toupets de seconde main, en manchettes de dentelles raccommodées, indépendamment d’une dette énorme à la cabaretière et au liquoriste. Le gargotier voisin, qui auparavant vous faisait signe le matin de venir manger un savoureux morceau de bajoue, vous le donnait gratis et ne comptait que le liquide, aussitôt que vous êtes tombé en disgrâce, a présenté une requête à votre maître, pour être payé sur vos gages, dont il ne vous était pas dû un liard, et alors vous a fait poursuivre par des recors dans tous les cabarets borgnes. Rappelez-vous comme vous êtes devenu vite râpé, percé aux coudes, éculé aux talons ; que vous avez été forcé d’emprunter une vieille livrée, afin de vous présenter pour une nouvelle place ; d’aller furtivement dans chaque maison où vous aviez une ancienne connaissance qui dérobât pour vous de quoi vous empêcher de crever de faim ; et qu’en somme vous étiez au plus bas degré de la vie humaine, qui est, comme dit la vieille chanson, celle d’un saute-ruisseau hors de place ; rappelez-vous, dis-je, tout cela dans la condition florissante où vous êtes. Tendez une main secourable à vos frères cadets que le sort a déshérités ; prenez-en un à vos ordres, pour faire les messages de votre maîtresse, quand vous avez envie d’aller au cabaret ; glissez-leur secrètement, de temps à autre, une tranche de pain et un peu de viande froide, cela ne ruinera pas vos maîtres ; et si l’État ne s’est pas encore chargé de son logement, faites-le coucher dans l’écurie ou la remise, ou sous l’escalier de derrière, et recommandez-le à tous les messieurs qui fréquentent votre maison, comme un excellent domestique.

Vieillir dans les fonctions de valet de pied est le plus grand de tous les déshonneurs ; c’est pourquoi, quand vous voyez venir les années sans espoir d’une place à la cour, d’un commandement dans l’armée, d’une promotion au grade d’intendant, d’un emploi dans le revenu (ces deux derniers ne s’obtiennent pas sans savoir lire et écrire), ou d’enlever la nièce ou la fille de votre maître, je vous recommande expressément d’aller sur le grand chemin, c’est le seul poste d’honneur qui vous reste ; vous y rencontrerez beaucoup de vos anciens camarades, vous y mènerez une vie courte et bonne, et vous ferez figure à votre jour suprême, pour lequel je veux vous donner quelques instructions.

Mon dernier avis est relatif à votre conduite quand vous allez être pendu ; ce qui, pour vol domestique ou avec effraction ou sur le grand chemin, ou pour avoir tué, dans une querelle d’ivrogne, le premier homme que vous avez rencontré, sera bien probablement votre lot, et est dû à une de ces trois qualités : amour de la société, générosité d’âme, ou trop de chaleur de sang. Votre bonne attitude dans cette circonstance intéressera tout le corps. Niez le fait avec les imprécations les plus solennelles ; une centaine de vos frères, s’ils peuvent y pénétrer, seront à l’audience, prêts, sur demande, à vous donner un certificat devant la cour. Que rien ne vous décide à un aveu, si ce n’est la promesse de votre grâce pour avoir dénoncé vos camarades ; mais je suppose que vous aurez pris là une peine inutile, car si vous échappez en ce moment, votre sort sera le même un autre jour. Faites-vous écrire un discours par le meilleur auteur de Newgate ; quelqu’une de vos bonnes amies vous fournira une chemise de toile de Hollande et un bonnet de coton blanc, couronné d’un ruban rouge ou noir ; prenez joyeusement congé de tous vos amis de Newgate ; montez sur la charrette avec courage ; tombez à genoux ; levez les yeux au ciel ; tenez un livre dans vos mains, quoique vous ne sachiez pas lire un mot ; niez le fait au pied de la potence ; donnez un baiser au bourreau et pardonnez-lui, et puis adieu : vous serez enterré en grande pompe, aux frais de votre confrérie ; le chirurgien ne touchera pas à un de vos membres, et votre renommée durera jusqu’à ce que vous ayez un successeur de réputation égale.


CHAPITRE IV

Instructions au Cocher.


Vous n’êtes strictement tenu à rien qu’à monter sur votre siège, et à conduire votre maître ou maîtresse.

Que vos chevaux soient si bien dressés, que, lorsque votre maîtresse fait une visite, ils vous permettent de vous glisser dans un cabaret du voisinage pour vider un pot avec un ami.

Quand vous n’êtes pas d’humeur de sortir, dites à votre maître que les chevaux ont pris froid, qu’ils ont besoin d’être ferrés, que la pluie leur fait du mal, et gâte leur robe, et pourrit les harnais. Ceci s’applique également au groom.

Si votre maître dîne chez un ami à la campagne, buvez autant que vous pouvez ; car il est admis qu’un bon cocher ne mène jamais si bien que lorsqu’il est ivre ; et alors montrez votre habileté en passant à un pouce des précipices, et dites que vous ne menez jamais si bien que lorsque vous êtes ivre.

Si vous voyez qu’un gentleman ait envie d’un de vos chevaux et qu’il soit disposé à vous en donner quelque chose au-delà du prix, persuadez à votre maître de le lui vendre, et dites que la bête est si vicieuse que vous ne pouvez vous charger de la conduire, et qu’elle est fourbue, par-dessus le marché.

Chargez un gamin de veiller sur votre voiture, à la porte de l’église, les dimanches, afin de pouvoir vous réjouir vous et les autres cochers au cabaret, tandis que votre maître et votre maîtresse sont à l’église.

Ayez soin que vos roues soient bonnes, et faites-en acheter de neuves aussi souvent que vous pouvez, que l’on vous laisse ou non les vieilles comme profit : dans un des cas ce sera pour vous un gain légitime, et dans l’autre une juste punition de la ladrerie de votre maître ; et, probablement, le carrossier vous en tiendra compte.


CHAPITRE V

Instructions au Groom.


Vous êtes le domestique duquel dépend l’honneur de votre maître dans tous ses voyages ; votre sein en est le seul dépositaire. S’il parcourt le pays et loge dans les auberges, chaque petit verre d’eau-de-vie, chaque pot d’ale extra que vous buvez, ajoute à sa considération : sa réputation doit donc vous être chère, et j’espère que vous ne vous gênerez pas pour boire de l’une et de l’autre. Le forgeron, le garçon sellier, le cuisinier de l’auberge, le palefrenier et le valet qui cire les bottes, doivent tous, par votre moyen, avoir part à la générosité de votre maître : ainsi sa réputation ira de comté en comté ; et qu’est-ce qu’un galon d’ale, ou une pinte d’eau-de-vie, pour la poche de Son Honneur ? Et quand même il serait de ceux qui prisent moins leur considération que leur bourse, le soin que vous prenez de la première en devrait être d’autant plus grand. Son cheval a eu besoin qu’on changeât ses fers de pieds ; le vôtre a eu besoin de clous ; sa ration d’avoine et de féveroles était plus forte que le voyage ne le demandait ; on peut en retrancher un tiers, et le changer en ale ou en eau-de-vie ; et ainsi l’honneur de votre maître peut être sauvé par votre sagesse, et à moins de frais pour lui ; ou bien, s’il ne voyage pas avec d’autre domestique, l’affaire peut être facilement arrangée sur le compte, entre vous et l’aubergiste.

Or donc, dès que vous descendez à l’auberge, remettez vos chevaux au valet d’écurie, pour qu’il les mène au galop à l’abreuvoir voisin : alors demandez un pot d’ale, car il est très-convenable qu’un chrétien boive avant une bête. Laissez votre maître aux soins des domestiques de l’auberge, et vos chevaux aux soins de ceux de l’écurie : de la sorte il est, ainsi qu’eux, aux mains les plus convenables, tandis que vous êtes seul à vous occuper de vous : faites-vous donc donner à souper, buvez copieusement, et couchez-vous sans déranger votre maître, qui est en de meilleures mains que les vôtres. Le palefrenier est un honnête garçon, qui aime les chevaux de tout son cœur, et ne voudrait pas pour le monde entier faire tort aux créatures de Dieu. Ayez de la sollicitude pour votre maître, et ordonnez aux domestiques de ne pas l’éveiller trop matin. Déjeunez avant qu’il soit debout, de peur de vous faire attendre ; faites-lui dire par le palefrenier que les chemins sont très-bons, et les milles courts ; mais engagez-le à rester un peu plus longtemps, jusqu’à ce que le ciel s’éclaircisse, car il a peur qu’il ne pleuve, et il aura assez de temps après dîner.

Laissez votre maître monter à cheval avant vous, par savoir-vivre. Quand il quitte l’auberge, glissez une bonne parole en faveur du palefrenier, qui a pris tant de soin des bêtes ; et ajoutez que vous n’avez jamais vu des domestiques plus polis. Laissez votre maître partir devant, et restez jusqu’à ce que votre hôte vous ait donné un petit verre ; puis galopez après lui à travers la ville ou le village à toute bride, de peur qu’il n’ait besoin de vous, et pour montrer quel écuyer vous êtes.

Si vous êtes un peu vétérinaire, comme doit l’être tout bon groom, achetez du vin d’Espagne, de l’eau-de-vie, ou de la bière forte, pour frotter les jambes de vos chevaux tous les soirs, et ne lésinez pas, car, si vous en avez employé, ce qui reste, vous savez comment en disposer.

Ayez égard à la santé de votre maître, et plutôt que de lui laisser faire de longues traites, dites que les bêtes sont faibles, et qu’elles dépérissent de trop marcher ; parlez-lui d’une très-bonne auberge plus près de cinq milles que celle où il voulait aller ; ou relâchez le matin un fer de devant de son cheval ; ou faites en sorte que la selle blesse l’animal au garrot ; ou tenez-le sans avoine toute la nuit et la matinée, de façon à ce qu’il se fatigue en route ; ou fourrez une petite plaque de fer entre le pied et le fer, afin qu’il boite ; et tout cela par extrême sollicitude pour votre maître.

Quand vous allez être engagé, et que le gentleman vous demande si vous êtes sujet à vous griser, avouez franchement que vous aimez un verre de bonne ale ; mais que c’est votre habitude, sobre ou non, de ne jamais négliger vos chevaux.

Quand votre maître a envie de monter à cheval pour prendre l’air, ou par plaisir, si, par suite de quelque affaire particulière, il ne vous est pas commode de l’accompagner, faites-lui entendre que les chevaux ont besoin d’être saignés ou purgés ; que son propre cheval a eu une indigestion ; ou que la selle a besoin d’être rembourrée, et que sa bride est à raccommoder : ceci, vous pouvez le faire honnêtement, parce que cela ne fera de mal ni aux chevaux ni à votre maître, et en même temps cela montre tout le soin que vous prenez des pauvres créatures.

S’il est une auberge particulière de la ville où vous alliez, et où vous soyez bien connu du palefrenier ou de l’hôte et des gens de la maison, dénigrez les autres auberges, et recommandez celle-ci à votre maître. Ce sera probablement un pot et un ou deux petits verres de plus, à votre profit, et à l’honneur de votre maître.

Si votre maître vous envoie acheter du foin, traitez avec ceux qui seront le plus généreux envers vous, car servir n’étant pas avoir des rentes, vous ne devez pas laisser échapper un profit légitime et consacré par l’usage. Si votre maître l’achète lui-même, il vous fait tort ; et, pour lui apprendre son devoir, ne manquez pas de trouver à redire au foin tant qu’il dure ; et si les chevaux s’en trouvent bien, c’est votre faute.

Le foin et l’avoine, aux mains d’un groom habile, feront d’excellente ale, aussi bien que de l’eau-de-vie ; mais ceci doit s’entendre à demi-mot.

Quand votre maître dîne ou couche chez un gentleman, à la campagne, quoiqu’il n’y ait pas de groom, ou qu’il soit absent, ou que les chevaux aient été tout à fait négligés, ne manquez pas d’employer quelqu’un des domestiques à tenir son cheval lorsqu’il monte. Ceci, je voudrais que vous le fissiez aussi quand votre maître ne fait que mettre pied à terre pour une visite de quelques minutes ; car entre confrères on doit s’entr’aider, et cela intéresse aussi l’honneur de votre maître, attendu qu’il ne peut pas faire moins que de donner une pièce de monnaie à celui qui tient son cheval.

Dans les longs voyages, demandez à votre maître la permission de donner de l’ale aux chevaux ; portez-en deux quartes pleines à l’écurie, versez-en une demi-pinte dans un bol, et s’ils n’en veulent pas boire, vous et le palefrenier vous ferez de votre mieux : peut-être seront-ils dans une meilleure disposition à l’auberge prochaine ; car je ne voudrais pas vous voir jamais manquer de faire l’expérience.

Quand vous allez promener vos chevaux au parc ou dans les champs, donnez-les à un petit garçon d’écurie, ou à un petit gamin, qui, étant plus léger que vous, pourra, avec moins d’inconvénients pour eux, les transformer en chevaux de course, et leur apprendre à sauter les haies et les fossés, tandis que vous boirez amicalement avec vos confrères ; mais parfois aussi vous pouvez lutter vous-même à la course, pour l’honneur de vos chevaux, et celui de vos maîtres.

Ne lésinez jamais à la maison sur le foin et l’avoine, mais emplissez le râtelier jusqu’au haut, et la mangeoire jusqu’au bord, car vous-même vous ne seriez pas bien aise d’être mis à la portion congrue ; quoique, peut-être, vos chevaux ne puissent pas manger tout cela, réfléchissez qu’ils peuvent encore moins le demander. Si le foin est jeté par terre, il n’y a pas de perte, car il fait de la litière et économise la paille.

Quand votre maître quitte la maison de campagne d’une personne chez qui il a passé la nuit, prenez son honneur en considération ; faites-lui savoir combien il s’y trouve de domestiques des deux sexes, qui s’attendent à un pour-boire, et avertissez-les de se tenir sur deux rangs lorsqu’il part ; mais engagez-le à ne pas confier l’argent au butler, de crainte qu’il ne frustre les autres ; cela forcera votre maître à être plus généreux, et alors vous pouvez saisir l’occasion de dire à votre maître que le squire un tel, au service de qui vous étiez précédemment, donnait toujours tant par tête aux domestiques ordinaires, et tant à la femme de charge et au reste, fixant au moins le double de ce qu’il avait l’intention de donner ; mais ne manquez pas de dire aux domestiques le bon office que vous leur aurez rendu ; cela vous gagnera leur affection, et fera honneur à votre maître.

Vous pouvez vous permettre de vous griser plus souvent que le cocher, quoiqu’il prétende alléguer en sa faveur, parce que vous ne hasardez que votre propre cou ; car le cheval saura bien prendre assez soin de lui-même pour s’en tirer avec une entorse seulement ou une épaule démise.

Quand vous portez la redingote de votre maître en voyage, roulez la vôtre dedans, et serrez-les avec une courroie, mais mettez la doublure de votre maître en dehors, pour empêcher le dessus de se mouiller et de se crotter : de cette façon, quand il commencera à pleuvoir, l’habit de votre maître sera le premier disponible ; et, s’il est plus endommagé que le vôtre, votre maître a plus le moyen de supporter la perte, car votre livrée doit toujours faire son année d’apprentissage.

Quand vous arrivez à votre auberge avec les chevaux mouillés et crottés, après une longue traite, et que vous avez très-chaud, dites au palefrenier de les plonger immédiatement dans l’eau jusqu’au ventre, et laissez-les boire autant qu’il leur plaira ; mais ne manquez pas de les faire galoper à toute bride au moins un mille, pour leur sécher la peau, et chauffer l’eau qui est dans leur ventre. Le palefrenier entend son affaire ; laissez tout à sa discrétion, tandis que vous videz un pot d’ale et de l’eau-de-vie au feu de la cuisine, pour vous remettre le cœur.

Si votre cheval perd un fer de devant, ayez soin de mettre pied à terre et de le ramasser ; puis galopez aussi vite que possible, le fer à la main (afin que chaque voyageur puisse observer votre soin), jusqu’au prochain maréchal-ferrant sur la route ; faites-le lui remettre immédiatement, afin que votre maître n’attende pas, et que le pauvre cheval soit sans fer aussi peu de temps que possible.

Quand votre maître couche chez un gentleman, si vous trouvez que le foin et l’avoine soient bons, plaignez-vous tout haut de leur mauvaise qualité : cela vous donnera la réputation d’un domestique soigneux ; et ne manquez pas de gorger les chevaux d’autant d’avoine qu’ils en peuvent manger, tandis que vous y êtes, et vous pouvez leur en donner d’autant moins pour quelques jours dans les auberges, et changer l’avoine en ale. Quand vous partez de chez ce gentleman, racontez à votre maître quel ladre c’était ; que vous n’avez eu à boire que du lait de beurre ou de l’eau ; cela fera que votre maître, par pitié, vous accordera un pot d’ale de plus à l’auberge suivante ; mais s’il vous arrive d’être gris chez un gentleman, votre maître ne peut se fâcher, puisque cela ne lui a rien coûté ; ainsi vous devez le lui dire, aussi bien que vous pourrez, dans l’état où vous êtes, et expliquez-lui qu’il y va de son honneur et de celui de ce gentleman, de faire bon accueil au domestique d’un ami.

Un maître doit toujours aimer son groom, lui donner une belle livrée, et un chapeau galonné d’argent. Quand vous êtes dans cet équipage, tout l’honneur qu’il reçoit sur la route est dû à vous seul ; s’il n’est pas dérangé de son chemin par chaque roulier, il le doit aux civilités de seconde main qu’il reçoit en la personne de sa respectable livrée.

Vous pouvez de temps à autre prêter le cheval de votre maître à un camarade, ou à votre servante favorite, pour une petite promenade, ou le louer pour une journée, parce que le cheval se gâte faute d’exercice ; et si, par hasard, votre maître a besoin de son cheval, ou a envie de voir l’écurie, jurez après ce gredin de palefrenier, qui est parti avec la clef.

Quand vous voulez passer une heure ou deux au cabaret avec vos camarades, et que vous avez besoin d’une excuse plausible pour votre absence, sortez de l’écurie, ou par derrière, avec une vieille bride, sangle ou courroie d’étrier dans votre poche ; et à votre retour, entrez par la porte de la rue, avec la même bride, sangle ou courroie pendue à votre main, comme si vous veniez de chez le sellier, où vous avez été la faire raccommoder. Si on ne vous a pas demandé, tout va bien ; mais si vous êtes rencontré par votre maître, vous aurez la réputation d’un serviteur soigneux. J’ai vu pratiquer cela avec bien du succès.


CHAPITRE VI

Instructions à l’Intendant et au Régisseur.


L’intendant de lord Peterborough, qui démolit sa maison, vendit les matériaux, et fit payer les réparations à mylord. Prenez de l’argent des tenanciers pour ne rien dire. Renouvelez les baux, et gagnez dessus, et vendez des bois. Prêtez à mylord son propre argent. Gil Blas en dit beaucoup là-dessus ; je vous renvoie à lui.


CHAPITRE VII

Instructions au Portier.


Si votre maître est un ministre d’État, qu’il ne soit au logis que pour son complaisant, ou flatteur en chef, ou un des écrivains qu’il pensionne, ou son espion et dénonciateur à gages, ou son imprimeur ordinaire, ou son solicitor[1] de la cité, ou son courtier de biens-fonds, ou son inventeur de fonds nouveaux, ou son agioteur.


CHAPITRE VIII

Instructions à la Chambrière.


La nature de vos fonctions diffère suivant la qualité, l’orgueil, ou la richesse de la dame que vous servez, et ce traité doit s’appliquer à toutes sortes de maisons ; en sorte que je me trouve dans un grand embarras pour régler au mieux la besogne à laquelle vous êtes tenue. Dans les familles où il y a de l’aisance vous différez de la fille de service, et c’est à ce point de vue que je donne mes instructions. Votre département spécial est la chambre de votre maîtresse, où vous faites le lit, et mettez les choses en ordre ; et si vous vivez à la campagne, vous prenez soin des chambres où couchent les dames qui viennent à la maison, et c’est de là que viennent tous vos profits. Votre amoureux, à ce que je suppose, est le cocher ; mais si vous êtes au-dessous de vingt ans, et passablement bien, peut-être un laquais peut jeter les yeux sur vous.

Faites-vous aider par votre laquais favori à faire le lit de votre maîtresse ; et si vous servez un jeune couple, le laquais et vous, en retournant les draps, vous ferez les plus jolies observations du monde, qui, contées à l’oreille, seront très-divertissantes pour toute la maison, et circuleront dans le voisinage.

Ne descendez pas les vases indispensables pour les faire voir aux gens, mais videz-les par la fenêtre, par considération pour votre maîtresse. Il est tout à fait inconvenant que les domestiques mâles sachent que les belles dames font usage de tels ustensiles ; et ne nettoyez pas le pot de chambre : l’odeur en est malsaine.

S’il vous arrive de casser quelque porcelaine avec le bout de la vergette, sur la cheminée ou sur le cabinet, ramassez les morceaux, rajustez-les aussi bien que possible, et mettez-les derrière le reste, afin que lorsque votre maîtresse viendra à les découvrir, vous puissiez dire en conscience qu’ils sont cassés depuis longtemps, avant votre entrée en service. Ceci épargnera à votre maîtresse plusieurs heures de vexation.

Il arrive parfois qu’un miroir se casse de la même manière ; tandis que vous regardez d’un autre côté en faisant la chambre, le manche du balai frappe contre la glace et la met en pièces. C’est le plus grand de tous les malheurs, et sans remède en apparence, parce qu’il est impossible à cacher. Un funeste accident de ce genre arriva un jour dans une grande maison, où j’avais l’honneur d’être laquais, et j’en veux raconter les particularités, pour montrer l’adresse de la pauvre chambrière dans une circonstance si soudaine et si terrible, qui servira peut-être à stimuler votre esprit d’invention, si votre mauvaise étoile vous en fournit jamais une occasion semblable. La pauvre fille avait cassé, d’un coup de son balai, un miroir en laque, de grande valeur : elle n’eut pas réfléchi longtemps, que, par une prodigieuse présence d’esprit, elle ferma la porte à clef, descendit à la dérobée dans la cour, rapporta dans la chambre une pierre du poids de trois livres, la posa sur le foyer, juste au dessous du miroir, puis cassa un carreau de la fenêtre à coulisse qui donnait sur cette même cour, puis ferma la porte et s’en alla à ses autres affaires. Deux heures après, la dame entre dans sa chambre, voit le miroir cassé, la pierre gisant au-dessous, et tout un carreau de la croisée détruit : de toutes ces circonstances elle conclut juste ce que la chambrière avait désiré : que quelque vagabond du voisinage, ou peut-être un des valets d’écurie, avait, par méchanceté, par accident, ou par négligence, jeté la pierre et fait le dégât. Jusque-là tout allait bien, et la fille se croyait hors de danger. Mais son malheur voulut que, quelques heures après, arrivât le ministre de la paroisse, et naturellement la dame lui conta l’accident, qui, vous pouvez le penser, l’avait fort chagrinée. Le ministre, qui se trouvait savoir les mathématiques, après avoir examiné la position de la cour, la fenêtre, et la cheminée, convainquit bientôt la dame, que la pierre n’aurait pu atteindre le miroir sans faire trois détours dans son vol, à partir de la main qui l’aurait lancée ; et comme il fut prouvé que la fille avait nettoyé la chambre le matin même, elle fut strictement interrogée, mais nia résolument être coupable, sur son salut, offrant de prêter serment sur la Bible, devant Sa Révérence, qu’elle était aussi innocente que l’enfant qui n’est pas né. Cependant la pauvre créature fut renvoyée, ce que je considère comme un dur traitement, vu son adresse ; mais ce doit être un avertissement pour vous, en pareil cas, d’inventer une histoire qui soit mieux combinée. Par exemple, vous pourriez dire que tandis que vous étiez à l’ouvrage avec une mop ou un balai, il est venu soudain à la fenêtre un éclair qui vous a presque aveuglée, que vous avez entendu immédiatement un bruit de verre cassé sur le foyer ; que dès que vous avez recouvré la vue, vous avez aperçu le miroir tout en pièces : ou vous pouvez alléguer que remarquant le miroir un peu couvert de poussière, et allant tout doucement pour l’essuyer, vous supposez que l’humidité de l’air avait dissous la colle ou le ciment, ce qui l’a fait tomber à terre ; ou bien, sitôt le malheur fait, vous pouvez couper les cordes qui retiennent le miroir à la boiserie, et le laisser tomber à plat, courir tout effrayée le dire à votre maîtresse, maudire le tapissier, et déclarer que peu s’en est fallu qu’il ne soit tombé sur votre tête. J’offre ces expédients dans le désir de défendre l’innocence, car certainement vous êtes innocente si vous n’avez pas cassé le miroir exprès, ce que je n’excuserais pour rien au monde, à moins de grands sujets d’irritation.

Huilez les pincettes, le poker et la pelle, jusqu’en haut, non-seulement pour les préserver de la rouille, mais pour empêcher les touche-à-tout d’user le charbon de votre maître en attisant le feu.

Quand vous êtes pressée, balayez la poussière dans un coin de la chambre, mais laissez le balai dessus, afin qu’on ne la voie pas, car cela vous déshonorerait.

Ne lavez jamais vos mains, ni ne mettez un tablier propre, que vous n’ayez fait le lit de votre maîtresse, de peur de chiffonner votre tablier ou de resalir vos mains.

Quand vous mettez la barre des volets de la chambre de votre maîtresse, le soir, laissez les fenêtres ouvertes pour que l’air frais puisse entrer, et que la chambre soit purifiée le matin.

En même temps que vous laissez les fenêtres ouvertes, pour avoir de l’air, laissez les livres ou autres objets sur le rebord de la fenêtre, afin qu’ils puissent prendre l’air aussi.

Quand vous balayez la chambre de votre maîtresse, ne vous arrêtez jamais à ramasser les chemises, mouchoirs, barbes sales, pelotes, petites cuillers, rubans, pantoufles, ou quoi que ce soit qui se trouve sur votre chemin ; mais balayez le tout dans un coin, et alors vous pouvez le prendre d’un seul coup, et économiser le temps.

Faire les lits par la grande chaleur est une besogne fort pénible, et vous serez exposée à suer ; c’est pourquoi, quand vous voyez les gouttes vous tomber du front, essuyez-les à un coin du drap, afin qu’on ne les voie pas sur le lit.

Quand votre maîtresse vous envoie laver une tasse de porcelaine, et que la tasse tombe, rapportez-la et jurez que vous l’aviez à peine touchée qu’elle s’est brisée en trois morceaux : et ici je dois vous prévenir, aussi bien que tous vos camarades, que vous ne devez jamais être sans excuse ; cela ne fait pas de mal à votre maître, et cela atténue votre faute ; comme dans ce cas, je ne vous loue pas d’avoir cassé la tasse, mais il est certain que vous ne l’avez pas fait exprès, et il n’est pas impossible qu’elle se soit brisée dans votre main.

Vous avez quelquefois envie de voir un enterrement, une dispute, un homme qu’on va pendre, une noce, une entremetteuse attachée au cul d’une charrette, ou autre chose de ce genre ; lorsque la chose passe dans la rue, vous levez le châssis subitement, mais, par malheur, il ne veut pas bouger ; ce n’est pas votre faute : les jeunes filles sont curieuses de leur nature ; vous n’avez pas d’autre remède que de couper la corde, et de jeter la faute sur le menuisier, à moins que personne ne vous ait vue, et alors vous êtes aussi innocente qu’aucun domestique de la maison.

Portez la chemise de votre maîtresse, lorsqu’elle l’a quittée ; cela vous fera honneur, économisera votre linge, et ne lui fera pas tort d’une épingle.

Quand vous mettez une taie d’oreiller blanche au lit de votre maîtresse, ne manquez pas de la bien attacher avec de grosses épingles, afin qu’elle ne se défasse pas la nuit.

Quand vous faites des tartines de beurre pour le thé, ayez bien soin que tous les trous du pain restent pleins de beurre, afin de maintenir le pain humide pour le dîner ; et que la marque de votre pouce se voie seulement sur un bout de chaque tartine, afin de montrer votre propreté.

Quand on vous a ordonné d’ouvrir ou de fermer une porte, une malle ou un cabinet, et que vous n’avez pas la clef qu’il faut, ou que vous ne pouvez la distinguer dans le trousseau, essayez la première que vous pouvez fourrer dedans, et tournez-la de toute votre force, jusqu’à ce que la porte s’ouvre ou que la clef se brise, car votre maîtresse vous regarderait comme une sotte de revenir sans avoir rien fait.


CHAPITRE IX

Instructions à la Femme de Chambre.


Deux incidents sont venus diminuer les agréments et les inconvénients de votre place : le premier est cette exécrable coutume adoptée par les dames de troquer leurs vieux habits contre de la porcelaine, ou d’en recouvrir les bergères, ou d’en faire des arlequinades pour écrans, tabourets, coussins, etc. La seconde est l’invention des coffrets et boîtes fermant à clef, où elles gardent le thé et le sucre, sans lesquels une femme de chambre ne saurait vivre ; car, de cette façon, vous êtes obligée d’acheter du sucre bis, et de verser de l’eau sur les feuilles lorsqu’elles ont perdu leur force et leur goût. Je ne trouve pas de remède parfait à ces deux maux. Quant au premier, je pense qu’il devrait y avoir une ligue générale de tous les domestiques de chaque maison pour le bien public, à l’effet d’interdire la porte à ces revendeurs de porcelaine ; et quant au dernier, il n’est pas d’autre moyen de vous tirer d’affaire qu’une fausse clef, ce qui est chose difficile et dangereuse ; mais, pour ce qui est de l’honnêteté du fait, je n’ai aucun doute, quand votre maîtresse vous fournit un si juste grief en vous refusant un profit ancien et légal. La marchande de thé peut bien vous en donner de temps à autre une demi-once, mais ce n’est là qu’une goutte d’eau dans le seau ; c’est pourquoi j’ai peur que vous ne soyez forcée, comme le reste de vos sœurs, d’en acheter à crédit, et de le payer sur vos gages, autant qu’ils peuvent s’étendre, ce que vous pouvez facilement compenser d’autre côté, si votre maîtresse est jolie, ou que ses filles aient de bonnes dots.

Si vous êtes dans une grande maison, et au service de madame, vous plairez probablement à mylord, quoique vous ne soyez pas moitié aussi bien que sa femme. En ce cas, ayez soin de tirer de lui autant que vous pouvez ; et ne lui permettez aucune liberté, pas même de vous serrer la main, à moins qu’il ne mette une guinée dedans ; ainsi, par degrés, faites-le payer en conséquence pour chaque nouvelle tentative, doublant en proportion des concessions que vous lui faites, et toujours vous débattant et menaçant de crier, ou de le dire à votre maîtresse, quoique vous receviez son argent : cinq guinées pour manier votre gorge, c’est vraiment donné, quoique vous sembliez résister de toutes vos forces ; mais ne lui accordez jamais les dernières faveurs à moins de cent guinées ou d’une rente viagère de vingt livres par an.

Dans une pareille maison, si vous êtes jolie, vous pouvez choisir entre trois amants : le chapelain, l’intendant, et le valet de chambre de mylord. Je vous conseillerai d’abord de faire choix de l’intendant ; mais s’il vous arrive d’être récemment grosse de mylord, il faut vous accommoder du chapelain. Le valet de chambre me plaît le moins des trois, car il est d’ordinaire vain et impertinent une fois qu’il a jeté bas sa livrée ; et s’il manque un grade dans l’armée, ou une place de douanier, il n’a pas d’autre ressource que le grand chemin.

Je dois vous mettre particulièrement en garde contre le fils aîné de mylord : si vous êtes assez adroite, il est à parier que vous pouvez amener le benêt à vous épouser, à faire de vous une lady ; si c’est un simple libertin (et il faut qu’il soit l’un ou l’autre), évitez-le comme Satan ; car il a moins peur de sa mère que mylord de sa femme, et après dix mille promesses, vous n’aurez de lui qu’un gros ventre ou une claque, et probablement tous les deux.

Quand votre maîtresse est malade, et, après une très-mauvaise nuit, repose un peu le matin, si un laquais arrive avec un message, pour savoir comment elle va, que le compliment ne soit pas perdu ; mais secouez-la doucement jusqu’à ce qu’elle s’éveille ; et alors rendez le message, recevez sa réponse, et laissez-la dormir.

Si vous êtes assez heureuse pour être auprès d’une riche héritière, vous devez vous y prendre bien mal si vous n’attrapez pas cinq ou six cents livres pour disposer de sa main. Mettez-lui souvent dans l’esprit qu’elle a assez de fortune pour faire le bonheur de n’importe qui ; qu’il n’en est de véritable que dans l’amour ; qu’elle est libre de choisir qui bon lui semble, et sans l’avis de ses parents, qui ne font jamais la part d’une passion innocente ; qu’il y a quantité de beaux et charmants jeunes gens dans la ville, qui seraient ravis de mourir à ses pieds ; que la conversation de deux amoureux, c’est le ciel sur la terre ; que l’amour, comme la mort, égalise toutes les conditions ; que si elle jetait les yeux sur un jeune homme au-dessous d’elle comme naissance et comme biens, le don de sa main ferait de lui un gentleman ; que vous avez vu hier sur le Mail le plus joli enseigne, et que si vous aviez quarante mille livres, elles seraient à son service. Ayez soin que chacun sache auprès de qui vous vivez ; quelle grande favorite vous êtes, et qu’on prend toujours votre avis. Allez souvent au parc de Saint-James ; les beaux garçons vous y découvriront bientôt et trouveront moyen de glisser une lettre dans votre manche ou dans votre sein : ôtez-la avec fureur et jetez-la par terre, à moins que vous n’y trouviez au moins deux guinées ; mais en ce cas, ayez l’air de ne pas les voir et de penser qu’on a voulu seulement badiner avec vous ; quand vous rentrez, laissez négligemment tomber la lettre dans la chambre de votre maîtresse ; elle la trouve ; elle se fâche : protestez que vous n’en saviez rien ; seulement vous vous souvenez qu’un monsieur, dans le parc, a taché de vous prendre un baiser, et vous croyez que c’est lui qui aura mis la lettre dans votre manche ou dans votre corsage, et vraiment c’était un aussi joli homme que vous en ayez jamais vu ; après cela, elle peut brûler la lettre si elle veut. Si votre maîtresse est une fille d’esprit, elle brûlera quelqu’autre papier devant vous, et lira la lettre quand vous serez descendue. Vous devez continuer ce manége aussi souvent que vous pourrez le faire en sûreté ; mais que celui qui vous paie le mieux à chaque lettre soit le plus bel homme. Si un laquais ose vous apporter une lettre à la maison, afin que vous la remettiez à votre maîtresse, quand elle viendrait de votre meilleure pratique, jetez-la à sa tête, traitez-le d’impudent drôle et de gredin, et fermez-lui la porte au nez ; montez vite chez votre maîtresse, et, comme preuve de votre fidélité, racontez-lui ce que vous avez fait.

Je pourrais m’étendre beaucoup sur ce sujet, mais je me fie à votre jugement.

Si vous servez une dame qui soit un peu disposée à la galanterie, vous verrez qu’il faudra apporter une grande prudence dans votre conduite. Trois choses sont nécessaires à savoir : la première, comment plaire à votre maîtresse ; la deuxième, comment prévenir les soupçons du mari ou de sa maison ; et enfin, mais surtout, comment faire tourner la chose à votre plus grand avantage. Vous donner des instructions complètes dans cette importante affaire, exigerait un gros volume. Tous les rendez-vous à domicile sont dangereux, tant pour votre maîtresse que pour vous-même ; c’est pourquoi faites en sorte, autant que possible, de les avoir chez un tiers, particulièrement si votre maîtresse, comme il y a cent à parier contre un, a plusieurs amants dont chacun est souvent plus jaloux que mille maris ; et de très-fâcheuses rencontres peuvent souvent avoir lieu, malgré toute l’habileté du monde. Je n’ai pas besoin de vous avertir d’employer surtout vos bons offices en faveur de ceux que vous trouvez les plus généreux : cependant, si votre maîtresse vient à jeter les yeux sur un beau laquais, vous devez être assez désintéressée pour lui procurer cette fantaisie, qui n’est pas une bizarrerie, mais un appétit très-naturel ; c’est encore la moins périlleuse de toutes les intrigues à domicile, et c’était jadis la moins soupçonnée, jusqu’à ce que de nos jours elle devînt plus commune. Le grand danger est que ces messieurs, qui ne sont pas très-difficiles dans leurs relations, peuvent bien ne pas être très-sains, et alors, votre maîtresse et vous, vous voilà dans une mauvaise passe, quoique pas tout à fait désespérée.

Mais à vrai dire, je confesse que c’est une grande présomption à moi de vous offrir des instructions sur la manière dont vous devez conduire les amours de votre maîtresse, point sur lequel tout votre corps est déjà si expert et si profondément instruit, quoique votre rôle soit bien plus difficile que celui joué par mes frères les laquais vis-à-vis de leurs maîtres en pareille occasion : c’est pourquoi je laisse à quelque plume plus habile le soin de traiter cette affaire.

Quand vous serrez une robe ou une coiffure de dentelle dans une caisse ou un coffre, laissez-en passer un bout, afin, quand vous rouvrez le coffre, de savoir où la trouver.


CHAPITRE X

Instructions à la Fille de Service.


Si votre maître et votre maîtresse vont à la campagne pour une semaine ou plus, ne lavez la chambre à coucher ou la salle à manger que juste une heure avant celle où vous attendez leur retour : de cette façon, les chambres seront parfaitement propres pour les recevoir, et vous n’aurez pas la peine de les relaver si tôt.

Je suis très-irrité contre ces dames qui sont si fières et si paresseuses qu’elles ne se donnent pas la peine d’aller au jardin cueillir une rose, mais tiennent un odieux meuble, parfois dans leur chambre même, ou du moins à côté dans un cabinet sombre, pour s’en servir à soulager leurs pires besoins ; et vous êtes habituellement chargée d’emporter le vase, qui rend non-seulement la chambre, mais leurs habits même, très-désagréables à tous ceux qui en approchent. Or, pour les guérir de cette horrible habitude, laissez-moi vous donner, à vous dont c’est l’office d’emporter cet ustensile, le conseil de le faire ouvertement par le grand escalier, et en présence du laquais ; et si quelqu’un frappe, d’ouvrir la porte de la rue tandis que vous avez le vase plein dans les mains ; ceci, si quelque chose en est capable, fera prendre à votre maîtresse la peine de faire ses évacuations dans le lieu qui convient, plutôt que d’exposer ses vilenies aux regards de tous les hommes de la maison.

Laissez un seau d’eau sale avec une mop dedans, une boîte à charbon, une bouteille, un balai, un pot de chambre et autres choses désagréables à voir, soit dans un passage obscur ou sur la partie la plus sombre de l’escalier de derrière, afin qu’on ne les voie pas ; et si les gens se rompent les jambes en marchant dessus, c’est leur faute.

Ne videz jamais les pots de chambre qu’ils ne soient pleins ; si cela arrive le soir, videz-les dans la rue ; si c’est le matin, dans le jardin, car ce serait à n’en pas finir que d’aller une douzaine de fois des mansardes et des chambres d’en haut à l’arrière cour ; mais ne les lavez jamais que dans leur propre liquide : quelle fille aimant la propreté voudrait barboter dans l’urine d’autrui ? Et d’ailleurs, cette sorte d’odeur, ainsi que je l’ai déjà fait observer, est admirable contre les vapeurs, et il y a cent à parier contre un que votre maîtresse en a.

Enlevez les toiles d’araignées avec un balai humide et sale, ce qui fera qu’elles s’y attacheront mieux, et que vous les ferez tomber plus complétement.

Quand vous nettoyez la cheminée du parloir, le matin, jetez les cendres de la veille dans un tamis, et ce qui passera à travers, en le descendant, sablera les chambres et l’escalier.

Quand vous avez récuré les cuivres et fers de la cheminée du parloir, posez le torchon sale et mouillé sur la chaise voisine, afin que votre maîtresse voie que vous n’avez pas négligé votre ouvrage ; observez la même règle quand vous nettoyez les serrures de cuivre, seulement avec cette addition, de laisser les marques de vos doigts sur les portes, pour montrer que vous n’avez rien oublié.

Laissez toute la journée le pot de chambre de votre maîtresse prendre l’air sur sa fenêtre.

Ne montez que de gros morceaux de charbon de terre dans la salle à manger et dans la chambre de votre maîtresse : ils font le meilleur feu, et si on les trouve trop gros, il est aisé de les casser sur le marbre de la cheminée.

Quand vous vous couchez, prenez bien garde au feu : soufflez donc sur la chandelle, puis fourrez-la sous votre lit. Nota. L’odeur de la mouchure est très-bonne contre les vapeurs.

Persuadez au laquais qui vous a engrossée, de vous épouser avant les six premiers mois ; et si votre maîtresse vous demande pourquoi vous avez pris un garçon qui n’a pas un sou vaillant, que votre réponse soit : Service d’autrui n’est pas un héritage.

Quand le lit de votre maîtresse est fait, mettez le pot de chambre dessous, mais de façon à y prendre aussi les pentes, afin qu’il soit bien en vue, et à la disposition de votre maîtresse quand elle en aura besoin.

Enfermez un chat ou un chien dans quelque chambre ou cabinet, de façon à faire un tel bruit dans toute la maison que les voleurs en soient effrayés si quelqu’un d’eux tentait de s’y introduire par ruse ou par force.

Quand vous lavez le soir une des chambres de devant, jetez l’eau sale par la porte de la rue ; mais ayez soin de ne pas regarder devant vous, de peur que ceux que vous éclaboussez ne vous accusent d’impolitesse, et de l’avoir fait exprès. Si la victime casse les carreaux par vengeance, et que votre maîtresse vous réprimande et vous donne l’ordre positif de descendre le seau et de le vider dans le puisard, vous avez une ressource facile : quand vous lavez une chambre d’en haut, descendez le seau de façon à ce que l’eau dégoutte tout le long de l’escalier jusqu’à la cuisine ; non-seulement votre charge en sera plus légère, mais vous convaincrez votre maîtresse qu’il vaut mieux jeter l’eau par les fenêtres ou par la porte de la rue ; outre qu’il sera très-divertissant pour vous et pour la maison, un soir qu’il gèlera, de voir une centaine de personnes sur leur nez ou sur leur cul, devant votre porte, quand l’eau sera prise.

Polissez et faites reluire les foyers et cheminées de marbre avec un torchon trempé dans la graisse : rien ne les fait aussi bien briller ; et c’est aux dames à prendre soin de leurs jupes.

Si votre maîtresse est assez recherchée pour vouloir que la chambre soit récurée avec du grès, ne manquez pas de laisser les marques du grès à six pouces de haut tout autour du bas de la boiserie, afin que votre maîtresse voie que vous avez obéi à ses ordres.


CHAPITRE XI

Instructions à la Fille de Laiterie[2].


Fatigue de faire le beurre : mettez de l’eau bouillante dans la baratte, quoique en été, et battez tout près du feu de la cuisine, et avec une crème vieille de huit jours. Gardez la fraîche pour votre bon ami.


CHAPITRE XII

Instructions à la Bonne d’Enfant.


Si un enfant est malade, donnez-lui tout ce qu’il veut manger ou boire, quoique le docteur l’ait expressément défendu ; car ce dont nous avons envie étant malades doit nous faire du bien, et jetez la médecine par la fenêtre : l’enfant vous en aimera mieux ; mais recommandez-lui de ne pas le dire. Faites de même pour votre maîtresse lorsqu’elle désire quelque chose étant malade, et affirmez que cela lui fera du bien.

Si votre maîtresse vient à la chambre des enfants, et veut en fouetter un, arrachez-lui les verges de la main avec fureur et dites-lui qu’elle est la plus cruelle mère que vous ayez jamais vue ; elle grondera, mais vous en aimera mieux. Racontez aux enfants des histoires de revenants, quand ils font mine de crier, etc.

Ayez soin de sevrer les enfants, etc.


CHAPITRE XIII

Instructions à La Nourrice.


S’il vous arrive de laisser tomber l’enfant, et de l’estropier, ayez soin de ne pas l’avouer ; et s’il meurt, tout est sauvé.

Faites en sorte d’être grosse aussitôt que possible tandis que vous nourrissez, afin d’être prête pour une autre place lorsque l’enfant meurt ou est sevré.


CHAPITRE XIV

Instructions à La Blanchisseuse.


Si vous roussissez le linge avec le fer, frottez la place avec de la farine, de la craie, ou de la poudre blanche ; et si rien n’y fait, lavez-la jusqu’à ce qu’on n’y voie plus rien ou qu’elle soit en lambeaux.

Pour ce qui est de déchirer le linge en savonnant : quand votre linge est épinglé sur la corde ou sur une haie, et qu’il pleut, enlevez-le bien vite, dussiez-vous le déchirer, etc. Mais l’endroit pour l’étendre est sur de jeunes arbres à fruit, particulièrement dans la floraison : le linge ne peut s’y déchirer, et les arbres le parfument agréablement.


CHAPITRE XV

Instructions à la Femme de Charge.


Vous devez toujours avoir un laquais favori sur lequel vous puissiez compter ; et ordonnez-lui de faire bien attention quand on enlève le second service, afin qu’il soit mis en sûreté dans votre office, et que vous puissiez, l’intendant et vous, avoir un petit régal.


CHAPITRE XVI

Instructions à l’Institutrice ou Gouvernante.


Dites que les enfants ont mal aux yeux ; que miss Betty ne veut pas mordre à son livre ; etc.

Faites lire aux deux miss des romans français et anglais, toutes les comédies écrites sous Charles II et le roi Guillaume, pour adoucir leur nature, et leur donner de la sensibilité ; etc.

  1. Procureur en chancellerie.
  2. Les chapitres à partir de celui-ci ne sont plus guère que des notes et des indications sommaires.