Orgueil et Prévention/58

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Traduction par Eloïse Perks.
Maradan (3p. 225-241).


CHAPITRE LVIII.


Bingley, au lieu de recevoir une lettre d’excuse de son ami, comme Élisabeth l’avait presque présumé, put au contraire, peu de jours après la visite de lady Catherine, l’amener avec lui à Longbourn. Les deux amis arrivèrent de bonne heure ; et avant que Mme  Bennet n’eût le temps de dire à M. Darcy que sa tante était venue les voir, ce qu’Élisabeth redoutait extrêmement, Bingley qui désirait être seul avec Hélen, proposa une promenade : on y consentit. Mme  Bennet n’avait pas coutume de marcher beaucoup, Mary ne pouvait jamais en trouver le temps ; mais les cinq autres partirent ensemble. Bingley et Hélen cependant se laissèrent bientôt devancer ; ils demeurèrent derrière, tandis qu’Élisabeth, Kitty et Darcy se devaient tous trois amuser de leur mieux. Leur conversation ne fut pas très-animée. Kitty craignait trop son chevalier pour parler beaucoup ; Élisabeth formait en secret une sérieuse résolution ; et peut-être était-il occupé de la même manière.

Ils dirigèrent leurs pas vers Lucas-Lodge, Kitty ayant le désir de voir Maria ; et comme Élisabeth ne jugea pas qu’il fût nécessaire de rendre la visite générale, lorsque Kitty les eut quittés, elle continua hardiment son chemin seule avec lui. Le moment était venu d’exécuter sa résolution, et craignant que la moindre réflexion ne vînt détruire son courage, elle dit avec vivacité :

« M. Darcy, je suis une égoïste, et le désir de soulager mon cœur, me force peut-être à vous causer de la peine ; mais je ne saurais me taire davantage : oui ! il me faut vous remercier de votre bonté envers ma pauvre sœur ; dès que ce bienfait a été connu de moi, j’ai désiré sincèrement vous dire combien j’en suis reconnaissante ; s’il était également su du reste de ma famille, ma gratitude ne serait pas la seule que j’aurais à exprimer.

» — Je suis fâché, extrêmement fâché, répondit Darcy d’un ton qui marquait et sa surprise et son émotion, que vous ayez été instruite d’une chose, qui, mal interprétée, pouvait vous causer de l’inquiétude : je ne pensais pas qu’on pût si peu se fier en Mme  Gardener.

» — Ne blâmez pas ma bonne tante ! Lydia m’a d’abord, inconsidérément, appris que vous aviez eu quelque part à cette affaire, et naturellement je n’ai pu avoir de repos que je n’en connusse tous les détails : laissez-moi au moins une fois vous remercier, au nom de toute ma famille, de cette généreuse compassion qui vous a fait prendre tant de peine et supporter de si vives mortifications pour découvrir leur retraite.

» — Si vous voulez me remercier, répondit-il, que ce soit pour vous seule. Le désir de vous causer quelque joie a pu, je l’avoue, être un des motifs qui m’ont guidé dans cette circonstance ; mais vos parens ne me doivent rien ; encore que je les respecte sincèrement, je n’ai jamais songé qu’à vous. »

Élisabeth était si troublée, qu’elle ne put prononcer un seul mot. Après une courte pause, Darcy continua : « Vous êtes trop généreuse pour vous jouer de moi ; si vos sentimens sont encore ce qu’ils étaient au mois d’avril dernier, dites-le-moi franchement ; mes désirs, mes affections n’ont point changé, mais un mot de vous les forcera pour jamais au silence. »

Sentant tout ce qu’avait de pénible et d’embarrassant la position de Darcy, elle sut vaincre son émotion, et aussitôt, quoique avec hésitation, elle lui donna à entendre que depuis l’époque qu’il désignait, ses sentimens avaient éprouvé un changement suffisant, pour lui faire recevoir, avec reconnaissance et avec plaisir, les vœux qu’il lui adressait : réponse délicieuse ! qui le combla d’une joie telle, que sans doute il n’en avait jamais éprouvé de pareille : aussi l’exprima-t-il avec une chaleur, une sensibilité qui ne saurait être bien comprise que par celui-là seul qui a sincèrement aimé. Si Élisabeth avait pu lever ses regards sur les siens, elle aurait vu combien cette douce expression de bonheur, répandue dans tous ses traits, en tempérait agréablement la dignité ; mais si elle ne put le regarder, du moins elle savait l’écouter ; et il l’entretenait de sentimens, qui, en prouvant combien elle lui était chère, rendaient à chaque instant son attachement plus précieux.

Ils marchèrent long-temps sans savoir dans quelle direction. Exprimer leur pensée, parler de leur félicité, était tout ce qui les pouvait occuper. Elle apprit bientôt de son ami, que leur bonne intelligence actuelle était due à lady Catherine, qui avait effectivement passé chez lui à son retour par Londres, et là, lui avait raconté son voyage à Longbourn, le motif qui l’y avait amenée, et le sujet de sa conversation avec Élisabeth ; s’arrêtant avec emphase à chaque expression de celle-ci, qui, selon cette noble dame, démontrait sa perverse opiniâtreté et ses hardies prétentions, dans l’idée qu’un tel récit devrait l’aider à obtenir, au moins de son neveu, cette promesse qu’elle avait en vain demandée à Élisabeth ; mais, par malheur pour elle, l’effet que produisit sa démarche fut tout contraire à celui qu’elle en attendait.

« Je lui ai l’obligation d’avoir fait renaître mes espérances, dit Darcy, car je connaissais assez votre caractère, pour être certain que si vous aviez été irrévocablement décidée contre moi, vous l’eussiez, avec franchise, déclaré à ma tante. »

Élisabeth rougit, et répondit en souriant : « Oh oui, vous devez assez connaître ma franchise pour m’en croire capable ; après toutes les injures que je vous ai dites en face, je ne pouvais me faire scrupule de vous maltraiter auprès de vos parens.

» — Qu’avez-vous dit de moi que je ne méritasse ? bien que vos accusations fussent mal fondées et produites par de fausses apparences, ma conduite envers vous, à cette époque, méritait les plus sévères reproches ; elle était impardonnable, je n’y puis songer sans indignation.

» — Il ne serait pas facile de dire qui de nous a eu le plus ou le moins de torts durant cette soirée, notre conduite à l’un et à l’autre, si on l’examine sévèrement, ne peut être irréprochable ; mais depuis ce temps, nous sommes tous deux, je l’espère, devenus plus polis ?

» — Je ne saurais me réconcilier si facilement avec ce souvenir ; mes expressions, ma conduite, mes manières dans cette fâcheuse entrevue, sont maintenant, et ont été depuis long-temps, le sujet de tous mes regrets : jamais je n’oublierai le reproche si juste que vous m’adressâtes : « si votre conduite avait été celle d’un homme bien élevé », ce sont vos propres paroles ! vous ne savez, vous ne pouvez concevoir combien elles m’ont tourmenté, bien que d’abord, je le confesse, je ne fusse pas assez raisonnable pour m’avouer leur vérité.

» — J’étais bien loin de présumer qu’elles vous fissent une si forte impression.

» — Je le crois ; vous pensiez alors, je suis sûr, que j’étais dépourvu de tous sentimens honnêtes : je n’oublierai de ma vie l’expression de votre regard, comme vous ajoutiez : « De quelque manière que vos vœux m’eussent été exprimés, jamais vous n’auriez pu m’engager à les recevoir. »

» — Oh ! ne me rappelez pas le langage que je vous tins alors, je l’ai plus d’une fois sincèrement regretté, et ne puis y penser sans rougir. »

Darcy parla de sa lettre :

« Vous a-t-elle forcée à me juger moins sévèrement ? avez-vous, en la lisant, ajouté foi à son contenu ? »

Elle lui avoua l’impression que cette lecture avait faite sur elle, et combien ses anciennes préventions s’étaient peu à peu évanouies.

« Je savais, dit-il, que ces explications devaient vous causer de la peine ; mais elles étaient nécessaires. J’espère que vous avez brûlé ma lettre ? je ne voudrais pas pour tout au monde, qu’il vous fût possible de la relire ? je me rappelle plusieurs expressions qui pourraient, avec justice, m’attirer votre haine.

» — La lettre sera sans doute brûlée, si vous pensez que cela soit nécessaire pour vous conserver mon estime ; mais encore que nous ayons l’un et l’autre raison de croire que mes sentimens ne sont pas absolument invariables, il serait malheureux vraiment qu’ils fussent aussi faciles à changer que cela semblerait le dire.

» — Lorsque j’écrivis cette lettre, reprit Darcy, je me croyais parfaitement calme, mais depuis j’ai été convaincu que je l’avais écrite avec aigreur et emportement.

» — Le commencement peut-être est sévère ; mais non la fin : l’adieu même n’est pas sans douceur ; mais ne pensons plus à la lettre ! les sentimens de la personne qui l’a écrite et de celle qui l’a reçue, sont maintenant si différens de ce qu’ils étaient alors, qu’il ne faut plus y songer. Apprenez un peu ma philosophie : ne penser au passé qu’autant que ses souvenirs nous offrent quelque plaisir.

» — Je ne puis vous faire un mérite d’une semblable philosophie ; vos réflexions sur le passé doivent être si libres de tous remords, qu’elles ne sauraient vous causer que de la satisfaction, mais pour moi il n’en est pas de même, des souvenirs pénibles qu’on ne peut, qu’on ne doit pas repousser, viennent m’importuner : j’ai été toute ma vie un égoïste, non de cœur, mais par système. Dans mon enfance on m’a appris à connaître la vertu, mais non à la pratiquer ; j’ai reçu de bons principes, mais jamais on ne m’a appris à vaincre mon humeur. Étant malheureusement fils unique (et pendant bien des années le seul enfant), j’ai été gâté par mes parens, qui, quoique bons eux-mêmes (mon père surtout a été un modèle de vertu et de bonté), m’ont encouragé, je dirai presque m’ont enseigné à être égoïste et suffisant, à n’avoir d’estime et d’affection que pour ceux qui étaient de notre famille, à mépriser le reste des hommes, ou du moins à les juger bien inférieurs à moi. Tel j’ai été depuis l’âge de huit ans jusqu’à trente, et tel je serais sans doute encore sans vous, charmante Élisabeth ! Que ne vous dois-je pas ? Vous me donnâtes une leçon pénible, il est vrai, mais des plus avantageuses : par vous j’ai été justement humilié ; je suis venu à vous sans le moindre doute sur l’accueil que je recevrais, et vous m’avez montré combien toutes mes prétentions étaient insuffisantes pour plaire à une femme qui méritait réellement qu’on l’aimât.

» — Vous vous étiez donc persuadé que j’accéderais à vos vœux ?

» — Oui, vraiment ! Qu’allez-vous penser de ma vanité ? je vous croyais attendant, désirant même ma déclaration.

» — Je vous ai alors trompé bien innocemment, je vous assure ; peut-être même que le peu de soins, le peu de désirs que je témoignais de vous plaire, a pu, mon caractère ne vous étant pas connu, servir à vous abuser. Oh ! combien vous avez dû me détester après cette entrevue !

» — Vous détester ? J’étais peut-être courroucé, mais mon courroux a bientôt commencé à prendre une juste direction.

» — J’ose à peine vous demander ce que vous pensâtes de moi, lors de notre rencontre à Pemberley ; vous me blâmiez d’y être venue ?

» — Non, vraiment, mais ma surprise fut grande.

» — Elle ne pouvait surpasser celle que j’éprouvai en me voyant si bien accueillie par vous. Ma conscience me disait que je ne méritais aucune attention particulière, et j’avoue que je ne m’attendais pas à en recevoir plus qu’on ne m’en devait.

» — Mon but alors, répondit Darcy, était de vous prouver, par ma civilité, par mes soins, que je n’avais pas la faiblesse de conserver le ressentiment du passé ; j’espérais aussi obtenir mon pardon, rendre votre opinion de moi moins défavorable, en vous montrant que vos reproches avaient eu quelque effet sur moi ; d’autres désirs, je l’avoue, vinrent aussi bientôt m’occuper. »

Il lui parla alors du plaisir que Georgiana avait eu à la voir et de son chagrin en apprenant leur départ ; récit qui les ramena naturellement à la cause de ce départ ; et Élisabeth apprit qu’avant même de la quitter, il avait formé le dessein de partir sur-le-champ pour Londres à la recherche de Lydia, et que l’effort qu’il faisait sur lui-même en prenant une semblable résolution, avait seul été cause de cet air soucieux et chagrin, qui fut alors si différemment interprété par elle.

Elle lui exprima encore sa vive reconnaissance ; mais ce sujet leur offrait à tous deux de trop pénibles souvenirs, pour qu’ils pussent s’en occuper long-temps.

Après avoir fait plusieurs milles, sans même y songer, ils s’aperçurent enfin qu’il était l’heure d’être de retour.

« Où donc étaient M. Bingley et Hélen, ne nous suivaient-ils pas ? »

Ce fut une question qui amena la conversation sur leur compte. Darcy était enchanté de leur engagement ; son ami lui en avait déjà donné connaissance.

« Il faut absolument que je vous demande si cet événement vous a surpris ? dit Élisabeth.

» — Non ! lorsque je partis, je prévoyais sa conclusion prochaine.

» — C’est-à-dire que vous y aviez donné votre assentiment ; je m’en suis doutée. »

Et bien qu’il se récriât beaucoup contre cette expression, elle vit cependant qu’elle ne l’avait pas si mal employée.

« Le soir, avant mon départ pour Londres, reprit Darcy, je lui fis un aveu, qui, je crois, aurait dû être fait depuis long-temps. Je lui dis toutes les circonstances qui avaient rendu mon intervention dans ses affaires aussi absurde qu’inconvenante. Son étonnement fut grand ; jamais il n’avait eu le moindre soupçon à ce sujet. J’ajoutai encore que je pensais m’être trompé, en supposant, comme je l’avais fait, que votre sœur le voyait avec indifférence, et que comme je m’apercevais facilement que son attachement pour elle avait résisté à une longue absence, je n’avais nul doute qu’ils ne fussent heureux ensemble. »

Élisabeth ne put s’empêcher de sourire à cette manière si tacite de diriger son ami.

« Lui parliez-vous d’après vos propres observations, lui dit-elle, lorsque vous l’assuriez qu’il était aimé de ma sœur, ou seulement d’après ce que je vous en ai dit le printemps dernier ?

» — Mes remarques seules me dictaient ce langage ; j’avais attentivement observé votre sœur pendant mes deux dernières visites à votre famille, et j’étais persuadé de son attachement pour Bingley.

» — Et l’assurance que vous lui donnâtes, je suppose, l’en a aussitôt convaincu ?

» — Oui, Bingley est d’une modestie sans égale ; sa défiance de soi-même l’avait empêché de s’en rapporter à son propre jugement dans une affaire si intéressante ; mais voyant ses espérances confirmées par son ami, il s’y livra bientôt avec une assurance entière. Je fus obligé de lui avouer une chose qui, pour quelque temps et avec justice, l’irrita contre moi ; je ne pouvais me permettre de lui laisser ignorer davantage que votre sœur avait passé trois mois à Londres l’hiver dernier, que je l’avais vue, et le lui avais à dessein caché : il en fut très-piqué ; mais son courroux ne dura qu’autant qu’il lui resta encore quelques doutes sur les sentimens de votre sœur, maintenant il m’a sincèrement pardonné. »

Élisabeth eut bien quelque envie de remarquer ici que M. Bingley avait été l’ami le plus commode du monde, si facile à conduire, à diriger, qu’il était d’un prix inestimable ; mais elle sut vaincre ce désir, se rappelant que Darcy n’avait pas encore appris à se prêter aux plaisanteries, et que ce serait peut-être l’essayer un peu promptement.

En parlant du bonheur de Bingley, qui ne pouvait être que l’égal du sien, Darcy continua la conversation jusqu’à leur arrivée à Longbourn.