Opuscules humoristiques (Wailly)/Irréfutable essai sur les facultés de l’âme

La bibliothèque libre.
Traduction par Léon de Wailly.
Opuscules humoristiquesPoulet-Malassis et De Broise (p. 243-251).


IRRÉFUTABLE ESSAI
SUR
LES FACULTÉS DE L’ÂME


À ***

Monsieur,

Étant aussi amateur que vous l’êtes d’antiquités, il est raisonnable de supposer que vous serez fort obligé à qui vous offrira quelque chose de nouveau. J’ai été depuis quelque temps victime d’une foule d’auteurs d’essais et de dissertations morales, qui se trament sur des matières rebattues et des citations archi-usées et ne savent pas manier à fond leur sujet, toutes erreurs que j’ai soigneusement évitées dans l’essai suivant, que j’ai proposé aux jeunes écrivains comme un modèle à imiter. Les pensées et observations en sont entièrement neuves ; les citations n’ont pas encore été faites ; le sujet est d’un extrême importance, et traité avec infiniment d’ordre et de clarté. Il m’a coûté beaucoup de temps, et je vous prie de l’accepter et de le considérer comme le plus grand effort de mon génie.


Irréfutable essai sur les facultés de l’âme.


Les philosophes disent que l’homme est un microcosme, ou petit monde, ressemblant de tous points en miniature au grand, et, à mon avis, le corps naturel peut être comparé au corps politique ; et s’il en est ainsi, comment peut-elle être vraie l’opinion de l’Épicurien qui prétend que l’univers fut formé d’un concours fortuit d’atomes ? ce que je ne peux pas plus croire que je ne crois que la réunion accidentelle des lettres de l’alphabet puisse composer par hasard un très-ingénieux et très-savant traité de philosophie. Risum teneatis amici. Cette fausse opinion doit forcément en créer plus d’une autre : c’est comme une erreur dans la première digestion, qui ne peut se corriger dans la seconde ; le fondement est faible, et quelque construction que vous éleviez dessus, elle doit, de toute nécessité, tomber à terre. Ainsi les hommes vont d’erreur en erreur, jusqu’à ce que, avec Ixion, ils embrassent, au lieu de Junon, un nuage ; ou, comme le chien de la fable, lâchent la proie pour l’ombre. Car de telles opinions ne sauraient s’accorder ; mais comme le fer et l’argile dans les pieds de l’image de Nabuchodonosor, elles doivent se séparer et tomber en pièces. J’ai lu dans certain auteur qu’Alexandre pleura de n’avoir plus de mondes à conquérir : ce qu’il n’aurait pas fait si le concours fortuit des atomes pouvait en créer ; mais c’est là une opinion qui convient mieux au vulgaire, cette hydre aux mille têtes, qu’à un homme aussi sage qu’Épicure ; la partie corrompue de sa secte ne lui emprunta que son nom, comme le singe la patte du chat pour tirer les marrons du feu.

Quoi qu’il en soit, le premier pas vers la guérison, c’est de connaître la maladie ; et bien que la vérité soit difficile à trouver parce que, comme dit le philosophe, elle vit au fond d’un puits, cependant nous n’avons pas besoin, comme des aveugles, d’aller à tâtons en plein jour. J’espère qu’il me sera permis, après tant d’hommes beaucoup plus instruits, d’apporter ma faible offrande, puisqu’un spectateur est parfois meilleur juge de la partie que celui qui la joue. Mais je ne pense pas qu’un philosophe soit obligé de donner l’explication de tous les phénomènes de la nature, ou de se noyer avec Aristote, pour n’avoir pas été capable de résoudre le flux et le reflux de la marée, à la suite de cette fatale sentence qu’il porta contre lui-même : Quia te non capio, tu capies me. En quoi il fut tout à la fois le juge et le criminel, l’accusateur et le bourreau. Socrate, d’autre part, qui disait qu’il ne savait rien, fut proclamé par l’oracle l’homme le plus sage du monde.

Mais pour mettre fin à cette digression, je crois aussi clair qu’une démonstration d’Euclide, que la nature ne fait rien en vain ; si nous pouvions plonger dans ses secrètes profondeurs, nous verrions que le plus petit brin de gazon, ou l’herbe la plus méprisable, a son utilité particulière. Mais elle est principalement admirable dans ses plus menues productions ; le plus petit et le plus vil insecte révèle le plus l’art de la nature, si je puis m’exprimer ainsi, quoique la nature, qui se complaît dans la variété, doive toujours l’emporter sur l’art ; et comme le poète l’observe :


Naturam expellas furca licet, usque recurret.

Hor. Lib. I. Epist. X. 24.


Mais les diverses opinions des philosophes ont semé dans le monde autant de maladies morales que la boîte de Pandore en répandit de physiques, à cette différence près qu’elles n’ont pas laissé l’espérance au fond ; et si la Vérité ne s’est envolée avec Astrée, elle est certainement aussi cachée que la source du Nil, et ne peut se trouver qu’en Utopie. Non que je veuille incriminer ces sages éclairés, ce qui serait une sorte d’ingratitude ; et celui qui appelle un homme ingrat récapitule tout le mal dont un homme puisse être coupable :


Ingratum si dixeris, omnia dicis.


Mais ce dont je blâme les philosophes (quoique on puisse regarder cela comme un paradoxe), c’est surtout leur orgueil ; avec un ipse dixit tout est dit, et vous devez prendre pour articles de foi toutes leurs paroles. Et quoique Diogène vécût dans un tonneau, il pouvait bien y avoir, pour ce que j’en sais, autant d’orgueil sous ses haillons que dans les vêtements recherchés du divin Platon. On rapporte de ce Diogène que lorsque Alexandre vint le voir, et promit de lui donner tout ce qu’il demanderait, le cynique répondit seulement : « Ne m’ôte pas ce que tu ne peux me donner, et ne te mets pas entre moi et le soleil ; » ce qui était presque aussi extravagant que ce philosophe qui jeta son argent dans la mer, en disant cette parole remarquable…

Combien différent était cet homme de l’usurier qui, sur ce qu’on disait que son fils dépenserait tout ce qu’il avait gagné, répondit : « Il ne saurait prendre plus de plaisir à le dépenser que je n’en ai eu à le gagner. » Ces hommes savaient voir les défauts de leur voisin, mais non les leurs ; ceux-là, ils les jetaient dans la besace de derrière ; non videmus id manticæ quod in tergo est. Je serai peut-être censuré pour la liberté de mes opinions par ces Momus caustiques que les auteurs révèrent, comme les Indiens font le Diable, par peur. Ils tâcheront de faire à ma réputation autant de blessures qu’en a l’homme de l’almanach, mais peu m’importe ; et peut-être, comme les mouches ils bourdonneront si souvent autour de la chandelle qu’ils finiront par s’y brûler. Qu’ils me pardonnent si je me hasarde à leur donner l’avis de ne pas se moquer de ce qu’ils ne peuvent pas comprendre ; cela ne sert qu’à trahir cette funeste passion de l’envie, tourment plus cruel que n’en ont jamais inventé les plus grands tyrans :


Invidiâ Siculi non invenire Tyranni
Tormentum majus

Hor. Lib. I. Epist. II. 58.


Je me permettrai de dire à ces critiques et beaux-esprits, qu’ils ne sont pas plus juges de cela qu’un aveugle-né ne l’est des couleurs. J’ai toujours observé que les tonneaux vides sont les plus sonores : je me soucie de leurs coups de fouet comme la mer de ceux de Xerxès. La plus grande faveur qu’on puisse attendre d’eux, c’est celle qu’Ulysse obtint de Polyphême, d’être dévoré le dernier ; ils croient venir à bout d’un écrivain, comme César de son ennemi, avec un Veni, vidi, vici. J’avoue faire cas de l’opinion du petit nombre d’esprits judicieux, tels qu’un Rymer, un Dennis ou un W…k ; mais pour le reste, s’il faut en dire mon avis en bloc, je pense que la longue discussion des philosophes au sujet d’un Vacuum, peut être résolue par l’affirmative en disant qu’il se trouve dans une tête de critique. Ils ne sont au plus que les frelons du monde savant, qui dévorent le miel et ne travaillent pas eux-mêmes ; et un écrivain ne doit pas plus tenir compte d’eux que la lune des aboiements d’un petit chien stupide. Car, en dépit de leur terrible rugissement, vous pouvez, en ouvrant l’œil à demi, découvrir l’âne sous la peau du lion.

Mais, pour revenir à notre sujet, Démosthènes à qui l’on demandait quelle était la première qualité d’un orateur, répondit : L’action ; quelle était la seconde : L’action ; quelle était la troisième : L’action ; et ainsi de suite ad infinitum. Cela peut être vrai dans l’art oratoire ; mais dans d’autres choses la contemplation surpasse l’action. C’est pourquoi un homme sensé n’est jamais moins seul que lorsqu’il est seul : Nunquam nimis solus quam cum solus.

Et Archimède, ce fameux mathématicien, était si absorbé dans ses problèmes, qu’il n’aperçut pas les soldats qui venaient le tuer. C’est pourquoi, sans refuser les éloges dus aux orateurs, ils devraient considérer que la nature, qui nous a donné deux yeux pour voir et deux oreilles pour entendre, ne nous a donné qu’une langue pour parler ; ce que, néanmoins, plusieurs font si copieusement, que les amateurs qui cherchent depuis si longtemps le mouvement perpétuel peuvent infailliblement le trouver là.

Il est des gens qui admirent les républiques, parce qu’il y a fleuri le plus d’orateurs et qu’elles sont les plus grands ennemis de la tyrannie ; mais mon opinion est qu’un tyran vaut mieux que cent. D’ailleurs, ces orateurs enflamment le peuple, dont le courroux n’est en réalité qu’un court accès de folie.


Ira furor brevis est.

Hor. Lib. I Epist. II. 62.

Après cela, les lois sont comme les toiles d’araignées, qui prennent les moucherons mais laissent passer les guêpes et les frelons. Mais, dans l’oratoire, le plus grand art est de cacher l’art : Artis est celare artem.

Mais ce doit être l’œuvre du temps ; nous devons saisir toutes les opportunités, et ne laisser échapper aucune occasion ; autrement ce sera la toile de Pénélope, il faudra défaire la nuit ce que nous aurons filé le jour. C’est pourquoi j’ai observé que l’occasion est représentée avec une mèche de cheveux par devant et chauve par derrière, ce qui signifie que nous devons prendre l’occasion aux cheveux (comme on dit), car une fois passée, il n’y a pas à la rappeler.

L’esprit de l’homme est dans le principe (si l’on me pardonne cette expression) comme une tabula rasa ou comme la cire qui, lorsqu’elle est molle, est susceptible de recevoir toute espèce d’impression, jusqu’à ce que le temps l’ait durcie ; et à la fin la mort, ce sombre tyran, nous arrête au milieu de notre carrière. Les plus grands conquérants ont fini par être vaincus eux-mêmes par la mort, qui n’épargne personne, du sceptre à la bêche : Mors omnibus communis.

Tous les fleuves vont à la mer, mais nul n’en revient. Xerxès pleura en contemplant son armée à l’idée qu’en moins de cent ans ils seraient tous morts. Anacréon fut étouffé par un pépin de raisin ; et une joie violente tue aussi bien qu’un violent chagrin. Il n’y a en ce monde rien de constant que l’inconstance ; cependant Platon pensait que si la vertu apparaissait aux hommes dans son costume naturel ils seraient tous amoureux d’elle. Mais, à présent que l’intérêt gouverne le monde, et que les hommes dédaignent la médiocrité dorée, Jupiter lui-même viendrait sur la terre qu’il serait méprisé, à moins que ce ne fût, comme pour Danaé, sous la forme d’une pluie d’or ; car aujourd’hui c’est le soleil levant qu’on adore, et non le soleil couchant :


Donec eris felix, multos numerabis amicos.


C’est ainsi que, pour obéir à vos ordres, je me suis exposé à la censure dans cet âge caustique. Si j’ai été à la hauteur de mon sujet, c’est à mon lecteur éclairé à en juger : quoi qu’il en soit, j’espère au moins que ma tentative encouragera quelque plume habile à le traiter avec plus de succès.