Organisation du travail/1847/Introduction

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Organisation du travail
revue, corrigée et augmentée d’une polémique entre M. Michel Chevalier et l’auteur, ainsi que d’un appendice indiquant ce qui pourrait être tenté dès à présent
Bureau de la société de l’industrie fraternelle (p. 1-21).


INTRODUCTION


Juillet 1847.


S’il n’y avait que des douleurs exceptionnelles et solitaires à soulager, la charité y suffirait peut-être. Mais le mal a des causes aussi générales que profondes ; et c’est par milliers qu’on les compte, ceux qui, parmi nous, sont en peine de leur vêtement, de leur nourriture et de leur gîte.

Comment cela est-il possible ? Pourquoi, au sein d’une civilisation tant vantée, cet abaissement tragique et cette longue agonie de la moitié des humains ?

Le problème est obscur. Il est terrible. Il a provoqué des révoltes qui ont ensanglanté la terre sans l’affranchir. Il a usé des générations de penseurs. Il a épuisé des dévouements d’une majesté toute divine. Voilà deux mille ans déjà que des nations entières s’agenouillent devant un gibet, adorant dans celui qui voulut y mourir, le Sauveur des hommes. Et pourtant, que d’esclaves encore ! Que de lépreux dans le monde moral ! Que d’infortunés dans le monde visible et sensible ! Que d’iniquités triomphantes ! Que de tyrannies savourant à leur aise les scandales de leur impunité ! Le Rédempteur est venu ; mais la Rédemption, quand viendra-t-elle ?

Le découragement, toutefois, est impossible, puisque la loi du progrès est manifeste. Si la durée appartient au mal, elle appartient aussi, et bien plus encore à cette protestation de la conscience humaine qui le flétrit et le combat, protestation variée dans ses formes, immuable dans son principe, protestation immense, universelle, infatigable, invincible.

Donc, la grandeur du problème ne nous doit point accabler. Seulement, il convient de l’aborder avec frayeur et modestie. Le résoudre, personne en particulier ne le pourrait ; en combinant leurs efforts, tous le peuvent. Dans l’œuvre du progrès universel, que sont, considérés l’un après l’autre, les meilleurs ouvriers ? Et néanmoins, l’ouvrage avance, la besogne du genre humain va s’accomplissant d’une manière irrésistible, et chaque homme qui étudie, travaille, même en se trompant, à l’œuvre de vérité.

Aussi bien, rendre son intelligence attentive aux choses dont le cœur est ému, donner à la fraternité la science pour flambeau, penser et sentir à la fois, réunir dans un même effort d’amour la vigilance de l’esprit et les puissances de l’âme, se faire dans l’avenir des peuples et dans la justice de Dieu une confiance assez courageuse pour lutter contre la permanence du mal et sa mensongère immortalité… est-il un plus digne emploi du temps et de la vie ?

Organisation du travail : Ces mots, il y a quatre ou cinq ans, expiraient dans le vide ; aujourd’hui, d’un bout de la France à l’autre, ils retentissent. « Faisons une enquête sur le sort des « travailleurs, » disait il y a quelque temps M. Ledru-Rollin dans un journal sincère et courageux, la Réforme ; et il n’en a pas fallu davantage pour faire tressaillir notre société malade. Voilà le sujet d’études trouvé. Il n’y en aura jamais d’aussi vaste, mais il n’y en eut jamais d’aussi nécessaire.

Que nous opposent les ennemis du progrès ou ceux qui l’aiment d’un amour timide ? Ils disent qu’à entretenir le peuple de ses misères, avant de l’avoir investi de sa souveraineté, il y a peut-être imprudence et péril ; ils disent craindre de le confiner dans des préoccupations égoïstes, en remplaçant chez lui par un mobile matérialiste et grossier, ces grands mobiles qui se nomment la dignité humaine, l’honneur, la gloire, l’orgueil du bien, la patrie.

Ainsi, le pauvre céderait à une préoccupation égoïste, en faisant connaître ce qu’il souffre et combien il souffre, non pas seulement dans lui-même, mais dans ses enfants condamnés à un labeur précoce et homicide, dans sa femme inconsolable d’une maternité trop féconde, dans son vieux père mourant sur le grabat de la charité publique ! Ainsi, elle était empreinte de matérialisme, cette admirable et lugubre devise des ouvriers de Lyon, affamés et soulevés : Vivre en travaillant ou mourir en combattant ! Non, non. La vie, le travail, toute la destinée humaine tient dans ces deux mots suprêmes. Donc, en demandant que le droit de vivre par le travail soit réglé, soit garanti, on fait mieux encore que disputer des millions de malheureux à l’oppression de la force ou du hasard : on embrasse dans sa généralité la plus haute, dans sa signification la plus profonde, la cause de l’être humain ; on salue le Créateur dans son œuvre. Partout où la certitude de vivre en travaillant ne résulte pas de l’essence même des institutions sociales, l’iniquité règne. Or, celui-là ne saurait faire acte d’égoïsme qui se raidit contre l’iniquité, fût-il seul au monde à en souffrir ; car, en ce moment, il représente toutes les douleurs, tous les principes, et il porte l’humanité dans lui.

Loin d’accuser des préoccupations matérialistes, l’Organisation du travail en vue de la suppression de la misère, repose sur le spiritualisme le mieux senti. Qui l’ignore ? La misère retient l’intelligence de l’homme dans la nuit, en renfermant l’éducation dans de honteuses limites. La misère conseille incessamment le sacrifice de la dignité personnelle, et presque toujours elle le commande. La misère crée une dépendance de condition à celui qui est indépendant par caractère, de sorte qu’elle cache un tourment nouveau dans une vertu, et change en fiel ce qu’on porte de générosité dans le sang. Si la misère engendre la souffrance, elle engendre aussi le crime. Si elle aboutit à l’hôpital, elle conduit aussi au bagne. Elle fait les esclaves ; elle fait la plupart des voleurs, des assassins, des prostituées.

Nous voulons donc que le travail soit organisé de manière à amener la suppression de la misère, non pas seulement afin que les souffrances matérielles du peuple soient soulagées, mais aussi, mais surtout, afin que chacun soit rendu à sa propre estime ; afin que l’excès du malheur n’étouffe plus chez personne les nobles aspirations de la pensée et les jouissances d’un légitime orgueil ; afin qu’il y ait place pour tous dans le domaine de l’éducation et aux sources de l’intelligence ; afin qu’il n’y ait plus d’homme asservi, absorbé par la surveillance d’une roue qui tourne, plus d’enfant transformé pour sa famille en un supplément de salaire, plus de mère armée par l’impuissance de vivre contre le fruit de ses entrailles, plus de jeune fille réduite, pour avoir du pain, « à vendre le doux nom d’amour ! » Nous voulons que le travail soit organisé, afin que l’âme du peuple, — son âme, entendez-vous ? — ne reste pas comprimée et gâtée sous la tyrannie des choses !

Pourquoi séparer ce qu’il a plu à Dieu de rendre, dans l’être humain, si absolument inséparable ? Car enfin, la vie est double par ses manifestations, mais elle est une par son principe. Il est impossible d’attenter à l’un des deux modes de notre existence sans entamer l’autre. Quand le corps est frappé ; n’est-ce point l’âme qui gémit ? La main de ce mendiant tendue vers moi, me révèle la déchéance forcée de sa nature morale, et dans le mouvement de cet esclave qui s’agenouille, qui tremble, je découvre l’abaissement de son cœur.

Comment la vie ne serait-elle pas respectable dans chacun de ses modes ? N’est-ce pas de la mystérieuse intimité de l’âme et du corps que résulte l’être humain ?

Que le christianisme ait frappé la chair d’anathème, c’est vrai. Mais cet anathème ne fut qu’une réaction nécessaire contre la grossièreté des mœurs païennes. Le paganisme avait été une longue et brutale victoire de la force sur l’intelligence, des sens sur l’esprit. Le christianisme ne vint pas rétablir l’équilibre, il fit durer le combat, en déplaçant la victoire. C’est ainsi qu’après avoir adopté, avec le dogme du péché originel, de la chute des anges, du paradis et de l’enfer, l’antique théorie de la lutte de deux principes : le bien, le mal, il plaça le principe du mal dans la matière. Mais fallait-il confondre ce que le christianisme avait de relatif, de transitoire, avec ce qu’il avait de divin et d’éternel ? Fallait-il s’écrier : La souffrance est sainte à jamais ?

La souffrance était sainte dans l’apôtre, se vouant pour la propagande des idées nouvelles, aux privations les plus dures et à des fatigues sans nom ; elle était sainte dans le martyr, enthousiaste et indomptable soldat du Christ : elle ne pouvait l’être, ni dans le solitaire, oubliant de servir les hommes pour aller pousser, au fond d’un volontaire exil, des gémissements pleins d’égoïsme ; ni dans le religieux, s’acharnant à dégrader, par un inutile et lent suicide, son propre corps, œuvre inviolable de Dieu !

Et qui ne sait combien l’abus de la pensée chrétienne produit de maux ? Il s’est trouvé dans le spiritualisme catholique une source d’oppression tout aussi féconde, hélas ! que dans le matérialisme païen. La tyrannie s’est exercée au nom de l’esprit comme elle s’était exercée au profit de la chair ; et les autels élevés dans l’antiquité aux dieux de la force n’ont pas été souillés de plus de sang qu’il n’en a coulé, depuis, sous la main des bourreaux de l’inquisition. Le paganisme avait divinisé la débauche, dégradation du corps par l’excès du plaisir : le catholicisme a canonisé l’ascétisme, dégradation du corps par l’excès de la douleur. Le paganisme avait outragé l’âme humaine jusqu’à faire des esclaves : le catholicisme a dédaigné le côté matériel de l’humanité, jusqu’à souffrir qu’il y eût des pauvres.

Et toutefois, proscrire l’un des deux éléments qui constituent l’être humain est tellement contraire à l’essence des choses, tellement impossible, qu’il n’y a jamais eu, sous ce rapport, de système absolu. Dans l’antique mythologie, Vénus n’excluait pas Minerve. Et en même temps que l’Église catholique recommandait aux hommes de mortifier leur chair, elle s’attachait à parler aux sens par le déploiement de sa puissance temporelle, par la magnificence de ses cérémonies, par les merveilleuses basiliques où elle enfermait la majesté du Dieu né dans une étable, par l’harmonie enfin et les parfums dont elle emplissait le sanctuaire.

C’est qu’en effet on ne peut sacrifier trop complètement la vie du corps à celle de l’âme, sans attenter à la nature humaine. Il répugne à la raison, dans la théorie du progrès, d’admettre que l’humanité doive rester à jamais victime de je ne sais quel étrange et terrible combat entre l’esprit et la chair. Si ce combat a eu lieu jusqu’ici, c’est parce que les sociétés n’ont pas encore trouvé un milieu qui leur convienne. Or, toute civilisation fausse a cela de fatal, qu’en répartissant d’une manière inique les travaux et les plaisirs, elle empêche, et chez les oppresseurs et chez les opprimés, l’harmonieux emploi des facultés soit morales soit corporelles : chez les premiers, par la facilité de l’abus ; chez les seconds, par l’altération de l’usage. Reste à savoir s’il ne nous est pas permis de croire qu’un tel désaccord doit un jour cesser. Car, pourquoi l’harmonie ne succéderait-elle pas dans l’homme lui-même à l’antagonisme ? Pourquoi l’harmonie ne deviendrait-elle pas la loi de la vie individuelle, comme elle est la loi des mondes ? Gardons-nous de scinder le problème, si nous aspirons à le résoudre. La formule du progrès est double dans son unité : Amélioration morale et matérielle du sort de tous, par le libre concours de tous et leur fraternelle association ! Ce qui rentre dans l’héroïque devise que nos pères écrivirent, il y a cinquante ans, sur le drapeau de la révolution : Liberté, égalité, fraternité.

Rapprochement bizarre et triste ! La classe privilégiée est, de nos jours, perdue de sensualisme ; elle a trouvé, en fait de luxe, des raffinements inouïs ; elle n’a plus guère d’autre religion que le plaisir ; elle a reculé le domaine des sens jusqu’aux plus extrêmes limites de la fantaisie ; pour elle, employer la vie n’est rien, en jouir est tout… Et c’est du sein de ce monde heureux, c’est du fond des boudoirs dorés où se berce sa philosophie, qu’on nous adjure de ne pas faire appel au matérialisme des intérêts, quand nous demandons, pour le pauvre, la certitude d’avoir du travail, le pain quotidien, un asile, des vêtements, le pouvoir d’aimer et l’espérance !

Quant à ceux qui, reconnaissant la nécessité de résoudre les questions sociales, pensent néanmoins que l’examen doit en être ajourné, et qu’il sera temps de s’en occuper quand la révolution politique se trouvera enfin accomplie, nous ne saurions les comprendre. Quoi ! il faut conquérir le pouvoir, sauf à se rendre compte plus tard de ce qu’on en doit faire ! Quoi ! il faut se mettre en route, avant d’avoir fixé le point qu’il s’agit d’atteindre !

On se trompe étrangement, si l’on croit que les révolutions s’improvisent. Les révolutions qui n’avortent pas sont celles dont le but est précis et a été défini d’avance.

Voyez la révolution bourgeoise de 89 ! Quand elle éclata, chacun en aurait pu dresser le programme. Sortie vivante de l’encyclopédie, ce grand laboratoire des idées du XVIIIe siècle, elle n’avait plus, en 1789, qu’à prendre matériellement possession d’un domaine déjà conquis moralement. Et cela est si vrai, que le tiers-état d’alors ne trouvait pas d’inconvénient à se passer de législateurs. Des mandats impératifs ! criait-on de toutes parts. Pourquoi ? Parce que, dans la pensée de tous, le but de la révolution était parfaitement défini. On savait ce qu’on voulait ; pour quelle cause et de quelle manière on le voulait. Ouvrons les fameux cahiers de cette époque : la révolution y est tout entière ; car la constitution de 1791 n’en fut qu’un résumé fidèle. Aussi, comme elle s’est fortement installée, cette révolution de 89, et combien ses racines sont profondément descendues dans la société ! Les orages de la Convention ont eu beau passer sur elle ; l’Empire a eu beau l’éclipser à force de villes prises et de batailles gagnées ; la Restauration a eu beau la combattre par tout ce qu’il y a de plus puissant chez les hommes, la superstition politique et la superstition religieuse, elle a reparu sur les ruines mêlées de la Convention, de l’Empire et de la Restauration. 1830 appartient à cette chaîne dont 1789 fut le premier anneau. 1789 avait commencé la domination de la bourgeoisie ; 1830 l’a continuée.

Voyez, au contraire, la révolution de 1793 ! Combien a-t-elle duré ? qu’en reste-t-il ? Et pourtant, de quelle puissance, de quelle audace, de quel génie n’étaient pas doués ceux qui s’étaient chargés de son triomphe ? Quels efforts gigantesques ! quelle effrayante activité ! que de ressorts mis en jeu, depuis l’enthousiasme jusqu’à la terreur ! que d’instruments usés au service des doctrines nouvelles, depuis l’épée du général d’armée jusqu’au couteau de l’exécuteur ! Mais le but de cette révolution, dont les conventionnels avaient à donner le catéchisme, n’avait pas été défini longtemps à l’avance. Aucune des théories aventurées par Robespierre et Saint-Just n’avait été suffisamment élaborée au sein de la nation. Jean-Jacques avait bien publié le Contrat social ; mais la voix de ce grand homme s’était à demi perdue dans la clameur immense dont les publicistes de la bourgeoisie remplirent le XVIIIe siècle. C’était donc tout un nouveau monde à créer, à créer en quelques jours, à créer au milieu d’un déchaînement inouï de résistances et de colères. Il fallut improviser, demander aux passions l’appui que ne pouvaient pas encore fournir les idées ; il fallut étonner, enflammer, enivrer, dompter les hommes qu’un travail antérieur n’avait pas disposés à se laisser convaincre. De là, des obstacles sans nombre, des malentendus terribles et sanglants, de fraternelles alliances tout à coup dénouées par le bourreau ; de là ces luttes sans exemple qui firent successivement tomber dans un même panier fatal la tête de Danton sur celle de Vergniaud, et la tête de Robespierre sur celle de Danton.

Souvenons-nous de cette époque, si pleine d’enseignements. Ne perdons jamais de vue ni le moyen ni le but ; et loin d’éviter la discussion des théories sociales, provoquons-la autant qu’il sera en nous, afin de n’être pas pris au dépourvu et de savoir diriger la force quand elle nous sera donnée.

Mais on émettra beaucoup d’idées fausses, on prêchera bien des rêveries ! Qu’est-ce à dire ? Fut-il jamais donné aux hommes d’arriver du premier coup à la vérité ? Et lorsqu’ils sont plongés dans la nuit, faut-il leur interdire de chercher la lumière, parce que, pour y arriver, ils sont forcés de marcher dans l’ombre ? Savez-vous si l’humanité n’a aucun parti à tirer de ce que vous appelez des rêveries ? Savez-vous si la rêverie aujourd’hui ne sera pas la vérité dans dix ans, et si, pour que la vérité soit réalisée dans dix ans, il n’est pas nécessaire que la rêverie soit hasardée aujourd’hui ? Une doctrine, quelle qu’elle soit, politique, religieuse ou sociale, ne se produit jamais sans trouver plus de contradicteurs que d’adeptes, et ne recrute quelques soldats qu’après avoir fait beaucoup de martyrs. Toutes les idées qui ont puissamment gouverné les hommes n’ont-elles pas été réputées folles, avant d’être réputées sages ?

 
Qui découvrit un nouveau monde ?
Un fou qu’on raillait en tout lieu.
Sur la croix que son sang inonde,
Un fou qui meurt nous lègue un dieu.


N’acceptons pas aveuglément tout ce que des esprits légers nous donneraient comme autant d’oracles ; et cherchons la vérité avec lenteur, avec prudence, avec défiance même ; rien de mieux. Mais pourquoi fermerions-nous carrière aux témérités de l’esprit ? À une armée qui s’avance en pays inconnu, il faut des éclaireurs, dussent quelques-uns d’entre eux s’égarer. Ah ! l’intrépidité de la pensée n’est pas aujourd’hui chose si commune, qu’on doive glacer les intelligences en travail et décourager l’audace.

Que craignez-vous ? Qu’on jette dans les esprits des notions fausses sur la condition du prolétaire et les moyens de l’améliorer ? Si ces notions sont fausses, la discussion les emportera, comme le vent emporte la paille mêlée au grain.

Que craignez-vous encore ? Que la hardiesse de certaines solutions données aux questions sociales ne porte le trouble dans les cœurs et ne nuise au succès de la réforme politique ? Mais d’abord, est-ce que les questions de suffrage universel, de souveraineté réelle du peuple, n’effraient personne en France ? Et que faire là, sinon montrer par de vives raisons la puérilité et le vide de ces frayeurs ? Mais quoi ! ce qui effraie le plus dans les partis, ce n’est pas ce qu’ils disent, c’est ce qu’ils négligent ou refusent de dire. L’inconnu ! voilà ce qui épouvante surtout les âmes faibles. Le parti démocratique sera-t-il accusé de pousser à une Jacquerie industrielle, quand il aura scientifiquement développé les moyens de tirer l’industrie du désordre effroyable où elle s’égare ? S’armera-t-on contre lui des répugnances aveugles de la bourgeoisie, quand il aura prouvé que la concentration toujours croissante santé des capitaux la menace du même joug sous lequel fléchit la classe ouvrière ?

Ajoutons que, pour donner à la réforme politique de nombreux adhérents parmi le peuple, il est indispensable de lui montrer le rapport qui existe entre l’amélioration, soit morale, soit matérielle, de son sort et un changement de pouvoir. C’est ce qu’ont fait, dans tous les temps, les véritables amis du peuple ou ses vengeurs. C’est ce que firent jadis à Rome ceux qui, émus d’une pitié sainte à la vue des débiteurs pauvres trop cruellement persécutés, entraînèrent la multitude sur le mont Aventin. C’est ce que faisait l’immortel Tiberius Gracchus, lorsque, dénonciateur convaincu des usurpations de l’aristocratie romaine, il criait aux pâles vainqueurs du monde : « On vous appelle les maîtres de l’univers, et vous n’avez pas une pierre où vous puissiez reposer votre tête. » C’est ce que fit en 1647 le pêcheur Masaniello, lorsqu’au milieu de la ville de Naples affamée par les orgies du vice-roi, il poussa le cri : « Point de gabelles ! » C’est ce que firent enfin, il y a cinquante ans, ces philosophes fanatiques, ces vaillants soldats de la pensée, qui ne périrent à la tâche que parce qu’ils étaient venus trop tôt. À qui prétend le conduire, le peuple a droit de demander où on le mène. Il ne lui est arrivé que trop souvent déjà de s’agiter pour des mots, de combattre dans les ténèbres, de s’épuiser en dévouements dérisoires, et d’inonder de son sang, répandu au hasard, la route des ambitieux, tribuns de la veille, que le lendemain saluait oppresseurs !

Mais s’il est nécessaire de s’occuper d’une réforme sociale, il ne l’est pas moins de pousser à une réforme politique. Car si la première est le but, la seconde est le moyen. Il ne suffit pas de découvrir des procédés scientifiques, propres à inaugurer le principe d’association et à organiser le travail suivant les règles de la raison, de la justice, de l’humanité ; il faut se mettre en état de réaliser le principe qu’on adopte et de féconder les procédés fournis par l’étude. Or, le pouvoir, c’est la forcé organisée. Le pouvoir s’appuie sur des chambres, sur des tribunaux, sur des soldats, c’est-à-dire sur la triple puissance des lois, des arrêts et des baïonnettes. Ne pas le prendre pour instrument, c’est le rencontrer comme obstacle.

D’ailleurs, l’émancipation des prolétaires est une œuvre trop compliquée ; elle se lie à trop de questions, elle dérange trop d’habitudes, elle contrarie, non pas en réalité mais en apparence, trop d’intérêts, pour qu’il n’y ait pas folie à croire qu’elle se peut accomplir par une série d’efforts partiels et de tentatives isolées. Il y faut appliquer toute la force de l’État. Ce qui manque aux prolétaires pour s’affranchir, ce sont les instruments de travail : la fonction du gouvernement est de les leur fournir. Si nous avions à définir l’État, est le banquier des pauvres.

Maintenant, est-il vrai, comme M. de Lamartine n’a pas craint de l’affirmer dans un récent manifeste, est-il vrai que cette conception « consiste à s’emparer, au nom de l’État, de la propriété et de la souveraineté des industries et du travail, à supprimer tout libre arbitre dans les citoyens qui possèdent, qui vendent, qui achètent, qui consomment, à créer ou à distribuer arbitrairement les produits, à établir des maximum, à régler les salaires, à substituer en tout l’État propriétaire et industriel aux citoyens dépossédés ? »

À Dieu ne plaise que nous ayons jamais rien proposé de semblable ! Et si c’est nous que M. de Lamartine a prétendu réfuter, il est probable qu’il ne nous a pas fait l’honneur de nous lire. Ainsi qu’on le verra plus bas, nous demandons que l’État, — lorsqu’il sera démocratiquement constitué, — crée des ateliers sociaux, destinés à remplacer graduellement et sans secousse les ateliers individuels ; nous demandons que les ateliers sociaux soient régis par des statuts réalisant le principe d’association et ayant forme et puissance de la loi[1]. Mais, une fois fondé et mis en mouvement, l’atelier social se suffirait à lui-même et ne relèverait plus que de son principe ; les travailleurs associés se choisiraient librement, après la première année, des administrateurs et des chefs ; ils feraient entre eux la répartition des bénéfices ; ils s’occuperaient des moyens d’agrandir l’entreprise commencée… Où voit-on qu’un pareil système ouvre carrière à l’arbitraire et à la tyrannie ? L’État fonderait l’atelier social, il lui donnerait des lois, il en surveillerait l’exécution, pour le compte, au nom et au profit de tous ; mais là se bornerait son rôle : un tel rôle est-il, peut-il être tyrannique ? Aujourd’hui, quand le gouvernement fait arrêter des voleurs parce qu’ils se sont introduits dans une maison, est-ce qu’on accuse pour cela le gouvernement de tyrannie ? Est-ce qu’on lui reproche d’avoir envahi le domaine de la vie individuelle, d’avoir pénétré dans le régime intérieur des familles ? Eh bien ! dans notre système, l’État ne serait, à l’égard des ateliers sociaux, que ce qu’il est aujourd’hui à l’égard de la société tout entière. Il veillerait sur l’inviolabilité des statuts dont il s’agit, comme il veille aujourd’hui sur l’inviolabilité des lois. Il serait le protecteur suprême du principe d’association, sans qu’il lui fût loisible ou possible d’absorber en lui l’action des travailleurs associés, comme il est aujourd’hui le protecteur suprême du principe de propriété, bien qu’il n’absorbe pas en lui l’action des propriétaires.

Mais nous faisons intervenir l’État, du moins au point de vue de l’initiative, dans la réforme économique de la société ? Mais nous avons pour but avoué de miner la concurrence, de soustraire l’industrie au régime du laissez-faire et du laissez-passer ? Sans doute ; et, loin de nous en défendre, nous le proclamons à voix haute. Pourquoi ? Parce que nous voulons la liberté.

Oui, la liberté ! Voilà ce qui est à conquérir ; mais la liberté vraie, la liberté pour tous, cette liberté qu’on chercherait en vain partout où ne se trouvent pas l’égalité et la fraternité, ses sœurs immortelles.

Si nous demandions pour quel motif la liberté de l’état sauvage a été jugée fausse et détruite, le premier enfant venu nous répondrait ce qu’il y a réellement à répondre. La liberté de l’état sauvage n’était, en fait, qu’une abominable oppression, parce qu’elle se combinait avec l’inégalité des forces, parce qu’elle faisait de l’homme faible la victime de l’homme vigoureux, et de l’homme impotent la proie de l’homme agile. Or, nous avons, dans le régime social actuel, au lieu de l’inégalité des forces musculaires, l’inégalité des moyens de développement ; au lieu de la lutte corps à corps, la lutte de capital à capital ; au lieu de l’abus d’une supériorité physique, l’abus d’une supériorité convenue ; au lieu de l’homme faible, l’ignorant ; au lieu de l’homme impotent, le pauvre. Où donc est la liberté ?

Elle existe assurément, et même avec la facilité de l’abus, pour ceux qui se trouvent pourvus des moyens d’en jouir et de la féconder, pour ceux qui sont en possession du sol, du numéraire, du crédit, des mille ressources que donne la culture de l’intelligence ; mais en est-il de même pour cette classe, si intéressante et si nombreuse, qui n’a ni terres, ni capitaux, ni crédit, ni instruction, c’est-à-dire rien de ce qui permet à l’individu de se suffire et de développer ses facultés ? Et lorsque la société se trouve ainsi partagée, qu’il y a d’un côté une force immense, et de l’autre une immense faiblesse, on déchaîne au milieu d’elle la concurrence, la concurrence qui met aux prises le riche avec le pauvre, le spéculateur habile avec le travailleur naïf, le client du banquier facile avec le serf de l’usurier, l’athlète armé de pied en cap avec le combattant désarmé, l’homme ingambe avec le paralytique ! Et ce choc désordonné, permanent, de la puissance et de l’impuissance, cette anarchie dans l’oppression, cette invisible tyrannie des choses que ne dépassèrent jamais en dureté les tyrannies sensibles, palpables, à face humaine… Voilà ce qu’on ose appeler la liberté !

Il est donc libre de se former à la vie de l’intelligence, l’enfant du pauvre qui, détourné par la faim du chemin de l’école, court vendre son âme et son corps à la filature voisine, pour grossir de quelques oboles le salaire paternel !

Il est donc libre de discuter les conditions de son travail, l’ouvrier qui meurt, si le débat se prolonge !

Il est donc libre de mettre son existence à l’abri des chances d’une loterie homicide, le travailleur qui, dans la confuse mêlée de tant d’efforts individuels, se voit réduit à dépendre, non pas de sa prévoyance et de sa sagesse, mais de chacun des désordres qu’enfante naturellement la concurrence : d’une faillite lointaine, d’une, commande qui cesse, d’une machine qu’on découvre, d’un atelier qui se ferme, d’une panique industrielle, d’un chômage !

Il est donc libre de ne pas dormir sur le pavé, le journalier sans travail qui n’a point d’asile !

Elle est donc libre de se conserver chaste et pure, la fille du pauvre qui, l’ouvrage venant à manquer, n’a plus à choisir qu’entre la prostitution et la faim !

De nos jours, a-t-on dit, rien ne réussit mieux que le succès. C’est vrai, et cela suffit pour la condamnation de l’ordre social qu’un semblable aphorisme caractérise. Car toutes les notions de la justice et de l’humanité sont interverties, là où l’on a d’autant plus de facilités pour s’enrichir qu’on a moins besoin de devenir riche, et où l’on peut d’autant moins échapper à la misère qu’on est plus misérable. Le hasard de la naissance vous a-t-il jeté parmi nous dans un dénûment absolu ? Travaillez, souffrez, mourez : on ne fait pas crédit au pauvre, et la doctrine du laissez-faire le voue à l’abandon. Êtes-vous né au sein de l’opulence ? Prenez du bon temps, menez joyeuse vie, dormez : votre argent gagne de l’argent pour vous. Rien ne réussit mieux que le succès !

Mais le pauvre a le droit d’améliorer sa position ? Eh ! qu’importe, s’il n’en a pas le pouvoir ? Qu’importe au malade qu’on ne guérit pas le droit d’être guéri ?

Le droit, considéré d’une manière abstraite, est le mirage qui, depuis 1789, tient le peuple abusé. Le droit est la protection métaphysique et morte qui a remplacé, pour le peuple, la protection vivante qu’on lui devait. Le droit, pompeusement et stérilement proclamé dans les chartes, n’a servi qu’à masquer ce que l’inauguration d’un régime d’individualisme avait d’injuste et ce que l’abandon du pauvre avait de barbare. C’est parce qu’on a défini la liberté par le mot droit, qu’on en est venu à appeler hommes libres, des hommes esclaves de la faim, esclaves du froid, esclaves de l’ignorance, esclaves du hasard. Disons-le donc une fois pour toutes : la liberté consiste, non pas seulement dans le droit accordé, mais dans le pouvoir donné à l’homme d’exercer, de développer ses facultés, sous l’empire de la justice et sous la sauvegarde de la loi.

Et ce n’est point là, qu’on le remarque bien, une distinction vaine : le sens en est profond, les conséquences en sont immenses. Car, dès qu’on admet qu’il faut à l’homme, pour être vraiment libre, le pouvoir d’exercer et de développer ses facultés, il en résulte que la société doit à chacun de ses membres, et l’instruction, sans laquelle l’esprit humain ne peut se déployer, et les instruments de travail, sans lesquels l’activité humaine ne peut se donner carrière. Or, par l’intervention de qui la société donnera-t-elle à chacun de ses membres l’instruction convenable et les instruments de travail nécessaires, si ce n’est par l’intervention de l’État ? C’est donc au nom, c’est pour le compte de la liberté, que nous demandons la réhabilitation du principe d’autorité. Nous voulons un gouvernement fort, parce que, dans le régime d’inégalité où nous végétons encore, il y a des faibles qui ont besoin d’une force sociale qui les protège. Nous voulons un gouvernement qui intervienne dans l’industrie, parce que là où l’on ne prête qu’aux riches, il faut un banquier social qui prête aux pauvres. En un mot, nous invoquons l’idée du pouvoir, parce que la liberté d’aujourd’hui est un mensonge, et que la liberté de l’avenir doit être une vérité.

Qu’on ne s’y trompe pas, du reste ; cette nécessité de l’intervention des gouvernements est relative : elle dérive uniquement de l’état de faiblesse, de misère, d’ignorance, où les précédentes tyrannies ont plongé le peuple. Un jour, si la plus chère espérance de notre cœur n’est pas trompée, un jour viendra où il ne sera plus besoin d’un gouvernement fort et actif, parce qu’il n’y aura plus dans la société de classe inférieure et mineure. Jusque-là, l’établissement d’une autorité tutélaire est indispensable. Le socialisme ne saurait être fécondé que par le souffle de la politique.

Ô riches, on vous trompe quand on vous excite contre ceux qui consacrent leurs veilles à la solution calme et pacifique des problèmes sociaux. Oui, c’est votre cause que cette cause sainte des pauvres. Une solidarité de céleste origine vous enchaîne à leur misère par la peur, et vous lie par votre intérêt même à leur délivrance future. Leur affranchissement seul est propre à vous ouvrir le trésor, inconnu jusqu’ici, des joies tranquilles ; et telle est la vertu du principe de fraternité, que ce qu’il retrancherait de leurs douleurs, il l’ajouterait nécessairement à vos jouissances. « Prenez garde, vous a-t-on dit, prenez garde à la guerre de ceux qui n’ont pas contre ceux qui ont. » Ah ! si cette guerre impie était réellement à craindre, que faudrait-il donc penser, grand Dieu ! de l’ordre social qui la porterait dans ses entrailles ? Misérables sophistes ! ils ne s’aperçoivent pas que le régime dont ils balbutient la défense serait condamné sans retour, s’il méritait la flétrissure de leurs alarmes ! Quoi donc ! il y aurait un tel excès dans les souffrances de ceux qui n’ont pas, de telles haines dans les âmes, et, dans les profondeurs de la société, un si impétueux désir de révolte, que prononcer le mot de fraternité, mot du Christ, serait une imprudence terrible, et comme le signal de quelque nouvelle Jacquerie ! Non : qu’on se rassure. La violence n’est à redouter que là où la discussion n’est point permise. L’ordre n’a pas de meilleur bouclier que l’étude. Grâce au ciel, le peuple comprend aujourd’hui que, si la colère châtie quelquefois le mal, elle est impuissante à produire le bien ; qu’une impatience aveugle et farouche ne ferait qu’entasser des ruines sous lesquelles périrait étouffée la semence des idées de justice et d’amour. Il ne s’agit donc pas de déplacer la richesse, d’élever, pour le bonheur de tous, de tous sans exception, le niveau de l’humanité.


  1. Voir l’organisation proposée, pages 102 et suiv.