Orgueil et Prévention (1822, ré-édition 1966)/31

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Traduction par Eloïse Perks.
Librairie commerciale et artistique (p. 180-185).

chapitre 31


Les manières du colonel Fitz-William furent fort admirées au presbytère, et toutes ces dames pensèrent que sa société devait rendre les soirées à Rosings infiniment plus agréables. Plusieurs jours s’écoulèrent cependant avant qu’elles en pussent juger par expérience, car lorsqu’il y avait quelques nouveaux hôtes au château, elles ne pouvaient y être nécessaires, et ce ne fut que le jour de Pâques, près de huit jours après l’arrivée de ces messieurs, qu’on voulut bien honorer la famille Colins d’une invitation, et encore n’était-ce que pour y prendre le thé… Durant cette dernière semaine, ils avaient rarement vu lady Catherine et sa fille ; le colonel Fitz-William s’était plus d’une fois rendu au presbytère, mais Darcy n’avait été vu qu’à l’église.

L’invitation fut naturellement acceptée, et, à une heure convenable, ils se rendirent chez lady Catherine. Cette dame les reçut avec civilité ; toutefois, on s’apercevait facilement que leur société était loin de lui être aussi agréable lorsqu’elle en pouvait avoir une autre. Elle était, il est vrai, tout occupée de ses neveux, surtout de Darcy, lui parlant beaucoup plus qu’à aucune autre personne de la société.

Le colonel Fitz-William parut réellement aise de les voir : le cercle de famille à Rosings ne le réjouissait guère ; et d’ailleurs il trouvait la jolie amie de Mme Colins fort à son gré, il s’assit donc auprès d’elle, et parla si agréablement de Kent et de Herfordshire, de ses voyages, de musique et de romans nouveaux, qu’Élisabeth ne s’était poi nt encore si bien divertie dans cette maison ; et ils discouraient tous deux avec tant de gaieté et de vivacité, que bientôt ils attirèrent l’attention de lady Catherine. Quant à Darcy, plus d’une fois ses regards s’étaient portés vers eux d’un air de curiosité, et peut-être ne fut-il pas peu satisfait lorsque sa tante s’écria :

« Pourquoi tant de gaieté, Fitz-William ? De quoi parlez-vous donc ? Que dites-vous à Mlle Bennet ? Laissez-moi connaître le sujet de votre entretien.

— Nous parlions de musique, madame, dit-il, se voyant forcé de lui répondre.

— De musique ! eh bien, parlez plus haut ; on ne saurait discourir sur un sujet aussi intéressant pour moi : si vous parlez de musique, je veux prendre part à votre conversation… Il y a, je crois, peu de personnes en Angleterre qui sachent mieux que moi apprécier cet art, ou qui aient un meilleur goût ; si je l’eusse appris, j’y aurais excellé. Anne a aussi beaucoup de dispositions ; si sa santé lui eût permis de s’appliquer, elle serait d’une grande force sur le piano. Georgina fait-elle des progrès, Darcy ? »

M. Darcy parla avec tendresse de l’application et des talents de sa sœur.

« Je me réjouis de vous en entendre parler ainsi, dit lady Catherine, dites-lui de ma part qu’elle ne peut s’attendre à exceller dans cet art, si elle n’étudie beaucoup.

— Je vous assure, madame, qu’elle n’a pas besoin de cet avis, elle ne se lasse point d’étudier.

— Cela est bien, elle ne le saurait trop faire ; lorsque je lui écrirai, je lui recommanderai de ne point se négliger là-dessus. Je dis souvent aux jeunes personnes que, pour être bonne musicienne, il faut sans cesse étudier. J’ai dit plusieurs fois à Mlle Bennet qu’elle ne jouera jamais bien, si elle ne s’exerce davantage. Et, bien que Mme Colins n’ait point de piano, elle peut, comme je le lui ai proposé venir tous les jours à Rosings s’exercer sur le forte-piano qui est dans la chambre de Mme Jenkinson : dans cette partie du château elle n’importunerait personne. »

M. Darcy parut un peu confus de l’a dernière phrase de sa tante, et ne répondit rien. Le café pris, le colonel Fitz-William rappella à Élisabeth qu’elle lui avait promis de jouer du piano ; elle y consentit sans peine, et lui, prenant une chaise, se plaça à son côté. Lady Catherine, après avoir écouté un premier couplet, continua à parler à son autre neveu, lorsque celui-ci, se levant avec sa tranquillité ordinaire, la quitta pour aller se placer presque en face de la jolie musicienne. Élisabeth rougit comme il approchait et, peu d’instants après, ayant fini sa romance, elle se tourna vers lui et, d’un air malin, lui dit :

« Vous voulez m’intimider, monsieur Darcy, en venant m’écouter d’un air si grave, mais je ne veux point m’effrayer, bien que mademoiselle votre sœur soit une grande musicienne : je suis naturellement entêtée, et tous les efforts que l’on peut faire pour m’intimider, ne font au contraire qu’accroître mon courage.

— Je ne dirai point que vous vous trompez, répliqua-t-il, parce que vous ne pouviez réellement croire que j’eusse le désir de vous intimider : d’ailleurs, j’ai eu le plaisir de vous connaître assez longtemps pour savoir que parfois vous vous plaisez à professer des opinions qui, après tout, ne sont point les vôtres. »

Élisabeth se pâmait de rire à ce portrait d’elle-même, et dit au colonel Fitz-William : « Votre cousin vous donnera une jolie idée de moi, il vous apprendra à ne pas me croire : faut-il avoir du malheur pour rencontrer, dans un pays où j’espérais paraître avec quelque avantage, une personne si capable de me faire connaître ? En vérité, monsieur, ce n’est pas en user généreusement avec moi, que de dire tout ce que vous avez appris dans Herfordshire à mon désavantage, et permettez-moi aussi d’ajouter que cela est fort imprudent car vous m’engageriez peut-être à vous rendre la pareille, et alors il se pourrait dire de certaines choses qui étonneraient fort vos parents.

— Je ne vous crains pas, répondit-il en souriant.

— Oh ! je vous prie, s’écria Fitz-William, laissez-moi connaître vos sujets d’accusation, je serais aise de savoir comment il se conduit avec des étrangers.

— Eh bien, vous l’allez apprendre ; et préparez-vous à ouïr des choses vraiment terribles… Il vous faut savoir que la première fois que je vis monsieur, c’était à un bal dans Herfordshire, et à ce bal il n’a dansé que deux contredanses ; je suis fâchée de vous affliger, mais la vérité doit être connue : il ne dansa donc que deux contredanses, quoique les hommes fussent rares, et que plus d’une demoiselle (à ma connaissance) fût assise faute de danseurs. Vous ne pouvez nier ce fait, monsieur Darcy ?

— Alors, je n’avais l’honneur de connaître aucune des dames de l’assemblée, excepté les deux avec lesquelles j’étais venu.

— Cela est vrai, et personne à un bal ne peut se faire présenter à une femme… Eh bien, colonel, que voulez-vous que je joue ? Mes doigts attendent vos ordres.

— Peut-être, dit Darcy, aurais-je mieux fait de me laisser présenter à l’une d’elles, mais je sais mal me rendre aimable auprès des gens que je ne connais point.

— Demanderai-je à votre cousin, dit Élisabeth, s’adressant toujours au colonel, pourquoi un homme d’esprit et d’éducation, accoutumé à vivre dans le grand monde ne se peut rendre aimable auprès des gens qu’il ne connaît point ?

— Je puis résoudre cette question, répondit Fitz-William, sans m’adresser à lui : c’est qu’il ne veut pas s’en donner la peine.

— Je ne possède pas le talent qu’ont quelques personnes, dit Darcy, de discourir facilement avec les gens qu’elles voient pour une première fois ; je ne saurais sitôt prendre le ton de leur conversation et paraître m’intéresser à ce qui les touche, ainsi que souvent je le vois faire.

— Mes doigts, dit Élisabeth, ne touchent point à cet instrument avec ce goût, cette légèreté que l’on admire dans le jeu de bien des femmes ; ils n’ont pas la même vivacité, et ne sauraient produire les mêmes sons, mais j’ai toujours pensé que cela était de ma faute, parce que je n’ai point voulu me donner la peine d’étudier. Je ne crois nullement que mes doigts soit moins capables que ceux de toute autre femme, d’acquérir une brillante exécution. »

Darcy sourit comme il répondait :

« Vous avez fort raison, votre temps a été bien mieux employé ; d’ailleurs, qui peut, en vous écoutant, croire que votre talent ne soit point parfait ? »

Ici, ils furent interrompus par lady Catherine, qui voulut savoir de quoi ils s’entretenaient. Élisabeth sur-le-champ commença un air écossais. Lady Catherine s’approcha d’elle, et, après l’avoir écoutée quelques instants, dit à Darcy :

« Mlle Bennet ne jouerait pas mal, si elle s’exerçait davantage ; son doigt est bon, mais, pour le goût, Anne la surpasse de beaucoup. Anne aurait vraiment eu un talent remarquable, si sa santé lui eût permis de s’appliquer. »

Élisabeth regarda Darcy, cherchant à deviner s’il écoutait avec quelque plaisir les louanges de sa cousine, mais elle ne put, ni dans ce moment, ni même dans aucun autre, découvrir la moindre preuve d’amour ; et, d’après la conduite qu’elle le voyait tenir avec Mlle de Brough, elle pensa que si l’inclination, non les liaisons de famille, devait décider leur mariage, les espérances de Mlle de Brough étaient, pour le moins, aussi mal fondées que celles de miss Bingley.

Lady Catherine continua ses remarques sur l’exécution d’Élisabeth, les mêlant de diverses instructions sur la mesure et le goût ; Élisabeth les écouta avec la plus complaisante civilité, et, à la demande de ces messieurs, resta au piano jusqu’au moment où elle fut avertie que la voiture de mylady était à la porte.