Orgueil et Prévention (1822, ré-édition 1966)/41

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Traduction par Eloïse Perks.
Librairie commerciale et artistique (p. 239-245).

chapitre 41


La première semaine de leur retour à Longbourn s’écoula rapidement ; la seconde commençait, et le lundi suivant devait voir partir le régiment de… Toutes les demoiselles de Meryton et des environs étaient inconsolables ; la désolation enfin fut presque générale. Les deux aînées de la famille Bennet étaient les seules qui pussent encore boire, manger, dormir, et suivre leurs occupations ordinaires. Souvent on leur reprochait cette étonnante indifférence : Kitty et Lydia surtout, dont la douleur était extrême, ne pouvaient comprendre le peu de sensibilité de leurs sœurs.

« Ô ciel ! qu’allons-nous devenir ? Comment passer notre temps ? répétaient-elles souvent dans l’excès de leur douleur. Ô Lizzy, se peut-il que vous ayez un air si riant ! » Ce chagrin si affreux était vivement partagé par leur tendre mère ; elle se rappelait encore ce qu’elle avait souffert elle-même dans une occasion semblable, bien que vingt-cinq années se fussent écoulées depuis.

« Je suis sûre, disait-elle, que je pleurai pendant plus de deux jours lorsque le régiment du colonel Millar quitta Meryton : j’ai cru que j’en mourrais de chagrin.

— Quant à moi, je n’y survivrai pas, dit Lydia.

— Si seulement nous pouvions aller à Brighton reprit Mme Bennet.

— Oh ! oui, si nous pouvions aller à Brighton, mais papa est si désagréable !

— Quelques bains de mer me rétabliraient parfaitement.

— Et ma tante Philips assure, ajouta Kitty, qu’ils me feraient grand bien. »

Tels étaient les plaintes et les murmures répétés sans cesse dans la maison de Longbourn. Élisabeth essaya de s’en divertir, mais tout plaisir s’évanouit à la triste idée que ces ridicules étaient ceux de sa propre famille ; jamais elle ne sentit si vivement la justesse des reproches de M. Darcy, et jamais aussi n’avait-elle été si disposée à lui pardonner son opposition aux désirs de son ami.

Mais bientôt la tristesse de Lydia fit place à la joie la plus vive, car elle reçut une invitation de Mme Forster, femme du colonel du régiment, de l’accompagner à Brighton. Cette inappréciable amie était une très jeune femme tout nouvellement mariée ; une conformité d’humeur entre elle et Lydia avait formé leur liaison, et, s’étant à peine connues trois mois, elles avaient été intimes pendant les deux derniers.

Le ravissement de Lydia, son amitié pour Mme Forster, la joie de Mme Bennet, et la mortification de Kitty, se peuvent difficilement exprimer. Lydia, sans même apercevoir le chagrin de sa sœur, courait çà et là, contant son bonheur à tout le monde ; tandis que la moins fortunée, Kitty, demeurait au parloir, se plaignant de son sort dans les termes les plus déraisonnables.

« Je ne vois pas pourquoi Mme Forster ne m’a point invitée, aussi bien que Lydia ; bien que je ne sois pas son amie, j’ai autant de droits que ma sœur à ses honnêtetés, plus même, car je suis son aînée de deux ans. »

Élisabeth s’efforça vainement de la rendre raisonnable, et Hélen de la consoler. Quant à Élisabeth, cette invitation était loin de lui faire éprouver les mêmes sentiments qu’à sa mère et à Lydia. Au contraire, elle la considérait comme nuisible à sa sœur ; quelques reproches que pût lui attirer une semblable démarche, si elle venait à être connue, elle résolut cependant de prier secrètement son père de ne point la laisser partir ; elle lui représenta toute l’inconvenance de la conduite de Lydia, le peu d’avantages qu’elle pourrait retirer de ses liaisons avec une femme comme Mme Forster, et combien il était probable qu’avec une telle compagne, et dans un lieu comme Brighton, elle ne fût encore plus imprudente que jamais. Il l’écouta fort attentivement, et alors lui dit :

« Lydia ne sera jamais satisfaite qu’elle ne se soit montrée dans quelque lieu public ; et nous ne pouvons espérer de retrouver une occasion où elle puisse le faire avec si peu d’inconvénients pour sa famille que dans cette circonstance.

— Oh ! si vous saviez, dit Élisabeth, le tort que peut nous faire l’imprudence de Lydia, que dis-je ? le tort qu’elle nous a déjà fait, vous en jugeriez bien différemment.

— Déjà fait ! répéta M. Bennet. Quoi ! a-t-elle fait déserter quelques-uns de vos amoureux ? Pauvre petite Lizzy ! Mais ne vous chagrinez pas cependant, croyez-moi : des jeunes gens assez délicats pour craindre même l’ombre d’un ridicule ne méritent pas un regret. Allons, laissez-moi voir la liste de ces pauvres amants que la folie de Lydia a éloignés de vous.

— En vérité, vous vous trompez, ce ne sont point de pareils griefs dont je veux me plaindre, mais de maux plus réels, et qui doivent nous affecter tous. L’étourderie, le mépris de toute bienséance, dont Lydia se fait gloire, nuit, je le sais, à votre réputation, à celle de votre famille. Pardonnez-moi, mais il faut qu’une fois au moins je m’explique franchement. Si vous, mon père, ne voulez prendre la peine de réprimer les penchants de Lydia, de lui apprendre que ses occupations présentes ne peuvent être celles de sa vie, bientôt on ne pourra plus la corriger, et, à seize ans, elle sera la plus grande coquette qui se soit jamais attiré, à elle-même et à sa famille, la risée de la société ; une coquette aussi des plus ridicules, sans autre charme que la jeunesse et quelque peu de beauté, et ne possédant ni l’esprit, ni le talent de se garantir du mépris auquel son désir extrême de plaire l’exposera sans cesse. Kitty court les mêmes dangers, elle suivra toujours et partout l’exemple de Lydia ; toutes deux vaines, ignorantes, paresseuses, et absolument abandonnées à elles-mêmes ! Oh ! mon père, pouvez-vous croire qu’elles ne soient point méprisées partout où elles se présenteront, et leurs sœurs ne partageront-elles pas trop souvent le même sort ? »

M. Bennet, la voyant réellement affectée, prit sa main avec tendresse, et répondit :

« Ne vous affligez point, mon enfant, partout où vous et Hélen serez connues, on vous rendra justice, et vous n’en paraîtrez pas avec moins d’avantage, parce que vous avez deux, je puis dire trois sœurs bien sottes. Nous n’aurons point de repos ici si Lydia ne va pas à Brighton : qu’elle y aille donc ; le colonel Forster est un homme sensé, il saura veiller sur elle ; et heureusement elle est trop pauvre pour être recherchée par aucun intrigant. À Brighton, sa coquetterie sera même moins remarquée qu’ici ; les officiers trouveront d’autres femmes qui mieux, que Lydia, méritent leurs soins : espérons donc que ce voyage, au contraire, lui fera connaître son peu de mérite. En tout cas, elle ne peut guère devenir pire. »

Élisabeth fut obligée de se contenter de cette réponse, mais son opinion ne changea pas, et elle quitta son père triste et mécontente, mais persuadée qu’elle avait fait son devoir. Elle résolut de ne point se désoler davantage pour un mal où elle ne voyait nul remède.

Si Lydia et sa mère eussent connu le sujet de son entretien avec M. Bennet, toute leur volubilité n’aurait pu exprimer assez vivement leur indignation. Une visite à Brighton était pour Lydia le comble du bonheur ; elle se représentait d’avance les rues de ce joli port couvertes d’officiers, elle se voyait d’avance l’objet des soins du plus grand nombre ; les beautés d’un camp ne furent point non plus oubliées : les tentes, placées en lignes régulières, formant les plus belles allées que fréquentait tout ce qu’il y a de jeune et d’aimable ; et, pour couronner le tout, elle se voyait elle-même assise sous une tente, recevant les hommages d’au moins six officiers à la fois. Aurait-elle pu croire que sa sœur voulût l’arracher à d’aussi chères espérances ? Quels eussent été ses sentiments ? Sa mère seule aurait pu bien les comprendre, par ce qu’elle éprouvait elle-même, car le voyage de Lydia à Brighton était tout ce qui pouvait la consoler de la mortifiante conviction que son mari ne comptait jamais y aller lui-même.

Mais elles ignoraient tout ce qui venait de se passer, et leurs transports de joie continuèrent, sans interruption, jusqu’au jour fixé pour le départ de Lydia.

Élisabeth devait alors voir Wickham pour la dernière fois. Elle l’avait quelquefois rencontré dans le monde depuis son retour : les moments les plus désagréables étaient passés, et tout intérêt pour lui à jamais détruit ; elle s’était même aperçue que cette douceur de manières qui d’abord l’avait charmée, n’était réellement que de l’affectation, et, dans la conduite qu’il tenait présentement avec elle, elle trouva un nouveau sujet de déplaisir, car le désir qu’il témoigna bientôt de lui renouveler les soins qui avaient marqué les premiers jours de leur liaison, ne pouvait, après ce qui s’était passé, que l’aigrir davantage. Elle perdit tout égard pour lui, en se voyant ainsi l’objet d’une galanterie si vaine et si frivole ; tandis qu’elle le repoussait avec fermeté, elle ne put qu’être vivement mortifiée, en songeant qu’il s’imaginait sans doute que, quel que fût le motif qui l’eût engagé à la négliger, il lui serait toujours facile, en revenant à elle, de flatter encore sa vanité, et de mériter son approbation.

La veille du départ du régiment, il dîna avec plusieurs officiers à Longbourn ; et Élisabeth était si peu disposée à se séparer de lui en bonne intelligence, que, lorsqu’il vint lui poser quelques questions sur la manière dont elle avait passé son temps dans Kent, elle lui parla du séjour qui y avaient fait le colonel Fitz-William et M. Darcy, et lui demanda aussi s’il connaissait le colonel.

Il parut surpris, mécontent, mais, se remettant aussitôt, il répondit qu’autrefois il l’avait beaucoup connu, ajoutant que c’était un aimable homme, et demanda à Élisabeth si elle l’avait trouvé tel. La réponse de celle-ci fut très favorable au colonel, et Wickham, quelques moments après, reprit d’un air indifférent :

« Combien de temps, me dites-vous, est-il resté à Rosings ?

— Trois semaines.

— Et vous l’avez vu souvent ?

— Oui, presque tous les jours.

— Ses manières sont bien différentes de celles de son cousin.

— Oui, bien différentes, mais je trouve que M. Darcy gagne beaucoup à être connu.

— Vraiment ! s’écria Wickham, jetant sur Élisabeth un regard inquiet qui ne put échapper à celle-ci. Et pourrai-je vous demander… ? » Mais, se remettant, il continua d’un ton plus gai : « Si ce sont ses manières qui gagnent à être connues, a-t-il daigné en user envers vous avec un peu plus de civilité qu’il n’a coutume de le faire avec tout le monde ? Car je ne puis espérer, continua-t-il d’un air plus sérieux, que ses principes soient changés.

— Oh ! non, dit Élisabeth, ses principes sont, je le crois, ce qu’ils ont toujours été. »

Wickham ne sut trop s’il devait se réjouir de ces paroles, ou se méfier de leur sens. Il y avait dans le regard d’Élisabeth quelque chose qui l’inquiétait, et il l’écouta avec la plus vive agitation, tandis qu’elle continuait ainsi :

« Quand j’ai dit que M. Darcy gagnait à être connu, je n’ai point voulu faire entendre par là que ses principes ou ses manières se fussent perfectionnés, mais que, le connaissant mieux, on apprenait aussi à mieux définir son caractère. »

Le trouble de Wickham augmentait évidemment ; il garda quelque temps le silence, mais bientôt, quittant son air embarrassé, il se tourna vers elle, et de l’accent le plus doux, lui dit :

« Vous qui connaissez si bien mes sentiments à l’égard de M. Darcy, vous pouvez facilement comprendre combien je dois me réjouir en apprenant qu’il est assez sage pour chercher même à paraître homme de bien. Son orgueil ainsi dirigé peut être utile, sinon à lui-même, du moins aux autres, en l’empêchant de se livrer encore à cet esprit de haine et de vengeance, qui l’a conduit à me faire tant de mal ; mais je crains que cette apparence de modération, à laquelle sans doute vous voulez faire allusion, ne soit adoptée par lui que lors de ses visites chez sa tante, dont il craint la pénétration, et à l’estime de laquelle il tient fort. Peut-être aussi peut-on attribuer ce changement au désir de hâter son mariage avec Mlle de Brough, car je sais que depuis longtemps il souhaite vivement former cette alliance. »

Cela fit sourire Élisabeth, mais elle ne lui répondit que par une légère inclination de tête ; elle voyait bien qu’il désirait lui conter encore tous ses griefs, et elle n’était nullement en humeur de l’écouter. Pendant le reste de la soirée, il parut aussi gai que de coutume, mais ne chercha plus à se rapprocher d’Élisabeth, et ils se quittèrent enfin avec beaucoup de civilité, et peut-être avec un désir mutuel de ne se revoir jamais.

Quand les conviés se séparèrent, Lydia retourna avec Mme Forster à Meryton, d’où elle devait partir le jour suivant de grand matin. La séparation entre elle et la famille fut plus bruyante que pathétique : Kitty était la seule qui versât quelques larmes, et encore ne pleurait-elle que de dépit et de colère. Mme Bennet fut prodigue en souhaits pour la félicité de sa fille, lui recommandant surtout de ne manquer aucune occasion de se bien divertir, conseil qui, selon toutes les apparences, serait fort exactement suivi ; et la joie extrême de Lydia lui permit à peine d’écouter les tendres adieux de ses deux sœurs aînées.