Orgueil et Prévention (1822, ré-édition 1966)/3

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Traduction par Eloïse Perks.
Librairie commerciale et artistique (p. 13-19).

chapitre 3


Toutes les questions que Mme Bennet et ses cinq filles purent faire à ce sujet n’engagèrent point son mari à leur dire comment il avait trouvé M. Bingley ; elles l’attaquèrent de différentes manières, par des demandes, des suppositions ingénieuses : mais il éluda leur finesse et elles furent obligées de s’en rapporter à leur voisine lady Lucas, qui en parlait très favorablement. Sir William avait été enchanté de M. Bingley ; il était jeune, beau, extrêmement aimable et, pour couronner le tout, il comptait aller au premier bal avec une nombreuse société ; rien ne pouvait être plus délicieux ! Aimer la danse était déjà le premier pas fait pour devenir amoureux, et de grandes espérances furent fondées sur la sensibilité du cœur de M. Bingley.

« Si je puis voir une de mes filles heureusement établie à Netherfield, dit Mme Bennet à son mari, et les autres également bien mariées, je n’aurai plus rien à désirer. »

Quelques jours après M. Bingley vint rendre visite à M. Bennet, qui le reçut dans son cabinet ; le premier avait espéré qu’on le présenterait à ces demoiselles, dont il avait ouï vanter la beauté ; mais il ne vit que le père. Ces dames furent plus heureuses ; elles eurent l’avantage de s’assurer, par une des fenêtres, qu’il portait un habit bleu et montait un cheval noir.

On l’invita bientôt à diner ; et Mme Bennet avait déjà donné les ordres nécessaires, afin que son repas lui fît honneur, lorsqu’on lui remit une réponse qui dérangea tous ses plans : M. Bingley était obligé de partir sur-le-champ pour Londres et par conséquent ne pouvait avoir l’honneur d’accepter leur invitation ; Mme Bennet fut très mortifiée, elle ne s’était pas imaginé qu’il eût eu affaire à Londres, aussitôt après son arrivée dans Herfortshire, et commença à craindre qu’il ne fût toujours à courir de côté et d’autre, au lieu de rester, comme il le devait, à Netherfield. Lady Lucas la tranquillisa un peu en lui disant qu’il n’était peut-être allé à Londres qu’afin de ramener une nombreuse société pour le jour de l’assemblée. Bientôt après on apprit que M. Bingley devait revenir avec douze dames et sept messieurs ; ces demoiselles se plaignirent beaucoup d’un aussi grand nombre de femmes, mais furent consolées en entendant dire, la veille du bal, qu’il n’avait amené de la ville que ses cinq sœurs et un cousin. Enfin, lorsque M. Bingley entra dans la salle de Meryton, sa société ne consistait qu’en cinq personnes : lui, ses deux sœurs, le mari de l’aînée et un de ses amis.

M. Bingley était un fort joli homme, il se présentait avec grâce et paraissait fort enjoué ; ses sœurs, grandes et assez belles, affichaient les manières du bel air ; son beau-frère, M. Hurst, avait le ton d’un homme de bonne compagnie ; mais son ami, M. Darcy, attira bientôt les regards de toute l’assemblée : il était grand, avait de beaux traits, un maintien noble, et l’on se disait à l’oreille qu’il possédait 10 000 livres sterling de rente. Les hommes assurèrent qu’il était bien, les femmes le préféraient à M. Bingley, et pendant une partie de la soirée il fut le héros du bal ; mais ses manières froides et réservées ayant déplu, il perdit soudain l’approbation générale ; on s’aperçut qu’il était fier, dédaigneux, qu’il ne trouvait rien à son gré ; enfin toute sa fortune et la beauté de sa terre de Derbyshire ne purent empêcher qu’on ne trouvât que sa physionomie était désagréable et qu’il ne méritait nullement d’être comparé à son ami.

M. Bingley eut bientôt fait connaissance avec toutes les principales personnes de l’assemblée ; il était gai et sans affectation, il dansa toute la soirée, parut mécontent que le bal finît si tôt et fit même entendre qu’il donnerait à danser à Netherfield. Des qualités aussi aimables parlent d’elles-mêmes ! Quelle différence entre lui et son ami ! M. Darcy n’avait dansé qu’une fois avec Mme Hurst et une fois avec Mlle Bingley : il avait refusé d’être présenté à aucune autre femme, et le reste de la soirée il s’était promené de long en large dans le salon, ne parlant qu’aux personnes de sa société. Son caractère fut promptement défini, on le jugeait l’homme le plus fier, le plus désagréable qui existât ; et toute la société espérait qu’il ne se présenterait plus aux assemblées de Meryton. Parmi les plus irrités contre lui était Mme Bennet, dont le dégoût pour sa conduite en général fut encore augmenté par une malhonnêteté faite par lui à une de ses filles. La rareté des cavaliers avait obligé Élisabeth Bennet à rester assise pendant deux contredanses, M. Darcy était debout assez près d’elle pour qu’elle pût entendre une conversation entre lui et M. Bingley, qui, quittant la danse pendant quelques instants, vint presser son ami de l’y joindre.

« Allons, Darcy, dit-il, à quoi pensez-vous ? Je ne puis souffrir de vous voir ainsi à rien faire, vous feriez bien de danser.

— Bien certainement je n’en ferai rien, vous savez combien je déteste la danse, à moins que je n’aie une danseuse avec laquelle je sois lié ; vos sœurs sont engagées, et il n’y a pas une autre femme dans le salon à qui je donnerais la main avec plaisir.

— Je ne voudrais pas être aussi difficile que vous pour tout l’or du monde, s’écria Bingley, sur mon honneur je n’ai jamais vu autant de jolies femmes, et il y en a plusieurs qui sont très aimables.

— Vous dansez maintenant avec la seule belle personne qu’il y ait ici, dit Darcy, en regardant l’aînée des demoiselles Bennet.

— Oh ! elle est d’une rare beauté ! mais voilà une de ses sœurs assise derrière vous, qui ne lui cède guère, et je la crois aussi très agréable ; laissez-moi demander à ma danseuse la permission de vous présenter [1].

— Laquelle voulez-vous dire ? » Et, s’étant retourné, il considéra un instant Élisabeth, puis répondit froidement : « Elle est passable, mais pas assez belle pour me tenter, d’ailleurs je ne suis pas homme à prendre soin des délaissées ; mais vous perdez votre temps avec moi, vous feriez mieux d’aller jouir des sourires gracieux de votre dame. »

M. Bingley suivit son avis. M. Darcy passa à l’autre bout du salon, laissant Élisabeth très peu prévenue en sa faveur ; elle raconta cependant avec gaieté ce qu’elle venait d’entendre, car, douée d’un caractère vif et enjoué, les choses ridicules la divertissaient merveilleusement.

Cette soirée se passa d’une manière très agréable pour la famille Bennet ; la mère avait vu sa fille aînée fort admirée par la société de Netherfield, ces dames s’étaient plu à causer avec elle, et M. Bingley deux fois l’avait fait danser : le plaisir qu’en éprouvait Hélen fut aussi vif que celui de sa mère, mais elle en parla bien moins. Élisabeth partageait la satisfaction de sa sœur ; quant à Mary, le bonheur de s’être entendu nommer aux dames Bingley comme une jeune personne des plus accomplies la rendait toute glorieuse ; et Kitty et Lydia, ayant eu la bonne fortune de ne point manquer de danseurs, étaient aussi au comble de la joie.

Elles retournèrent donc fort gaiement au petit village de Longbourn où elles demeuraient, et dont leur père était le plus riche habitant.

Elles trouvèrent M. Bennet dans son cabinet ; avec un livre, le temps lui paraissait toujours court ; d’ailleurs il était curieux de savoir l’issue d’une soirée qui avait donné lieu à tant de calculs et de projets. Il espérait que tous les desseins de sa femme sur l’étranger auraient échoué ; mais il s’aperçut bientôt qu’elle avait une histoire bien différente à lui raconter.

« Oh ! mon cher monsieur Bennet, dit-elle en entrant, nous avons eu un charmant bal, j’aurais bien voulu que vous y fussiez ; Hélen a été tant admirée, c’était à qui lui donnerait le plus de louanges, M. Bingley l’a trouvé charmante et l’a fait danser deux fois ; c’est très vrai, mon cher, il a dansé deux fois avec elle, et c’est la seule demoiselle qu’il ait demandée une seconde fois ! D’abord il avait pris Mlle Lucas, j’étais toute déconcertée de le voir danser avec elle ; mais il ne l’a pas admirée, il est certain que cela n’est pas possible, elle est si laide ; il a paru surpris en voyant Hélen descendre la contredanse, a demandé qui elle était, s’est fait présenter à elle et l’a engagée pour la seconde danse ; pour la troisième, il a choisi miss King, la quatrième Marie Lucas, la cinquième Hélen, la sixième Lizzy, ainsi que pour la boulangère.

— S’il avait eu pitié de moi, s’écria le mari, il n’eût pas tant dansé. Pour l’amour de Dieu ne me parlez plus de contredanses ; oh ! je voudrais qu’à la première il se fût donné une entorse !

— Ah ! mon cher, continua Mme Bennet, si vous saviez combien je suis heureuse, M. Bingley est si aimable et ses sœurs sont des femmes charmantes ; je n’ai jamais rien vu d’aussi élégant que la robe de Mme Hurst, je suis sûre que sa garniture de dentelle… »

Ici, elle fut interrompue par M. Bennet, qui déclara qu’il ne voulait point écouter les détails de leurs toilettes ; elle fut donc obligée de chercher un autre sujet de conversation, et lui raconta avec amertume et exagération la malhonnêteté de M. Darcy.

« Mais je puis vous assurer, ajouta-t-elle, que Lizzy n’a point beaucoup perdu de n’être pas à son goût, car c’est un homme extrêmement désagréable et qui ne vaut pas la peine qu’on cherche à lui plaire. Il est si fier, si suffisant qu’en vérité on ne saurait le voir sans déplaisir ; il marchait çà et là, se croyant un personnage d’une si grande importance ! Pas assez belle pour danser avec lui ! Je vous ai bien désiré, mon cher, vous lui eussiez rabattu le caquet ; je le déteste vraiment. »

  1. Lorsqu’on veut danser avec une femme qu’on ne connaît point, l’usage veut qu’on se fasse présenter à elle par la maîtresse de la maison, ou bien encore par quelqu’un qui la représente. Offrir la main à une femme sans lui avoir été présenté serait presque une incivilité.